3

« Ouaouh ! s’exclama Prynce, le plus jeune de la fratrie Pennington, très impressionné. Une petite nana comme toi a réussi à mettre K.-O. un mec pareil !

— Je ne l’ai pas mis K.-O. ! objecta Dimple en secouant la tête. Il a glissé sur de l’huile de cuisine. Tu crois que ce genre de truc n’arrive jamais en vrai, mais en fait si. Je voulais me préparer un truc à manger alors j’ai regardé dans le frigo ; la bouteille qui était posée dessus est tombée par terre et s’est cassée. J’aurais dû nettoyer mais j’ai pensé : “Oh, je ferai ça plus tard.” Si je n’avais pas eu la flemme, Kyron serait toujours en vie. Et en attendant, je n’ai toujours pas mangé ! Tout ça pour ça !

— Respire un peu, dit Nikisha.

— Beaucoup même, renchérit Prynce.

— Qui est au courant ? demanda Lizzie en se mordant la lèvre inférieure comme le faisait Dimple lorsqu’elle était inquiète.

— J’espère que tu l’as dit à personne », déclara Danny en se grattant la tête.

Dimple regarda ses quatre demi-frères et demi-sœurs qui encerclaient le corps de Kyron. Elle ne les avait pas revus, ne serait-ce qu’aperçus dans la rue depuis au moins cinq ans, voire plus. Ils n’avaient pas beaucoup changé depuis leur rencontre, au parc. Ils semblaient un peu plus âgés et plus fatigués. Nikisha était toujours aussi mince mais elle avait des cernes sous les yeux à présent (signe qu’elle s’occupait à plein temps de deux enfants en bas âge). Danny avait changé, il avait… forci. Il fréquentait assidûment la salle de sport et voulait que ça se voie. Même le soir en hiver, il lui arrivait de ne porter qu’un simple débardeur. Tout chez lui avait doublé de volume, du cou aux mollets. Danny n’était pas du genre à négliger la musculation des jambes. La Lizzie de maintenant avait aussi le corps d’une athlète. À l’époque, elle n’était déjà pas bien grosse, mais le footing avait clairement fait fondre ses quelques grammes en trop. C’était Prynce qui avait le plus grandi et changé, mais il conservait le visage enfantin qu’elle lui avait connu, même s’il était désormais plus grand qu’elle et coiffé de dreadlocks. Dimple songea à la manière dont elle aurait réagi si elle les avait croisés dans la rue. Elle aurait sans doute fait semblant de ne pas les voir et aurait pris la tangente. Ce n’est pas qu’elle ne voulait pas leur parler, mais elle n’aurait pas su quoi leur dire. Et par conséquent elle supputait qu’ils ne l’auraient certainement pas appréciée. Elle avait de sacrés problèmes de confiance, ce qui – hormis avec sa mère – la handicapait considérablement dans ses relations sociales. Et on ne peut pas dire que son histoire avec Kyron l’avait aidée à se sentir digne d’être aimée ou traitée avec gentillesse par quelqu’un d’autre que Janet.

Nikisha restait les bras croisés, absorbée dans ses pensées. Danny, arrivé le deuxième, s’appuyait contre le bar et laissa échapper un profond soupir. Lizzie, la non-jumelle de Dimple, fronçait les sourcils en continuant de se mordre la lèvre.

« Ça dérange quelqu’un si j’en prends ? demanda Prynce en s’approchant du carton à pizza pour l’ouvrir.

— Fais comme chez toi, annonça Dimple. Tu veux une assiette et des couverts ?

— Des couverts ? rit Prynce, enfournant la moitié d’une part dans son énorme bouche.

— Elle est bonne ? demanda Danny à son frère.

— Ouais, pas mal. Elle est froide mais ça va », répondit Prynce tandis que Danny approchait pour se servir. Il ne put s’empêcher de mentionner son débardeur.

« T’as pas froid ?

— Nan, pas du tout ! » Danny secoua la tête. « J’ai tout le temps chaud.

— Les filles, vous en voulez pas ? » s’enquit Prynce en saisissant une autre part.

Nikisha fit non de la tête.

Dimple leva les mains au ciel.

« Je n’ai pas faim.

— Moi non plus, dit Lizzie. De toute façon, je ne mange pas de viande. Ni de fromage.

— Tu fais partie de ces gens qui sont vegans ? interrogea Danny.

— Mmm, répondit-elle en se baissant pour regarder de plus près le corps de Kyron.

— Ravi de l’apprendre ! » se moqua Prynce.

Lizzie ignora la raillerie.

« Je réponds simplement à la question de Danny. »

Lizzie avait dépassé le stade du sarcasme depuis des années, elle n’avait pas de temps à perdre avec ça.

« Comment tu fais pour t’approcher aussi près de lui ? questionna Dimple en pleurant.

— Je suis étudiante en médecine, déclara Lizzie en haussant les épaules. Je suis habituée aux cadavres.

— Médecine ? sourit Danny. C’est déjà ce que tu projetais à l’époque. T’as réussi à faire ce que tu voulais, c’est génial !

— Je ne suis pas encore médecin. J’ai pris quelques années sabbatiques, précisa Lizzie. Mais merci !

— J’ai déjà vérifié son pouls », dit Dimple en voyant sa sœur qui allait pour poser deux doigts sur le cou de Kyron.

Lizzie retira ses mains et se leva pour s’appuyer contre le plan de travail en marbre. Dimple la surprit en train de détailler son cou.

« Quoi ? demanda-t-elle. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Les marques sur ta nuque. Tout va bien ?

— Ouais. Sa peau brûlait et lui faisait mal là où Kyron avait serré. Ça va.

— Bon : il n’y a personne d’autre ici et t’as pas prévenu la police ? récapitula Nikisha.

— C’est ça. Ma mère est en Espagne avec sa meilleure amie.

— C’est bizarre d’aller en Espagne à cette période de l’année, observa Prynce. Il fait chaud là-bas en ce moment ?

— Est-ce qu’il faut que je prévienne la police ? s’enquit Dimple auprès de sa sœur aînée, ignorant la question de son frère. J’y ai bien pensé. Mais vu le métier de ma mère et vu comment les flics me terrifient, je…

— Je vois pas l’intérêt d’appeler les flics, grogna Danny. À coup sûr, ils te feront porter le chapeau.

— Mais je devrais peut-être quand même. Parce que je n’ai rien fait de mal après tout ! bredouilla Dimple la voix tremblante. Il a glissé et s’est cogné la tête ! C’est la stricte vérité !

— On sait, ajouta Danny en s’approchant pour poser une main sur l’épaule de sa sœur. Mais vu les marques de griffure, ils peuvent inventer une histoire et te mettre ça sur le dos.

— D’abord, si ce type est violent, qu’est-ce qu’il faisait chez toi ? demanda Lizzie d’un ton un peu suspicieux.

— Que les choses soient claires : je ne l’ai pas poussé. Il était en train de m’étrangler et j’ai cru que j’allais mourir, alors je l’ai griffé pour me défendre.

— Inutile de te justifier, dit Prynce. T’as pas à te sentir coupable. Il aurait jamais dû te toucher, c’est lui, le fautif.

— Ouais, enfin ce n’était pas une raison pour qu’il meure, pleurnicha Dimple.

— J’ai pas dit ça ! Je dis juste que s’il avait pas fait le con, il serait toujours en vie. »

Une chape de plomb s’abattit sur la pièce et une anxiété sourde se mit à les contaminer les uns après les autres. Danny semblait le seul à ne pas être bouleversé par les événements.

Si Nikisha avait été différente, elle aurait culpabilisé. Au lieu de quoi, elle savait qu’elle devait trouver une solution, c’était son devoir d’aînée. Néanmoins, elle se sentait responsable de les avoir tous fait venir ici. Elle n’avait évidemment pas pris le coup de fil de Dimple comme une occasion de renouer avec sa fratrie après au moins dix ans de silence. Mais en entendant la voix de sa sœur, elle avait immédiatement compris que quelque chose de grave s’était passé. Elle ne savait pas quoi – comment le savoir ? – mais elle s’était dit qu’on réfléchissait toujours mieux à deux, et que donc à cinq ils viendraient forcément à bout de n’importe quel problème. Maintenant, au vu de la situation, elle reconnaissait qu’il aurait peut-être mieux valu s’en tenir à deux personnes.

Mais voilà, désormais, ils étaient tous là. Nikisha savait que c’était de sa faute s’ils se retrouvaient de cette façon, mais c’était aussi une fonceuse alors elle ne s’encombrait pas de remords.

Prynce s’éclipsa de la pièce lorsque son téléphone sonna.

« Qui c’est ? demanda Dimple, soudain prise de panique.

— Sois pas parano, fit Nikisha. Ça doit être une de ses petites copines. »

Quelques secondes plus tard, Prynce revint, un grand sourire aux lèvres, terminant sa conversation téléphonique.

« Ouais, toi aussi, Naderah. On se voit demain !

— Si ça ne te dérange pas, on a un cadavre à faire disparaître, fit remarquer Nikisha en regardant son frère.

— Ben quoi ? J’ai même plus le droit de répondre à un coup de fil ? »

Nikisha l’ignora.

« Ensuite, faudra tout nettoyer. Danny, tu bosses toujours dans la plomberie ?

— Quoi ? balbutia Lizzie. Tu te crois dans un épisode de Murder ? Depuis quand tu te prends pour Annalise Keating ?

— Depuis qu’on a un mort sur les bras », dit Nikisha en désignant le corps sans vie de Kyron. Elle soutint le regard de Lizzie puis se tourna vers Danny.

« Non, mais on ne va pas faire ça ! cracha Lizzie à l’attention de Nikisha, qui était trop perdue dans ses pensées pour lui répondre.

— T’as raison, renifla Dimple en larmes. Je suis désolée, j’ai vraiment merdé. Je ne vous aurais jamais appelés pour vous demander de l’aide. Je ne savais pas que si je contactais Nikisha elle vous demanderait aussi de rappliquer… je voulais juste un conseil. Je suis tellement désolée, ça me rend même encore plus triste que pour Kyron, et…

— Bon sang, Dimple, calme-toi ! interrompit Nikisha en levant les mains au ciel. Écoutez, j’imagine que la famille, ce n’est pas une de vos priorités étant donné que vous êtes tous enfants uniques et que vous vous débrouillez très bien tout seuls… »

Nikisha regarda Lizzie avec insistance.

« Mais je vais vous dire un truc. J’ai appris très jeune que même si t’es en froid avec les tiens, ça reste la famille. Alors oui, on a un petit souci, mais on est tous là, alors on va le régler ensemble, parce que ça sert à ça, la famille.

— Un “petit souci” ? » maugréa Lizzie.

Danny rejoignit Dimple, qui pleurait tellement que son corps entier tremblait, et il la prit sous son bras pour tenter de l’apaiser.

De son côté, Prynce s’approcha du bar pour prendre une feuille d’essuie-tout. Il la tendit à Dimple, qui murmura un merci et se moucha bruyamment.

« Nikisha a raison. On est tous dans la même galère maintenant, décréta Prynce en haussant les épaules, alors autant faire quelque chose.

— L’enjeu est de taille, concéda calmement Danny. Mais c’est vrai qu’on est déjà là.

— Et si on fait ça bien, ce sera vite oublié ! déclara Nikisha avec fermeté.

— Ce n’est pas parce que je suis fille unique que je suis égoïste, se renfrogna Lizzie.

— Je ne demande qu’à voir. » Nikisha regarda ostensiblement Lizzie puis se tourna vers leur demi-frère. « Alors Danny, t’es toujours plombier ?

— Ouais. »

Danny serra une dernière fois Dimple avant de la lâcher.

« T’as des bâches ou des gros sacs en plastique, enfin un truc pour protéger le sol ?

— Ouais, j’en ai dans mon fourgon.

— Beaucoup ?

— Eh bien… considéra Danny. Sans doute assez pour envelopper un corps. Il est balèze donc c’est peut-être pas gagné, mais ouais, ça devrait le faire.

— Va les chercher, ordonna Nikisha. Fais gaffe à ce que personne te voie.

— Ça marche, répondit Danny en sortant de sa poche les clés de son utilitaire et en quittant la cuisine.

— Lizzie. »

Nikisha fit signe à sa sœur.

« Quoi ? rétorqua-t-elle sèchement.

— Quelle est la meilleure façon de nettoyer le sang selon toi ?

— Je suis étudiante en médecine, pas médecin légiste. Et je pense toujours qu’on pourrait procéder autrement.

— Et comment ? À moins que t’aies une meilleure solution à proposer, mais qui n’implique ni la police ni de nous rendre complices, tu vas devoir t’en tenir au plan.

— Le travail en équipe, y a que ça de vrai ! ajouta Prynce.

— OK, alors d’abord il va nous falloir des gants, soupira Lizzie en levant les yeux au ciel. T’en as quelque part, Dimple ?

— Oui, je crois, répondit-elle en enjambant le corps de Kyron pour ouvrir un placard de cuisine sous l’évier. Ça fera l’affaire, ça ? »

Elle tendit trois paquets de gants de vaisselle roses.

« Oui… ça ira, dit Lizzie.

— Pourquoi vous en avez autant ? s’enquit Prynce, saisissant un paquet avant d’enfiler une paire.

— Ma mère est maniaque de la propreté, expliqua Dimple en jetant un paquet à Lizzie.

— OK. Bouge pas, on a aussi besoin d’eau de Javel et d’une bassine. Et de détachant pour tapis et moquette. T’as ça ?

— Ben, on l’a fini l’autre jour et j’ai oublié d’en racheter. Mais je crois qu’on a du détachant pour vêtements. Ça pourrait marcher ?

— Bah, on va bientôt le savoir », conclut Lizzie platement.

« Me revoilà ! s’exclama Danny quelques instants plus tard en faisant irruption dans le salon, une bâche bleue crissante sous le bras.

— Moins fort ! fit Nikisha.

— Pardon ! Désolé ! chuchota-t-il en déposant la bâche par terre. Elle est cool, cette maison, dis donc ! Ça fait combien de temps que vous habitez ici ?

— Environ dix ans, je crois.

— Tu vivais à Norbury avant, pas vrai ? Je me souviens de la fois où on était venus te chercher en Jeep.

— Oh mon Dieu ! comment oublier cette voiture ? acquiesça Dimple en se remémorant leur petite excursion.

— Vous saviez ce que papa avait en tête ce jour-là ? » demanda Danny, qui aimait bien lancer des sujets de conversation. Il ne retenait pas grand-chose des discussions mais il adorait échanger, tout simplement.

« Je trouve ça dingue que tu l’appelles encore papa. » Lizzie croisa les bras. « Ce type, ce n’est pas mon père. Il ne l’a jamais été.

— Alors comment tu l’appelles quand tu le vois ? voulut savoir Prynce.

— Encore faudrait-il le voir et avoir quelque chose à lui dire ! Je l’appelle par son prénom : Cyril.

— Ah, dit Prynce, t’es intraitable !

— Il ne m’avait jamais parlé de vous, fit Dimple. Ma mère non plus d’ailleurs. Ce jour-là, il a débarqué en disant qu’il m’emmenait au parc. Alors quand je suis montée à bord de cette Jeep et que je vous ai tous vus…

— Je parie que tu pensais nous revoir dans un autre contexte, déclara Prynce.

— En effet, je ne pensais pas vous revoir pour faire disparaître le corps de mon mec, mort chez moi en glissant sur une flaque d’huile. »

Dimple dévisagea Prynce, les yeux gonflés.

« Les aléas de la vie, hein !? plaisanta Danny. J’aime bien votre… comment on dit déjà ?… votre cuisine américaine », enchaîna-t-il en montrant la pièce. Il ne changeait pas de sujet pour détendre l’atmosphère mais parce que l’architecture de la maison l’intéressait vraiment. « Comme ça, tu peux cuisiner et recevoir dans le salon en même temps, ou même regarder la télé. Malin !

— C’est pas faux, releva Prynce. Il a carrément raison.

— Et le quartier est sympa en plus, vous trouvez pas ? poursuivit Danny. Ta mère doit être riche !

— Faut croire. Dimple haussa les épaules. Elle est avocate.

— Voilà pourquoi tu t’inquiétais pour le métier de ta mère ! Merde alors, elle est avocate et on se retrouve dans sa maison avec un cadavre sur les bras. C’est fou ! s’esclaffa Prynce.

— Prynce, dit Lizzie. Ce n’est pas drôle, t’es défoncé ou quoi ?

— Ben ouais. Quand Nikisha m’a dit de venir, je savais pas que c’était pour aller me débarrasser d’un corps, tu vois ! Enfin, tranquille, je gère. Je vous serai plus utile comme ça que l’inverse, crois-moi.

— Danny et Dimple, vous dépliez la bâche, reprit Nikisha en frappant dans ses mains. Ensuite Dimple et Lizzie, vous soulevez le corps pour le poser dessus.

— C’est plutôt moi qui devrais le soulever, non ? proposa Danny. Je suis le plus musclé d’entre nous. »

Nikisha et Lizzie le regardèrent.

« D’accord, admit Nikisha. Bon, Prynce, tu étends la bâche avec Dimple alors.

— Tu insinues que moi, je suis un fragile, c’est ça ? J’y peux rien si je suis grand et mince de nature. Tu le sais, que j’ai essayé de soulever de la fonte, hein, Nikisha ? Tu…

— Écoute, on peut passer à autre chose ? coupa-t-elle. Donc résumons : les filles déplient la bâche et les gars soulèvent le corps. Même dans un moment pareil, la guerre des sexes fait rage, ce n’est pas croyable !

— Mais non, c’est pas une question de « guerre des sexes », c’est parce que… commença Danny.

— Mais si, carrément, tu devrais…

— Bon, ce n’est pas le moment de lancer un débat, trancha Lizzie.

— Hé, c’était quoi, ce bruit ? » interrogea Dimple, redressant soudain le dos comme un suricate, la terreur déformant son visage.

Ses demi-frères et demi-sœurs arrêtèrent de parler et la scrutèrent.

« C’était quoi ? »

Nikisha plissa les yeux pour mieux entendre.

« La porte, je crois. »

Dimple était tellement stressée qu’elle avait l’impression que son âme allait quitter son corps. Peut-être qu’elle s’imaginait des choses. Mais lorsqu’un coup retentit à la porte, une partie de son âme quitta bel et bien son enveloppe charnelle.

« Qui c’est ? souffla Nikisha à l’attention de Dimple.

— Je n’en sais rien ! murmura-t-elle en retour. Je suis du même côté de la porte que toi, nan ?

— Qu’est-ce qu’on fait ? chuchota Prynce.

— Je n’aurais jamais dû venir, geignit Lizzie.

— Tout va bien se passer », dit doucement Danny.

Il tourna le regard vers Nikisha, espérant qu’elle allait régler le problème.

« Tu peux aller voir qui c’est par l’œilleton ? » suggéra Nikisha à Dimple, qui fit non de la tête.

« Y en a pas.

— OK. Ouvre la porte et mets le loquet. T’as bien un loquet ? »

Dimple acquiesça.

« Mets le loquet alors, répéta Nikisha, et si c’est la police…

— Pourquoi ce serait la police ? murmura Lizzie, en se prenant la tête dans les mains.

— Ben, faut tout envisager », répliqua Nikisha avant de se tourner vers Dimple. « Si c’est la police, ils ont besoin d’un mandat pour entrer. »

Un deuxième coup, plus fort, les fit tous sursauter.

« Tu vas y arriver, l’encouragea Danny en posant sa main sur l’épaule de Dimple.

— Non ! » Dimple regarda sa fratrie en secouant la tête. « Je ne peux pas ! Peut-être qu’ils vont finir par partir.

— Vas-y », ordonna Nikisha en la poussant dans le couloir.

Plus Dimple avançait, plus elle semblait patauger dans la mélasse. Quand elle arriva enfin à la porte et qu’elle enclencha le loquet de ses doigts tremblants, elle paraissait complètement engluée.

Elle ouvrit doucement en retenant sa respiration.

« Tout va bien, Dimple ? »

C’était sa voisine, Karen. Elle portait bien son nom. C’était une vraie harpie, elle avait un carré blond qui lui tombait juste au-dessus des épaules et ses yeux d’un bleu glacial mettaient toujours Dimple mal à l’aise.

« Karen ! Dimple se força à sourire. Oui, merci ! Tout va très bien !

— T’es sûre ? insista-t-elle. J’ai entendu du bruit et des cris, un peu plus tôt, et j’ai pensé “Tiens, peut-être que Dimple a mis le volume de la télé un peu fort comme d’habitude”… mais tu sais, comme j’ai l’ouïe sensible, le moindre petit changement sonore suffit à déclencher mes acouphènes… »

Dimple approuvait de la tête tandis que la voisine continuait ses simagrées.

« … et tu vois, comme ta mère est absente, même si elle te fait confiance et qu’elle a sans doute bien raison de le faire, on sait comment c’est : quand le chat n’est pas là, les souris dansent… moi aussi j’ai été jeune un jour…

— Franchement, tout va bien, trancha Dimple en tâchant avant tout de se convaincre elle-même.

— T’es sûre ? Parce que quand j’ai sorti les poubelles tout à l’heure, je crois bien avoir vu quelqu’un… enfin… je n’aime pas parler de la sorte, mais tu sais ce que je veux dire… en surveillant devant chez moi, je crois bien avoir vu une racaille noire s’avancer dans ton allée. J’ai d’abord cru que c’était ton petit copain Kyron, il s’appelle bien comme ça, hein ? Mais en y regardant de plus près, celui-là avait l’air plus clair. Alors je me suis demandé, dans l’intérêt du voisinage et pour la sécurité des gens du quartier bien sûr, pour quelles raisons ces types peu fréquentables allaient et venaient comme ça chez toi. Je te dis ça évidemment en toute bienveillance. Tu sais bien que j’ai voté pour ta mère et son jardin au concours de la plus belle pelouse l’été dernier. »

Karen jeta un coup d’œil par l’entrebâillement de la porte, regardant à l’intérieur par-dessus l’épaule de Dimple.

« Ça devait être le livreur de pizzas, expliqua Dimple, qui voulait écourter la conversation au plus vite. Et je vais baisser le son de la télé. Bonsoir Karen, merci de t’être inquiétée.

— Il ne ressemblait pas à un livreur. »

Karen afficha un sourire forcé. Les pattes d’oie autour de ses yeux se creusèrent et s’étirèrent jusqu’à ses tempes.

« Parce que je l’ai vu passer un peu plus tôt, celui-là. Sa mobylette faisait un tel raffut, et comme tu le sais… » Karen indiqua ses oreilles et articula : « Les acouphènes.

— Eh bien, je ne sais pas alors. » Dimple haussa les épaules. « Si quelqu’un est entré ici, je n’ai rien vu. »

Karen ne semblait pas vouloir partir, malgré l’attitude froide de Dimple.

« Entendu. En tout cas, je suis là en cas de besoin.

— Oh, je sais, merci. »

Dimple ferma la porte d’entrée et regagna le salon où elle trouva ses demi-frères et sœurs entassés les uns contre les autres à l’entrée de la cuisine.

« “Eh bien, je ne sais pas alors”, fit Nikisha en imitant la réponse laconique de Dimple. Sérieux ?

— Je ne savais pas quoi dire d’autre ! Dimple haussa les épaules en fermant la porte de la cuisine derrière elle. Prynce, tu peux allumer la télé pour que ça couvre nos voix ? Si ça se trouve, elle est encore en train d’écouter.

— C’est quoi, cette histoire d’acouphènes ? » demanda-t-il, sincèrement intéressé.

Ses trois sœurs le foudroyèrent du regard si bien qu’il comprit qu’il ferait mieux d’allumer la télé au plus vite.

« Je peux te demander quelque chose ? fit Danny.

— Oui, tout ce que tu veux, répondit Dimple.

— Elle s’appelle vraiment Karen ?

— Je te jure ! Si elle était dans un jeu vidéo, elle serait la boss ultime des Karen. »

Une fois que Prynce eut trouvé un film d’action dont les dialogues ressemblaient à ceux de cinq personnes en train de réfléchir à la façon de se débarrasser efficacement d’un corps, Dimple et Lizzie prirent chacune un bout de la bâche afin de l’étaler soigneusement sur le tapis, pendant que les gars retroussaient leurs manches.

Dimple remarqua une cicatrice sur l’avant-bras de Danny. Elle était presque sûre qu’il s’agissait d’une marque de brûlure.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Prynce.

Lui aussi l’avait repérée.

« Oh, rien. » Danny secoua la tête pour éluder la question. « Allez, on s’y met !

— D’accord. Tiens, des gants, annonça Prynce en balançant une paire à son frère.

— J’imagine que tu vas te plaindre parce qu’ils sont roses ? Un truc de plus à ajouter à la liste des choses qui t’ont perturbé ce soir ? se moqua Nikisha.

— Nan. Le rose est ma couleur préférée. Mais je suis complexé par ma force, tu vois ce que je veux dire ? Je crois que c’est à cause de…

— On pourrait peut-être parler de tout ça plus tard ? suggéra Lizzie.

— T’as raison, approuva Danny en faisant glisser les gants sur ses grandes mains.

— Tu prends le haut ou le bas ? interrogea Prynce.

— Étant donné que le haut du corps présente une masse musculaire plus lourde, je devrais plutôt le porter par là, j’ai l’habitude, proposa Danny. Qu’est-ce que t’en penses ? »

Prynce approuva et prit place aux pieds de Kyron.

« Prêt ?

— Bien sûr ! lança Danny en attrapant Kyron sous les aisselles. … Ce mec pèse son poids, dis donc ! »

Sous le regard de leurs sœurs, Danny et Prynce peinèrent à porter le corps jusqu’à la bâche, où ils le déposèrent maladroitement.

« Faites attention ! cria Dimple.

— “Faites attention !” reprit Danny. Mais il est mort, sœurette.

— Je sais, mais c’est tellement stressant pour moi, s’écria théâtralement Dimple, sans aucune trace d’ironie dans la voix. Et puis, c’était un être humain quand même ! »

Danny haussa les épaules.

« Ç’avait plutôt l’air d’être un con.

— OK, il faut qu’on l’enveloppe dans la bâche, indiqua Nikisha. On pourrait peut-être le placer à un bout et le faire rouler pour l’emmailloter dedans. T’en penses quoi, Lizzie ?

— Je suis pour le faire rouler.

— Allez-y alors ! On va voir si vous êtes si forts que ça tous les deux », lança Nikisha à ses frères, frappée par la ressemblance que leurs visages concentrés affichaient alors qu’ils s’agenouillaient près du corps.

Danny et Prynce finirent par enrouler Kyron tout entier et se relevèrent, essoufflés par l’effort que cela leur avait demandé.

« Maintenant, il faut nettoyer », déclara Nikisha.

Tout le monde regarda la flaque de sang par terre.

« Prynce, passe tes gants à Lizzie.

— Merci, dit celle-ci en saisissant les gants que son frère venait de retirer de ses mains fines.

— De mémoire, il faut mélanger une dose de javel pour neuf volumes d’eau, dit Prynce.

— Tu sors ça d’où ? lui demanda Lizzie.

— De YouTube, répondit-il mollement.

— Mais pour quelle raison tu… commença Lizzie. Pff ! laisse tomber. Allez, finissons-en !

— Je m’en occupe », fit Dimple en sautant par-dessus la flaque pour remplir la bouilloire. En attendant que l’eau chauffe, elle versa de la javel dans une bassine en plastique placée dans l’évier.

« Tu vas vraiment utiliser la bassine de ta mère pour ça ? interrogea Prynce.

— Mince, bien vu ! », répondit-elle. Elle essayait de contenir les vagues de nausée qui la submergeaient et lui remontaient dans la gorge. « Mais on n’en a pas d’autre. »

Lizzie leva les yeux au ciel. « C’était vraiment malin, ça, Prynce…

— J’essaie juste d’aider », rétorqua-t-il en se dirigeant vers le canapé. Il s’empara de la télécommande et navigua jusqu’à trouver Netflix. « Vous voulez regarder quelque chose en particulier ? »

Danny rejoignit son frère sur le canapé et lui subtilisa la télécommande. Nikisha les observa se chamailler quelques secondes avant de se tourner vers ses sœurs.

« Il faut verser un peu d’eau de Javel sur le sang et laisser agir quelques minutes avant d’essuyer », expliqua Lizzie en croisant à nouveau les bras.

Après avoir rempli la bassine et trouvé des lingettes jetables, Dimple se baissa doucement, équipée de son nécessaire de nettoyage. Elle déglutissait bruyamment tout en fixant la chatoyante flaque carmin.

« Ça va ? demanda Lizzie. Passe-moi le détachant et une lingette, que je m’occupe du tapis.

— Ça va aller », reprit Dimple. Le ton de sa voix ne convainquit personne. « Mais comment vous faites pour être aussi insouciants ? »

Elle les regarda les uns après les autres, se demandant encore un peu ce qu’ils faisaient là ; elle s’étonnait qu’ils ne soient pas déjà partis en courant et qu’ils ne se sentent pas aussi mal qu’elle.

« J’ai connu pire ! balança Nikisha en haussant les épaules.

— Comme quoi ? demanda-t-elle.

— Je te raconterai une autre fois. »

Nikisha éluda la question d’un geste de la main.

« Moi aussi. » Danny secoua les épaules.

« Pareil », ajouta Prynce.

« Alors quoi, je vis dans un cocon, c’est ça ?

— Ben oui, rit Prynce. T’avais pas remarqué ? »

Dimple chercha un soutien du côté de Lizzie.

« Ne me regarde pas comme ça… Tu sais bien que je suis étudiante en médecine. »

 

Dimple remonta ses manches et versa un peu de javel sur le sang. Elle voulait prouver qu’elle était aussi dure qu’eux.

« Fais attention que ça ne coule pas sur le tapis ! » glapit Lizzie en attrapant le rouleau d’essuie-tout posé sur le bar. Elle disposa une barrière de papier absorbant entre le sol de la cuisine et le tapis du salon.

« Pardon, je n’ai pas fait attention », dit Dimple énervée contre elle-même. Elle était moins courageuse qu’eux, et moins dégourdie. « Désolée, je suis vraiment stupide.

— Tu n’es pas stupide, tu es fatiguée, t’as plus les idées claires, la réconforta Nikisha. Mais tu dois rester calme. Tout sera bientôt fini. »

Dimple hocha la tête.

« OK.

— Pourquoi tu n’irais pas t’asseoir un peu avec les gars en attendant que la javel fasse effet ? », suggéra Lizzie qui n’avait pas envie de gérer les émotions de sa sœur.

Dimple approuva en retenant ses larmes et alla rejoindre ses frères. Danny passa distraitement son grand bras autour de ses épaules.

« C’est, quand la dernière fois que je t’ai vue ? » demanda Nikisha à Lizzie, qui se mettait au travail. Elle pulvérisa du détachant sur le sang. Le produit vaporisé se mit à mousser et se répandit sur le tapis en s’oxydant.

« Il y a à peu près trois ans, répondit Lizzie. On s’est croisées à Peckham. Dans la boutique de produits capillaires.

— Ah oui, c’est vrai ! Le temps passe vite, hein ?

— Ouais. Qu’est-ce que tu deviens ? Comment va Nicky ?

— Il va bien. J’ai eu un autre petit depuis ! Une fille. Amara. Elle n’est pas facile, mais c’est une chouette gamine. Nicky vit chez son père maintenant, parce que je peux te dire que s’occuper de deux enfants, ce n’est pas de la tarte. Je l’ai le week-end.

— Ils ont le même père ?

— Ouais. Exactement comme ma mère, je me suis laissé avoir par les souvenirs et j’ai cru que les hommes pouvaient changer…

— Un seul de tes deux enfants vit avec son père alors ?

— Oui, conclut Nikisha d’un ton sec pour changer de sujet. C’est un type hotep. Pour lui, un garçon a besoin de son papa et une fille de sa maman. Enfin bref !

— Quand même, t’as eu un autre enfant et tu ne m’as même pas tenue au courant ?

— Je t’avais envoyé des photos par mail. Tu ne les as pas reçues ?

— Non, merde alors ! Après mes études, j’ai changé d’adresse, j’en voulais une plus professionnelle. Désolée.

— Ne t’excuse pas. J’aurais dû vérifier que t’avais toujours la même », enchaîna Nikisha qui enjamba le sang sur le sol et se dirigea vers l’évier. Elle prit un verre sur l’égouttoir et ouvrit le robinet. « T’en veux ?

— Je crois qu’on devrait éviter de laisser des traces d’ADN partout dans la maison, commenta Prynce en rejoignant ses sœurs.

— Enfin une remarque intelligente de ta part », lança Nikisha en reposant le verre sur l’égouttoir.

Lizzie épia la réaction de Prynce face à une réflexion aussi cinglante. Il ne broncha pas.

« J’ai des bouteilles d’eau dans mon utilitaire. Je suis garé au coin de la rue, allez en chercher si vous voulez ! proposa Danny en sortant les clés de sa poche mais sans lâcher des yeux l’écran de la télé.

— On ne peut pas être plusieurs à sortir maintenant que la voisine t’a repéré, assura Nikisha. Tu pourrais y aller, toi ? Au moins, si elle te saute dessus, tu peux lui dire que tu vas faire une course. »

Danny s’extirpa de l’emprise de la télévision.

« Bon, j’y vais. J’en profiterai pour mettre ma cagoule.

— Tu ne crois pas qu’elle va appeler la police si elle te voit avec cette dégaine ? dit Nikisha, impassible.

— Mais pourquoi tu as ça ? soupira Lizzie, qui frottait le tapis.

— Pour être prêt en toute circonstance ! répliqua Danny.

— Et comment tu crois que Karen va réagir si elle te voit débarquer avec une cagoule sur la tête et un pack d’Évian sous le bras, alors que t’es même pas censé être là ? Et tout ça à 23 heures ? souligna Nikisha.

— On boira de l’eau plus tard, d’accord ? proposa Lizzie. Il faut qu’on trouve une manière de transporter le corps jusqu’à la camionnette sans que personne nous voie. Chaque minute qui passe rend la situation plus critique et on commence tous à fatiguer.

— Tout va bien se passer, rassura Danny.

— Si tu le dis, grogna Lizzie.

— Et toi, t’as des enfants ? interrogea Nikisha une fois que Danny fut reparti d’un pas nonchalant vers la télé.

— Non. Je suis trop prise par mes études. Et puis j’ai que trente ans. En plus, si ma copine et moi on décide un jour d’avoir un enfant, il faudra passer par beaucoup de démarches administratives.

— T’as une copine ? Ça fait combien de temps que vous êtes ensemble ?

— Oui, Patrice. Elle était là la dernière fois qu’on s’est vues. Tu ne te souviens pas ? La petite pipelette qui t’a proposé de venir dîner chez nous alors qu’elle ne t’avait encore jamais rencontrée.

— Ah, elle ! J’ai cru que c’était ta coloc.

— En tout cas, s’incrusta Prynce, si jamais t’as besoin de sperme… »

Lizzie ferma les yeux et frissonna.

« S’il te plaît, par pitié, ne me propose pas ton sperme.

— Nan mais pour ta copine ! Comme ça, ça reste en famille.

— T’inquiète, j’avais compris. Mais ça va aller.

— De quoi vous parlez tous les trois ? s’exclama Danny depuis le canapé.

— Je disais juste ça pour… débuta Prynce.

— Arrête, c’est bon, interrompit Lizzie en levant la main pour mettre un terme à la conversation.

— Bon, t’en es où avec le nettoyage, Lizzie ?

— Elizabeth, rectifia-t-elle, en enlevant ses gants et en les jetant sur le bar. Tu peux nous trouver un sèche-cheveux, Prynce ?

— Un sèche-cheveux ?

— Oui, pour sécher le tapis et vérifier que je n’ai pas laissé de taches. Pourquoi toutes ces questions ?

— T’es drôlement futée, toi, hein !? » sourit Prynce en sautant du bar et en quittant la pièce. Lizzie et Nikisha l’entendirent monter l’escalier bruyamment.

« Je me demande comment il est quand il n’a pas fumé ?

— Encore plus pénible », dit Nikisha.

Elle se tourna vers Dimple.

« Je crois qu’on va pouvoir commencer à essuyer le sol. »

Dimple se leva du canapé pour rejoindre ses sœurs.

« Merci », chuchota-t-elle tandis qu’elle se baissait pour plonger ses mains gantées dans la bassine d’eau. Elle en retira une lingette, l’essora puis l’étala au milieu du sang et de la javel.

À quatre pattes, elle frotta le sol plusieurs fois, avec minutie.

« J’en ai trouvé un ! » annonça Prynce en réapparaissant dans la pièce, un sèche-cheveux dans une main, son cordon d’alimentation dans l’autre. Il posa l’appareil sur le plan de travail, s’assit à côté en sautant sur le bar, et regarda ses demi-sœurs en pleine action.

« Tu t’en sors ? demanda-t-il à Dimple.

— Ouais. Ça va, merci », répondit-elle, assise sur les talons.

Elle essorait la lingette pour que l’eau pleine de sang coule dans la bassine.

« T’es sûre ? » insista Prynce. S’il y avait bien une chose qui ne l’effrayait pas, c’était le sang. « Je peux te remplacer si tu veux. »

Dimple resta muette. Elle était peureuse de nature et maintenant que le choc commençait à s’estomper voir tout ce sang finissait par l’affecter.

« Elle a pas l’air en forme, Nikisha, dit Prynce en tirant sa grande sœur par le bras.

— Dimple ? » Nikisha s’approcha de sa demi-sœur et lui prit délicatement le visage dans les mains.

« Je me sens toute vaseuse », dit-elle avant de tourner de l’œil. Elle s’affala au sol.

« C’est peut-être à cause des émanations de javel, suggéra Prynce.

— Ou parce qu’elle a tué son petit ami ? fit Lizzie en se précipitant sur Dimple. Danny, passe-moi un coussin s’il te plaît ! »

Danny approcha, un coussin à la main. Il le lança à Lizzie et rit de le voir atterrir sur la tête de Dimple.

« Elle s’en remettra. »

Danny gloussa encore un peu avant de reprendre place sur le canapé.

« Comment il fait pour rigoler comme ça ? s’indigna Lizzie pendant qu’elle dégageait les jambes de Dimple et lui installait le coussin derrière la tête. Il y a un mort dans la pièce, et ce n’est pas mon prof de criminologie qui l’a ramené, à ce que je sais ! Perso, ça me coupe l’envie de sourire, et encore plus de rigoler. »

Lizzie bouillonnait intérieurement. Qu’est-ce qu’elle foutait là, bordel ? De ce qu’elle savait, Nikisha était au chômage, Danny expert en canalisations, Dimple une influenceuse ratée et Prynce semblait pour ainsi dire encore plus dans la merde que sa grande sœur. C’était elle, Lizzie, qui avait le plus à perdre dans toute cette histoire. Elle pouvait perdre le boulot qu’elle n’avait pas encore, sa relation amoureuse, son appartement, mais aussi et pire que tout, si sa mère l’apprenait, elle pouvait y laisser la vie. Lorsque Nikisha l’avait appelée pour lui annoncer que Dimple avait besoin d’aide, elle n’aurait jamais imaginé un truc pareil. Elle avait simplement cru que Dimple était blessée.

« Danny est comme ça, expliqua Nikisha. Je vous ai dit que j’avais connu pire, eh bien, lui, il en a bavé encore plus. Un jour, il vous racontera.

— Laisse-moi finir le nettoyage, offrit Prynce en sautant du bar.

— Mets des gants ! ordonna Lizzie, en pointant la paire posée près de lui.

— Ah oui, c’est vrai », rétorqua-t-il en les enfilant.

Il se mit à essuyer les éclaboussures de sang sur les placards de la cuisine.

Lizzie regarda Dimple, qui semblait dormir par terre.

« Vous vous souhaitez vos anniversaires, toi et Dimple ? demanda Nikisha.

Lizzie fit non de la tête.

« J’ai toujours voulu le faire, mais ça me mettait mal à l’aise qu’on ait le même âge. Et comme elle est plus vieille que moi, je pensais que ça devait venir d’elle. Mais elle ne l’a jamais fait, alors je me suis dit “Pourquoi ce serait à moi de me prendre la tête ?”. »

— Tu sais, théoriquement, vous auriez dû naître la même semaine. Mais Dimple est née prématurée.

— Ça ne m’étonne pas. Qui t’a raconté ça ?

— Ma mère, répondit Nikisha en allant rejoindre Danny. Crois-moi, elle est au courant de tout. »

Lizzie continua de détailler le visage de sa sœur légèrement plus âgée qu’elle, en essayant d’y trouver des ressemblances avec le sien. Leurs sourcils étaient différents. Ceux de Lizzie étaient plus épais et plus foncés. Dimple dessinait et remplissait les siens pour obtenir un contour parfait. Même si celle-ci avait les yeux d’un marron plus sombre, leurs yeux avaient conservé la même forme depuis l’enfance et de longs cils drus les bordaient.

Lizzie était dotée d’un nez fin, parfaitement centré au milieu de son visage allongé, alors que celui de Dimple, épaté, se mariait avec l’arrondi de sa tête. Lizzie était contente d’avoir hérité des petites lèvres délicates mais charnues de sa mère, avec un arc de Cupidon bien dessiné, tandis que Dimple, à en juger par les photos de sa mère accrochées aux murs, avait une bouche bien à elle.

« Maman ? », marmonna Dimple en ouvrant les paupières. Même s’ils ressemblaient aux siens, elle ne reconnut pas tout de suite les yeux qui la scrutaient. Elle se redressa d’un coup sec.

« Du calme, du calme », dit Lizzie en lui caressant les cheveux maladroitement. Elle n’était pas habituée à consoler. « C’est moi, Lizzie.

— Alors elle, elle a le droit de t’appeler Lizzie ? s’indigna Prynce devant tant d’injustice.

— Bon, si tu t’évanouis, tu pourras m’appeler Lizzie aussi, ça te va comme ça ? rétorqua-t-elle ayant finalement recours au sarcasme.

— Lizzie ? grommela Dimple, en refermant les yeux. Mais Lizzie me déteste. »

Prynce cessa d’essuyer les placards et lança un regard à Lizzie.

« Elle ne le pensait pas.

— Pourquoi elle dit ça alors ? se renfrogna Lizzie, manifestement blessée.

— Elle n’est pas dans son état normal », expliqua Prynce. Il reprit son essuyage avant de se tourner de nouveau vers sa sœur. « Attends un peu, t’es vexée ?

— Bien sûr que je suis vexée !

— Mais pourquoi ? C’est pas comme si elle avait dit qu’elle te détestait, toi.

— Je ne déteste personne ! s’emporta Lizzie, la voix montant dans les aigus. Pourquoi elle pense ça ?

— J’en sais rien, tempéra Prynce, elle surinterprète sans doute trop, comme moi. J’ai pas l’impression que tu m’aimes beaucoup non plus.

— Quoi ? » La voix de Lizzie était encore montée d’un ton.

« T’es plutôt, heu… » Prynce peinait à trouver le mot qu’il cherchait. « … c’est ça : froide.

— Qu’est-ce qui se passe ? » Dimple se redressa, doucement, et cligna des yeux, reconnaissant enfin ses demi-frères et sœurs.

« Merde ! s’exclama-t-elle en apercevant le sol encore maculé, ce n’était pas un rêve.

— Malheureusement non », dit Nikisha en lui tendant un verre d’eau.