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« Une fois le corps dans la camionnette, il faudra trouver un endroit où le déposer. » Nikisha regardait les quatre visages qui la fixaient, serrés les uns contre les autres dans le canapé. Ils avaient tous l’air épuisé. « Vos idées sont les bienvenues. Y a pas de petite contribution ni de mauvaise idée.

— Quand j’ai proposé quelque chose tout à l’heure, tu m’as dit que j’étais pas aussi intelligent que je le croyais, fit remarquer Prynce.

— Ouais, parce que c’est la vérité, soupira-t-elle.

— Vous êtes toujours comme ça, tous les deux ? leur demanda Danny.

— Quand tu dis “le déposer”, tu veux dire placer le corps quelque part temporairement ou carrément l’enterrer ? demanda Prynce, ignorant la question de Danny, parce que oui, lui et Nikisha se comportaient toujours comme ça l’un avec l’autre.

— Je veux dire l’enterrer, Prynce, affirma Nikisha. Merci pour cette intervention précieuse.

— Tu sais où on peut trouver des chantiers en cours, Danny ? demanda Prynce à son demi-frère plus âgé.

— Je suis plombier, pas maçon !

— T’es dans le bâtiment, tu dois bien connaître des ouvriers qui travaillent sur des chantiers.

— Tu sais quoi ? T’as pas tort ! » Danny réfléchit à la remarque de Prynce en hochant la tête. « Je sais pas où il y a des chantiers mais, ouais… peut-être que par mes connaissances…

— Bon, dit Nikisha. Mieux vaut oublier.

— Et un cimetière, alors ? proposa Danny.

— Attends ! Quoi ? pouffa Lizzie. Tu suggères d’aller enterrer le corps dans un cimetière ?

— Ce serait plutôt logique, vous trouvez pas ? fit remarquer Prynce, au moment où son téléphone se mettait à sonner. Une seconde, faut que je réponde… Tiffany, ça va ?… Oui, je suis un peu occupé, là… Mais non, je suis pas avec une autre meuf, arrête !

— Ce n’est pas la même fille que tout à l’heure ? interrogea Dimple.

— Je n’essaie même plus de suivre, lui expliqua Nikisha. Et je te conseille d’en faire autant.

— OK ma belle, susurra Prynce dans le téléphone. Je te rappelle demain… moi aussi, moi aussi.

— C’est bon, t’as fini ? le réprimanda Nikisha.

— Oui. Je veille au bonheur de chacune !

— On n’a qu’à préparer une stèle, tant qu’on y est ! grogna Lizzie. Danny, est-ce que t’as dans ton fourgon un burin et une plaque en… je sais pas quoi, pourvu que ça fasse office de pierre tombale !

— Ne te moque pas, fit Nikisha, toutes les propositions sont bonnes à prendre ! »

Dimple regarda Lizzie. Comment pouvait-elle plaisanter dans un moment pareil ?

« Ouais, enfin seulement les propositions intéressantes, fit Lizzie en levant les yeux et en se redressant. « Réfléchissons… Qu’est-ce que vous pensez de le balancer à la flotte ?

— Genre dans la Tamise ? demanda Danny.

— Ouais, ou dans n’importe quel lac ou étendue d’eau, répondit Nikisha.

— C’est pas une mauvaise idée, dit Prynce. Mais à moins de l’attacher à un bloc de béton, il flottera. Et si on… »

Nikisha attendait que Prynce finisse sa phrase.

« Et si on quoi ? Vas-y, continue !

— Nan… c’est un peu trash.

— Accouche ! » Le ton de Nikisha fit sursauter Dimple.

« Eh bien, on pourrait le brûler ?

— Non, objecta Danny en se mettant debout. Pas de feu.

— Très bien, c’était juste une suggestion. »

Le refus catégorique de son grand frère transforma Prynce en petit garçon.

« Il y a un nouveau site de construction, finit par chuchoter Dimple.

— Un quoi ? demanda Prynce.

— Vous savez, là où il y avait ce gros immeuble, dans le coin de Loughborough Junction. Au bout du parc derrière le terrain de jeu, sur le trottoir d’en face. »

Dimple essayait de décrire les lieux.

Nikisha, Danny, Lizzie et Prynce acquiescèrent.

« Ils ont démoli tous les appartements pour construire de nouveaux immeubles chics, dit Dimple. Ils ont pas mal creusé là-bas.

— Intéressant. Ils n’ont pas encore rebouché avec du béton ? s’enquit Nikisha.

— La semaine dernière ce n’était pas encore fait en tout cas. Je suis passée devant en allant chez Kyron.

— Je croyais que vous étiez séparés ?

— Oui. Je suis juste passée déposer quelque chose à sa mère. Je suis toujours restée amie avec elle, malgré toutes les séparations. » Elle avait les larmes aux yeux. « Oh mon Dieu ! Mais qu’est-ce que j’ai fait ?

— Dimple, allez, arrête de pleurer, s’il te plaît. Par contre, on ne peut clairement pas enterrer le mec dans sa propre rue ! s’exclama Danny. Ce serait trop violent.

— Pourquoi ? fit Prynce. Je verrais plutôt ça comme une marque de respect. On le remet là où il avait l’habitude de traîner. Comme ça, son esprit reste près de chez lui. Un peu comme un Nine Nights1.

— Quoi ? grogna Lizzie. C’est exactement l’inverse. Pourquoi on piégerait son esprit dans sa rue au lieu de le laisser libre ?

— Concentrons-nous, les amis, concentrons-nous ! » Nikisha levait les mains au ciel. « Il est trois heures du matin, on n’a plus de temps à perdre. »

Ils approuvèrent tous.

« Tout le reste est réglé. Le sol est impeccable, déclara Nikisha.

— Et la bassine est propre, enchaîna Prynce. L’endroit est nickel. On a tout javellisé. Ça, c’est une bonne chose de faite. Ta mère rentre quand, Dimple ?

— Dans la matinée.

— Je tiens juste à préciser, commença Danny, que j’ai touché la bâche et il faut que je fasse attention à pas laisser d’empreintes.

— Pourquoi ? fit Prynce.

— Les flics m’ont certainement dans leurs fichiers. À cause d’un truc débile que j’ai fait quand j’étais gamin.

— Quel truc débile ?

— Hé Dimple, va falloir faire quelque chose pour couvrir l’odeur de javel, un peu de cuisine ou je sais pas quoi, rétorqua Danny pour détourner la conversation.

— Il a raison, renchérit Nikisha. Il faudra que tu t’occupes de ça au retour. Mais pour le moment, voilà ce qu’on va faire… »

 

« Ça fait bizarre d’être là, à l’arrière avec un cadavre, tu trouves pas ?! » lança Prynce à Lizzie. Perché sur un sac de mortier et se tenant à une échelle, il cherchait dans l’obscurité au fond de la camionnette le visage de sa sœur, en quête d’un peu de soutien. Personne n’avait encore compris qu’il était inutile d’attendre la moindre démonstration d’empathie ou de solidarité de la part de Lizzie.

Assise sur un seau retourné, elle leva les yeux au ciel : mais qu’est-ce qu’il lui voulait à la fin ?

« On est restés pendant des heures avec le corps chez Dimple, précisa-t-elle au moment où le fourgon faisait une embardée. Elle tenta de se retenir à un balai posé derrière Prynce avant de s’effondrer sur lui. Qu’est-ce que ça change ? »

Après avoir attendu que toutes les lumières s’éteignent chez Karen, Lizzie et Prynce avaient tiré à la courte paille pour décider des places – si on pouvait appeler ça comme ça – dans le fourgon Vauxhall Vivaro de Danny, un discret petit utilitaire noir gavé d’outils, d’articles divers et de bouts de ferraille indispensables à tout plombier.

Danny allait prendre le volant, évidemment. Prynce voulait monter à l’avant avec son grand frère – même s’il ne s’autorisait pas à le formuler ainsi – mais Nikisha lui rappela que deux Noirs à l’avant d’un fourgon en pleine nuit pourraient attirer l’attention. Alors ce serait Dimple (généralement effrayée par les espaces réduits ou sombres mais qui n’avait pas voulu faire des siennes en se plaignant) qui se mettrait devant.

De toute évidence, Nikisha – qui leur avait rappelé au moins soixante-dix fois depuis le début de la soirée qu’elle était l’aînée –monterait aussi à l’avant. Lizzie se mettrait donc forcément à l’arrière, avec les outils, Prynce, et le corps de Kyron.

« On avait quand même moins de chance de se faire arrêter par la police en restant à la maison, nan ? lui dit-il.

— Prynce, ça t’arrive de la boucler ? » Lizzie en avait marre de l’entendre jacasser en permanence.

« On est encore loin ?! » cria-t-elle à l’adresse des passagers à l’avant.

Dimple était confortablement installée entre Danny et Nikisha. Il y avait un accoudoir entre elle et Danny qui la séparait de lui mais la rapprochait de Nikisha. Même s’il y avait trois places à l’avant, Dimple prit soudain conscience de son gabarit. Elle se demandait si Nikisha avait assez de place mais n’osa pas lui poser la question de peur qu’elle refasse une réflexion sur son poids, comme quand ils étaient plus jeunes.

Danny, agacé par la mauvaise réception de la radio, prit dans le vide-poche de la portière un CD qu’il glissa dans le lecteur.

Nikisha dressa les oreilles dès le premier morceau.

« Cette chanson me dit quelque chose. C’est quoi ?

— Professor Nuts.

— Je le savais ! » s’écria Dimple.

Les paroles, enfouies au fond de son cerveau, lui revenaient à présent clairement en tête.

« Ça s’appelle… quelque chose avec bus dedans ?

— C’est pas « Ina De Bus » ? cria Prynce du fond de l’utilitaire. Monte le son ! Tu te souviens de cette chanson, hein ? demanda-t-il à Lizzie qui acquiesça. Hé Danny, ton fourgon est tellement vieux que t’as encore un lecteur de CD ! »

Tous, y compris Lizzie qui rechignait à s’impliquer et Dimple qui se croyait jusqu’alors trop traumatisée pour se joindre à eux, chantèrent à tue-tête jusqu’à la fin de la chanson. L’espace d’un refrain et d’un couplet, ils oublièrent la raison de leur présence dans ce véhicule.

Étant donné qu’il y avait à bord, son frère, ses trois sœurs et un mort, Danny essayait de conduire le plus prudemment possible, pendant que Nikisha revoyait le plan. Elle devait s’assurer que tout se déroule bien.

« On arrive bientôt ! », cria Danny.

Si Dimple n’avait pas été aussi abasourdie, elle aurait complètement paniqué. Elle se repassait les événements en boucle, comme si son esprit cherchait à effacer l’incident ou à l’empêcher de se produire.

Elle ferma les yeux lorsqu’ils passèrent devant chez Kyron, se concentrant sur les paroles des chansons qui s’enchaînaient, et n’ouvrit les paupières que lorsque la camionnette commença à ralentir pour s’arrêter devant le site en construction.

Il faisait sombre mais la lune, lorsqu’elle n’était pas cachée par les nuages, éclairait certaines parties du site.

« Y a pas de lumière, la voie est libre, remarqua Danny en reculant pour que les portes arrière du fourgon donnent sur l’entrée du chantier. Allons-y.

— Est-ce que vous avez besoin que je vous redonne les consignes ? demanda Nikisha.

— Moi, ça va ! lança Danny. Et pour vous dans le fond ?

— Non, répondit Lizzie pour eux deux. Qu’on en finisse. Allez, faites-nous sortir !

— Tu peux ouvrir la porte latérale de l’intérieur, lui expliqua Danny.

— D’accord, mais il y a un cadavre qui m’empêche de passer. »

Danny sauta du siège conducteur et ouvrit les portes arrière, comme il le faisait toujours quand il avait besoin de quelque chose. Lizzie et Prynce dégringolèrent, aussi barbouillés et désorientés l’un que l’autre. Voyager à l’arrière d’un fourgon n’était pas de tout repos.

Ils passèrent tous les cinq à l’action avec une telle synchronisation que c’était à se demander s’ils ne partageaient pas une façon de faire commune encodée dans leur ADN.

Danny, un coupe-boulon caché dans la manche du sweat Champion qui traînait auparavant dans le fourgon, marcha d’un pas assuré jusqu’aux portes du site, vérifia les alentours et brisa les chaînes de sécurité.

Pendant qu’il ouvrait les portes, Lizzie, Dimple et Prynce remontèrent dans le fourgon réussissant tant bien que mal à s’introduire dans l’espace réduit autour du corps. Ils prirent une plaque de métal et les plus gros tuyaux pour le placer dessus, puis ils le recouvrirent et l’entourèrent d’autres tubes PVC en attendant le retour de Danny pour soulever le tout.

« Y a des caméras de surveillance ? demanda Nikisha à Danny.

— J’ai pas l’impression. »

Il secoua la tête en remontant à l’arrière du fourgon pour prendre une corde.

Lizzie le dévisagea.

« Va falloir être un peu plus sûr que ça.

— Non, je veux dire, j’en ai pas vu, lui répondit Danny sérieusement. Aide-moi à accrocher ça. »

Il souleva la plaque de métal aussi haut que possible. Tout le monde sauf Nikisha maintenait les tuyaux avec des cordes, en gémissant.

« On le laisse là-dedans le temps de trouver où on le met, déclara Nikisha.

— Bonne idée », reconnut Danny en sortant du fourgon. Il pénétra dans le chantier, les autres dans son sillage.

« C’est par là ! chuchota-t-il en indiquant la droite d’un coup de tête.

— Il fait trop noir ! On va tomber, se plaignit Prynce qui suivait son demi-frère en essayant de ne pas salir ses baskets.

— Tes yeux vont s’habituer à l’obscurité ! murmura Lizzie sèchement. Chut ! Sinon on va finir par se faire repérer ! »

La fratrie arriva devant le trou profond qui allait devenir la tombe de Kyron et accessoirement les fondations d’un ensemble d’immeubles destinés à des familles de la classe moyenne ; ils s’aperçurent qu’il était tellement grand que s’ils y balançaient quoi que ce soit, ça se verrait immédiatement.

« Attendez, ça ne faisait pas partie du plan, ça. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Lizzie, paniquée. On ne peut pas juste le balancer là-dedans.

— Tu sais combien valent mes tuyaux ?! glapit Danny. Pas question qu’on le balance avec !

Un fort bruissement retentit.

— C’était quoi, ça ?! » s’écria Dimple.

« Bougez pas, ordonna Nikisha, en levant les mains.

— Qui est là ? demanda Prynce d’une voix qu’il espérait calme.

— Chut ! » rétorqua Lizzie en lui lançant un regard noir.

De nouveau le bruissement. Cette fois, ils constatèrent que cela provenait des buissons hauts situés derrière une tractopelle.

« C’est ta copine Karen, plaisanta Prynce.

— Arrête de déconner ! explosa Lizzie, ahurie. Tu ne peux pas prendre cette histoire un peu au sérieux ?

— Ne fais pas attention ! commenta Nikisha.

— C’est le stress, expliqua Prynce. C’est un réflexe.

— Ou la manifestation d’un traumatisme, ajouta Dimple même si ce n’était ni le moment ni l’endroit pour partager les bases de psychanalyse qu’elle avait apprises sur TikTok.

— Je vais voir ce que c’est. »

Danny s’élança à toute vitesse vers le buisson avant qu’aucun d’eux n’ait le temps de lui dire que ce n’était pas une bonne idée.

Plus il se rapprochait, plus le bruissement s’amplifiait. Alors que Nikisha, Dimple, Lizzie et Prynce l’observaient, tétanisés à l’idée de voir quelqu’un surgir du buisson, un renard bondit et les dépassa en courant.

Dimple fut tellement soulagée qu’elle éclata en sanglots.

« Par pitié, Dimple, fit Nikisha, tu pleureras plus tard. Il faut que l’un de nous saute là-dedans et creuse un trou. On y jette le corps et on le recouvre.

— J’y vais, dit Prynce, en enlevant son sweat.

— Merci, souffla Dimple. Vraiment.

— Oh, c’est rien, fit Prynce en haussant les épaules. J’aime bien faire de l’exercice !

— Hé, les gars, on est là en train de discuter alors que le temps presse, commenta Lizzie qui regardait tout autour pour sonder les lieux. Je vais voir si je trouve une pelle.

— Super, merci. Je vais commencer par creuser à mains nues, dit Prynce en regardant au fond du trou. Je me rends pas trop compte de la profondeur. »

Danny, qui avait détaché la corde des tuyaux, en tendit un bout à Prynce.

« Accroche-toi à ça et je te descends.

— Est-ce que je retourne faire le guet ? proposa Dimple.

— Ouais. Mais t’éloigne pas trop, répondit Nikisha. Tout va bien se passer. »

Dimple acquiesça puis s’éloigna lentement en regardant prudemment autour d’elle.

Lizzie revint avec une pelle.

« Où est Prynce ? »

De sa main libre, Danny indiqua le fond du trou.

« J’y suis ! chuchota Prynce depuis les profondeurs de la fosse.

— OK. Je te lance la pelle, prévint Lizzie très doucement.

— Fais attention à pas me… Aïe ! Merde ! jura Prynce alors que la pelle lui percutait l’épaule.

— Pardon, murmura Lizzie.

— Y a pas de mal ! lança Prynce en se mettant au travail.

— Vous avez quelque chose de prévu demain ? demanda Danny à Nikisha et Lizzie. Enfin je veux dire aujourd’hui. Quelle heure il est ?

— Il est 4 h 37, indiqua Lizzie en regardant sur son téléphone.

— Comment ça se fait que tu aies ton téléphone ? Je vous avais recommandé de les laisser chez Dimple. Rappelle-toi ce que je vous ai raconté à propos des antennes-relais ! Si tu reçois un texto, on pourra te repérer.

— Détends-toi, il est en mode avion. Je ne suis pas débile. »

Nikisha fronça les sourcils, vexée que Lizzie ait raison, même si en l’occurrence c’était préférable.

« Je dois déposer Marley chez sa mère demain matin avant d’aller travailler », dit Danny qui se frottait les yeux de sa main rêche. Il avait l’air épuisé. « En ce moment, je fais le plus d’heures possible pour lui payer une bonne crèche.

— Il a quel âge ? demanda Lizzie.

— Un an et demi. Ce môme, c’est toute ma vie. Je ferai n’importe quoi pour lui. Attends, je vais te montrer une photo.

— Tu lui montreras une autre fois. » Nikisha posa la main sur l’avant-bras de Danny afin d’éviter qu’il sorte lui aussi son téléphone. « Tu lui enverras demain.

— T’as choisi son prénom pour… Bob Marley ? demanda Lizzie.

— Ouais !

— T’avais des choses à prouver parce que ta mère est blanche, c’est ça ?

— Enfin, Lizzie ! » dit Nikisha les dents serrées.

Danny rit.

« Je sais qu’elle rigole ! »

Lizzie ne plaisantait pas vraiment. Elle demanda à Danny où vivait la mère de Marley.

« Ah ! elle et moi on se parle plus beaucoup, tu sais. On s’entendait plutôt bien, on déconnait pas mal ensemble. Et puis elle est tombée enceinte, elle voulait pas du bébé mais je l’ai suppliée de le garder. Je lui ai dit qu’elle aurait pas à s’en occuper… Mais je pensais pas qu’elle me prendrait au mot.

— Mince, dit Lizzie. Je suis désolée, Danny.

— C’est comme ça, répondit-il sur un ton enjoué. Enfin bref. Et toi, avec ta copine, vous voulez des enfants ?

— T’es au courant qu’elle a une copine, toi ? demanda Nikisha. Je ne vous savais pas si proches !

— C’est que je les aperçois souvent ensemble à Brixton, main dans la main, elles sont vraiment trop mignonnes.

— Attends, renchérit Lizzie. Tu m’as vue ? Récemment ? Et tu ne m’as même pas dit bonjour ?

— Ouais, je t’ai reconnue. Je me souvenais de toi petite. Quand on était allés dans ce parc débile. Tu sais que de retour chez moi j’avais vomi ma glace ?

— Pourquoi t’es pas venu me saluer ? demanda Lizzie, que la potentielle intolérance au lactose de Danny n’intéressait pas du tout.

— Je savais pas comment tu réagirais. J’ai eu peur de te faire honte, vu que t’es du genre chic et apprêtée. Alors que moi, ben…

— Ben quoi ? demanda Lizzie.

— Ben, je suis toujours en tenue de travail et négligé. Je pense pas que t’aurais aimé qu’on nous voie ensemble.

— N’importe quoi, fit Lizzie étrangement contrariée, alors qu’elle savait que Danny avait raison. Pour qui tu me prends ?

— OK ! murmura Prynce avant que Danny ait pu répondre. J’ai fini !

— T’es sûr ? chuchota Danny.

— Ouais, dépêche-toi, je suis claustrophobe !

— Alors pourquoi t’es desc… commença Lizzie. Oh, laisse tomber.

— Lizzie, va chercher Dimple pendant que Danny et moi, on va récupérer Kyron dans le fourgon, spécifia Nikisha.

— On ferait peut-être mieux de la laisser se remettre tranquillement ? répondit-elle sans sourciller.

— Elle va vouloir lui dire adieu.

— C’est vrai », approuva Lizzie.

En partant chercher Dimple, elle se retourna et fit dégringoler quelques briques dans le trou.

« Putain ! Aïe ! Mais sortez-moi de là au lieu de me balancer des trucs ! » souffla Prynce.

En général, il était plutôt presque trop décontracté mais son flegme avait été mis à rude épreuve au fond de cette fosse.

« Non ! chuchota Nikisha. On y est presque. Tout ce qu’il te reste à faire, c’est enlever le corps de la bâche et l’enterrer.

— Pourquoi Danny le fait pas ? s’indigna Prynce.

— Parce que lui, on ne pourra pas le hisser hors du trou, murmura Lizzie. Sans vouloir te vexer.

— Ça me vexe pas, dit Danny. J’ai travaillé dur pour gagner en masse.

— En fait, t’es sérieux depuis le début quand tu dis ça ? questionna Lizzie.

— Bien sûr ! Quand j’étais en prison, tout ce que je faisais c’était manger des nouilles et faire de la muscu.

— T’as été en prison ?

— Ouais. »

Cette information n’enchanta pas Lizzie. Cela signifiait que Danny était habitué à ce genre de situation. Ce n’était rien pour lui. Il s’en fichait sûrement d’être arrêté. Le cœur de Lizzie s’emballa tandis qu’elle se demandait si le reste de sa fratrie avait également fait de la prison. Pas Dimple, elle était bien trop douce, elle n’aurait même pas réussi à écoper d’une heure de colle au collège. Mais Nikisha, elle, avait dit en avoir bavé, c’était sans doute un euphémisme pour évoquer la prison. Vu ce que sa mère lui avait raconté sur la maman de Nikisha et Prynce, ils avaient sans doute été élevés sans aucune discipline, ce qui signifiait qu’ils pouvaient être des criminels potentiels, voire avérés.

« À quoi tu penses ? demanda Nikisha, sortant Lizzie de sa spirale infernale.

— À rien, répondit-elle sur la défensive. Pourquoi ?

— Parce qu’on dirait que t’es en train de porter un jugement sur ce que vient de dire Danny, fit Nikisha en levant un sourcil. Arrête ça tout de suite. »

Lizzie n’en revenait pas : mais pour qui se prenait-elle pour lui parler ainsi ? Nikisha avait beau être l’aînée, cela ne l’autorisait pas à l’entraîner dans ses galères et à lui parler sur ce ton.

« Tu peux aller chercher Dimple ? insista Nikisha. Danny, allons récupérer le corps. »

Lizzie trouva Dimple assise sur un tas de dalles en béton, cachée en retrait de l’entrée du chantier et luttant pour garder l’œil ouvert.

« J’ai vu personne, dit-elle.

— Tu frissonnes, observa Lizzie. T’es en état de choc.

— Ça va. J’ai froid, c’est tout. Où sont les autres ?

— Prynce est dans le trou, Danny et Nikisha s’occupent du co… de Kyron. Tu veux lui dire au revoir avant qu’on l’enterre ? Tu devras faire vite. »

Dimple hocha la tête. L’esprit confus et les idées floues, elle emboîta le pas à Lizzie qui marchait vers le futur tombeau de Kyron, à un rythme que Dimple peinait à suivre.

« Qu’est-ce qui vous a pris autant de temps ? siffla Prynce depuis le fond du trou, au retour de ses demi-sœurs. J’ai l’impression que c’est moi qu’on enterre !

— Chut ! commanda Lizzie. Ceci dit, il a raison, qu’est-ce qu’ils fabriquent ?

— Peut-être qu’ils se sont fait prendre par la police ? dit Dimple, apeurée. Oh mon Dieu ! C’est ça. La police les a arrêtés. À l’heure qu’il est, ils sont en prison et tout est de ma faute.

— Mais arrête ! T’exagères pas un peu, là ? On aurait entendu des sirènes. Reprends-toi.

— Je n’arrive pas à croire que j’aie pu faire ça, pleurnicha Dimple en s’élançant vers l’entrée du chantier.

— Franchement, je passe une soirée for-mi-dable, marmonna Lizzie en lui courant après.

— Y a quelqu’un ? » lança Prynce.

Quand Dimple eut rejoint les autres, elle vit son demi-frère et Nikisha, tous les deux les mains sur les hanches en train de fixer l’intérieur du fourgon.

« Oh, Dieu merci, vous êtes là ! chuchota Dimple, des larmes de soulagement embuant ses yeux. Vous avez mis tellement de temps ! J’ai cru qu’on vous avait attrapés.

— Eh bah ! T’es plutôt rapide pour ton indice de masse corporelle, éructa Lizzie.

— Pardon ? » pesta Dimple. Elle avait supporté beaucoup de choses ce soir, mais elle n’allait pas laisser passer ça. Pas cette fois.

« Quoi ? souffla Lizzie. Tu ne vas pas me dire que ça te vexe ?

— Si. Bien sûr que si !

— Les filles, murmura Nikisha.

— T’as un IMC élevé, c’est un fait.

— Un fait ? répéta Dimple en levant légèrement le ton.

— Les filles, reprit Nikisha un peu plus fort.

— Et c’est reparti pour un tour, encore un sujet sensible…

— Les filles, taisez-vous ! siffla Nikisha en posant fermement une main sur l’épaule de chacune.

— Quoi ? » firent-elles à l’unisson.

Nikisha fronça les sourcils l’espace d’une seconde, le cerveau en ébullition.

« Quoi ? insistèrent Dimple et Lizzie. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il… n’est plus là. » Nikisha pointait du doigt l’intérieur du fourgon vide. « Le corps a disparu. »