Lizzie remonta à l’arrière du fourgon et, la détermination prenant le pas sur la force, elle s’attela à déplacer les échelles, les balais et les robinets qui traînaient.
« Je pense pas qu’il se cache derrière un balai, observa Danny.
— Lizzie, fit Nikisha très calmement. Arrête. Va chercher Prynce. On va tous remonter dans le fourgon en silence et repartir. D’accord ? Et veille à ce que Prynce nettoie bien la pelle. »
Lizzie acquiesça avant de filer.
« Nik… commença Dimple, complètement paniquée.
— J’ai dit en silence, coupa Nikisha. Tout le monde dans le fourgon ! »
Quelques minutes plus tard, Lizzie et Prynce étaient de retour. Dimple était assise à l’avant à côté de Danny, tandis que Nikisha se tenait adossée au véhicule.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Prynce.
— Combien de fois va falloir le répéter ? » Nikisha montra du doigt la camionnette qui vrombissait déjà, prête à partir. « Dans le fourgon. Et que ça saute !
— Bien chef ! » Prynce bondit à l’arrière, suivi de Lizzie, qui avait l’air anéantie.
Nikisha se glissa près de Dimple à l’avant.
« Démarre, fit-elle à Danny.
— T’as attaché ta ceinture ?
— Danny, pitié », dit-elle en levant les bras au ciel.
Quand ils furent assez éloignés du chantier, Nikisha brisa le silence qui n’était pas sans rappeler celui qu’ils avaient connu il y a si longtemps à bord de la Jeep dorée.
« Bon. Il se peut que Kyron ne soit pas mort. Dimple, t’es sûre d’avoir vérifié son pouls ?
— Oui, et je n’ai rien senti.
— Lizzie, t’as pas pensé à vérifier ? continua Nikisha.
— Je te signale que toi aussi, t’étais présente à ce moment-là ! protesta-t-elle. T’avais qu’à le faire ! Au lieu de nous aboyer dessus, toujours à donner des ordres sans jamais lever le petit doigt.
— J’ai trouvé le plan, je te rappelle, lui remémora Nikisha. Et tu es l’étudiante en médecine.
— Eh bien, en tant que médecin en devenir, quand j’ai vu tout ce sang j’ai supposé qu’il était mort. Ça corroborait les propos de Dimple.
— Tu sais ce qu’on dit : faut jamais rien prendre pour argent comptant ! plaisanta Prynce.
— Oh toi, ne commence pas. »
Danny décida d’intervenir.
« Écoutez les gars, se disputer arrangera rien. Soit quelqu’un est venu prendre Kyron, soit, comme l’a dit Nikisha, il s’est réveillé et a filé. Je propose de partir à sa recherche en roulant.
— D’accord, répondit Nikisha.
— Inutile de vous rappeler qu’il habite juste en bas de cette rue, précisa Dimple. Il est peut-être tout simplement rentré chez lui.
— Ou, avec un peu de chance, vu sa blessure à la tête, il ne sera pas allé bien loin.
— Avec un peu de chance ? reprit Dimple, outrée.
— Tu m’as comprise, soupira Nikisha. Restons concentrés.
— Vous savez ce qui m’énerve dans tout ça ? s’exclama Lizzie.
— Je t’en prie, dis-nous. » Nikisha se tourna vers Lizzie, prête à en découdre.
« Quand la police va découvrir le pot aux roses, ils vont nous prendre pour un gang. Toute ma vie, j’ai réussi à éviter ça… pour finir membre d’un gang ! » Lizzie croisa les bras.
« Qu’est-ce qu’y a de mal à ça ? demanda Danny. Pour certains, le gang fait office de famille.
— Oh, mon Dieu ! »
Lizzie se prit la tête entre les mains.
« Tu sais, ils diront plutôt qu’on est complices, suggéra Prynce. Parce qu’on ressemble pas vraiment à un gang.
— De toute façon, Kyron n’ira pas voir la police, précisa Dimple. Je vous le jure, s’il est dans son état normal ce n’est pas possible.
— Comment tu peux savoir ? demanda Lizzie.
— Il déteste les flics encore plus que moi. Non, le pire scénario serait qu’il revienne avec ses potes. Ça, il vaudrait mieux pas.
— Je ne veux pas être mêlée à tout ça. Je n’ai rien demandé, moi !
— Je sais, dit Nikisha. On le sait tous. Mais il faut qu’on se serre les coudes là. »
Danny conduisit jusqu’à l’aube mais aucune trace de Kyron.
« Il faut que j’aille déposer Marley chez sa mère dans quarante-cinq minutes, bailla Danny en frottant ses yeux fatigués et rougis.
— OK. Il y a peu de chances qu’on le retrouve maintenant, concéda Nikisha. Attendons de voir s’il prend contact avec Dimple. On avisera ensemble à ce moment-là.
— Qu’est-ce qu’il va me dire ? »
Dimple recommença à pleurer.
« Je n’en sais rien ! s’écria Nikisha. Mais on réglera ça le moment venu. »
Danny tapota l’épaule de Dimple.
« Allez, ça va aller, sœurette.
— On a tous besoin de sommeil. »
Si s’occuper de faire disparaître un corps n’avait pas posé de problème à Nikisha, gérer toutes ces ondes négatives la dépassait.
« Bon, je dépose qui en premier ? » demanda Danny.
Nikisha se tourna vers le fond du fourgon.
« Prynce d’abord, puis Lizzie. »
Mais en regardant de plus près, elle s’aperçut que Prynce dormait et que Lizzie avait filé en douce.
« Prynce ! hurla Nikisha pour le réveiller.
— Quoi ? Quoi ?
— Où est passée Lizzie ?
— Elle est là. » Prynce fit un geste vers sa droite avant d’ouvrir les yeux et de comprendre qu’elle n’était visiblement plus à sa place. « Oh merde !
— Oh merde, en effet, répéta Nikisha en levant les yeux. Comment ça se fait que personne ne l’ait entendue descendre ?
— À ma décharge, je dormais, se défendit Prynce.
— Moi, j’ai cru entendre quelque chose il y a environ une heure, mais j’ai pensé qu’un truc avait dégringolé à l’arrière quand Danny a freiné sec à un feu ! murmura Dimple, l’estomac à nouveau en déroute.
— Freiné sec ? s’indigna Danny, choqué. J’espère que tu critiques pas ma conduite. Parce que s’il y a bien une chose que je sais faire, c’est conduire.
— Et réparer les toilettes, intervint Prynce. Vous croyez qu’elle est allée voir les flics ?
— Oh misère ! » Dimple baissa le regard sur ses genoux, elle avait la tête qui tournait. « Misère, misère, misère.
— Si elle est intelligente, elle n’ira pas les voir, dit Nikisha, dont la voix était à la fois désespérée et menaçante. Elle avait sans doute juste besoin d’être un peu seule.
— Quelqu’un connaît son adresse ? On devrait peut-être aller l’attendre devant chez elle ? proposa Danny. Je vais envoyer un message à ma mère pour qu’elle emmène Marley à la crèche.
— Non, dit Nikisha en secouant la tête, je ne suis pas passée la prendre chez elle. Je lui avais donné l’adresse de Dimple pour qu’elle me rejoigne sur place. Je l’appellerai plus tard dans la journée. Pas de panique, je contrôle la situation. Je vais vous dire ce qu’on va faire : rien. On va rien dire. Rien faire. »
Dimple acquiesça. Vingt-quatre heures plus tôt, son plus grand souci était de savoir si ses cheveux étaient suffisamment hydratés. Nikisha se tourna vers elle.
« Et toi, tu dois absolument te retenir d’appeler Kyron. S’il est en bonne santé, ce que nous supposons, il reviendra vers toi. Tu me préviens dès qu’il te contacte et je ferai passer le message, d’accord ? »
Tout le monde approuva ce plan.
« Et s’il s’en prend à moi ? » demanda Dimple.
Nikisha sourit et une lueur effrayante traversa ses yeux sombres.
« S’il te touche, sa vie ne vaudra plus la peine d’être vécue.
— Hé, les gars, sourit Prynce, si papa nous voyait ! » Danny exprima son désaccord d’un claquement de langue et Dimple d’un grognement. Nikisha tchipa pendant presque une heure.
Quand Danny déposa Nikisha et Dimple à Herne Hill, le soleil d’hiver étincelait sur le givre matinal.
Nikisha lui avait demandé de les laisser au bout de la rue au cas où Karen serait déjà aux aguets.
« À bientôt, dit-il comme elles se glissaient hors du fourgon. Envoyez-moi un texto dès que vous aurez besoin de moi.
— Ce ne sera pas long », répondit Nikisha en fermant la portière.
Dimple ne réussit qu’à faire un signe de la main. Elle prononça un faible « merci » alors que Danny redémarrait.
Elles marchèrent jusqu’à la maison en silence. Elles étaient trop exténuées pour faire la causette.
« Tu vas rentrer et vérifier le sol une dernière fois, mettre les vêtements que tu portes dans un sac et le cacher », intima Nikisha en arrivant au niveau de sa voiture. Elle déverrouilla sa portière et glissa ses os fatigués dans le siège conducteur. « Compris ? N’oublie pas de faire un peu de cuisine pour cacher l’odeur de javel. »
Dimple acquiesça.
« Et si on te le demande, tu n’as pas vu Kyron. Et comme tu l’as ignoré, tu penses qu’il a enfin compris que c’était fini entre vous. » Nikisha donnait les instructions à sa sœur avec calme et efficacité.
« Dernière chose, fit Nikisha alors que Dimple commençait à frissonner. Ces marques autour de ton cou, elles vont bleuir. Il faut les dissimuler. Mais prends-les en photo quand elles seront au plus noir. »
Dimple hochait la tête, même si elle avait du mal à enregistrer toutes ces informations. Elle regarda Nikisha s’éloigner, remonta l’allée et introduisit sa clé dans la serrure, les mains tremblantes.
« C’était qui ? »
Dimple fit un bond et lâcha ses clés lorsque la tête de Karen surgit sur le pas de sa porte d’entrée.
« Pardon ? demanda-t-elle en reculant.
— Tu es bien matinale, observa Karen. Ou bien tardive, tout dépend de comment on voit les choses.
— Oh oui. » Dimple ramassa ses clés. « Je ferais mieux d’aller me coucher !
— Ça faisait longtemps que je ne t’avais pas vue avec de la compagnie. » Karen sourit sans desserrer ses lèvres fines. « Surtout après hier soir, je me dois de te poser la question, tu comprends ? Ce quartier a toujours été tranquille. C’est important qu’il le reste.
— Euh, oui… c’était ma grande sœur », se justifia Dimple, alors qu’elle n’avait aucun compte à lui rendre. Karen avait toujours considéré de son devoir de surveiller le voisinage, quand bien même personne dans l’impasse ne le lui avait jamais demandé et ne répondait à ses messages dans le groupe de discussion. « À plus tard !
— Dimple ! insista Karen. Tu es sûre qu’il ne s’est rien passé hier soir ? Peter et moi avons vraiment entendu des bruits bizarres provenant de chez toi.
— C’était la télé, sourit Dimple. Ma sœur et moi, celle qui vient juste de me déposer, on regardait un film expérimental très étrange au sujet de…
— Vous avez regardé un film ensemble hier, et elle te redépose chez toi ce matin ? la coupa Karen, suspicieuse, épargnant ainsi à Dimple la nécessité d’inventer une intrigue de film. Comme c’est bizarre… »
Dimple plissa les yeux. Karen la sonda. Pour accélérer les choses, Dimple fit semblant de frissonner.
« Très bien, pépia Karen, tu devrais aller dormir un peu alors. »
Entrant finalement chez elle, Dimple se dit qu’elle n’avait pas fini d’en entendre parler.
Elle fut frappée par l’odeur de javel. Elle dut reculer et ressortir dans la cour de devant pour éviter les haut-le-cœur.
Elle entra de nouveau dans la maison en se couvrant le nez et la bouche avec sa manche et gagna rapidement la cuisine. Elle alluma la lumière, inspecta le sol, les placards et le plan de travail avant d’ouvrir les fenêtres, malgré le froid glacial dehors. Ensuite elle vérifia qu’il n’y avait plus aucune trace de sang sur le tapis.
Satisfaite – si on pouvait le formuler ainsi – que tout soit propre, Dimple se dirigea vers le frigo pour prendre le récipient de soupe que sa mère lui avait laissé. Elle le transvasa dans une casserole posée sur la plaque de cuisson et chercha dans le congélateur quelque chose à mettre au four, pour multiplier les chances de dissimuler l’odeur de javel.
Elle en sortit une pizza surgelée et alluma le four. Ses mains tremblaient toujours et elle sentait qu’elle pourrait se mettre à vomir si elle se laissait aller.
Pendant que la nourriture cuisait, Dimple monta dans sa chambre se déshabiller. Elle fourra les vêtements dans une taie d’oreiller qu’elle cacha sous son lit. Elle prit ensuite une douche pour effacer toute trace de cette nuit. Elle se frotta et se gomma le corps jusqu’à ce que ses bras et ses jambes rougissent. Elle vida un flacon entier de gel douche au fruit du dragon de la marque Faith In Nature, celui que sa mère achetait à Waitrose et qu’elle lui recommandait d’utiliser avec parcimonie. La jeune femme sentait incroyablement bon, mais sa peau était irritée. Les marques au cou aussi lui faisaient mal.
Après s’être séchée, ce qui ne fut pas sans douleur, Dimple traîna son pauvre corps fatigué en bas et éteignit le four et la plaque. Elle mit la soupe et la pizza à la poubelle. Elle déposa les différents emballages dans le bac à recycler. Elle était trop fatiguée pour se soucier des nombreuses bouteilles de vin éclusées par sa mère. Elle s’en préoccuperait quand elle aurait dormi.
Dimple avait réussi à dormir une heure d’affilée, tout au plus. Elle avait surtout fixé le plafond et, à peine assoupie, s’était réveillée nauséeuse, comprenant que les événements de la veille n’étaient pas un cauchemar.
Elle ne serait jamais sortie de son lit si sa mère n’était pas rentrée à la maison, criant son nom dans l’escalier à maintes reprises.
« T’as commandé ET fait réchauffer une pizza ? demanda Janet quand sa fille pénétra dans la cuisine.
— Hein ? marmonna Dimple en frottant ses yeux fatigués.
— Le bac de recyclage est plein à craquer. T’étais affamée ou Kyron est passé par là ?
— J’avais juste super faim. » Son ventre se noua à la mention du nom de Kyron. « Bref ! Comment se sont passées tes vacances ? Tu t’es bien amusée ?
— Tu sais quoi ? Je ne repartirai plus jamais en vacances avec cette femme.
— Mais c’est ta meilleure amie, maman.
— Raison de plus pour ne pas repartir en vacances avec elle ! », décréta Janet.
Elle continua à parler mais Dimple était complètement ailleurs. Elle voyait les lèvres de sa mère bouger mais ne comprenait pas un traître mot.
« Hé ! » Dimple refit surface lorsque sa mère lui saisit le poignet. « Ça ne va pas ?
— Si, désolée. C’est à cause de mes règles, elles sont assez douloureuses.
— Mais tu n’as pas tes règles en ce moment ! Elles commencent dans cinq jours.
— Je voulais parler du syndrome prémenstruel. Il faudrait peut-être que je change de pilule, parce que celle-ci ne me convient pas du tout.
— Ah. Eh bien, oui, surveille ça et préviens-moi si t’as besoin de voir ma gynécologue. Elle est vraiment bien, tu sais.
— Je n’hésiterai pas, maman. Bon, je crois que je vais aller me recoucher.
— OK, dit Janet qui regardait sa fille sortir de la pièce d’un pas lent et maladroit. Et merci d’avoir nettoyé la cuisine.
— Quoi ? fit Dimple avant de s’arrêter dans l’embrasure de la porte pour se retourner.
— J’ai dit merci d’avoir nettoyé la cuisine. Je n’ai jamais vu mon parquet aussi propre !
— De rien. »
Dimple sourit faiblement. Elle quitta la pièce et s’accrocha de toutes ses forces à la rampe d’escalier avant de vaciller.