7

« Ouaouh, il est super beau, tu ne trouves pas ?

— Si, il est magnifique. Même malgré ces marques de griffure. Il a de ces yeux noirs !

— Il ressemble à Denzel Washington en jeune, nan ?

— Tu trouves ? Je dirais plutôt à… c’est quoi son nom déjà ?

— Qui ?

— Mais si, tu sais ! Le grand Noir, le beau gosse. Celui qui joue le détective en costume qui court partout.

— Aaah. Idris quelque chose ?

— C’est ça : Idris Elba.

— Ouais, t’as raison. Bon sang, qu’est-ce que je ne donnerais pas pour passer une demi-heure avec Idris Elba ! Je suis dispo n’importe quel jour de la semaine !

— En fait, il me fait plutôt penser à l’acteur qui a gagné l’oscar.

— L’oscar pour quoi ?

— Oh ! je sais plus, mais il est du coin. Ma fille l’adore ! Comment il s’appelle ? Daniel quelque chose…

— Ah, Daniel Kaluuya.

— Exactement ! »

Kyron, qui ne ressemblait absolument pas à Denzel Washington, ni à Idris Elba et encore moins à Daniel Kaluuya, ouvrit doucement les yeux et tenta d’identifier la source de ces comparaisons erronées. Sa vision trouble finit par se préciser pour laisser apparaître deux femmes blanches d’âge mûr, qui se penchaient au-dessus de lui.

« Oh, regarde ! Il se réveille ! BONJOUR TRÉSOR ! ÇA VA ?! » hurla la première.

Kyron voulut lui demander où il se trouvait mais seule une quinte de toux sèche sortit de sa bouche.

« Si j’étais toi, je n’essaierais pas de parler pour le moment, mon trésor, tu as été intubé, expliqua gentiment la seconde dame en se penchant trop près de lui. Détends-toi. »

Kyron regarda sur sa droite et vit le soleil d’hiver percer à travers d’épais nuages gris. Il referma les yeux et se laissa emporter par le sommeil.

 

Lorsqu’il se réveilla de nouveau, il étudia les dalles carrées et blanchâtres du plafond au-dessus de lui, et s’aperçut qu’il faisait nuit. La pleine lune, énorme, éclairait la pièce. En baissant le regard, il vit qu’au lieu de son survêtement gris il portait une blouse d’hôpital bleu et blanc, et qu’il était allongé dans un lit qui n’était pas le sien. Il se mit à paniquer. Était-il mort ? Non.

Il prit le temps de respirer un peu et comprit que s’il l’avait été, il ne porterait pas une blouse d’hôpital. Il était manifestement dans un lit médical et il avait un peu le tournis. Il secoua la tête dans l’espoir que les choses reviennent à la normale mais c’était douloureux, alors il se résigna à ce que tout reste flou et moelleux autour de lui.

Kyron avait envie de pisser. Il voulut s’élancer hors du lit mais comprit que pour l’instant il ferait mieux d’éviter les mouvements brusques. Alors, doucement, il souleva ses jambes et posa les pieds à terre pour se lever. Une fois debout et stable, après plusieurs tentatives, il fut retenu en arrière par une perfusion attachée à sa main : sa mission « trouver des toilettes » était compromise.

« C’est quoi ce bordel ?! » s’exclama-t-il en arrachant l’aiguille de sa veine saillante.

Il avait vu ça dans des films mais ne pensait pas que ça faisait aussi mal, surtout quand la bande adhésive qui maintenait l’aiguille sur son bras lui arracha quelques poils.

Il regarda le sol en lino gris. Ça lui glaçait les pieds. Si seulement il avait sa paire de claquettes. Il sortit de la chambre et tomba sur un jeune infirmier blanc, assis à un bureau. Kyron s’approcha si discrètement que l’infirmier n’eut pas le temps d’abaisser son livre.

« Où sont les toilettes ?

— Oh mon Dieu ! » L’infirmier sursauta, faisant valser son livre en l’air. « Vous m’avez fait peur. »

Kyron fronça les sourcils.

« Moi, je vous ai fait peur ?

— Désolé, oui, vous m’avez surpris !

— Sérieux, mec ? Mais t’es dans un hôpital qui grouille de monde ! »

L’homme eut un petit rire forcé.

« Oui, eh bien, il faut croire que j’ai peur du noir alors ! »

Kyron avait trop envie d’uriner pour chercher à comprendre ce que l’infirmier sous-entendait.

« Où sont les toilettes ? Vous auriez pas une paire de chaussons à me prêter ?

— On en a plus, désolé. » L’infirmier haussa les épaules. « Mais les toilettes sont juste là, à droite.

— Est-ce que je peux au moins récupérer mes baskets ? J’ai trouvé aucune de mes affaires près de mon lit.

— Ah oui, dit l’infirmier d’un air entendu. Si vous vous sentez mieux, on vous expliquera tout dans la matinée. »

Kyron avait encore la tête qui tournait. Il prit la direction des toilettes. À chaque pas supplémentaire, le froid du lino contre ses pieds nus devenait plus désagréable. Arrivé sur place, il avait tellement besoin de se soulager qu’il ne prit pas la peine de fermer la porte.

Ensuite, en se lavant les mains, il examina son visage dans le miroir. Il grimaça en passant ses doigts sur les trois profondes crevasses qui parcouraient sa joue. Les plaies étaient indolores parce qu’il était sous analgésique, mais il avait grimacé car elles n’étaient pas belles à voir. Il avait mauvaise mine en plus. Des cernes qu’il n’avait pas auparavant le marquaient. Et surtout un gros bandage lui barrait la tête, de l’oreille gauche à la tempe droite.

Il se sécha les mains avec quelques feuilles de papier avant de toucher son bandage. Il sentit sous ses doigts une épaisse compresse de gaze à l’arrière de sa tête. Il appuya dessus. Une douleur le transperça immédiatement, elle était si violente qu’il se pencha au-dessus de l’évier, prêt à vomir.

Comme rien ne venait, il se redressa, le souffle court. Après avoir repris sa respiration et une fois la douleur atténuée, il se plaça de profil pour enlever le bandage et tirer sur la gaze ensanglantée. Il ne voyait pas sous la peau, mais quelqu’un lui avait rasé l’arrière du crâne et ce n’était pas une réussite. Son coiffeur n’allait pas être content.

Kyron laissa tomber la compresse de gaze dans l’évier et passa doucement ses doigts sur la zone qu’elle recouvrait. Il sentit des points de suture et se souvint du jour où, enfant, il s’était ouvert la jambe en jouant au foot et avait atterri sur un morceau de verre dissimulé dans l’herbe.

« Mais putain qu’est-ce qui s’est passé ? » se demanda-t-il.

 

Le lendemain matin, Kyron se réveilla, une infirmière blonde et rondelette à son chevet. Elle était en train de vérifier ses fonctions vitales.

« Où est mon téléphone ? » grogna-t-il d’un ton bourru.

Il n’avait pas voulu paraître grossier, simplement il n’avait pas encore récupéré toute sa voix.

« Bonjour ! » répondit-elle gaiement.

Kyron la reconnut. C’était soit l’infirmière qui l’avait comparé à Denzel Washington ou Daniel Kaluuya, soit celle qui lui trouvait des ressemblances avec Idris Elba.

« Je suis contente que tu te réveilles, trésor, dit gentiment l’infirmière. Comment tu te sens ? »

Kyron se sentait moins embrumé que la veille. L’arrière de sa tête le lancinait.

« Ouais, ça va.

— Eh bien, on va te faire passer un scanner pour s’assurer que tout va bien.

— Un quoi ?

— Un scanner de la tête. Mais t’inquiète pas, ton pouls et ta tension sont stables. »

Kyron fixait l’infirmière en essayant de comprendre ce qu’il foutait là.

« Tu peux me donner ton nom, trésor ?

— Euh oui. C’est Ky… Kyle… », mentit Kyron.

Elle n’avait pas besoin de connaître son vrai nom.

« OK, Kyle. Je vais aller te chercher quelques toasts. Ensuite, dès que t’auras pris un bon petit déjeuner, la police viendra te voir.

— La police ? dit-il en se redressant si vite qu’il fit sursauter l’infirmière. Mais pourquoi ?

— Ben, on t’a retrouvé au bord de la route avec le crâne fracassé. On doit en informer la police.

— Je veux pas voir les flics ! » Kyron secoua la tête, sans se soucier de la douleur. « Pas besoin de la police.

— Écoute. » L’infirmière baissa d’un ton. « S’il s’agit d’une histoire de gang…

— De gang ? Nan, c’est pas ça. Mais dites-leur que je veux pas les voir. J’ai dû avoir un… accident. »

L’infirmière n’avait pas l’air convaincue.

« Où est mon téléphone ? demanda-t-il, avec cette fois une certaine urgence dans la voix.

— On a mis toutes tes affaires en lieu sûr, au cas où on devrait les remettre à la police comme preuves, mais t’inquiète pas, tu les récupéreras bientôt. » L’infirmière sourit. « Mais si tu connais par cœur le numéro d’un de tes proches, peut-être celui de ta mère ou de ta copine, je peux leur passer un coup de fil pour les tenir au courant de la situation.

— Mais je suis où ?

— À l’hôpital King’s de Camberwell.

— Vous pouvez me rapporter mon téléphone, s’il vous plaît ? » demanda-t-il en posant doucement la main sur le bras de l’infirmière.

Elle se pinça les lèvres.

« Bon, d’accord.

— Vous pouvez me ramener toutes mes affaires ? J’ai un médicament à prendre qui se trouve dans ma poche » – il mentait évidemment – « et j’ai aussi besoin de mes claquettes ; le sol est gelé et votre collègue infirmier m’a dit hier soir que vous aviez plus de chaussons.

— Oui, on en manque en effet, de ça comme du reste, mon trésor. »

L’infirmière leva les yeux au ciel en s’éloignant.

À son retour, elle lui tendit un sac plastique transparent contenant ses affaires. Il vit que son survêtement était couvert de sang.

« Jill, tu peux venir voir une seconde ? »

Une autre infirmière avait penché la tête dans l’encadrement de la porte. Sa voix ne semblait pas paniquée mais ses yeux écarquillés indiquaient qu’elle avait besoin d’aide immédiatement.

« Je reviens dans une minute, Kyle, déclara l’infirmière déjà sur le pas de la porte.

— Merci, Jill », répondit-il en se mettant debout.

Il vida le contenu du sac plastique sur le lit et s’habilla. Le sang avait durci le tissu de ses vêtements.

Kyron enfila ses chaussettes et ses baskets, fouilla dans ses poches pour vérifier que ses clés et sa carte de transport s’y trouvaient bien. Son téléphone était là, lui aussi, mais il y jetterait un œil plus tard. Il fallait d’abord sortir de cet hôpital.

Il tournait et virait dans le bâtiment, sa tête et sa blessure qui s’était rouverte l’élançaient toujours et il crut qu’il n’en sortirait jamais. Tous ces longs couloirs se ressemblaient. Il plissait les yeux, essayant de déchiffrer les panneaux, les différentes zones et les noms des services. Où se trouvait le panneau SORTIE ?

« Excusez-moi ? » l’interpella une femme. Kyron se pétrifia. Un flot d’adrénaline déferla dans ses veines. « Excusez-moi jeune homme ? »

Kyron devait se décider : la confrontation ou la fuite.

« Hé, toi, là-bas, avec du sang sur le survêtement ! »

Cette fois, ce serait la fuite. Il s’élança, les murs et le sol beiges se brouillant sur son passage. Il courait aussi vite que sa tête lancinante le lui permettait. Soudain, il la vit. La sortie. Il continua jusqu’à tomber sur des portes automatiques. Elles s’ouvrirent si lentement qu’elles le stoppèrent dans son élan et l’empêchèrent de passer à travers de façon spectaculaire.

Il faisait un froid de canard dehors. Kyron sentit ses jambes se liquéfier, alors au lieu de se remettre à courir il marcha aussi vite que possible en s’assurant que personne ne le suivait. Il atteignit le haut de la colline puis Ruskin Park. Il se faufila à l’intérieur et ralentit le pas pour finalement s’arrêter au niveau d’un banc.

Il se laissa tomber dessus et se pencha en avant, le visage entre les jambes pour ne pas s’évanouir. Il resta dans cette position, l’air froid lui battant le dos, jusqu’à ce que sa tête cesse de tourner et que la douleur diminue.

Kyron ne voulait pas rentrer chez lui, pas dans cet état. Il devait faire profil bas pendant un moment mais, où qu’il aille, il devait se décider sans plus attendre. Il avait l’impression que sa peau absorbait tout le froid. Il commença à s’avancer vers l’arrêt de bus, mais vu les taches de sang sur ses vêtements utiliser les transports publics allait être un peu compliqué. Il choisit donc d’appeler un Uber, mais en sortant son téléphone de sa poche il vit que sa batterie était dans le rouge et tenta d’ignorer les notifications qui apparaissaient sur l’écran. Elles venaient principalement de sa mère éplorée, Lynette. Des centaines de petites icônes vertes l’avertissaient qu’il avait plein de textos et de messages WhatsApp en attente.

Kyron les balaya d’un coup de pouce et commanda un Uber à l’entrée du parc.

 

Nikisha avait dit à Dimple de continuer sa vie comme si de rien n’était. Une semaine s’était écoulée depuis ce qu’elle appelait dans sa tête « l’incident ». Elle se prépara donc de la manière qui lui semblait la plus adéquate, c’est-à-dire en se maquillant. Elle n’avait plus besoin de dissimuler les marques sur son cou. Elles avaient fini par disparaître, mais Dimple les avait photographiées quand elles étaient au plus noir, comme Nikisha le lui avait recommandé. Elle se trouva meilleure mine que les jours précédents et partit rendre visite à Roman. Le meilleur ami de Kyron.

« Alors, quoi de neuf ? » demanda Dimple comme elle faisait glisser ses jambes sur les genoux de Roman. Elle lui sourit, puis ses yeux vagabondèrent sur les marques de varicelle de sa peau marron foncé. Elle posa sa main sur son visage pour toucher une des cicatrices. C’était doux comparé au reste de son visage rugueux.

« Aïe, qu’est-ce que tu fais ? fit-il en reculant la tête.

— Ben quoi ? dit Dimple en retirant la main.

— Arrête avec tes trucs cucul.

— Pourquoi ?

— Tu sais très bien pourquoi.

— Mais je ne lui ai pas parlé depuis des lustres. »

Dimple, à bout de nerfs, avait mal au ventre. Elle s’attendait à ce que Roman lui révèle avoir vu Kyron et être au courant de tout. Au lieu de quoi, il lui rétorqua :

« Oui, mais c’est comme ça que vous fonctionnez tous les deux. »

Dimple se détendit légèrement. Avec un peu de chance, Kyron se faisait oublier pour l’instant et contre-attaquerait plus tard.

« Toi et ton délire hypocrite de “meilleur couple d’Internet”. Je dois me farcir ton cinéma dans tes vidéos, et quand vous cassez ça continue, je suis toujours aux premières loges : tu m’envoies un texto pour rappliquer ici. C’est pareil à chaque fois. Tu sais pas ce que tu veux, Dimple ! lança durement Roman.

— Ah oui, tu regardes mes vidéos ? Nan mais sérieusement, cette fois, c’est fini. Vraiment.

— Tu dis ça à chaque fois. » Roman se leva du canapé et quitta le salon. « Tu sais que Kyron est mon pote. Tu sais très bien qu’on se parle.

— Tu t’en vas, là ?

— Nan, je me sers juste un truc à boire. J’en ai besoin. »

Dimple étendit ses jambes sur le canapé et saisit la télécommande. Elle cherchait quelque chose qu’ils pourraient regarder ensemble, mais ce n’était jamais simple. Ils avaient des goûts différents. Dimple n’était pas compliquée, mais Roman n’aimait que les documentaires sur les stars du rap et leur réussite. Elle faisait défiler les programmes un par un, comme paralysée par l’indécision, le doigt bloqué sur la flèche de la touche « suivant ».

Son téléphone sonna. Elle ne quitta pas des yeux l’écran de la télé, mais tendit l’oreille pour savoir s’il s’agissait d’une seule sonnerie (une notification WhatsApp, Insta ou Twitter), de deux (un iMessage) ou d’une sonnerie répétée (un appel). C’était la dernière option. Elle n’aimait pas les coups de fil. Elle jeta un œil sur le téléphone et se redressa immédiatement lorsqu’elle vit qui l’appelait.

Le cœur de Dimple s’emballa en apercevant le nom de Lynette. Quand cette dernière raccrocha enfin, elle en eut la respiration coupée.

« Qu’est-ce qui t’arrive, demanda Roman qui revenait dans la pièce. T’as vu un fantôme ou quoi ? »

Dimple clignait des yeux et déglutissait avec difficulté, le manque de salive dans sa gorge lui faisait sentir le moindre muscle situé entre sa mâchoire et sa poitrine.

« J’imagine qu’il vient de t’envoyer un message et que tu vas y répondre direct, cracha Roman en se laissant tomber à côté d’elle. Je te l’avais dit ! C’est systématique !

— Non. » Elle posa sa main sur le genou de Roman tandis qu’elle se levait. « Il faut juste que je sorte passer un coup de téléphone.

— Mets pas ta main sur mon genou, fit Roman en la repoussant. C’est fini tout ça. Tu me prends pour un con ou quoi ?

— Mais non, enfin ! Attends une seconde ! » murmura Dimple en franchissant la porte pour s’esquiver dans le couloir. Elle descendit les marches, son téléphone dans sa main libre, et mâchonna sa lèvre inférieure quelques instants.

Elle resta fixée sur la notification d’appel manqué, se demandant pourquoi elle ne l’avait pas vu venir et pourquoi Nikisha ne l’avait pas briefée pour ce cas de figure.

Dimple fit une capture d’écran, balaya la notification et retrouva son fil de discussion avec Nikisha. Elle allait lui faire suivre la capture d’écran quand elle se souvint que sa sœur lui avait fermement interdit d’envoyer quoi que ce soit au sujet de Kyron. Finalement, elle l’appela. Chaque nouvelle sonnerie lui donnait des bouffées de chaleur. Nikisha finit par répondre, mais Dimple ne se sentit pas soulagée pour autant.

« Bonjour sœurette », fit calmement Nikisha. Sa voix était toujours tranquille, posée et mesurée. Ce qui, en fait, désarmait totalement Dimple.

« Salut, dit-elle d’une voix rauque. T’es dispo ?

— Je peux me libérer, t’es où ?

— Je suis chez un ami, à Gipsy Hill.

— Envoie-moi l’adresse par texto et je te retrouve sur place. Donne-moi une demi-heure, le temps de déposer Amara chez son père.

— Désolée, Nikisha.

— C’est comme ça ! À tout à l’heure. »

 

Les trente minutes passèrent très lentement. Pendant l’absence de Dimple, Roman avait choisi un documentaire, mais ni l’un ni l’autre ne s’y intéressait. Dimple était traversée par toutes les émotions possibles et imaginables, pendant que Roman fulminait en silence dans le canapé à côté d’elle, se demandant comment il en était arrivé à devenir l’amant de la copine de son pote. À l’école, sa première petite amie l’avait trompé, à la suite de quoi il s’était promis de ne jamais sortir avec une fille déjà en couple, mais Dimple lui faisait un effet qu’il ne s’expliquait pas et il n’arrivait pas à se détacher d’elle.

Lorsque Nikisha finit par la biper, Dimple bondit du canapé.

« Où tu vas comme ça ? lui demanda Roman. On est en plein milieu d’un docu, là, meuf.

— J’ai un truc à régler. Ma demi-sœur m’attend dehors.

— Ta demi-sœur ? T’as pas de demi-sœur.

— Si ! J’en ai même deux. Et deux demi-frères aussi.

— N’importe quoi !

— Pourquoi je déconnerais là-dessus ? J’ai vraiment quatre demi-frères et sœurs. Du côté de mon père.

— Tu m’en as jamais parlé.

— Je n’ai pas grandi avec eux alors j’en parle pas souvent.

— Écoute, te fatigue pas à raconter des craques juste pour pouvoir le rejoindre. »

Dimple renversa la tête en arrière et se demanda ce qui l’attirait chez ces mecs paranos.

« Nikisha est l’aînée, après il y a Danny. Lizzie a le même âge que moi et Prynce est le petit dernier. Il a la même mère que Nikisha. Nous, les trois autres, on a tous une mère différente. »

Roman laissa échapper un long sifflement.

« Eh ben, ton père avait de l’énergie à revendre à ce que je vois !

— Ouais… J’en ai pour deux minutes. Tu peux vérifier par la fenêtre si tu ne me crois pas. Je dirai à Nikisha de te faire signe. »

Dimple chaussa ses baskets et laissa la porte entrouverte. Elle descendit l’allée et ouvrit brutalement la portière de la voiture. Elle frissonna en s’installant à l’intérieur.

« Salut. Merci d’être venue si vite.

— De rien, dit Nikisha en souriant et en coupant le contact. Qu’est-ce qui se passe ?

— La mère de Kyron m’a appelée, fit Dimple en regardant s’évanouir le sourire de sa sœur. Elle est passée à la maison l’autre jour. Oh mon Dieu, fais pas cette tête ! Je suis restée au lit et ma mère l’a renvoyée, elles ont toutes les deux cru que j’étais malade. Mais s’il avait refait surface et qu’il lui avait tout raconté ?

— Dimple, t’étais censée me tenir au courant. Est-ce que t’as répondu à son coup de fil ?

— Non. Elle a raccroché. Mais je ne sais pas quoi faire. Est-ce que je lui envoie un message pour lui dire que je suis désolée d’avoir manqué son appel ? Ou je la rappelle ? Mais si je lui téléphone, je ne sais pas quoi lui dire. Je devrais peut-être la contacter tant que t’es là. T’en penses quoi ? débita Dimple d’un trait avant de reprendre son souffle.

— OK, du calme. C’est qui lui… là-bas ? »

Dimple suivit le regard de sa sœur et aperçut Roman en train de les observer depuis la fenêtre de son salon.

« Oh, c’est Roman. Fais-lui un signe s’il te plaît. »

Nikisha agita lentement la main dans sa direction.

« Mais c’est qui, ce Roman ?

— C’est Roman. »

Dimple haussa les épaules en ramenant le regard droit devant elle. La nuit tombait et elle concentra son attention sur le vacillement des lampadaires.

« C’est un ami ? »

Dimple rit, mal à l’aise.

« Pourquoi tu me demandes ça ?

— Je suis ta sœur. Je te pose des questions. »

Dimple tira le pare-soleil pour se regarder dans le miroir.

« Oui, on peut dire que c’est un ami.

— Un ami avec qui tu couches ?

— Nikisha ! » Dimple se sentit rougir. « Pourquoi tu veux savoir ça ? T’es ma demi-sœur !

— Ta sœur. Bon, je ne t’ai pas demandé de coucher avec moi, détends-toi ! Tu réagis vraiment comme une fille unique. »

Dimple y réfléchit une seconde.

« Ouais, t’as raison, dit-elle. Mais c’est bizarre de parler de sexe avec toi. En famille je veux dire, tu vois ?

— Je suis ta grande sœur ! On peut se parler de tout. Et c’est ce qu’on devrait faire.

— D’accord, mais pour l’instant, est-ce qu’on peut parler de ce qui nous préoccupe ? Qu’est-ce que je fais avec la mère de Kyron ?

— OK. » C’était au tour de Nikisha de regarder droit devant elle, l’air absorbé. « Tu la rappelles. Inutile de mentionner Roman. En fait, rappelle-la tout de suite, dans la voiture : dis-lui que t’étais en train de faire quelque chose de pénible, genre des courses. Pas que t’étais avec des amis, hein ! Tu sors d’une rupture, souviens-toi. »

Dimple approuva.

« Ah oui, merde, t’as raison. En plus, je n’ai pas vraiment d’amis.

— Tu prends la voix la plus triste possible et tu lui demandes des nouvelles de Kyron. Si elle te demande si tu l’as croisé, tu ne lui dis pas quand tu l’as vu pour la dernière fois. Reste floue. Pas de jour précis, pas d’heure. Si elle insiste pour que tu lui donnes une date, tu dis que tu ne te rappelles plus, qu’à cause de la rupture t’as perdu la notion du temps, ou un truc du style. Ensuite tu dis que tu dois filer, parce que t’es en voiture et que tu dois décharger tes courses.

— OK. » Dimple sortit son téléphone de sa poche. « Maintenant ? J’y vais ? »

Nikisha hocha la tête.

Dimple tapa le nom de Lynette et appuya sur l’icône haut-parleur. Elle se mordit la lèvre pendant que ça sonnait et se tourna vers Nikisha qui articulait silencieusement « Tout va bien. ».

« Allô ? »

La voix de Lynette brisa le silence et remplit l’habitacle de la voiture, que Dimple, oppressée, trouva soudain trop petit et étouffant. Elle se concentra sur sa respiration.

« Bonjour Lynette, c’est Dimp. Désolée d’avoir manqué ton appel, j’étais en train de faire des courses à Sainsbury’s. J’avais besoin de quelques trucs à manger, de bain moussant et de papier toilette.

— Reste floue, articula Nikisha. Détends-toi. »

Lynette n’avait que faire de la liste de courses de Dimple.

« Dimp, quand as-tu vu Kyron pour la dernière fois ? »

Elle semblait fatiguée. Sa voix paraissait enrouée et lointaine.

« Je… je ne sais plus trop. On a pris nos distances, tu sais. Depuis que je lui ai dit qu’on devrait rester amis, je n’ai plus de nouvelles. Comment il va ? »

Nikisha hocha la tête et articula « Bien ».

« Ça fait plus d’une semaine, Dimp. » La voix de Lynette chevrota en prononçant le prénom de Dimple. « Il ne m’a jamais laissée sans nouvelles aussi longtemps.

— C’est étrange. T’es sûre qu’il ne fait pas juste le mort ? C’est bien son genre. Il me faisait souvent le coup, il ne me donnait plus de nouvelles pendant des semaines. J’avais l’impression qu’il me ghostait complètement. »

Nikisha dévisagea sa sœur, la prévenant par télépathie de ne pas en dire trop.

« J’ai appelé tout le monde, Dimp. Je sais que vous avez rompu juste avant mon départ, mais je t’appelle parce que je sais aussi à quel point il t’aime encore. Il a mauvais caractère, c’est sûr, mais c’est parce qu’il est trop plein d’amour. Il ne sait pas comment s’y prendre. Ça le déborde complètement. »

Nikisha leva les yeux au ciel.

« Est-ce que je peux faire quelque chose pour t’aider ? » demanda Dimple.

Nikisha attrapa le téléphone pour désactiver le micro.

« Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Je n’en sais rien ! Je me suis sentie coupable !

— Allô ? T’es là Dimple ? s’enquit Lynette.

— T’écarte pas du script, ordonna Nikisha avant de remettre le micro.

— Dimp ? T’es là ? » Entendre la voix plaintive et de plus en plus triste de Lynette brisa le cœur à Dimple.

« Je suis là, oui, pardon. Ça capte mal, désolée.

— Ne t’excuse pas, Dimp, tu n’as rien fait de mal. Mais écoute, ton aide me serait précieuse.

— Tout ce que tu veux ! »

C’était plus fort qu’elle, elle ne pouvait pas s’en empêcher.

Nikisha coupa à nouveau le micro.

« Pour une fille unique, je te trouve bien altruiste », remarqua-t-elle, sarcastique.

Elle pinça les lèvres et expira bruyamment par ses narines dilatées.

« Je ne savais pas quoi dire ! »

Dimple remit le micro.

« Eh bien, j’ai pensé… tous ces gens qui regardent tes vidéos…, reprit Lynette.

— Ouais, pas tant que ça », objecta Dimple. Elle ne voulait pas lui donner de faux espoirs. Une nouvelle fois.

« Je me disais que tu pourrais faire un petit appel vidéo, enchaîna Lynette. Tout le monde saura de qui il s’agit puisqu’ils vous voient ensemble depuis un bail. Tu pourrais mettre sa photo en ligne et demander aux gens de me contacter si jamais ils le voient ? »

Dimple lança un regard à Nikisha qui le lui rendit aussitôt.

« Non », articula Nikisha. Elle secoua la tête si vigoureusement que le foulard enroulé autour de son crâne faillit tomber.

« Bien sûr, Lynette », fit Dimple en soutenant le regard de Nikisha.

Cette dernière se pencha en avant, sa tête vint alors frapper le volant et déclencha le klaxon.

« Bon, il faut que j’y aille ! Je dois décharger mes courses ! »

Dimple essayait d’être la plus naturelle possible.

« Passe une bonne fin de week-end, ma chérie. Et dis-moi dès que la vidéo sera prête, que je puisse la partager avec le reste de la famille. Lundi peut-être ?

— OK pour lundi. Pas de problème. Super. Je t’enverrai le lien dès que j’aurai fini.

— À quelle heure ? pressa Lynette.

— Sérieux ? laissa échapper Nikisha plus fort qu’elle n’aurait dû.

— T’es avec quelqu’un ?

— Non, non, personne. Je dois y aller, Lynette ! Je te ferai la vidéo pour lundi. À plus ! »

Dimple posa le téléphone et souffla un grand coup.

« T’es contente de toi ? demanda Nikisha.

— Tu m’aideras à faire la vidéo, s’il te plaît ? »

Nikisha dévisagea sa sœur pendant un temps extrêmement long.

« Descends de ma voiture », finit-elle par exiger.

 

« Vous parliez de quoi ? interrogea Roman lorsque Dimple fut de retour. Vous aviez l’air de vous disputer, mais le regard fixé sur le tableau de bord !

— Oh, non, on parlait à quelqu’un au téléphone.

— À ton père ? »

Dimple rit, elle eut l’impression que ça ne lui était pas arrivé depuis des mois. Elle en avait pas mal bavé ces derniers temps et les choses n’allaient pas en s’améliorant.

« Non, pas du tout ! On était avec la mère de Kyron.

— Quoi ? » Roman se prit la tête entre les mains. « Alors comme ça, ta nouvelle frangine connaît Kyron et vous papotez ensemble au téléphone avec sa mère ? Est-ce qu’elle sait qui je suis au moins ?

— Mais non, ce n’est pas ça !

— C’est quoi alors ?

— Lynette croit que Kyron a disparu.

— Quoi ? Nan, il se fait juste un peu oublier je pense.

— Apparemment, il a vraiment disparu, dit Dimple pour tâter le terrain. T’as eu de ses nouvelles récemment ?

— Bah, j’ai cru qu’il se faisait discret pendant un moment, c’est tout. Personne sait où il est ?

— Non, il a disparu. C’est justement ça le problème.

— Merde. Alors tu mentais pas quand tu disais que c’était vraiment fini entre vous ? »

Dimple acquiesça.

« Je suis crevée. On peut aller se coucher ? »

Roman se leva et l’entraîna avec lui.

« Tu peux m’apporter un verre d’eau, s’il te plaît, lui demanda-t-elle. Je vais prendre une douche. »

Roman fit oui de la tête et se dirigea vers la cuisine en traînant des pieds.

 

Dimple envoya un texto à Janet, qui se faisait déjà un sang d’encre, pour la prévenir qu’elle restait dormir chez une amie. Sans laisser le temps à sa mère de lui répondre qu’elle n’en avait pas, elle activa le mode avion de son téléphone et se mit à penser à ce qu’elle allait dire dans l’appel à témoins pour Kyron. C’était toujours sous la douche qu’elle se préparait le mieux pour ses vidéos. Il était peut-être mort. Après être sorti du fourgon, il avait dû partir se cacher quelque part le temps d’échafauder un plan, et il avait tout raconté par écrit si bien qui l’incident ne tarderait pas à se savoir ; ensuite il était mort de ses blessures. Même si elle espérait un autre dénouement, cette option simplifiait vraiment les choses.

Elle sortit de la douche, s’enroula dans la serviette spéciale que Roman lui avait achetée quand elle avait commencé à rester dormir chez lui, et se plaça devant le miroir. Elle en essuya la buée et observa son reflet. Elle sourit et commença à réciter son speech en silence.

« T’as fini ? »

Roman frappa à la porte de la salle de bains et l’arracha à sa répétition privée.

« Oui, une minute. »

Elle se fixa dans le miroir pendant quelques secondes. Elle était soucieuse, sans trop comprendre pourquoi. Elle ne savait pas vraiment ce qui la préoccupait. Et c’est ce qui l’inquiétait le plus.

Dimple gagna lentement la chambre de Roman.

« Tu peux allumer le chauffage ? » lui demanda-t-elle.

Il était déjà au lit, ses lentilles de contact enlevées et remplacées par des lunettes, le nez dans son téléphone. Éclairé par la lumière tamisée de sa lampe, elle le trouvait encore plus beau. Elle ne le lui avait jamais avoué, parce qu’elle craignait qu’il la traite de nunuche ou qu’il lui reproche de prendre leur « histoire » trop au sérieux.

Leur « histoire » n’avait jamais eu de nom. Elle avait rencontré Roman en même temps que Kyron, mais ce dernier s’était montré plus intéressé. Entre elle et Roman, il s’était tout de suite passé quelque chose de bien plus fort et profond que ce que Kyron et elle partageraient jamais, mais Dimple avait décidé de ne pas y prêter attention. Jusqu’au jour où…

Kyron l’attirait ; il était formidable et elle ressentait une excitation et une satisfaction extrêmes lorsqu’il lui donnait des nouvelles après des semaines de silence ou qu’il la suppliait de revenir. C’était toxique au plus haut point, elle en était consciente, mais ce frisson l’emportait sur ce qu’elle éprouvait pour Roman. Aimer quelqu’un l’effrayait. Alors elle aimait jusqu’à un certain point, en gardant le contrôle. Ne pas nommer leur relation les aidait à mettre Kyron de côté. Du moins jusqu’à ce jour, où Roman s’était tout à coup senti blessé dans son orgueil de toujours passer en seconde position.

« Non. T’as qu’à venir te mettre au chaud dans le lit.

— Mais c’est l’air qui est glacé, expliqua Dimple en étendant sa serviette sur le radiateur. Mon visage va être en contact avec le froid et je ne vais pas réussir à m’endormir. »

Elle ouvrit son armoire pour prendre un T-shirt.

« Pourquoi tu mets ça ? fit Roman en jetant son téléphone sur le lit. Viens par ici.

— On peut juste dormir ? » demanda Dimple en enfilant un des T-shirts à manches longues de Roman. Il était trop grand pour elle et lui arrivait aux genoux.

« Qu’est-ce que t’as ? demanda Roman en se redressant et en croisant les jambes. Pourquoi tu veux pas faire l’amour ? C’est pas pour te mettre la pression, j’essaie simplement de comprendre.

— Je suis fatiguée. »

Dimple lui sourit et grimpa sur le lit à ses côtés.

« C’est de ma faute ? J’ai fait quelque chose ?

— Non ! Je me sens toute bizarre et fragile, c’est tout.

— C’est à cause de ce truc ? Le syndrome prémenstruel ? Avant que tu t’énerves, je dis pas ça parce que t’es une femme, même si évidemment t’en es une… je demande juste si ça peut être une explication. Je veux pas que ça fasse “Oh, vous, les meufs avec votre syndrome prémenstruel.” »

Dimple rit et s’imbriqua dans le corps de Roman en fermant les yeux.

« Peut-être que c’est ça. Bonne nuit. »

Roman l’embrassa sur le front et éteignit la lampe.

« Bonne nuit. »

 

« Bonjour à tous ! »

Dimple regardait droit dans l’objectif en affichant un sourire triste.

« Je me repose tranquillement dans ma chambre, là. Je sais que ça fait un bout de temps et j’ai bien reçu tous vos messages, merci, je suis toujours en vie et je vous aime. C’est juste que… aujourd’hui j’ai une faveur à vous demander.

— Une requête plutôt, suggéra Prynce derrière elle.

— Quoi ? » Dimple arrêta l’enregistrement et se tourna vers lui.

Lizzie approuva. Plutôt que d’aller voir la police, elle était rentrée chez elle évaluer les risques et avait décidé de soutenir ses frères et sœurs. On verrait bien comment tout ça finirait. « “Faveur”, ça fait un peu… euh, désespéré. Trop impliquée émotionnellement parlant, tu vois.

— Mais je suis censée être impliquée émotionnellement, rétorqua Dimple. Je m’apprête à demander à des gens s’ils ont vu mon ex qui reste introuvable. Je dois paraître triste et implorante.

— Ouais, je suis d’accord avec Dimple, ajouta Danny du pas de la porte. “Requête” fait un peu trop sérieux.

— T’as qu’à dire “Je vais avoir besoin de votre contribution”, suggéra Nikisha, assise sur le lit. Comme ça, tu demandes de l’aide tout en les incluant. »

Les autres acquiescèrent.

Dimple se repositionna face caméra et enclencha l’enregistrement.

« Sois un peu plus sympa aussi, conseilla Prynce.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? soupira Dimple en coupant à nouveau l’enregistrement et en se tournant vers eux.

— Ben, demande-leur comment ils vont par exemple ! Je sais que c’est toi qu’ils regardent, mais ça doit aller dans les deux sens. »

Dimple leva les yeux au ciel et se replaça.

« Bon, maintenant vous vous taisez, s’il vous plaît. Qu’on en finisse avec cette vidéo !

— Non, mais t’es au courant qu’on s’est tous rendus disponibles pour venir t’aider, là ? fit remarquer Lizzie. Juste pour être sûre, parce que si c’est pour nous envoyer bouler…

— Mais oui elle sait, elle est juste tendue. Allez, tu vas y arriver. Une seule prise, c’est parti », tempéra Danny.

Dimple allait commencer lorsque le téléphone de Prynce sonna. Elle se tourna pour le dévisager alors qu’il décrochait.

« Quoi de neuf, Tajaana ?… J’allais justement t’appeler, tu sais. Tu fais quoi ce soir ?

— Prynce ! trancha Lizzie. Il faut qu’on actionne, j’ai autre chose à faire, moi. »

Il agita la main dans sa direction.

« … C’était juste ma sœur Lizzie. Tajaana, arrête. J’ai personne d’autre… Je te promets ! Pourquoi je te mentirais, bébé ? Écoute, je suis occupé là, mais je te rappelle plus tard, d’accord ? Ouais. Toi aussi. »

Prynce raccrocha et rangea son téléphone dans sa poche.

« Et de trois… si je compte bien ! lança Dimple.

— Et alors ? J’ai beaucoup d’amour à donner. »

Dimple reprit.

« Bonjour à tous, j’espère que vous allez bien. Je… »

Prynce l’interrompit.

« Désolé, un dernier truc. Tu devrais baisser un peu la lumière. Créer une ambiance plus triste. Là, c’est un peu trop clair et joyeux. Tu saisis le truc ?

— Non pas du tout, répondit platement Dimple.

— Mmm, il n’a pas tort, confirma Lizzie.

— Ah ! pardon, vous avez suivi le même cours de cinéma, c’est ça ? s’énerva Dimple.

— Fais ce qu’il dit pour voir », renchérit Nikisha.

Dimple diminua l’intensité de l’anneau lumineux.

« Tout le monde est content, c’est bon ? L’équipe est bien hors champ ?

— Oh, t’as du caractère quand tu veux, hein !? rit Danny.

— Hé oui ! fit Dimple.

— T’as faim ? demanda-t-il. J’ai du chocolat dans la voiture, je peux aller t’en chercher.

— Je ne veux pas de chocolat, je veux juste boucler cette prise.

— Très bien. J’essayais seulement d’aider. »

Dimple lança l’enregistrement.

« Salut à tous, j’espère que vous allez bien en ce lundi. Je m’excuse de ne pas avoir donné plus de nouvelles, mais je ne vous ai pas oubliés. Merci beaucoup, vraiment, à tous ceux qui m’ont envoyé des messages. Je suis restée chez moi pour digérer un peu les choses. Mais… je vais avoir besoin de votre contribution. »

Depuis le lit, Nikisha approuvait de la tête.

« Hier, j’ai parlé à la mère de Kyron, Lynette et… » Dimple fit une pause. « Elle m’a dit que personne ne l’avait vu depuis un moment. Je ne sais pas depuis combien de temps, mais ça a l’air grave. Évidemment, lui et moi on est séparés mais on est restés en bons termes, et même si ce n’était pas le cas je donnerais n’importe quoi pour qu’il aille bien. Alors si vous l’avez vu, ou si vous savez quoi que ce soit, je vous en prie, postez un commentaire. Et Kyron, si tu vois cette vidéo, s’il te plaît, rentre à la maison. Tu nous manques. »

Dimple baissa le regard et expira lentement avant de couper l’enregistrement.

« T’as fait du théâtre ? demanda Prynce.

— C’est vrai, se souvint Danny, t’avais dit que le théâtre était ta matière préférée !

— T’en as fait un peu trop, je trouve, ajouta Lizzie.

— À quel moment ? questionna Dimple en se tournant sur sa chaise.

— Lui sors pas ça, ça va l’énerver, dit Prynce.

— Non, c’est bien d’avoir des retours. » Dimple croisa les bras, sur la défensive. « Pour une prochaine fois.

— Eh bien, j’ai visionné quelques-unes de tes vidéos. Elles sont plutôt pas mal dans l’ensemble, même si t’as pas beaucoup de vues. Mais bon, t’es pas vraiment une influenceuse, ça, tu le sais, expliqua Lizzie tandis que Prynce réprimait un rire. Mais le truc d’être “restés en bons termes”. Tu crois vraiment que c’était nécessaire ?

— C’est rien, commenta Prynce, les gens mettront ça sur le compte de son tempérament émotif et autocentré. Elle est tout le temps comme ça dans ses vidéos, c’est pas comme si ça lui ressemblait pas. »

Dimple rejeta la tête en arrière.

« Vous trouvez ?

— Oui, confirma Danny. Mais c’est ta façon de faire, non ?

— Alors comme ça, vous regardez tous mes vidéos bien tranquilles chez vous, en faisant des commentaires sur les passages à améliorer, c’est ça ? »

La tête inclinée, Dimple attendait une réponse, qu’elle espérait négative.

« Mais non ! » s’exclamèrent-ils en chœur.

Elle ne les crut pas une seconde.

« Si je peux faire une remarque… commença Prynce.

— Une remarque ? coupa Dimple. Tu veux dire une de plus ?

— Tu trouves pas ça un peu fou de demander de “poster un commentaire” si jamais quelqu’un l’aperçoit ?

— Comment ça ? » Dimple était furibonde.

« On parle d’une vie humaine quand même, nan ? C’est un peu déplacé de parler de commentaire quand il est question d’un être vivant, tu crois pas ? Comme si tu réduisais la personne à un problème Internet. Genre, postez votre commentaire ici si ma vidéo vous a plu. C’est un peu violent. »

Dimple plissa les yeux et se demanda si ses frères et sœurs l’aideraient aussi à cacher le corps de Prynce si elle le trucidait là, maintenant, tout de suite.

« T’as quelque chose à manger ? interrogea Danny. Je suis affamé et c’est pas du chocolat qui va me rassasier.

— Oui, répondit Dimple. Il y a du poulet au curry dans le frigo, et aussi du curry végétarien pour toi, Lizzie. Je suis peut-être égocentrique mais je me souviens que tu es végane. » Dimple attendait que quelqu’un relève sa réflexion mais personne n’en fit rien. « Vous pouvez vous occuper du riz pendant que je publie la vidéo, s’il vous plaît ?

— Tu sais pas faire cuire le riz ? interrogea Prynce.

— Merci de te dévouer. » Dimple sourit en essayant de garder son calme. « Tu trouveras tout ce qu’il faut dans la cuisine. »

Danny, Nikisha, Lizzie et Prynce quittèrent la pièce dans cet ordre, et Dimple se mit au travail en les entendant farfouiller dans la cuisine. Elle se demanda à quoi elle devait ce nouveau manque d’assurance qu’elle ressentait depuis peu. À la culpabilité qui lui jouait des tours ? Ou à ces quatre nouvelles personnes dans sa vie, qui n’hésitaient pas à la remettre à sa place dès qu’elle ouvrait la bouche ?

Dimple monta la vidéo ; elle ajouta une photo de Kyron à la fin. Ensuite elle se dit qu’un cliché les montrant ensemble serait plus judicieux pour donner l’impression qu’il lui manquait. De fait, elle se demanda s’il lui manquait vraiment. Pour certaines choses, oui. Mais elle se rendit compte que c’était les petites attentions du début qui lui manquaient : les cadeaux, les marques d’affection et la passion (qui étaient en fait plutôt de l’agressivité). Mais ça avait vite disparu. Au bout de trois mois, il avait cessé toute démonstration d’amour et les deux années et sept mois suivants n’avaient plus été qu’un parcours du combattant au plan émotionnel. Mais comme elle avait déjà annoncé sa relation sur les réseaux sociaux, elle ne pouvait plus rompre avec lui à ce stade sans risquer de passer pour une girouette. Avant de la mettre en ligne, Dimple contempla un instant la photo qui les réunissait et repensa au moment où elle avait été prise. Quelques minutes plus tôt, Kyron lui avait conseillé d’arrêter le chocolat parce que chez elle le gras se logeait aux mauvais endroits.

« Qui êtes-vous ? »

La voix de Janet monta de la cuisine et sortit Dimple de ses pensées.

« Merde. »

Elle dévala l’escalier et s’engouffra dans la cuisine, où elle découvrit sa mère les yeux rivés sur Prynce en train de poser tranquillement un couvercle sur la casserole de riz, Danny, qui tentait de faire marcher le four à micro-ondes, et Lizzie, qui lui expliquait comment s’y prendre. Voir Nikisha se servir une boisson dans le frigo fut certainement pour Janet la goutte d’eau qui fit déborder le vase.

« Maman ! Je ne pensais pas que tu reviendrais si tôt ! lança Dimple en la serrant rapidement dans ses bras.

— Oh, mais tu es là, toi ! » Janet regarda sa fille, perplexe. « Et moi qui pensais que ces inconnus étaient entrés par effraction dans ma cuisine pour se faire à manger !

— Oh ! ce ne sont pas des inconnus.

— Eh bien, t’aurais pu me prévenir avant d’inviter autant d’amis à la maison. Enfin bon, maintenant qu’ils sont là…

— On n’est pas ses amis. » Nikisha posa sa boisson sur le côté en se tournant vers Janet, qui dévisageait les quatre personnes plantées devant elle.

« Maman, je te présente Nikisha. »

Cette dernière sourit.

« Voici Danny. »

Il agita la main, s’avança vers Janet et l’étreignit contre son gré.

« Elle, c’est Lizzie. »

Lizzie hocha la tête et croisa les bras.

« Et enfin Prynce ! Le cadet. Évidemment. »

Ce dernier gratifia Janet d’un grand sourire, ses dents illuminant la cuisine.

« Comment allez-vous ?

— Je vois, répondit Janet d’une voix glaçante. Ce sont tes demi-frères et tes demi-sœurs. »

Dimple constata que sa mère était vive d’esprit.

« On peut se passer du “demi” je pense, déclara Nikisha en souriant. On a tous le même sang. »

Le ventre de Dimple se noua lorsqu’elle se remémora le sang de Kyron sur le sol de la cuisine. Il se passait tellement de choses dans sa tête.

« Depuis quand ça dure… tout ça ? demanda Janet en balayant des mains l’air de la cuisine.

— J’ai croisé Dimple à Croydon il y a quelques semaines et on s’est dit que c’était vraiment dommage de ne pas se connaître alors qu’on est maintenant tous adultes. Alors voilà. On fait connaissance, mentit Nikisha.

— Mmm, fit Janet. Eh bien, continuez à faire comme chez vous, surtout ! Dimp, je peux te parler une seconde ? »

Janet tira Dimple hors de la pièce comme lorsque sa fille était enfant et qu’elle avait fait une bêtise ; en lui administrant un redoutable petit pincement, discret, précis et d’une intensité dont personne ne pouvait se douter.

Quand elle eut poussé sa fille à l’intérieur de leur minuscule cagibi et en eut fermé la porte derrière elles, Janet lui fit les gros yeux pendant un long moment.

« Ils vont penser qu’il y a un problème maintenant. Pourquoi on est là, à discuter dans ce cagibi, maman ?

— Je ne veux pas qu’ils nous entendent !

— Oui, ben j’avais compris. Mais qu’est-ce que tu veux me dire de si urgent qui ne puisse pas attendre qu’ils soient partis ? Ils n’ont pas emménagé chez nous quand même !

— Que font les enfants de Cyril dans ma maison ? cracha de nouveau Janet en levant le ton.

— Ce ne sont pas “les enfants de Cyril”, ce sont mes frères et sœurs !

— À demi seulement. Ne l’oublie pas. Et tu peux m’expliquer comment il se fait que tu ne les aies pas vus pendant des années et qu’ils se retrouvent aujourd’hui dans ma cuisine, en train de vider mon frigo ?

— Maman, qu’est-ce que t’as ? »

C’était la première fois que Dimple voyait cette facette de sa mère. Et elle ne lui plaisait pas.

« Eh bien, rends-toi à l’évidence ! Pourquoi ils n’ont jamais fait partie de ta vie jusqu’à présent, à ton avis ? Ils t’ont vue sur Internet et en ont déduit que tu t’en sortais plutôt bien, que tu avais de l’argent, et ils veulent leur part ! »

Dimple faillit s’esclaffer tellement sa mère était loin du compte.

« Non, maman. Je suis en contact avec Nikisha depuis que j’ai quitté Kyron. Je crois que j’avais besoin d’une grande sœur. »

Elle savait qu’elle blesserait sa mère en disant ça, et c’était plus ou moins le but recherché.

« T’es restée dans ta chambre tout ce temps sans vouloir me parler, mais t’as contacté une inconnue ? »

Janet n’en revenait pas d’une telle trahison.

« Une inconnue ?! lança Dimple, incrédule. Bon, excuse-moi. Je dois retourner les voir. Et ne t’inquiète pas, je leur dirai de quitter ta précieuse maison dès qu’on aura fini de manger. »

Elle passa devant Janet pour retourner dans la cuisine. Prynce servait le riz ; Danny tentait de ne pas se brûler avec le poulet au curry qu’il venait de réchauffer.

« J’ai sorti une assiette pour ta mère, dit Prynce à l’attention de Dimple. Elle a faim ?

— Non, elle va aller prendre un bain. Elle a eu une dure journée.

— Finalement, je crois que je vais d’abord manger avec vous ! s’exclama Janet en entrant dans la cuisine. Asseyons-nous. On pourrait s’installer dans la véranda. »

Comme l’avait décrété Janet, ils s’attablèrent tous, mal à l’aise, à la grande table en bois dans la véranda. Janet s’assit en bout de table, sa fille à sa gauche. À côté de Dimple, il y avait Lizzie et près d’elle se trouvait Danny, face à Janet. Prynce étalait ses coudes sur la table, Danny à sa gauche et Nikisha à sa droite.

« Alors, entonna Janet. Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? Faisons un tour de table. »

Elle saisit sa fourchette, la planta dans un morceau de poulet et regarda sur sa droite.

« Nikisha ?

— Je fais un peu de tout. Mais j’ai surtout deux enfants qui m’occupent bien.

— Ah, ils ont quel âge ?

— Nicky a neuf ans et Amara, deux. Ils sont vraiment fantastiques.

— Ils ont une sacrée différence d’âge ! » Janet rendit son sourire à Nikisha. « Ils ont le même père ?

— Euh, oui. »

Nikisha hocha la tête.

« Je vois. »

Le sourire de Janet se crispa.

« Il faut croire que l’histoire se répète. »

À son tour, Nikisha renvoya son sourire à Janet. On aurait dit un échange de tennis agressif, avec des sourires en guise de balles.

« Et toi, Prynce ?

— J’ai pas d’enfant.

— D’accord… » Janet lui lança un regard narquois. « Un travail peut-être ?

— Oh… Je bricole ici et là. Mais je gagne principalement ma vie en tant que livreur. À vélo. Je livre des trucs, quoi.

— D’accord. » Janet lança un regard insistant à sa fille. « En gros, tu transportes de la drogue, si je comprends bien ?

— Ha, pas du tout, rit de nouveau Prynce. Je livre des repas à domicile !

— Et vous avez tous les deux la même mère ? Bien sûr, j’ai perdu le contact avec votre père il y a des années, mais il me semble avoir entendu parler de ça.

— Oui, de toute évidence, notre mère, ce n’est pas le genre de femme qu’on oublie.

— Sans doute. » Janet pinça les lèvres. « Et toi, Daniel ?

— C’est Danny, la corrigea-t-il. Danny, c’est pas le diminutif de Daniel. C’est bien Danny sur mon certificat de naissance, mon passeport, mon permis, partout.

— Je vois ! Ce n’est pas commun.

— Vous trouvez ? Ben… moi, je suis plombier.

— Et avant ça, t’étais en prison ?

— Maman ! » Dimple se tendit sur sa chaise. « Pourquoi tu demandes ça ? »

Danny acquiesça.

« Oui, oui, c’est vrai.

— Je suis au courant. » Janet avala une gorgée de vin. « J’ai vu passer ton dossier il y a de ça quelques années. Tu sais que je suis avocate, n’est-ce pas ? »

Danny acquiesça de nouveau.

« Et j’ai évidemment tilté sur ton nom.

— C’est comme ça, se justifia Danny. J’étais jeune à l’époque. Inconscient. Mais je regrette rien.

— Tu ne regrettes pas ce que tu as fait ? demanda Janet. Tu devrais pourtant.

— Non, je veux dire… je regrette ce que j’ai fait, oui, mais ça fait pas de moi quelqu’un de mauvais. Vous voyez ce que je veux dire ? En tout cas, j’ai pas honte de mon passé. Je regrette pas ce que j’ai fait parce que ça m’a fait grandir. Et on fait tous des erreurs, pas vrai ?

— C’était quand même une très grosse erreur, non ? »

Janet retrouva le sourire.

Danny ne répondit pas.

« Et toi, Lizzie ? poursuivit-elle.

— Elizabeth pour les gens que je ne connais pas, merci. Je fais des études de médecine.

— Oh ! En voilà au moins une avec un vrai métier !

— Maman ! glapit encore Dimple. Je suis vraiment désolée…

— Mais je te mets dans le lot, Dimple. » Janet reprit une gorgée de vin. « Tu sais très bien que je ne considère pas comme un vrai boulot le fait de s’asseoir devant une caméra trois fois par semaine pour faire la réclame de produits qui arrivent par la poste et encombrent mon couloir.

— Eh bien, je ne suis pas encore médecin, rectifia Lizzie. Et je ne me considère pas, ni moi ni ma profession, au-dessus de Prynce qui livre à domicile. Ni au-dessus de Danny, capable de réparer une chaudière qui alimente des immeubles entiers.

— Je vois que ta mère t’a bien élevée ! »

Nouvelle gorgée de vin.

« Tout à fait. Et être mère célibataire n’a pas toujours été simple pour elle.

— Eh bien, j’en sais quelque chose ! pouffa Janet dont le rire ne trompa personne. Ah ! Ce Cyril Pennington… c’est un sacré numéro. Vous le voyez souvent ? Dimple ne l’a pas vu depuis ses… quel âge t’avais, Dimp ? À peu près vingt ans ? »

Dimple, qui fulminait, ne voulait plus parler à sa mère et encore moins évoquer son père.

Les autres répondirent presque ensemble une version plus ou moins semblable de « Je ne l’ai pas vu depuis des années. »

« D’accord. »

Janet hocha lentement la tête. C’était dur pour elle d’admettre qu’elle avait eu un enfant avec un homme qui avait abandonné toute sa progéniture, sans exception.

« Eh bien, au moins, j’ai essayé de jouer le rôle des deux parents à la fois pour Dimple. Je protège farouchement ma fille. Si quelque chose devait lui arriver, si quelqu’un lui faisait du mal, je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour punir les fautifs.

— Eh bien, fit Nikisha, on est tous d’accord sur ce dernier point au moins ! »

Nikisha et Janet se dévisagèrent comme deux chats féroces prêts à attaquer.

« Je crois qu’il est temps pour nous de partir. »

Lizzie brisa le silence et se leva.

« Mais j’ai pas fini, dit Danny, dévasté à l’idée de laisser un grain de riz au fond de son assiette.

— Mais si ! lui dit Lizzie. On va faire la vaisselle avant de partir.

— Non, ce n’est pas la peine. »

Dimple se leva d’un bond et se mit à débarrasser. Une fois toutes les assiettes dangereusement empilées, elle raccompagna ses demi-frères et sœurs jusqu’à la porte pendant que Janet agitait la main pour leur dire au revoir, ce qui faisait bien trop enfantin pour une femme de cinquante-deux ans.

« Je suis vraiment désolée, gémit Dimple comme ses frères et sœurs sortaient en file indienne et restaient plantés dans l’allée devant la maison, l’air de sortir d’une essoreuse. Je crois que le choc a été trop violent pour elle.

— C’est rien, on comprend. »

Danny croisa les bras.

« Euh, parle pour toi, enchaîna Lizzie. Sans vouloir manquer de respect à ta mère, et ce n’est pas mon genre de critiquer, mais… elle est adulte quand même ! Qu’est-ce qu’elle gagne à nous accuser de venir foutre la merde dans ta vie ? À insinuer qu’on est des voleurs et des gens peu fiables ?

— Je suis désolée, pleurnicha encore Dimple. Elle est vraiment protectrice. Ç’a toujours été comme ça. Elle se battait déjà avec les enfants qui me tyrannisaient à l’école. Tous les profs avaient peur d’elle.

— Faut qu’elle se fasse soigner, marmonna Nikisha en s’éloignant. Tiens-nous au courant pour la vidéo.

— Quelle vidéo ? demanda Dimple.

— La vidéo pour Kyron. » Prynce lui rafraîchit la mémoire.

« Oh ! bon sang, j’avais oublié. Oui, je vous tiens au courant.

— Mais pas par texto, précisa Nikisha.

— Ceci dit, on peut utiliser WhatsApp sans crainte, non ? interrogea Prynce. Tout est chiffré, il paraît ?

— Pas par textos, insista Nikisha. Ni par WhatsApp. Je me fous de ce qu’ils racontent sur leur protocole de chiffrement. On ne peut pas leur faire confiance.

— Oh ! tant que j’y pense, dit Prynce. C’est mon anniversaire la semaine prochaine. Je vais faire une petite soirée, ce serait chouette si vous pouviez venir. »

Dimple les regarda descendre lentement l’allée et rit toute seule en entendant Danny déclarer qu’il était encore affamé. Elle les vit s’éloigner en voiture et leur fit signe de la main quand ils tournèrent au coin de la rue. Elle claqua la porte d’entrée en rentrant.

« C’est ma porte que tu claques comme ça !? s’écria Janet depuis la véranda.

— Maman, comment t’as pu me faire ça ? Ils sont super gentils et je suis contente qu’ils fassent partie de ma vie ! Ils n’ont pas déboulé ici après m’avoir vue sur Internet – ce que tu ne considères pas comme un vrai boulot, j’ai bien compris le message. Quel mal y a-t-il à vouloir les fréquenter ? »

Janet rit méchamment.

« T’es trop jeune. Non, ce n’est même pas ça, t’es trop naïve. Tu ne connais pas les gens ni leurs motivations.

— Non, maman, tu te protèges simplement parce que t’es en colère contre Cyril. »

Dimple ramassa la pile d’assiettes, déterminée à ne pas les laisser tomber au beau milieu de cet important constat.

« Je ne suis pas en colère contre ce type ! balbutia Janet. Il n’en vaut pas la peine !

— C’est ça, maman. »

Dimple rejoignit la cuisine en vacillant et envoya un message à Roman pour lui demander de venir la chercher.

Elle racla les restes au fond des assiettes pour les jeter à la poubelle. Pendant qu’elle remplissait le lave-vaisselle, sa mère tituba dans le salon, un verre à la main, et se laissa tomber dans le canapé.

Dimple sortit un verre du placard et le plaça sous le distributeur d’eau intégré au coûteux réfrigérateur. Un tel luxe lui fit un peu honte. Elle voyait tout sous un angle légèrement différent ces derniers temps.

« Tiens. »

Elle s’approcha à pas feutrés de Janet, lui retira son verre de vin et le remplaça par le verre d’eau.

« Ça va, je n’ai pas besoin d’eau.

— Bois-en un peu, soupira Dimple. Je sors.

— Où tu vas ?

— Je sors, c’est tout ! », lança-t-elle par-dessus son épaule en montant dans sa chambre.

Elle rabattit l’écran de son ordinateur portable et jeta quelques vêtements de rechange dans un sac. Entre-temps, Roman lui avait envoyé un message lui annonçant qu’il l’attendait dehors.

Elle dévala les marches bruyamment et ouvrit la porte d’entrée.

« Salut !

— Dimp ? s’écria Janet.

— Quoi ?

— Nikisha a dit que vous vous étiez rencontrées par hasard à Croydon. Mais tu m’as raconté que tu l’avais contactée suite à ta rupture avec Kyron. Laquelle des deux versions est la bonne ?

— Euh… » Dimple aurait dû se douter que rien n’échapperait à la perspicacité de sa mère. « Les deux. À demain. »

Dimple attrapa son manteau et courut se réfugier dans la voiture de Roman.

 

« T’as vu ça ? » demanda Jenna en se blottissant contre Kyron.

Il sentit son sexe remuer lorsque la poitrine nue de la jeune femme atterrit sur son torse.

« Vu quoi ? » demanda-t-il en ouvrant les yeux.

Il n’était pas encore opérationnel. Pas bien réveillé, il souffrait toujours et n’avait pas rechargé son téléphone. Ayant un sens aigu des priorités, il n’était pas rentré chez lui non plus. Il était venu chez une de ses connaissances, le temps de recoller les morceaux et de comprendre ce qui s’était passé. Jenna était cool. Tout était rose dans son petit studio, mais elle était chouette. Il aimait son côté femme-enfant, son goût pour les lumières féeriques et les bougies. Elle aimait bien le sucer aussi et s’en fichait qu’il ne lui rende pas la pareille. Ce qu’il ne savait pas, c’est que quelqu’un d’autre s’en chargeait à sa place, mais elle était suffisamment intelligente pour le lui cacher. Elle avait plusieurs mecs qu’elle appréciait et voyait à tour de rôle mais elle leur avait dit qu’elle n’était pas disponible cette semaine-là. S’occuper de Kyron était un travail à temps plein. Elle lui avait préparé à manger, nettoyé ses plaies au visage et à la tête, et avait fait en sorte qu’il prenne les antalgiques qu’elle lui avait achetés.

« Ça. »

Jenna lui tendit son téléphone et lança la vidéo pendant que Kyron tenait l’appareil à quelques centimètres au-dessus de sa tête.

« Salut à tous, j’espère que vous allez bien en ce lundi. » C’était la voix de Dimple. « Je m’excuse de ne pas avoir donné plus de nouvelles, mais je ne vous ai pas oubliés. Merci beaucoup, vraiment, à tous ceux qui m’ont envoyé des messages. »

Kyron regarda la vidéo. Une fois terminée, il rendit son téléphone à Jenna.

« Pourquoi ton ex a publié ça ? demanda-t-elle.

— J’imagine que ma mère l’a poussée à le faire.

— Elle t’utilise pour faire du chiffre, tu sais ?! lança Jenna en regardant le nombre de vues que la vidéo avait récoltées. Tu sais, moi, je ferai jamais un truc pareil.

— Pourquoi tu regardes ses vidéos, alors ?

— Quelqu’un me l’a envoyée ! Tout le monde l’a partagée, on la voit partout. »

Kyron resta silencieux. Il n’avait même pas vraiment intégré ce qu’elle avait dit.

« Tu l’as pas encore prévenue que t’allais bien ? demanda Jenna.

— Qui ? Dimple ou ma mère ? soupira Kyron qui revenait à la réalité.

— J’en ai à rien faire que tu préviennes ton ex ! lui fit Jenna en dégageant sa poitrine nue du corps de Kyron.

— Allez, meuf, reviens, insista-t-il en l’attirant de nouveau sur lui. Je retournerai chez moi d’ici un jour ou deux. Faut que je parle à mon pote d’abord, pour voir s’il sait quelque chose. »

 

Kyron s’était tellement reposé qu’il se retourna toute la nuit et finit par renoncer au sommeil. Il se rendit chez Roman de bonne heure. Il savait que son pote se levait tôt pour aller au travail. Arrivé à l’angle de sa rue, il aperçut sa porte entrouverte et le vit sortir de chez lui. Il s’apprêtait à traverser mais s’arrêta net lorsqu’il remarqua Dimple derrière Roman.

Kyron rabattit sa capuche et se cacha derrière un fourgon. À travers les vitres du véhicule, il les observa échanger quelques mots et gestes attentionnés, puis monter en voiture pour filer. Mais qu’est-ce qui se passait, putain ?! Et depuis quand ça durait, tout ce bordel ?! Kyron était tellement furieux qu’il faillit briser la vitre du fourgon derrière lequel il se cachait.

 

Roman devait faire l’ouverture du bureau de pari où il travaillait, alors il avait déposé Dimple chez elle à 6 h 30, soit une heure environ avant le réveil de sa mère. Dimple retira ses baskets pour se faufiler dans l’escalier mais s’arrêta lorsqu’elle entendit renifler dans le salon. Elle fit demi-tour et se dirigea sur la pointe des pieds vers l’origine du bruit.

Elle découvrit sa mère allongée sur le canapé, un verre de vin à la main. Elle soupira en silence avant de s’avancer pour le lui retirer. Elle était trop frustrée pour avoir pitié de Janet. Elle n’avait pas envie que ça recommence. Elle croyait l’alcoolisme de sa mère définitivement derrière elle, grâce à une thérapie intensive suivie quelques années auparavant, mais voilà que ça repartait de plus belle. Elle évalua les deux options qui s’offraient à elle : soit elle la réveillait, mais elle prenait le risque d’enclencher immédiatement une dispute avec sa mère encore ivre avant de réussir à la mettre au lit ; soit elle la laissait là, et reportait la prise de bec à plus tard. Elle avait déjà couché sa mère de nombreuses nuits, alors elle sortit du salon discrètement et monta prendre une douche.

Une fois enroulée dans sa serviette, elle s’empara de son téléphone et s’assit au bord de la baignoire. Pourquoi tant de notifications ?

Dimple ouvrit l’appli YouTube, écarquilla les yeux en découvrant le nombre de gens qui avaient regardé son appel à témoins. Elle enchaîna avec Twitter. Même chose. Instagram : pareil. Des centaines de personnes avaient partagé sa vidéo et elle avait à présent dix fois plus de followers.

Elle retourna sur YouTube et fit défiler les uns après les autres les commentaires laissés sous sa vidéo. Il y avait tellement de messages bienveillants, tellement de gens qui lui promettaient que tout allait s’arranger pour Kyron et qu’ils allaient ouvrir l’œil !

 

« Pauvre Kyron ! On va vite le retrouver, au nom de Jésus. »

 

« Je jure que je l’ai vu hier sur Ladbroke Grove. »

 

Un commentaire lui glaça les sangs.

 

« Cette fille n’est pas du tout crédible. Elle l’a sûrement tué et enterré. »

 

Dimple ne ferma pas l’œil de la nuit. Obtenir un tel afflux d’abonnés était formidable, mais se retrouver aussi exposée lui faisait monter son adrénaline. Les notifications avaient continué de s’intensifier toute la journée, l’attention numérique se déchaînant sous ses yeux. Mais ce commentaire, ce commentaire en particulier, ne la quittait plus et tournait en boucle dans sa tête.

 

« Elle l’a sûrement tué et enterré. »

 

« On peut prendre une autre route ? demanda-t-elle à son chauffeur Uber alors qu’il allait prendre à gauche après la station de Loughborough Junction.

— C’est le chemin le plus court, mademoiselle. »

Le conducteur haussa les épaules, dépassant le Tesco Express à droite et mettant son clignotant.

Quand la voiture tourna au niveau de l’avenue Loughborough Park, Dimple commença à se sentir mal. La nuit qu’ils avaient passée à tenter de dissimuler le corps de Kyron repassait dans sa tête, scène après scène. Son subconscient n’avait jamais cessé de lui ressasser les faits mais revenir sur les lieux du pseudo-crime, c’était plus qu’elle ne pouvait en supporter. Elle ouvrit la fenêtre pour respirer de l’air frais au moment où ils contournèrent le chantier. Elle paniqua en voyant un ruban jaune accroché aux rambardes. Kyron était-il allé voir la police tout compte fait ? La zone était-elle considérée comme une scène de crime ? Et s’il y avait eu une caméra de surveillance ? Son cœur s’emballait.

« Vous pouvez vous arrêter une seconde ? demanda-t-elle au chauffeur. Je ne me sens pas très bien. »

Le conducteur fit crisser les pneus en pilant et Dimple ouvrit la portière. Elle se pencha hors de la voiture pour observer le chantier de plus près.

Une sensation proche du soulagement l’envahit lorsqu’elle s’aperçut que ce n’était pas un ruban de police mais une signalisation mettant en garde contre des produits chimiques dangereux. Son rythme cardiaque redescendit.

« Ça va mieux, dit-elle en fermant la portière. Je me sentais juste un peu bizarre.

— Vous êtes sûre, mademoiselle ? » Le chauffeur se retourna pour la regarder, inquiet que cette fille puisse saloper l’arrière de sa voiture. « Prenez votre temps, vous devriez peut-être sortir marcher un peu.

— Non, non. » Dimple savait que si elle essayait de marcher, elle allait s’effondrer. « Je vais bien, je vous assure. »

 

« Hé ! » Sur le pas de la porte, Lynette tomba dans les bras de Dimple avant même que celle-ci n’ait eu le temps d’enlever ses chaussures.

Le chien de la maison, un bulldog baptisé Larry, se roulait aux pieds de Dimple.

« Bonjour Lynette. Comment ça va ? »

La réponse se lisait dans l’expression de son visage.

La ressemblance entre Lynette et son fils était tellement frappante qu’on pouvait se demander si le père de Kyron avait été présent lors de la conception. La même peau lisse couleur caroube, les mêmes yeux marron foncé bordés d’épais cils raides, le même arc de Cupidon bien dessiné surplombant une bouche douce et large révélant de grandes dents blanches.

« Suis-moi à la cuisine, ma chérie, j’ai une casserole sur le feu. Il fait assez chaud pour toi ? Je sais que tu es frileuse. » Lynette repartit en faisant claquer ses sandales sur le parquet flottant.

Dimple ne souhaitait pas rester, elle voulait faire vite.

« Je n’ai pas faim, j’ai déjà mangé !

— Arrête ! sourit Lynette, le regard tendre et affectueux. Tu ne repartiras pas d’ici sans avoir avalé quelque chose. »

Entrant dans la cuisine tiède et pleine d’arômes, Larry trottant derrière elle en haletant bruyamment, Dimple se dit que la comparaison s’arrêtait là : Kyron avait les mêmes yeux que sa mère, mais son regard restait toujours dur et méfiant. Au contraire, celui de Lynette cherchait la bonté cachée au plus profond de chaque individu. C’est ce regard qui fit culpabiliser Dimple, à tel point qu’elle eut envie de s’arracher le cœur pour l’offrir à Lynette. Elle détestait voir quelqu’un dans un tel état d’agonie émotionnelle, encore plus cette femme qui, pendant les presque trois ans de cette relation en dents de scie, avait été sa planche de salut.

Dimple tira une chaise de la table de cuisine et s’assit. Lynette lui avait déjà installé un set, un couteau et une fourchette.

« Alors, du nouveau ? » demanda Dimple à Lynette.

Cette dernière alluma la cuisinière et souleva le couvercle de la casserole posée devant elle. Lentement, elle prit une cuillère en bois glissée dans une tasse d’eau sur le côté et mélangea le contenu de la casserole fumante. Dimple retint sa respiration tout du long. Cela dura une éternité ; c’était comme regarder un paresseux monter et descendre à un arbre.

« Rien, finit par répondre Lynette. Je vais te réchauffer ça encore un peu. »

Dimple eut soudain peur que Lynette soit au courant de tout et qu’elle ait mis du poison dans sa préparation. Elle décida qu’elle en mangerait quand même, et si c’était empoisonné, eh bien, elle mourrait ; au moins, c’en serait fini de cette vie infernale.

Elle se pencha pour caresser Larry, qui roupillait désormais à ses pieds.

« La dernière fois que je l’ai vu, c’était il y a quinze jours, soupira Lynette. Il était toujours par monts et par vaux, t’en sais quelque chose, mais il était rentré manger le soir avant que je parte pour Antigua avec Ernest. Le lendemain, je lui ai écrit un texto pour lui dire que l’avion était bien arrivé et il m’a répondu de lui envoyer des photos ; au bout de quelques jours, les photos n’arrivaient plus à destination, mais ça ne m’a pas alarmée. Je l’ai appelé pour lui demander de passer voir ma sœur et aussi d’aller s’occuper de Larry mais je suis tombée sur son répondeur, et voilà, c’est tout, Dimp. Je suis rentrée plus tôt que prévu parce que, tu me connais, j’ai commencé à paniquer, à me dire qu’il lui était arrivé quelque chose pendant mon absence… mais une fois de retour il n’y avait aucune trace d’accident ni d’effraction, rien.

— Et ça fait combien de temps maintenant ? demanda Dimple alors qu’elle savait pertinemment que ça faisait exactement une semaine et quatre jours qu’ils avaient tenté d’enterrer le corps de Kyron à quelques mètres de chez Lynette.

— Eh bien, je ne sais pas. Il m’a écrit le vendredi, je suis rentrée plus tôt dans la nuit de mercredi, alors disons environ deux semaines depuis la dernière fois où j’ai eu de ses nouvelles. »

Lynette servit Dimple.

« Merci. »

Dimple se leva pour attraper l’assiette. Elle se sentait tellement coupable qu’elle se prit à espérer que le plat soit vraiment empoisonné.

« J’ai contacté ses copains, et ensuite les hôpitaux : rien. Personne n’a vu mon fils.

— Oh ! là là, fut tout ce que Dimple réussit à articuler.

— Tiens, ma chérie. » Lynette décapsula une bouteille de bière de gingembre et la posa sur un dessous de verre Antigua. « Ta préférée. Je m’en souviens. »

Dimple fit un sourire en guise de remerciement et se prépara à avaler une fourchetée de riz. Elle se dit qu’elle devait se forcer sinon elle aurait l’air coupable.

« Et toi, ma chérie, comment tu vis tout ça ? lui demanda Lynette avec ses yeux toujours aussi doux, tendres et implorants.

— Tout ça quoi ? rétorqua Dimple en contrôlant mentalement sa main pour ne pas renverser le riz.

— Eh bien, toi et Kyron étiez ensemble depuis un moment. » Lynette finit par s’asseoir en face de Dimple. « Je sais que c’était fini entre vous mais les peines de cœur, ça fait toujours mal, non ? Et Dieu sait qu’il t’aimait. Même s’il pouvait être un peu pénible. »

Les sourcils de Dimple se levèrent à l’idée que Kyron pouvait être seulement un peu pénible. En amour, ce type était un véritable terroriste.

« Il me manque évidemment. J’ai cru que son silence prouvait que c’était vraiment terminé entre nous. Tu sais le nombre de fois où on s’est séparés, puis remis ensemble et ainsi de suite. »

Lynette acquiesça aux propos de Dimple, dont le débit était calme et le ton convaincant.

« Donc oui, il me manque, bien sûr. Mais rompre était ce qu’il y avait de mieux à faire pour nous deux, tu sais. Alors maintenant, j’attends juste qu’il refasse surface pour pouvoir le serrer dans mes bras. » Dimple laissa les larmes lui monter aux yeux et repoussa l’assiette. « Je suis désolée, je ne vais pas pouvoir finir, marmonna-t-elle.

— Oh ! ma chérie. Ne t’inquiète pas. Je vais te le mettre dans un tupperware, tu pourras l’emporter. » Lynette posa sa main rugueuse sur celle de Dimple.

« Les flics ont dit quelque chose ?

— Tu les connais. » Par-dessus l’épaule de Dimple, Lynette regarda la photo pendue au-dessus du radiateur qui montrait Kyron bébé. « Ils ont commencé par dire qu’il allait revenir. Je les ai appelés matin, midi et soir et je me suis déplacée au poste tous les jours. Au bout d’une semaine, ils ont déclaré que ça devait être une histoire de gang. T’imagines un peu ! Ils m’ont balancé ça tout de go : “Il faisait partie d’un gang ?… C’est bien le genre à s’attirer des problèmes de ce style.” »

De grosses larmes se mirent à rouler sur ses joues.

« C’était pas du tout son style, renifla Lynette. Et même si ç’avait été le cas, ce n’est pas une raison pour ne pas se lancer à sa recherche. »

Dimple ne put que bondir de son siège pour serrer Lynette dans ses bras – même si cela impliquait de déloger Larry. Elle avait l’impression d’être la pire personne au monde, surtout avec Lynette, si fragile, entre ses bras.

Elle se dégagea pour s’avancer vers le bar. Elle déchira une feuille d’essuie-tout et allait essuyer les larmes de Lynette quand elle se dit que c’était vraiment abusé de sa part de faire disparaître le corps d’un homme et de venir ensuite consoler sa mère éplorée. Surtout si l’homme en question était probablement mort derrière un buisson à cause de blessures qui auraient pu être soignées s’il avait été emmené à l’hôpital.

Elle se rassit et tendit le Sopalin à Lynette qui le prit et se moucha bruyamment.

« Merci, ma chérie.

— Inutile de me remercier. Je vais rester vigilante au cas où quelqu’un le verrait. Ils savent qu’il faut me contacter. »

Avant de partir, Dimple demanda si elle pouvait utiliser les toilettes, ce à quoi Lynette répondit par un simple geste de la main indiquant l’escalier, vu que Dimple avait quasiment habité là pendant les trois dernières années.

Avant de redescendre, Dimple se lava les mains et se faufila dans la chambre de Kyron. Les rideaux étaient tirés. Le lit défait. La chambre semblait hors du temps. Elle savait que Lynette n’y toucherait pas jusqu’au retour de son fils, dont l’odeur imprégnait encore la pièce. Des effluves de 1 Million, de Paco Rabanne, le parfum que Kyron portait en permanence, flottaient légèrement dans l’air.

Dimple se remémora la dernière fois où elle était entrée dans cette chambre. C’était environ deux semaines plus tôt, quand elle lui avait dit qu’elle voulait rompre une bonne fois pour toutes. Elle avait pleuré avant qu’il se mette en colère, il avait retenu ses larmes tant bien que mal, ils avaient couché ensemble et, avant de partir, elle lui avait redit qu’elle le quittait pour de bon. Ensuite, elle était passée chez Roman, s’était simplement allongée à ses côtés et avait trouvé ça plus agréable que de faire l’amour avec lui.

Dimple s’assit au bord du lit de Kyron. Elle était en train de se demander si elle était une mauvaise personne quand Lynette la sortit de ses pensées en pénétrant dans la chambre.

« Il va revenir, Dimp, t’inquiète pas. » Lynette sourit en s’asseyant sur le lit près d’elle. « Je le sens. »

Un court instant, Dimple se surprit à espérer qu’il ne revienne jamais ; elle eut honte de cette pensée. Mais tout serait tellement plus simple s’il restait… introuvable. À ce moment-là, elles entendirent une clé tourner dans la serrure.

« Maman ?! » s’écria Kyron depuis l’entrée. Le sang de Dimple se glaça au son de sa voix.

Kyron referma la porte derrière lui et frissonna au contact de la chaleur intérieure.

« Dieu soit loué !! Ky ?! hurla Lynette sautant du lit et se servant de la cuisse de Dimple comme d’un tremplin. C’est toi ? gémit-elle encore, sortant en trombe de la chambre et dévalant l’escalier. Mais où t’étais passé ? Tu te rends compte de ce que tu m’as fait vivre ? »

Lynette, qui s’apprêtait à le frapper, se ravisa pour le serrer dans ses bras puis se figea en apercevant dans le miroir près de la porte d’entrée les points de suture à l’arrière de sa tête.

« Ky ? » Horrifiée, Lynette recula, trébucha et manqua de tomber. Elle se retint à la rampe en bas de l’escalier. « Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Ça va, maman, je vais bien. C’est pas aussi grave que ç’en a l’air, crois-moi. »

La tigresse endormie en Lynette se réveilla : elle était prête à déchiqueter la gorge à celle ou celui qui avait touché à son fils.

« Qui t’a fait ça ?! » rugit-elle.

Kyron ne l’avait jamais entendue parler sur ce ton. Et pourtant, elle lui criait souvent dessus. Il observa sa mère se précipiter à la cuisine.

Elle en revint en brandissant son plus gros couteau.

« Qui t’a fait ça ?!

— Maman, arrête s’il te plaît, dit Kyron en essayant d’attraper le couteau.

— Je ne plaisante pas ! vociféra Lynette sans se laisser désarmer par son fils.

— Maman, calme-toi s’il te plaît. J’ai la tête qui cogne et t’arrêtes pas de hurler. »

La respiration lourde et bruyante de Lynette emplissait l’entrée.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? Je t’en prie, dis-moi, implora-t-elle en lui tournant autour pour ausculter ses blessures.

— Lâche d’abord ce couteau », lui intima-t-il.

Elle le posa sur la console près de la porte d’entrée et passa la main sur les points de suture de son fils.

« Touche pas, maman. »

Il fit la grimace quand il sentit les doigts de sa mère effleurer sa plaie.

« Qui a fait ça à mon bébé ?! » se lamenta-t-elle.

Elle se mit à pleurer. Cela le surprit qu’elle mette autant de temps à fondre en larmes.

Dimple, qui était d’abord restée pétrifiée sur le palier, descendit doucement l’escalier en regardant chaque marche pour ne pas tomber. C’était l’heure de vérité. Elle se préparait à se faire rouer de coups par Lynette et à finir sa vie en prison.

Lorsque Kyron la vit descendre toute tremblante, il ne fut pas étonné de la voir chez lui. Elle était toujours au cœur des tempêtes émotionnelles. Il se demanda si Roman était là lui aussi, mais il savait qu’il devait contenir sa colère et s’occuper de ça plus tard.

Dimple mit quelques secondes avant de pouvoir lever les yeux. Lorsqu’elle trouva enfin la force de le faire, son cœur se serra. Kyron avait très mauvaise mine. Son corps semblait affaibli. Sa peau, d’habitude si éclatante, était terne. Ses écorchures au visage étaient couvertes de croûtes. Sa coupe parfaite avait perdu de sa superbe.

« Ben, tu vas pas me croire, maman. »

Il secoua la tête en regardant son ex.

Dimple déglutit, prête à s’expliquer, à se jeter au sol en pleurs, à faire tout et n’importe quoi pour se faire pardonner.

« Qu’est-ce que tu racontes ? » Lynette revint se placer devant son fils, les joues trempées. « Il y a deux semaines, t’étais en pleine forme et aujourd’hui tu reviens complètement… défiguré, le crâne recousu, et tu me sors que je ne vais pas te croire ? Eh bien, essaie toujours !

— Je sais pas, maman. »

Kyron secouait la tête lentement.

Dimple plissait les yeux, tentant de comprendre à quoi il jouait.

« Mais de quoi tu parles ? » Lynette fixait son fils, cherchant une réponse dans ses yeux.

« Je te dis que je sais pas, maman, répéta-t-il. Je me souviens pas. »

Comme la plupart des hommes, Kyron mentait. Et de manière plutôt convaincante en général. Mais une manie – que Dimple avait fini par repérer au fil du temps – le trahissait : quand il essayait d’embobiner quelqu’un, son histoire n’en finissait pas. Il évoquait des détails bizarres et improbables pour se convaincre lui-même ainsi que la personne en face de lui – c’est-à-dire Dimple la plupart du temps.

Pour Dimple, la simplicité de sa réponse ne faisait donc aucun doute : il ne se souvenait vraiment de rien.

 

« Nikisha ! hurla Dimple au bout du fil. T’es où ? C’est au sujet de Kyron ! »

Jamais Dimple n’avait entendu quelqu’un soupirer comme ça. Elle sentit presque le souffle de sa sœur lui effleurer l’oreille à travers le téléphone.

« On se voit bientôt, ça ne pouvait pas attendre ? Qu’est-ce que je t’avais dit à propos du téléphone…

— Je sais, mais il est de retour ! Il est rentré chez sa mère pendant que j’y étais et…

— Tu lui as parlé ?

— Non, sa mère lui a sauté dessus, elle pleurait à chaudes larmes, on se serait cru dans EastEnders, alors je les ai laissés à leurs retrouvailles.

— OK. » Nikisha inspira profondément. « Continue de faire comme si de rien n’était jusqu’à ce qu’il se manifeste.

— Le truc, Nik… c’est que je crois qu’il a tout oublié. Mais tu veux que je lui raconte des bobards ? Ce n’est pas trop mon genre.

— Ben, va falloir t’y mettre. Vois ça comme une façon de limiter les dégâts. Tu dois lui faire croire que tout va bien. Invente quelque chose, convaincs-le que tu es encore amoureuse de lui.

— Au fond, je l’aime peut-être encore, tu sais… Ce n’est pas parce qu’on était séparés que…

— Dimple ! Reste concentrée !

— D’accord, d’accord. Sa mère m’a invitée à une fête pour célébrer son retour. Je te raconterai.

— Une fête ? » Nikisha resta perplexe. « Mais il vient juste de rentrer, non ?

— Oui, mais c’est du Lynette tout craché. Tout est bon pour organiser une fête en l’honneur de son fils.

— Dimple, ajouta Nikisha.

— Mmm ?

— Trouve ce dont il se souvient. Et tu ne dis rien aux autres pour l’instant. »

 

Le lendemain soir, poussée par l’angoisse, Dimple se mit en route pour la fête improvisée en l’honneur de Kyron. De son côté, il aurait préféré que ses cicatrices aient davantage disparu avant de voir du monde (et des filles en particulier). Il avait beau être encore blessé et réticent à l’idée d’une fête, Lynette n’en avait fait qu’à sa tête car elle adorait organiser ce genre d’événements, surtout en l’honneur de son fils. Entourée par tous ses invités, elle ne put se libérer pour accueillir Dimple.

C’est Trina, la cousine de Kyron, qui lui ouvrit la porte. Elle la serra dans ses bras et la remercia d’avoir réalisé la vidéo, puis sa sœur Makeda vint la chercher pour aider en cuisine. Trina était sans doute la cousine la plus proche de Kyron. L’année précédente, elle avait viré Roman parce qu’il avait fait une blague pendant le discours de Lynette. Alors si elle l’étreignait, c’est qu’elle n’était sans doute au courant de rien.

Dimple pénétra dans la maison en se demandant ce qu’elle faisait là. Comment devait-elle se comporter ? Que devait-elle dire aux gens ? Elle n’était plus la petite amie de Kyron. Était-elle venue pour tenter de le reconquérir ou était-elle simplement une copine à présent ? Ils n’avaient jamais été amis auparavant, c’était bizarre de commencer maintenant, surtout vu le contexte. Mais si elle parvenait à tous les convaincre qu’elle voulait se remettre avec lui, elle pourrait avancer un peu et découvrir ce qu’il se rappelait de cette fameuse nuit.

Elle trouva Kyron debout dans la cuisine, entouré de gens. À ses côtés se tenait une fille élancée à la peau sombre, au nez délicat et aux lèvres charnues, dotée de grands yeux et de beaux cils que Dimple lui envia. La fille vint se coller contre lui, mais Dimple ne ressentit aucune jalousie, parce qu’elle avait tout de suite admis que cette fille était beaucoup plus jolie qu’elle. Elle ne s’intéressait plus à Kyron de cette façon-là. Cette fille pouvait l’avoir. Ceci dit, il fallait que lui s’imagine qu’elle voulait le récupérer.

Dimple passa devant les oncles de Kyron qui jouaient bruyamment aux dominos autour de la table de la cuisine. Elle finit par intercepter le regard de Kyron, lui fit un grand sourire et un signe de la main. Il la regarda mais resta impassible.

Quand Dimple l’atteignit enfin, il s’éloigna de la fille pour s’avancer vers elle, l’air sévère. Il la laissa le serrer dans ses bras. Elle pressa son corps chaud et moelleux contre le sien pour lui remémorer les bons moments mais il ne l’étreignit pas en retour.

« Ça va ? On est cool tous les deux ? »

Kyron hocha doucement la tête.

« Ça va.

— Moi, c’est Jenna, dit la fille aux beaux cils en lui lançant un sourire antipathique.

— Ravie de faire ta connaissance, répondit Dimple en lui renvoyant un sourire amical.

— Qu’est-ce qu’elle fait là ? demanda Jenna à Kyron.

— Oh ! commence pas. »

Kyron ferma les paupières d’agacement.

« Comment ça “Commence pas” ? reprit la fille.

— Où est ton copain ? demanda Kyron à Dimple en ignorant Jenna.

— Quel copain ? » fit-elle, perplexe. Il savait très bien qu’elle n’en avait pas.

« Ah justement, le voilà ! dit Kyron en désignant Roman qui arrivait par la porte de la cuisine.

— De quoi tu parles ? » interrogea Dimple avant de lire l’expression sur son visage. Il était au courant, ça ne faisait aucun doute.

Dimple et tous ceux qui se trouvaient dans la cuisine regardèrent Kyron passer entre les membres de sa famille, le poing levé, puis fondre sur Roman pour le frapper à la mâchoire.

« Mais qu’est-ce qui se passe ?! hurla Trina en les séparant.

— C’est eux deux », grogna Kyron, repoussant sa cousine et s’apprêtant à frapper de nouveau. Cette fois, Roman évita le poing et se dégagea. Il n’allait pas lui rendre ses coups car il se savait fautif, mais il pouvait se défendre.

« Kyron ! cria de nouveau Trina. T’es devenu complètement fou ?

— Qu’est-ce qui se passe ? s’exclama Lynette, qui sortait en courant de la cuisine.

— On se connaît depuis combien de temps, hein, mon frère ? » cria Kyron en chargeant Roman. Cette fois, il enserra la taille de son adversaire, les propulsant tous les deux en arrière contre le mur.

Roman peina à repousser Kyron.

« Les garçons ! » aboya Lynette qui les vit percuter la table du salon et rentrer dans tous ceux qui se mettaient en travers de leur chemin.

« Lâche-moi, mec ! »

Roman s’extirpa de l’emprise de Kyron et se débarrassa de lui.

Dimple porta la main à sa bouche lorsque Kyron trébucha en arrière et se cogna la tête contre le bar. Elle eut la nausée à la vue de cette scène si familière qui se rejouait sous ses yeux.

Kyron atterrit sur le sol, et Lynette courut à sa rescousse en poussant des cris d’orfraie. Dimple retint longuement sa respiration, jusqu’à ce que Kyron cligne des yeux puis les ouvre.

« Ça va, ça va », dit-il tandis que deux de ses copains le relevaient. Au lieu de se tourner vers Roman, qui se préparait à un second round, il s’immobilisa : tous les événements de cette nuit lui revenaient petit à petit en mémoire.

Il chercha Dimple dans l’assemblée mais elle était déjà partie.

« Alors, tu te bats encore pour elle ? demanda Jenna à Kyron. Va te faire foutre. Nous deux, c’est fini.

— Ça a jamais commencé. »

 

À son réveil le lendemain matin, Dimple encore un peu endormie consulta son téléphone. Parmi les nouveaux abonnés qui l’informaient que Kyron était sain et sauf, un texto sortait du lot :

Kyron :

250 000 £

Ça n’a pas traîné, pensa-t-elle, le ventre noué par l’anxiété. Elle s’était préparée aux répercussions, mais elle n’avait pas envisagé qu’elles pourraient être financières. Elle fit une capture d’écran du SMS et le fit suivre à Nikisha, qui lui répondit immédiatement par une adresse :

243A Sunset Drive

Thornton Heath

CR7 8FT

16 h 00

« Je crois qu’on est arrivé, au 243 ? dit le chauffeur d’Uber à Dimple.

— Oui, ça ira, merci », répondit-elle en sortant prestement. Elle jeta un regard suspicieux à la porte sans numéro. Les rideaux de la fenêtre de devant bougèrent, quelqu’un les tira et Nikisha apparut en faisant un rapide geste de la main.

Dimple ouvrit le portail en piteux état et remonta l’allée jusqu’à la porte.

« Entre, entre ! » Nikisha sourit en conduisant Dimple à l’intérieur. « Enlève tes chaussures. »

Elle portait un pull sarcelle trop grand, un jean bleu clair et des pantoufles molletonnées grises. Dimple essaya d’estimer l’âge exact de sa sœur aînée d’après sa tenue mais y renonça en retirant ses baskets aussi-chères-qu’inconfortables.

Elle suivit sa sœur dans ce qui était censé être un salon mais qui ressemblait davantage à un garde-meuble. Tout dans la pièce paraissait temporaire et inachevé. Quelqu’un semblait avoir retapissé seulement la moitié des murs et l’autre partie était d’une couleur encore plus déprimante que le beige.

« C’est chez toi ? demanda-t-elle en cherchant un endroit où s’asseoir.

— Non. C’est chez un ami, il est parti pour plusieurs mois. Je n’ai pas vraiment de logement permanent alors je garde sa maison en son absence. En ce moment, il est à Calgary. T’y es déjà allée ?

— Non, jamais. Et toi ? »

Dimple se demanda si sa sœur avait des nerfs d’acier ou si elle était simplement douée pour cacher ses émotions. À leur grand soulagement, la sonnette retentit, mettant ainsi un terme à leur échange de banalités un peu gauche.

« Qui ça peut bien être ? » s’interrogea Nikisha en quittant la pièce.

Dimple se percha sur le bord d’un vieux buffet au moment où Lizzie entra, son éclatante robe moulante à fleurs apportant la touche de couleur qui manquait à la pièce.

« Oh ! fit Lizzie, étrangement surprise de tomber sur Dimple. Salut. Comment ça va ?

— Bien. » Dimple haussa les épaules. « Enfin je crois. Et toi ? »

Nikisha pencha la tête dans l’encadrement de la porte.

« Je fais à manger. Vous avez faim ?

— Non », dirent Dimple et Lizzie ensemble.

Le timbre quasi identique de leur voix n’échappa pas à Nikisha.

« Faites comme chez vous », conclut-elle en se dirigeant vers la cuisine.

Au départ, Dimple avait essayé de parler de façon naturelle à Lizzie mais, comprenant que les récents événements n’avaient pas réussi à les rapprocher, elle renonça à faire des efforts.

Ensuite, Danny arriva en précisant qu’il ne resterait pas longtemps parce qu’il devait récupérer Marley à la crèche d’ici une heure.

« Mais qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à Nikisha. Pourquoi cette réunion au sommet ?

— Dimple va tout vous expliquer dès que Prynce sera là. Assieds-toi où tu peux. »

Il s’installa par terre entre Dimple, toujours perchée sur son buffet, et Lizzie, qui avait déniché un tabouret sous l’escalier.

« Tu veux quelque chose pour t’asseoir ? offrit Dimple.

— Nan, j’ai passé la journée par terre, je peux bien tenir encore un peu. De toute façon, mon bleu de travail est crade, je voudrais pas salir ce… cet endroit. »

Il se retourna vers Nikisha.

« Quelqu’un fait à manger ?

— Oui, je prépare une fricassée. T’en veux ? »

Il acquiesça et elle repartit.

« Vous allez bien, les filles ? interrogea Danny en levant les yeux vers ses sœurs. C’est marrant quand même, vous pourriez être des fausses jumelles, vous savez. Comment on appelle ça déjà, Lizzie ? C’est un truc genre bizygotes ou… dizygotes je crois ?

— Comment veux-tu qu’on aille bien ?! aboya Lizzie. T’as dormi, toi ? Parce que pas moi ! Et ma copine n’arrête pas de me demander pourquoi je suis devenue accro aux infos tout à coup !

— Même s’il était porté disparu, je pense pas qu’ils procéderaient de cette façon, répliqua Danny. On n’est pas aux États-Unis, tu sais. Ici, on placarde pas les visages sur des briques de lait ! À la rigueur sur un T-shirt, peut-être ? Mais on voit rarement des signalements de personnes portées disparues aux infos.

— Et encore moins si elles sont noires. Regarde comment ça s’est passé pour Richard Okorogheye. C’est vraiment ignoble, la façon dont ils ont géré l’affaire », ajouta Nikisha en revenant dans la pièce, une assiette dans chaque main. Elle en tendit une à Danny et s’assit sur un grand bureau en bois, en face d’eux. « Vous vous souvenez de ce qu’ont dit les flics à sa pauvre mère ? “Si vous ne savez pas où est votre fils, comment voulez-vous qu’on le sache ?” »

Nikisha déposa l’assiette fumante à côté d’elle et sortit son téléphone de sa poche au moment où la sonnette retentissait.

« Ça doit être Prynce.

— Je vais ouvrir, fit Dimple en se levant.

— C’est bon, j’y vais, je suis plus près », dit Lizzie qui se précipita hors de la pièce.

À son retour, elle se rassit sur le tabouret ; Prynce la suivait, terminant un coup de fil. La plupart de ses dreadlocks étaient nouées sur le haut de sa tête ; quelques mèches lâches pendaient sur son sweat Nike bleu marine.

« D’accord Kayla, à plus tard. Toi aussi. » Il rangea son téléphone dans sa poche. « Ah, tout le monde est là ! s’exclama-t-il joyeusement, ça roule ?

— Kayla ? C’est qui, celle-là, l’option numéro quatre, cinq ? lui fit Dimple. Je ne compte même plus !

— Tu sous-entends que ces filles sont interchangeables. » Prynce secoua la tête, ses dreads frétillant autour de son grand sourire. « Vraiment, elles comptent toutes autant pour moi. »

Elle leva les yeux au ciel.

« Enfin bref, quoi de neuf ? Pourquoi on est tous réunis dans cet endroit ? » sourit-il, embrassant la pièce du regard.

Nikisha retourna s’asseoir au bureau, Danny était absorbé par son assiette, Dimple semblait ne pas avoir fermé l’œil depuis des lustres et Lizzie ne desserrait pas les dents. Prynce décida de rejoindre Dimple sur le buffet parce qu’elle semblait être la plus stressée : il pourrait peut-être lui apporter un peu de réconfort grâce à ses ondes positives.

« Ça ressemble à une planque, dit-il en observant les murs. C’est pour ça que t’as jamais voulu que je vienne ? T’amènes tes enfants ici ? J’espère que non. C’est super dangereux pour des gamins.

— Vous vous demandez sûrement ce que vous faites tous là, dit Nikisha sans prêter attention à la remarque de son frère.

— Tu parles, on ne se demande rien du tout ! tonna Lizzie. J’imagine que c’est encore à cause de… » Elle leva le regard au plafond. « Y a quelqu’un à l’étage ? »

Nikisha fit non de la tête.

« Kyron sait, lâcha Dimple. Il se souvient de tout. Enfin, je crois qu’il se souvient.

— Quoi ? » Lizzie fit un tel bond que son tabouret tomba à la renverse. « Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je suis allée chez sa mère et d’un coup, il a… débarqué de nulle part, résuma Dimple, la voix tremblante. Au début, lorsqu’il m’a vue, j’ai cru qu’il allait dire quelque chose devant sa mère, mais quand elle lui a demandé ce qui lui était arrivé il a répondu qu’il ne s’en souvenait plus.

— D’accord, quand est-ce qu’il a retrouvé la mémoire alors ? demanda Danny en croisant les bras, ce qu’il faisait à chaque fois qu’il essayait de résoudre un problème.

— Eh bien ensuite, sa mère a organisé une fête pour son retour parce qu’elle adore ça. Son pote Roman s’est pointé et je ne sais pas comment Kyron a su pour nous deux…

— Qu’est-ce qu’il y a à savoir sur toi et Roman ? coupa Prynce.

— Ben qu’on se voyait depuis un moment.

— Se voir comment ? insista Prynce.

— Ben, à ton avis ?! soupira Nikisha en le regardant.

— D’accord, d’accord. » Danny décroisa les bras et agita la main pour changer de sujet.

« Sans vouloir te vexer, t’es pas très douée pour raconter les histoires ! lança Prynce. Tu vas pas assez vite à l’essentiel et en même temps tu zappes les passages croustillants.

— Bref, continua Dimple, Kyron était en mode “Où est ton copain ?” et moi, j’ai répondu “Qui ?” parce que je ne voyais pas de quoi il voulait parler. Là-dessus, Roman est arrivé, Kyron a lancé “Tiens, le voilà”, et alors ils se sont bagarrés. Ensuite – et d’ailleurs c’est assez fou…

— Vraiment ? interrompit Lizzie.

— Oui, oui ! Dimple ne fit aucun cas de Lizzie. J’aurais parié que Kyron était plus fort que Roman mais en fait c’était assez équilibré. Je crois même que Roman se retenait. »

Dimple regarda ses frères et sœurs et comprit que ce genre de détails ne les intéressait pas.

« Pour la faire courte, Kyron est tombé et s’est encore cogné la tête – mon Dieu, c’était horrible de revivre la même scène – et quand il s’est relevé ça s’est vu sur son visage qu’il avait retrouvé la mémoire.

— Ça remonte à quand ? voulut savoir Lizzie. Depuis combien de temps tu gardes ça pour toi ?

— Ça date d’hier ! Je ne vous cache rien du tout !

— Tu vas quand même pas me reprocher de poser des questions ! » Lizzie pinça les lèvres. « Si on en est là, c’est à cause de toi.

— Lizzie, tempéra Nikisha. Allez Dimple, continue.

— Alors, j’ai quitté les lieux en vitesse, j’ai dit au revoir à personne, et le lendemain matin, il m’a envoyé un texto avec juste écrit : 250 000 £.

— Alors il fait du chantage, c’est ça ? releva Prynce. Logique… ouais, pas con. »

Lizzie le foudroya du regard.

« Ben quoi ? Il a le droit de réclamer une compensation, on était quand même sur le point de l’enterrer vivant.

— Mais où je vais trouver 250 000 livres ? »

Dimple se mordit la lèvre.

« Je veux pas paraître malpoli ou quoi, mais t’as de l’argent, ta mère est riche, nan ?

— On est à l’aise, oui, ça va, mais je ne pense pas qu’elle ait 250 000 livres à me prêter, Prynce. » Dimple se frotta les tempes.

« T’es pas seule dans cette histoire, Dimple, ça nous concerne tous.

— Parle pour toi », lâcha Lizzie.

Tout le monde se tourna vers elle.

« Désolée, mais c’est vrai ! dit-elle.

— Bon, Dimple va aller parler à Kyron. S’il n’a aucun souvenir de toi nettoyant son sang, ou de toi assise au fond du fourgon en train de parler pendant qu’il faisait certainement le mort, alors là tu pourras te retirer et nous laisser nous débrouiller, déclara Nikisha. »

Lizzie leva les yeux tandis que Dimple encaissait le mal que la réflexion de sa sœur lui avait causé. Pourtant, elle savait que Lizzie avait raison. Ça ne les concernait pas, c’était son problème à elle et à personne d’autre.

« Perso, on ne m’a encore jamais fait chanter, mais j’imagine que le mieux à faire, c’est de ne rien avouer. Au cas où il t’enregistrerait, continua Nikisha.

— Mais Dimple dit qu’il irait jamais voir les flics, remarqua Danny. Donc qu’est-ce qu’il ferait d’un enregistrement ?

— Il pourrait le publier sur les réseaux sociaux ! s’exclama Dimple. Il sait que ça me détruirait, surtout que je viens juste de percer !

— Ça nous détruirait tous, ajouta Prynce. Je sais pas pour vous mais moi, je tiens pas à ce que les gens tapent mon nom sur Twitter et voient que l’hiver de telle année j’ai essayé d’enterrer un corps.

— Y a que les réseaux sociaux qui vous intéressent ? demanda Lizzie, complètement incrédule.

— Il faut trouver un alibi au cas où Kyron se décide à tout révéler, décréta Nikisha. On doit décider d’un endroit où on se serait retrouvés. Pour se protéger, et pour protéger Dimple, si jamais les flics ou n’importe qui d’autre se met à soupçonner quelque chose.

— Mais on s’était pas vus depuis des années avant cette fameuse nuit. Ils penseront jamais qu’on a pu se retrouver pour faire disparaître un corps, vous croyez pas ? souligna Prynce. Donc c’est seulement pour couvrir Dimple.

— Oui ! trancha Nikisha. Si t’as rien de mieux à proposer, inutile de parler pour ne rien dire.

— OK ! s’écria-t-il. Je voulais juste que les choses soient claires.

— Mais Karen, chuchota Dimple.

— Putain de Karen ! cracha Danny alors que ce n’était pas son genre de jurer.

— On ne sait pas qui elle a réellement vu, après tout ? leur rappela Nikisha. Alors on s’occupera d’elle en temps voulu.

— On n’a qu’à demander à papa d’être notre alibi », proposa Dimple.

Tous ses frères et sœurs éclatèrent de rire et elle trouva leur hilarité exagérée.

Elle se mit à rougir.

« C’était juste une idée, murmura-t-elle.

— On pourrait dire qu’on était tous ensemble ici, mais vaudrait mieux qu’on ait un alibi ailleurs, reprit Nikisha.

— Euh… je ne pense pas qu’on devrait mêler d’autres personnes à tout ça, vous ne trouvez pas ? bafouilla Dimple.

— Eh bien, commença Lizzie, moi je n’ai vu que ma petite amie ce soir-là et il est hors de question que je l’entraîne là-dedans.

— Moi, aucun de mes potes me couvrira, dit Prynce. J’étais en pleine partie de Vanguard quand t’as appelé, Nikisha.

— C’est quoi Vanguard ? demanda Lizzie, irritée. Ce n’est pas le moment d’inventer des mots !

— Du calme, c’est le dernier Call of.

— C’est quoi Call of ? s’énerva-t-elle.

— Call of Duty, meuf ! expliqua Prynce en levant les mains. Détends-toi !

— Et pourquoi pas demander à une de tes petites amies ? suggéra Danny, pour détendre l’atmosphère. Tu pourrais dire que t’étais avec elle.

— Pas question, répondit Prynce en secouant la tête. Parce que si l’une d’entre elles me sert d’alibi, j’aurai un fil à la patte et je suis trop jeune pour ça !

— Tu sais que j’avais à peine deux ans de plus que toi quand j’ai eu mon fils, qui se trouve être ton neveu, rappela Nikisha à son petit frère.

— Carrément, et c’est cool. Mais j’ai déjà du mal à m’occuper de moi, frangine, tu le sais très bien.

— En tout cas, abonnés ou pas, Google ou pas, on a tous choisi d’enterrer ce corps plutôt que de l’emmener à l’hôpital, résuma Lizzie. Il va vraiment l’avoir mauvaise, alors je ne crois pas qu’on devrait laisser Dimple y aller seule.

— Elle a qu’à lui dire qu’elle a eu peur, proposa Prynce. Ce serait même pas un mensonge.

— Ou on pourrait essayer de rassembler l’argent ? fit Danny.

— Et comment ? répliqua Nikisha. Écoute, Il faut que Dimple aille parler à Kyron. Et, au cas où, on doit inventer une histoire solide. La même pour tout le monde.

— On pourrait dire qu’il ment, remarqua Lizzie. Ce sera sa parole contre la nôtre.

— C’est vrai, mais les gens raffolent du scandale, leur rappela Danny. Surtout que Dimple essaie de devenir célèbre. Ça va peut-être même lui profiter au fond !

— Primo, je ne veux pas devenir célèbre, et secundo, si c’était le cas, ce n’est pas comme ça que j’aimerais procéder pour y arriver. »

Dimple croisa les bras.

« C’est pas avec deux cents abonnés que tu vas devenir célèbre, informa Prynce.

— En fait, depuis que j’ai publié la vidéo de Kyron, j’ai dix-sept mille followers sur Insta et des tonnes d’abonnés YouTube.

— Super, mais c’est pas tant que ça non plus. Une de mes copines fait des vidéos nappy et elle en a des centaines de milliers. Peut-être que tu pourras essayer de faire ça si on sort indemnes de toute cette aventure.

— Merci pour la proposition. »

Dimple donna un petit coup de coude à Prynce.

« Et si on disait qu’on était chacun chez nous ? dit-il en se frottant le bras.

— On pourrait mais dans ce cas tout retombe sur Dimple, expliqua Nikisha. Et t’oublies Karen.

— Je ne veux pas que vous trempiez dans quoi que ce soit à cause de moi, interrompit doucement Dimple. C’est de ma faute. J’aurais dû appeler une ambulance, la police ou…

— Appeler qui ? la coupa Nikisha. Est-ce que quelqu’un ici a déjà eu une seule expérience “positive” avec les flics ? »

Ils secouèrent tous la tête.

« Évidemment, cela va sans dire pour toi, Danny, vu ta condamnation, ajouta Nikisha.

— Tu vas finir par nous raconter ? demanda Lizzie.

— Rien de bien méchant, sœurette. »

Danny retourna à sa fricassée.

Lizzie plissa les yeux.

« Mais, reprit Dimple, j’aurais mieux fait d’appeler les flics. Je leur aurais expliqué qu’il avait fait une chute.

— On a déjà eu cette conversation, fit Nikisha en levant les mains. On ne va pas encore ressasser tout ça. Jamais aucun représentant de l’État ne prendra la défense de gens comme nous, alors on a fait ce qu’on avait à faire. Et en plus, au final Kyron va bien.

— Ouais, tellement bien qu’il réclame 250 000 livres. » Danny rit. « Il a aucun scrupule. Dimple, comment t’as fait pour te trouver un mec pareil !

— Désolée, mais revenons-en à l’essentiel, coupa Lizzie. En gros, tu suggères qu’on trouve un plan pour rassembler 250 000 livres ?

— Faisons une pause et retrouvons-nous dans une demi-heure, suggéra Nikisha. On continue tous à réfléchir.

— Est-ce qu’il y a un jardin ici ? demanda Prynce.

— Si on peut appeler ça un jardin. C’est plutôt la forêt vierge. Tu peux y aller à tes risques et périls. En passant par la cuisine : la clé est sur la porte. »

Prynce sauta du buffet et sortit une vapoteuse de sa poche.

« Y a quoi dedans ? demanda Dimple.

— À ton avis ? » Prynce sourit. « T’en veux ?

— S’il te plaît. »

Dimple posa ses mains sur les épaules de son frère et l’accompagna hors du salon.

« Attends ! Nos pompes ! s’écria-t-il, en se penchant pour attraper leurs chaussures au passage. J’imagine que ces baskets hors de prix sont à toi ! Combien elles valent ?

— C’est un cadeau. »

Gênée, elle l’entraîna vers le jardin.

« T’as de la force, dis donc ! » plaisanta-t-il en suivant le couloir.

Entourés de mauvaises herbes qui leur arrivaient au-dessus des cuisses, Dimple et Prynce partageaient un gros bloc de béton, posé là au hasard du jardin.

« Alors, tu veux vraiment devenir une… » Prynce tira une taffe de sa vapoteuse, un objet fin et noir de la taille et de la forme d’un tube d’eyeliner liquide. « … une influenceuse ? »

Elle acquiesça.

« Ça fait tellement longtemps que j’essaie.

— Et ça te plaît ?

— Ben, je sais plus trop maintenant. »

Il lui passa la vapoteuse et regarda le ciel. Sa peau sombre semblait absorber les derniers éclats de soleil que cet après-midi d’hiver avait encore à leur offrir au fond du jardin.

« Comment ça ? Tu devrais te réjouir maintenant que t’as plus d’abonnés ! »

Elle aspira une petite bouffée.

« Je croyais que ça me plairait davantage. Tous ces gens qui me parlent tout le temps…

— Pourquoi t’as voulu faire ça au départ ? C’est pas comme si on nous proposait ce genre de carrière dans les centres d’information et d’orientation à l’école.

— Parce que je suis quelqu’un de sociable.

— Tu trouves ? » Il n’en était pas si sûr. « Il faut être extravertie pour être sociable. Je te trouve plutôt renfermée sur toi. Tu vois, papa, dans mon souvenir, lui, c’était quelqu’un de vraiment sociable. »

L’admiration pour leur père qui pointait dans sa voix la surprit et l’agaça. Quand l’avait-il vu pour la dernière fois ?

« Ce n’est pas que pour ça. Et puis, c’est plus dur que ce que tu crois.

— D’accord, d’accord. Mais c’est pas trop dur non plus, si ? Genre, tout ce que t’as à faire, c’est parler devant une caméra et poster des trucs, quoi. »

Dimple prit une plus grosse taffe tandis que Prynce disparaissait au loin dans les herbes hautes. Il se pencha pour en arracher une poignée.

« C’est clair, je peux pas comprendre parce que je vais pas sur les réseaux sociaux. Mais regarde, quand on t’a aidée à faire cette vidéo… C’était pas bien compliqué.

— Pourquoi t’es pas sur les réseaux ? Qu’est-ce que ça a de mal ? Tu fais partie de ces gens qui se croient mieux que tout le monde parce qu’ils ne sont pas sur Insta ? »

Il continuait à quadriller le jardin en arrachant des mauvaises herbes. Il se mit à en faire un tas aux pieds de sa sœur.

« Nan, c’est pas ça. Je crois juste qu’on peut facilement tomber dans un mode de vie complètement faussé. Je me doute bien que tu sais que rien de tout ça n’est réel, etc. Mais au total, tu continues à faire ton truc en cherchant l’approbation des autres.

— Tu peux me rappeler ce que tu fais, toi ? s’offusqua Dimple en croisant les bras.

— Je dis pas ça pour me moquer, je pose juste des questions. C’est pas la peine de prendre la mouche ni d’être méchante.

— D’accord. Eh bien, moi je t’ai posé une question. » Dimple imita tellement bien la voix de Prynce que ce dernier, impressionné, écarquilla les yeux.

Il se pencha à nouveau.

« Je sais pas encore ce que je veux faire.

— Je vois.

— Bon, un dernier truc…

— Mmm ?

— T’as pas un peu l’impression d’alimenter le manque de confiance des autres ? C’est une vraie question. Et toi-même, tu serais pas de nature un peu angoissée ? »

Ce fut au tour de Dimple d’écarquiller les yeux, hallucinée par son frère qui osait lui poser sans détour des questions aussi intrusives et directes.

« Je comprends tout à fait pourquoi t’as pas confiance en toi, continua-t-il. Franchement, si moi, je devais me donner en spectacle tous les jours comme tu le fais, je deviendrais parano à l’idée que les gens me regardent en permanence. Où ça s’arrête ?

— Toi, t’es Sagittaire, non ?

— C’est quel mois, ça ?

— Décembre.

— En effet. Je sais que c’est le neuvième signe du zodiaque, mais à part ça, j’y connais rien. Dis-moi à quoi ressemble un Sagittaire.

— Il est volage. Il aime la liberté. Il a tendance à se prendre pour un intellectuel. Et, plus embêtant, il est direct. Envoie-moi plus tard un texto avec ton heure de naissance et je t’expliquerai tes trois signes astrologiques.

— Trois… ? » Prynce était perdu. « Y a quelque chose de positif chez les Sagittaires ?

— La loyauté. » Dimple haussa les épaules. « Et vous êtes plutôt drôles. Sans doute parce que vous n’êtes jamais rattrapés comme nous par l’inquiétude.

— Ah ! Tu crois qu’appliquer… comment dire ?… ces “clichés astrologiques” t’aide à prendre confiance en toi ? Genre, en gros, définir la personnalité des autres te permet de créer ta propre identité ?

— C’est plutôt que je m’intéresse vraiment aux gens, alors j’essaie d’en savoir le plus possible sur eux sans avoir à les solliciter. Et puis, j’ai tout à fait confiance en moi. D’ailleurs, si t’avais regardé une seule de mes vidéos, tu saurais combien j’essaie de m’émanciper et d’aider les femmes comme moi à se libérer.

— D’accord, t’énerve pas, fit-il en retournant à l’intérieur de la maison. S’émanciper… » murmura-t-il pour lui-même en traversant furtivement la cuisine.

Il ne croyait pas un mot de ce que racontait Dimple. Et il ne croyait pas non plus à l’astrologie.