Chapitre 6

La pluie réveilla Jill. Le tangage du navire l’habitait encore et elle avait l’impression d’osciller, alors qu’elle était couchée bien droite et immobile, dans la pièce claire. Elle se sentait reposée même si son sommeil avait été entrecoupé. Ils s’étaient arrêtés dans un hôtel de construction récente disposant de petites chambres lumineuses. La salle de bains avait un chauffage au sol, et elle aimait y traîner après chacune de leurs excursions.

Ils avaient réservé une chambre double pour toute la semaine, mais ils se comportaient comme frère et sœur. Il était hors de question de faire quoi que ce soit d’autre. Tor avait été marié à sa meilleure amie, qui avait disparu, et elle le connaissait depuis un quart de siècle.

Tor dormait encore, mort de fatigue après l’excursion aux baleines de la veille. Une pointe de mauvaise conscience la gagna. Allongé sur le flanc, le dos tourné, il ronflait, et à plusieurs reprises, elle avait été obligée de lui donner des coups de pied.

Il lui avait fallu beaucoup de temps pour le persuader de quitter sa maison et d’effectuer ce voyage avec elle. Il avait besoin de partir loin. Après la disparition de Berit, il avait cessé de travailler et, bien que de nombreuses années se soient écoulées, il était toujours en arrêt maladie à la demande de son médecin. S’il n’avait pas hérité l’argent de ses parents, qui sait comment il s’en serait sorti.

Il y avait un côté obsessionnel et désespéré chez lui. Il n’avait jamais renoncé, jamais accepté. Souvent, Jill se disait que cela aurait été plus facile pour lui si Berit était morte dans un accident de voiture ou emportée par une maladie grave. Au moins, il y aurait eu un corps auquel dire au revoir et un deuil qui aurait eu une fin.

 

Jill avait envie de visiter les îles Lofoten au nord de la Norvège. Le Svalbard aurait été encore mieux, mais le voyage coûtait beaucoup plus cher. Et pouvait également se révéler plus dangereux, en raison des ours polaires. Tous les visiteurs devaient être armés, ce qui ne correspondait pas à sa personnalité. Pour elle, tous les êtres méritaient de vivre et les animaux étaient là depuis plus longtemps que les hommes.

L’un des gars à son travail, Dag, racontait souvent des histoires sur les années qu’il avait passées à Svalbard en tant qu’inspecteur sur le terrain. Pendant huit semaines d’été, il était chargé de vérifier les papiers des bateaux de plaisance passant par là et de recenser les populations d’oiseaux et d’ours polaires. Un matin, un vieil homme était arrivé à la station ; il avait été réveillé par un craquement et, lorsqu’il avait bondi hors du lit, il avait découvert un ours polaire au milieu de la pièce. Son fusil était accroché au mur, mais derrière l’ours et il n’avait pas la moindre chance de l’atteindre. Instinctivement, il s’était glissé à terre et avait feint d’être mort. Il aurait pu tenter d’agiter les bras et de crier pour l’effrayer, mais cela aurait pu produire l’effet contraire. L’ours aurait pu se croire provoqué et attaquer. Terrorisé, il gisait sur le sol et écoutait la respiration sifflante de l’animal ; il avait senti son nez rugueux lorsque celui-ci avait reniflé son corps. Les ours polaires affamés pouvaient tuer un homme ; il ne le savait que trop bien.

Dag marquait généralement une pause à ce stade du récit et il était évident qu’il aimait les réactions des gens.

— Finalement, l’ours s’est éloigné à pas lourds. Le vieil homme est venu nous voir sur-le-champ et nous l’avons accompagné à sa cabane, qui était dans un état effroyable. L’ours avait renversé un baril de bacon et avait tout enduit de graisse de porc. Il avait également dévasté le petit cabinet de toilette à l’extérieur. Le vieil homme tremblait littéralement de la tête aux pieds, et pourtant il n’était pas né de la dernière pluie.

 

Jill devait faire pipi. Sans bruit, elle se rendit à la salle de bains sur la pointe des pieds. Il était six heures du matin. Elle tira la chasse et se faufila à nouveau jusqu’à la fenêtre. Tor dormait encore. En essayant de ne pas le réveiller, elle entrouvrit les tentures et contempla le matin glacial. Une jeune mouette esseulée était perchée sur une branche, les ailes pressées contre son corps ; elle semblait gelée. Au cours de la nuit, elle avait entendu ses cris stridents et insistants. Elle piaillait encore à cet instant, le son jaillissant de son corps tout entier, et tournait la tête à la recherche de sa mère, ne comprenant pas que celle-ci avait accompli sa tâche et qu’elle devrait se débrouiller seule désormais.

Tor bougea sous les draps et ouvrit les yeux, puis regarda en direction de la fenêtre comme s’il s’attendait à y voir quelqu’un d’autre.

— Bonjour, dit-elle doucement.

Il hocha la tête et releva la couverture, se recroquevillant, tel un escargot dans sa coquille.

— Quelle heure est-il ?

— Tu peux encore dormir un moment.

— Non, ça va.

— Comment te sens-tu ?

— Bien, je crois.

— Tu n’as plus le mal de mer ?

Il secoua la tête.

— Et toi ?

— Je regarde la petite mouette que nous avons vue hier. Elle cherche toujours sa mère.

— Ah.

— J’espère qu’elle va s’en sortir.

Tor ne répondit pas. Elle était habituée à son silence, à sa façon de disparaître tout au fond de lui-même. Au bout d’un moment, il toussa.

— J’ai rêvé d’elle la nuit dernière.

— Tu veux dire de Berit ?

— Oui.

— C’était un rêve agréable ?

— Elle vivait dans un appartement. J’étais si heureux de l’avoir trouvée. J’ai sonné à sa porte, et elle m’a ouvert, lisse et ronde, pas vraiment grosse mais enrobée en quelque sorte. C’est toi ? m’a-t-elle demandé sans sembler surprise pour autant. Son visage paraissait en porcelaine.

— En porcelaine ?

— Oui, délicatement peint, comme elle se maquillait. (Il marqua une pause.) Comme elle se maquille ! se reprit-il, la voix tendue.

— Oui, comme elle le fait, répéta Jill.

Tor resta sans bouger un moment puis il chercha son paquet de cigarettes, en sortit une et la fit tournoyer dans sa main.

— Elle était dans l’embrasure et m’adressait un sourire si accueillant avec ces lèvres dont je me souviens, rouges et brillantes, mais quand elle a ouvert la bouche pour parler, j’ai réalisé qu’elle n’était pas dans son état normal.

— Qu’est-ce que tu veux dire par « pas dans son état normal » ?

— Elle était ivre, ivre morte, mais sans être agitée pour autant… et on aurait dit que cette ébriété me gagnait également ; je planais rien qu’à la regarder dans l’entrebâillement.

— Ah, ah. Est-ce que tu as une interprétation ?

— Non, aucune.

Jill aussi avait eu tendance à rêver de Berit ; des cauchemars malsains qui étaient néanmoins de plus en plus espacés à présent. Il y avait tellement longtemps que Berit avait disparu. Dans son for intérieur, elle savait que tout espoir de la revoir vivante s’était envolé.

 

Elle ne pourrait jamais oublier leur première conversation après la disparition de Berit. Le téléphone avait sonné tôt un lundi matin. Jill avait travaillé cette nuit-là et venait à peine de rentrer à la maison ; sa voiture avait refusé de démarrer si bien qu’elle avait été forcée de parcourir à pied tout le trajet dans le noir. Les trottoirs étaient verglacés, et elle avait failli tomber plusieurs fois. L’épuisement lui donnait mal à la tête. Alors qu’elle se trouvait encore dans la cour, elle avait entendu le téléphone sonner.

C’était Tor, la voix hystérique, et presque en sanglots.

— Tu dois, tu dois savoir où elle est !

Tu dois ! C’était une incantation.

Elle n’avait pas vu Berit de la semaine. Elles s’étaient simplement parlé au téléphone et avaient envisagé d’aller au cinéma ensemble. Jill venait de déménager à Södertälje et, quand les soirées à Stockholm s’éternisaient, elle dormait généralement chez Berit et Tor, dans leur maison de Norra Ängby.

Tor était venu chez elle le lundi soir tard, le dos voûté comme elle ne l’avait jamais vu avant. Elle avait préparé du café fort que ni l’un ni l’autre n’avaient bu. Jill venait d’achever ses trois-huit ; au cours des dernières quarante-huit heures, elle n’avait dormi que quatre heures. Elle se sentait vide d’épuisement et trouvait que Tor exagérait. Il l’avait attrapée par le bras et maintenue fermement.

— Est-ce qu’elle t’a dit quelque chose, quoi que ce soit ?

— Tor !

— Je veux dire à mon sujet, à notre sujet.

Jusqu’où devait-elle pousser l’honnêteté ?

— Elle a fait des petites allusions, avait-elle balbutié.

À cet instant, l’inquiétude l’avait frappée, provoquant de telles bouffées de chaleur qu’elle s’était levée pour ouvrir la fenêtre. Le vent glacial de février avait balayé la cuisine.

Tor appuyait le bout de ses doigts sur son front. Son visage avait blêmi et présentait des lignes grises sur les joues ; elles paraissaient imprimées à même la peau.

— C’est moi, son mari pour le meilleur et pour le pire et je n’ai pas le droit de savoir !

— De quoi est-ce que tu parles ?

— Je suis allé voir cette Dalvik, celle de Hässelby, la cinglée, celle de l’empire Sandy. Vous étiez camarades de classe.

— Justine ? demanda Jill d’une voix tremblante.

— Justine, c’est ça, quel drôle de nom ! Mon épouse s’y est rendue pour soulager un peu sa conscience. C’est cette femme bizarre qui m’a révélé que Berit n’était pas satisfaite de notre vie conjugale.

Sans solliciter la permission de Jill, Tor avait allumé une cigarette.

— Il y a fort à parier que tout Stockholm est au courant des secrets les plus intimes des Assarsson, ricana-t-il en recrachant la fumée.

Il en était encore au stade où la colère l’emportait sur la peur.

— Mais ce n’est pas du tout le cas, protesta Jill.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Qu’est-ce qu’elle t’a raconté ? Ou plutôt, quelles « allusions » a-t-elle faites, pour reprendre tes termes ?

Il singea sa voix en se levant et se mit à faire les cent pas entre la table et le plan de travail.

Les jambes de son pantalon étaient un peu trop courtes.

— Elle a juste parlé… de la sempiternelle routine.

Il s’agitait dans la pièce ; les bords de ses yeux étaient rouges.

Elle se hâta d’ajouter :

— Cela nous arrive à tous tôt ou tard. C’est plus la règle que l’exception, en fait.

Il avait ouvert le robinet de l’évier, d’un coup violent, avait éteint son mégot puis lui avait demandé d’une voix tranchante comme de la glace :

— Est-ce que tu penses qu’elle est partie quelque part ? Est-ce qu’elle pourrait l’avoir fait pour me faire peur ?

— Pourquoi ferait-elle une chose pareille ? Pourquoi voudrait-elle te faire peur ?

— Peut-être pas me faire peur, mais me réveiller. Si elle pense que je dors.

Il avait ri sèchement, amusé par l’image, en dépit de la situation.

— Mais pourquoi donc est-elle allée à Hässelby ? avait demandé Jill et, au moment où elle avait prononcé le nom Hässelby, un spasme d’inquiétude avait traversé son ventre.

Même si tout cela s’était produit si longtemps auparavant.