Chapitre 51

Ariadne appuya sur la poignée de porte de la chambre de Christa, sans succès. Elle était bloquée.

— Christa ! appela-t-elle. Qu’est-ce que tu fais ?

Pas de réponse.

Ariadne essaya à nouveau en employant toute sa force. La poignée bougea légèrement.

— Christa ! cria-t-elle à nouveau. Qu’est-ce que tu fais ? Il faut que nous parlions, toi et moi.

Un hurlement désespéré lui parvint suivi d’une série de coups et de bruits sourds. Ariadne était là, les bras ballants. Elle avait le cœur serré. Elle secoua la poignée et appela encore et encore. Puis elle rassembla ses forces et projeta son corps contre la porte, pressant et poussant dessus. Petit à petit, elle réussit à l’entrouvrir juste assez pour pouvoir se faufiler par l’entrebâillement. La pièce était plongée dans l’obscurité. Elle alluma le plafonnier. Le chaos le plus complet régnait. Les meubles étaient renversés, le lit éloigné du mur, les boîtes en plastique rangées dans les armoires sorties et vidées de leur contenu.

— Christa ? dit-elle, et sa voix pénétra son propre cœur comme un poignard avant de se briser en sanglots.

La jeune fille était assise derrière le lit. Ses mains potelées et blanches appuyées contre son front. Elle hoquetait et tremblait, mais ne parlait pas. Ariadne se fraya un chemin jusqu’à elle, monta sur le lit et se pencha en avant. Au même instant, elle reçut un coup dans la poitrine qui la fit tomber sur la couette.

— Va-t’en ! cria Christa.

Ariadne s’agenouilla.

— Christa !

— Va-t’en !

Des cris. Des hurlements.

Alors, elle frappa. Que Dieu la pardonne, mais elle frappa. Du plat de la main directement sur la joue ronde de l’enfant, une, deux, trois fois. Christa ouvrit la bouche qui resta béante, vide et laide, sans qu’aucun son n’en sorte.

— Pardonne-moi, Christa. J’y ai été forcée, tu étais hystérique.

Elle parvint à attraper les bras de sa fille et à la traîner hors de la pièce. La jeune fille cessa de résister comme si sa volonté avait disparu, tel un somnambule, tel un animal à fourrure mou et indolent. Ariadne la conduisit dans le séjour, la poussa sur le canapé et s’installa tout contre elle. Dehors, le ciel était devenu très noir. Des gouttes de pluie scintillaient sur les vitres.

Ariadne tenait sa fille, la berçait, lui murmurait des mots contre les tempes, des mots dans sa langue maternelle, des mots et des comptines qu’elle fredonnait quand Christa était bébé, mais uniquement en secret, car Tommy n’aimait pas cela. Il faut qu’elle apprenne une langue correcte dès le départ, pas un putain de suédois d’émigré pour qu’elle se retrouve davantage encore en position d’infériorité.

Christa se détendit peu à peu.

— Qu’est-ce qu’il pleut ! Tu entends ça ?

— Oui.

— Papa et toi…

— Papa est mort ! hurla-t-elle. Je sais que papa est mort !

— Le docteur a téléphoné, ils n’ont pas pu le sauver.

— Je sais.

— Oui.

— Nous étions dans la forêt, il était si content, j’aimais quand papa était content.

— Oui, ma chérie, répondit-elle d’une voix éteinte. Moi aussi.

Christa éclata en sanglots. Ses pleurs déclenchèrent ceux d’Ariadne. Cette dernière la déshabilla et lui enfila son pyjama de flanelle avant de mettre sa chemise de nuit. Elles se glissèrent toutes les deux dans le lit double. Le battement régulier et mélodieux de la pluie sur le toit les berçait. Christa était dans ses bras, ce n’était plus une enfant, et elle avait l’impression d’étreindre une femme presque adulte. Elle paraissait plus calme. De temps à autre, elle ou sa fille produisait des sanglots isolés et des tressaillements.

— Où est papa ? demanda-t-elle soudain dans la pénombre.

— Dans une chambre quelque part à l’hôpital.

— Est-ce que tu crois qu’il a froid ?

Ariadne secoua la tête.

— Je ne crois pas. Il est bien là où il est dorénavant.

— Tu le penses vraiment ?

— Oui. Et tu sais… Papa était malheureux à bien des égards. Maintenant, il n’est plus tourmenté.

— Est-ce que c’est de ma faute ? demanda une voix pâteuse depuis l’oreiller.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Les champignons !

— Non, non, ce n’était pas les champignons. Comment peux-tu penser ça, il est clair que ce n’était pas les champignons !

— Il m’a montré, répondit Christa, la voix grumeleuse. Je tâtais avec mes doigts pour les reconnaître. Je les reniflais même ; ils sentaient la pluie et la mousse. Tous les champignons avaient cette odeur identique de pluie et de mousse.

Elle serra sa fille plus fort contre elle, son visage entre ses omoplates.

— Ce n’était pas les champignons, répéta-t-elle.

 

Tôt le dimanche matin, le gravier crissa, et une voiture s’arrêta dans la cour. Ariadne se réveilla immédiatement. Elle n’avait pas dormi longtemps, à l’affût de bruits ou de pas comme s’il allait rentrer d’un instant à l’autre. À un moment, elle avait dérivé dans un rêve hallucinatoire : il se tenait au-dessus d’elle, le visage déformé. Qu’est-ce que tu as fait, espèce de putain perfide ? Qu’est-ce que tu as fait ? Elle s’était éveillée trempée de sueur, mais n’avait pas osé quitter le lit ni même changer de position.

Elle se leva à la hâte et enfila sa robe de chambre.

— Qu’est-ce qu’il y a, maman ? questionna Christa, effrayée.

Elle regarda derrière le rideau. C’était une voiture noire qu’elle ne reconnut pas. Un homme en descendit. Il avait un bouquet de fleurs à la main. Lorsqu’il se rapprocha, elle vit qui c’était : Jonas Edgren, le collègue scanien de Tommy.

— C’est quelqu’un qui connaissait papa. Tu peux rester couchée. Je vais sortir le voir.

— Puis-je entrer ? pria Jonas quand elle ouvrit la porte.

— Oh, je suis désolée. Je ne suis pas habillée.

— Aucune importance. Je veux juste vous parler un moment.

Ariadne ouvrit la porte toute grande. Jonas retira ses chaussures. Elles étaient identiques à celles de Tommy, et Ariadne eut un pincement au cœur. Il prit sa main et la serra.

— J’ai acheté ces fleurs. Désolé, je n’ai pas trouvé de plus beau bouquet. Il n’y a que les stations essence ouvertes à cette heure-ci, et leur assortiment n’est pas franchement enthousiasmant.

— Merci, dit-elle mollement.

Elle l’emmena dans le séjour.

— Installe-toi. Je reviens tout de suite.

Elle retourna dans la chambre pour enfiler un pantalon et un pull. Christa était toujours dans le lit.

— Qui c’était ?

— Le copain de papa. Reste ici pour le moment.

Elle se pencha et l’embrassa sur la joue.

— Je t’aime, Christa.

Pas de réponse.

Jonas Edgren l’attendait dans le séjour. Il avait placé ses mains derrière son dos et étudiait les photos encadrées sur la bibliothèque. Christa enfant. Christa avec un chat dans les bras. La photo de mariage de Tommy et Ariadne.

— Est-ce que tu veux du café ?

— Non, merci. Rien.

Elle remplit un vase d’eau et posa les fleurs sur la table. Des œillets blancs et des fleurs séchées bleues dont elle ignorait le nom. L’un des boutons s’était cassé durant le transport. Jonas Edgren prit leur photo de mariage dans les mains.

— C’est un matin pénible. Un matin très pénible.

Elle tourna la tête vers lui.

— Comment l’as-tu su ?

Il reposa le cadre et s’avança jusqu’à elle.

— Ariadne, je suis policier.

Elle regretta de ne pas avoir eu le temps de se coiffer et de maquiller les marques sur son visage. Mais ce qui était fait était fait. Il tendit la main et effleura la peau sous son œil gauche. Il la considéra longuement. Elle lui rendit son regard sans détourner les yeux.

— Tommy et moi nous connaissions depuis de nombreuses années. Enfin, du moins, nous pensions nous connaître.

Elle garda le silence.

— Comment ça va ?

Elle se mit alors à pleurer. Il se rapprocha d’elle comme pour la serrer dans ses bras, mais elle se détourna. Elle fouilla dans sa poche en quête d’un mouchoir.

— Asseyons-nous un instant. (Elle sentit sa main sur son coude.) Viens, asseyons-nous.

Elle pleura un moment, puis ses larmes cessèrent de couler. Il l’observait.

— Votre fille ? demanda-t-il. Où est-elle ?

— Elle dort. Oui, cette nuit, elle et moi nous sommes couchées là. Dans la chambre.

— Comment tu crois qu’elle le prend ?

— Elle est triste.

— Ariadne, maintenant, je veux que tu me racontes ce qui s’est passé ? Tu en auras la force ?

Elle relata à nouveau toute l’histoire. L’excursion aux champignons, le repas.

— C’est tellement affreux, chuchota-t-elle.

— Je comprends.

— Il souffrait tant. Et le fait… de ne pas pouvoir l’aider. On se sent, comment dit-on, impuissant.

— Et ses seringues ? Je sais qu’il les avait toujours sur lui dans son sac à dos. Des injections d’adrénaline et des comprimés.

— Nous avons cherché le sac sans le trouver.

Il lui lança un regard interrogateur.

— Nous avons quasiment retourné toute la maison, mais il n’était nulle part.

— C’est bizarre.

— Tu imagines, être là à regarder et ne rien pouvoir faire. Ce qu’on éprouve.

— Oui.

— Et après… après, l’ambulance est arrivée. J’ai eu l’impression que cela avait pris des heures.

— Je me demande ce que ça pouvait être. Il est allergique au mil, ça, je le sais, mais il réussissait toujours à l’éviter. Est-ce qu’il y a autre chose dont je ne sois pas au courant ? Ce pain que vous avez mangé ? Quelle variété était-ce ?

— Du pain spécial petit-déjeuner Bondegården. Il en a souvent consommé.

— Rien d’autre ?

— Non, je ne sais pas. Je ne crois pas.

— Est-ce que tu as gardé l’emballage du pain ?

— Je pense. Dans la cuisine.

— Je l’emporterai en partant. Si tu n’y vois pas d’inconvénients ?

— Bien sûr que non.

— Il a peut-être déclenché une nouvelle allergie qui s’est manifestée d’un seul coup. Cela peut arriver, j’en ai entendu parler. Une allergie en entraîne une autre.

— C’est possible.

— Sacrément triste, tout ça. Incompréhensible. Ils vont devoir l’autopsier pour essayer de trouver ce dont il s’agissait. Cependant, ça ne changera plus rien maintenant. Que ce soit pour lui ou pour vous.

— Non, répondit-elle à voix basse. Ça n’y changera rien.

 

Jonas Edgren les emmena à l’hôpital dans sa voiture. Il attendit pendant qu’elles se préparaient. Il leur tint les mêmes propos que le médecin. Que cela pouvait faciliter le travail de deuil de pouvoir dire un dernier au revoir. Lorsqu’ils sortirent dans la cour, il alla jusqu’à la voiture de Tommy et regarda à travers les vitres. Ariadne sentit sa bouche devenir sèche. Elle l’entendit crier son nom.

— Oui ?

— Viens voir.

Elle s’exécuta et s’approcha de la BMW. Son doigt désignait la banquette arrière.

— Regarde ce qu’il y a là !

— Oh ! Son sac à dos.

— Il a dû oublier de le rentrer hier.

— Oui.

— Comment a-t-il pu l’oublier et ne pas s’en souvenir ?

— Oui, c’est étrange, chuchota-t-elle. Il avait toujours son sac avec lui.

 

Le collègue de Tommy les accompagna jusqu’à la morgue. Ariadne ne savait pas si elle aurait trouvé la force sinon.

Le salon mortuaire était situé au sous-sol. Ils descendirent de longs couloirs où des moutons de poussière roulaient sur le sol tels des rats. Elle avait l’impression que leur déambulation ne prendrait jamais fin. Ses pas résonnaient dans son cerveau ; elle avait pris du Magnecyl, mais il n’agissait pas encore. Christa marchait entre eux en leur tenant une main à chacun. Elle était blême et renfrognée. Elle ne répondait pas quand Jonas Edgren essayait de lui parler.

Deux bougies brûlaient dans la pièce. Tommy reposait sur un lit d’hôpital classique avec une couverture jaune pâle remontée jusqu’à la taille. Il portait ses vêtements habituels, ceux qu’il avait la veille. Son tee-shirt était maculé de vomi. Son visage était recouvert d’une petite serviette et ses mains, ses grandes mains dures étaient soigneusement jointes sur sa poitrine. Quelqu’un avait fiché une rose dans l’espace entre le pouce et l’index. Une rose rouge qui commençait déjà à se faner.

— Tommy, chuchota-t-elle.

À côté d’elle, elle entendit Christa hoqueter et renifler. Jonas Edgren tenait la jeune fille et guida sa main vers le corps mort.

— C’est ton papa, ma puce, ton papa Tommy. Il est paisiblement étendu ici. N’aie pas peur, il n’y a aucun danger, aucun. Nous allons lui faire une petite caresse pour lui dire adieu. C’est pour cette raison que nous sommes venus, pour lui dire adieu, pour qu’il sente quand même que nous… que nous sommes avec lui.

Il lança un regard interrogateur à Ariadne.

— Est-ce que tu as la force de voir le visage ?

— Oui.

Il saisit un coin de la serviette et la retira. Même si elle avait été préparée, elle en eut le souffle coupé. Jonas Edgren poussa un juron étouffé avant de se souvenir que Christa était à côté de lui. Il se racla la gorge et souffla.

— Nous regardons ton papa, à présent, Christa, comme tu le comprends parce que tu es une grande fille courageuse. Presque une adulte. Ton papa, il… son visage est enflé, il n’a pas vraiment l’apparence qu’il a, avait, d’habitude. C’est pour ça que nous… Une allergie comme la sienne peut provoquer des modifications physiques.

Les bouts des doigts de la jeune fille se déplacèrent sur le corps de son père. Ils trouvèrent le visage et le palpèrent attentivement.

— Qu’est-ce qu’il est dur ! dit-elle, étonnée, après avoir cessé de pleurer. Il est froid comme un poulet congelé.

Ariadne se mit à renifler.

— Il est mort, ma fille adorée, c’est pour ça ; il est mort. Ton papa est mort.