Mais ce désert, aussi sec et minéral soit-il, n'est pourtant pas un lieu mort. Il comporte, de place en place et parfois dans les endroits les plus inattendus, une vie ténue et cependant tenace. Cette vie, qu'il s'agisse des plantes ou des animaux, est avant tout étroitement organisée en fonction de la rareté de l'eau et de la nourriture. Deux paramètres sont importants : l'abondance relative des ressources et la « sécurité » de cette fréquence, que Shmida, Evenari et Noy-Meir, dans Hot Deserts Ecosystems, appellent predictability. On peut diviser ces ressources en abondantes et rares, mais cette classification correspond mal à l'écosystème du désert Libyque, où l'abondance n'existe que dans la ligne des oasis. Il paraît préférable de parler d'un côté des ressources pauvres mais durables, de l'autre des ressources abondantes mais épisodiques.
Toute la stratégie des organismes vivants, faune comme flore, va s'aligner sur ces deux types majeurs : la flexibilité et la plasticité du comportement devront s'adapter aux situations réelles, même extrêmes.
Mais avant de tenter d'expliquer comment ces organismes vivants ont pu s'adapter à cette extrême fragilité des ressources en eau, il faut bien préciser que très peu y ont réussi. Si le Sahara dans son ensemble comporte près de cinq cents espèces florales (en comptant sa partie sahélienne) contre quatre mille en France par exemple, le Ténéré n'en compte que vingt, les oueds du désert Libyque treize, et la Grande Mer de sable deux ou trois.
Pourtant, le naturaliste peut, partout, quand il sait ouvrir les yeux, découvrir des faits ou des spécimens intéressants. Là où le voyageur ordinaire ne verra qu'un « arbre », et dont les épines ne l'invitent pas à un contact bien rapproché avec le végétal, le naturaliste, lui, notera : déformation des branches, présence de gousses de formes aberrantes, exsudation d'une gomme noire amère et, sur l'écorce, cochenilles, coccinelles prédatrices de ces dernières et étuis de Coleophoridae. Bref, tout un petit monde vivant, en symbiose ou en association, et dont le mécanisme de vie peut fournir des jours et des jours d'étude et de réflexion.
Il est vrai que le naturaliste a le temps, car la matière d'étude se présente avec beaucoup de parcimonie. En témoignent ces notes « techniques » quotidiennes prises au cours du premier voyage de Théodore Monod en 1980 dans le désert Libyque1.
Notes de voyage de Théodore Monod
Le désert nilotique occidental et la Sand Sea (4-11 février 1980)
4 février
Départ du Caire par la route de Baharia. On roule sur le plateau éocène et ses regs plus ou moins ensablés, de teinte claire, chamois (fauve) puis plus foncé, brun-noir. Pratiquement pas de plantes, Fagonia arabica avec galles d'éryophyde – Cornulaca monacantha –, Pulicaria crispa le soir, en demi-sphères denses. Les coquilles d'escargots (Eremina desertorum) abondent, qui vont disparaître vers l'ouest.
5 février (1 °C à l'aube)
De nombreuses roses de Jéricho (Anastatica hierochuntica) et le premier oiseau aperçu depuis Le Caire (sans doute Corvus ruficollis). Avant Baharia, descente du plateau dans la cuvette crétacée (Exogyra overwegi, tiges d'encrines ferruginisées, beaux échantillons de calcite) ; dans les zones basses, des buttes vêtues (herbes et buissons : tout secs, sauf les Tamarix [T. nilotica]) ; on note aussi un autre buisson, Calligonum comosum, avec des galles, Alhagi mannifera, et Desmostachya bipinnata, la haute et dure graminée que nous retrouverons à plusieurs reprises dans le désert Libyque, dès qu'une humidité suffisante lui permet de survivre.
6 février (quelques plantes, 0 oiseau)
On se rend du bord nord-est de la cuvette de Farafra à Aïn Dalla, dernier point d'eau avant la Sand Sea : le pays reste très desséché, mais on observe cependant Zygophyllum album, Salsola tetranda, Cornulaca monacantha, et à Aïn Dalla : Tamarix nilotica, en fleur, visité par de très nombreux papillons (Vanessa cardui), et Alhagi mannifera en fleur et fruits. Des insectes divers, et des traces d'un carnivore (fennec ?). De la préhistoire, lames et pointes, et autour de la source, de nombreux tessons de poterie, sans doute plus ou moins récents.
7 février (0 plante, 0 oiseau)
On franchit, avec le Nummulites Scarp, très fossilifère (moules internes de mollusques, oursins, etc., avec de très nombreuses Nummulites atacicus Leymerie), les derniers lambeaux du plateau éocène avant leur disparition sous les sables. Noté 2 érémiaphiles (Heteronutarsus aegyptiacus Lefebvre), 1 mue de serpent (Psammophis ?), 1 cadavre de rapace (Buteo rufinus).
8 février (0 plante, 0 oiseau)
Dans la Sand Sea après quelques derniers affleurements éocènes : dans cette moitié orientale de l'erg c'est le domaine des grandes ondulations sans crêtes individualisées, des whalebacks sur lesquelles se promènent cependant quelques cordons vifs. Vu 1 papillon et récolté 2 érémiaphiles (Heteronutarsus aegyptiacus), d'une extraordinaire homochromie sur le sable ; 1 morceau de bois (Cornulaca probablement), et sur l'emplacement d'un campement de pétroliers américains des traces de gerbille… Que celles-ci aient pu se voir attirées par quelques débris alimentaires, on le conçoit, mais d'où ces rongeurs sont-ils venus, et comment ont-ils été attirés jusqu'à un site ponctuel au cœur d'une gigantesque mer de sable ? Ce problème a frappé déjà d'autres voyageurs. Observé un fragment de fulgurite.
9 février (0 oiseau, 1 plante vivante)
Dans la Sand Sea. Rosée le matin, vent assez fort dans la journée, W.-N.-W. ; 3-4 buissons morts et 1 Ephedra alata vivant, typique et de port à ramification strobiliforme et de teinte vert-jaune, 1 squelette de passereau, 3 érémiaphiles (2 Heteronutarsus aegyptiacus, 1 Eremiapha sp.) : que mangent ces insectes, cousins des mantes religieuses, mais en général beaucoup plus petits, et dépourvus d'ailes, sur des sables entièrement stériles ? Pratiquent-ils le cannibalisme ? […]
10 février (0 plante, 0 oiseau, rosée matinale)
La nappe sableuse faiblement ondulée laisse apparaître de petits regs, puis des affleurements de quartzites foncés, et enfin un plateau plus ou moins continu, gris-noir : nous sommes désormais sur les grès de Nubie qui nous accompagneront jusqu'au Darfour ; la hamada se couvre par endroits de regs quartzeux formés de galets provenant de la désagrégation de la roche qui les contenait et de sable qui devient rouge entre les cailloux noirs. Nous sommes dans la partie occidentale de la Sand Sea, où d'énormes cordons couronnés de crêtes vives sont séparés par des planchers interdunaires plus ou moins caillouteux. Fait notable : on n'a rencontré sur l'itinéraire parcouru aucun de ces dépôts de quaternaire lacustre si prodigieusement abondants dans le reste du Sahara (vases à mollusques, diatomites, etc.) : ont-ils existé pour se voir découpés et effacés par la suite ? Il n'est en tout cas pas pensable que ce désert Libyque ait été à l'abri des oscillations climatiques (pluviales et interpluviales) reconnues partout ailleurs dans le Sahara.
La préhistoire est abondante sur les regs : bifaces, lames à débit Levallois, pointes diverses, meules dormantes très plates, molettes, etc. ; je n'ai pas noté de poterie, ni de hache polie, ni de pointe de flèche : le néolithique typique a-t-il existé ici ?
Une érémiaphile, des vestiges indéterminables de 2 plantes mortes, 1 cadavre de cigogne blanche (Ciconia ciconia) […].
Le Gilf Kebir (11-14 février 1980)
11 février (1 oiseau)
Les traces de végétation sèche se multiplient (Salsola ?), tandis qu'alternent regs et affleurements gréseux, suivis par un paysage de buttes témoins qui appartiennent déjà à l'extrémité nord du Gilf Kebir.
Les pistes chamelières se multiplient et deviennent, au niveau du Wadi el Gubba, extrêmement nombreuses : on se trouve en effet ici sur le très ancien axe caravanier unissant Koufra à Dakhla […].
À l'entrée nord du Wadi Abd el Malik, quelques plantes desséchées (Salsola) et 4 Maerua crassifolia (1 grand, 2 moyens, 1 petit) ; le plancher rocheux de l'oued apparaît encore par places, puis l'on arrive au peuplement d'Acacia tortilis raddiana : beaucoup sont morts, d'autres portent des fruits jeunes, encore verts ; on note une grande variabilité dans le degré d'enroulement des gousses, celles de certains arbres très déroulées (Monod, 1987), à côté de fruits tout à fait ordinaires ; des cochenilles (famille des Margarodidae) sur les acacias, quelques ténébrionidés, 1 papillon, 1 mouche, 1 Oenanthe leucopyga (le zarzûr attendu), des os de mouflon (1 massacre, 1 crâne, 1 mâchoire), avec des crottes et traces nombreuses ; le vieux bois est tout percé de trous d'éclosion d'environ 10 millimètres de diamètre (bupreste ou longicorne ?) ; au sol, quelques plantes sèches (Salsola et Panicum turgidum), avec des crottes de chameau et des traces de fennec (?)2.
12 février (0 oiseau)
Nous allons sortir de l'oued par son extrémité sud, au prix du franchissement, passablement acrobatique, de deux grosses barres rocheuses en marches d'escalier, et déboucher sur le plateau. Trois traces de serpent (Psammophis ?), 1 mouche, quelques « trognons » secs de Stipagrostis, quelques petits acacias morts ou vivants (3-4), sans doute A. ehrenbergiana, quelques touffes de Panicum turgidum, dont une au camp du soir à côté de laquelle s'ouvraient 3 terriers de rongeurs, sans doute inhabités, et un fond de dhaya desséchée couverte de roses de Jéricho en fruits.
13 février (0 oiseau)
Après le plateau, très poussiéreux par vent de N.-W., nous allons en descendre par le Lama Pass ; 1 plante sèche (crucifère ?), 1 grand Stipagrostis sec (St. vulnerans ?), 2 « trognons » de graminée (Asthenatherum ?). Préhistoire toute la journée (lames et pointes de quartzite).
14 février (0 oiseau)
Poursuite de la descente où les grès massifs de la falaise reposent ici, par l'intermédiaire d'un poudingue, sur les couches blanc-rose de la base ; de beaux regs de dissociation à galets de quartz et des dreikanters partout. De rares traces de végétation (dont 1 graminée sèche : Stipagrostis acutiflora). Dans la passe et la plaine bordière, toujours de la préhistoire : lames, pointes, meules plates, nuclei Levallois. Des grès à dragées et des boxstones souvent sphériques (aétites) avec du sable, blanc ou rouge, à l'intérieur. Débris d'œufs d'autruche, 1 tête de grande libellule, arrivée avec le vent d'un très lointain lieu d'éclosion.
Les Clayton's Craters (14-15 février 1980)
L'entrée dans la zone des Clayton's Craters se fait en venant du Gilf Kebir par le double piton de Peter and Paul. Dès le 14 au soir, arrivant au nord, nous campons dans une splendide granodiorite à débit en boules (à amphibole [hornblende verte]), biotite, plagioclase, orthose et quartz tardif, les micas partiellement altérés en chlorite et les feldspaths en séricite.
15 février (0 oiseau, gelée blanche à l'aube)
La journée se passe à étudier la zone des cratères volcaniques situés entre le Gilf Kebir et Uweinat, et à confirmer les différentes listes qui en ont été établies (Peel et Sandford) et qui font état de 21 cratères. Recueilli 13 échantillons de roche (17882-17894) et… des fragments d'œufs d'autruche.
Le djebel Uweinat (16-18 février 1980)
16 février
C'est l'arrivée au djebel Uweinat, par la face nord, en direction du Karkûr Talh. Il y a 2 gros Acacia tortilis, en plaine, en avant de l'entrée de l'oued : l'un d'eux, très gros, est couvert de très grosses cochenilles noires à taches latérales orangées, qui produisent un miellat si abondant que le tronc de l'arbre est, par endroits, tout luisant, comme les objets (branche, crottes de chameau, etc.) reposant sur un sol sableux transformé par places en une sorte de « grès » assez dur. Placé dans l'eau, ce « grès » libère son sucre dans un breuvage agréable, et l'on comprend l'usage que font les Touaregs d'une manne sucrée couvrant les rameaux d'un Tamarix. Il faut cependant distinguer, sur les acacias, le miellat proprement dit, sucré, et une exsudation noire, sortant d'une lésion du tronc, pouvant agglutiner le sable au pied de l'arbre, mais ayant une saveur amère.
Le second acacia est couvert de coccinelles (Rodolia cardinalis) et de leurs larves carnivores consommatrices de cochenilles. Il est surprenant de trouver ici, au cœur d'un Sahara hyperaride et inhabité, une coccinelle originaire d'Australie.
La présence, au cœur du désert Libyque, du Rodolia, dont le régime exclusif est représenté par Icerya purchasi et Gueriniolla serratulae (Duverger Chr., in litt., 25-7-1980), pose un problème puisque la seule cochenille observée sur place est un Crypticerya et que l'on ne peut guère imaginer une pullulation occasionnelle, migratoire, du coléoptère, puisque celui-ci se reproduit ici (nombreuses larves).
Dans un petit oued (Wadi Handal) à l'ouest du Karkûr Talh, les coloquintes pullulent, avec leurs fruits mûrs, à côté de nombreux Crotalaria thebaica, très broutés et portant des chenilles et de minuscules Tribulus.
Dans l'oued Karkûr Talh : crottes de gazelle, de mouflon, de chameau, et même une trace d'hyène, 2 cornes de mouflon, terriers et traces de rongeurs, plusieurs Oenanthe leucopyga et 1 bergeronnette grise ; 4-5 ânes se promènent dans l'oued, d'ailleurs les traces d'habitat humain récent abondent : bât d'âne, peau sèche, cordes, vieilles guerbas, sandales en pneu, etc.
Dans l'oued Karkûr Talh et ses tributaires, on note très fréquemment des Acacia tortilis à port tout à fait aberrant (voir Monod, 1987), avec de grosses branches recourbées vers le sol et ensuite redressées, parfois verticalement, avec des rameaux sarmenteux voire lianiformes. Aucune explication ne peut être actuellement fournie de ce comportement, cette « arcure » relevant peut-être de la catégorie des « gravimorphismes » de Wareing et Nasr (1958).
La végétation des oueds est très desséchée (Panicum turgidum, Aerva javanica, Cassia italica).
De l'écorce d'une branche de talha pendent de nombreux étuis de Lépidoptères habillés de foliolules d'acacia, disposées de façon très régulière : on pouvait penser à des étuis de psychides, mais M.J. Bourgogne, qui a bien voulu les examiner, me signale qu'il s'agit d'une autre famille et que G. Baldizzone y a reconnu un Coleophora sp. (Coleophoridae) peut-être non encore décrit et dont il faudra chercher l'imago.
17 février
À Karkûr Talh, excursion dans un affluent de la rive droite (orientale) : Oenanthe leucopyga, traces de gazelles et de mouflons, les Acacia tortilis sont souvent tout tordus, avec des branches pouvant atteindre le sol et s'appuyer sur celui-ci pour repartir vers le haut, morphologie tout à fait inexplicable. Miellat abondant sur les acacias. Autour, les crottes de chameau sont toutes brillantes et « laquées » de sucre […].
18 février (0 oiseau)
Dans les regs et les cailloutis au S.-S.-E. d'Uweinat : quelques petits buissons secs, avec des « trognons » de Stipagrostis acutiflora et de très petits Asthenatherum forsskalii, mais plus loin apparaissent des plages vertes sur fonds craquelés de dhaya à copeaux d'argile enroulés : il s'agit de beaux peuplements de Morettia philaeana, avec Astragalus vogelii et Polycarpon delileanum : des chenilles, des sauterelles (Sphingonotus rubescens Walker), communes dans la zone érémienne nord-tropicale de l'Ancien Monde, des Canaries à l'Inde, et un Schistocerca gregaria rose en phase grégaire ; des traces de gazelle. Toute la journée sur des regs, des sables, souvent rouges, des grès en buttes, des traces de chameaux.
19 février
Nous rencontrons dans la matinée une caravane de Hâwawîr en route pour Uweinat et Koufra : on sait qu'un commerce de chameaux de boucherie existe entre le Darfour et la Libye, mais il y a ici si peu d'animaux qu'il doit s'agir d'autre chose : ne posons pas de question, car il se pourrait que la frontière désertique soudano-libyque puisse faciliter bien des circulations discrètes, peu soucieuses d'avoir à se soumettre aux contrôles douaniers officiels. Les chameaux, chargés de sacs, n'ont pas de sangle sous-ventrière.
Petits buissons de Cornulaca par endroits, avec Sporobolus et Stipagrostis acutiflora. Arrivée au début de l'après-midi dans une cuvette, avec buttes de Cornulaca plus ou moins morts ; quelques souches de palmiers et de nombreuses buttes à Desmostachya bipinnata : celles-ci ont parfois, par exemple autour du point d'eau (au pied d'un gros rocher blanc portant un nid, peut-être de corbeau), l'aspect de véritables murailles, paraissant formées d'éléments individuels superposés, au point que l'on pourrait même se demander s'il s'agit bien de remparts naturels ou construits, d'autant que l'on comprend mal comment cette graminée pourrait constituer des couches superposées d'étages de végétation. On notera toutefois que des édifices analogues ont été observés ailleurs, par exemple dans l'oasis de Kurkur (Boulos, 1966) […].
Si naturalistes et géologues peuvent se tromper, qu'en a-t-il été des caravaniers ? Serait-ce là, comme avec les buttes calcaires fragmentées, l'origine des mille et une légendes de cités perdues du désert Libyque ?
Arrêtons là pour l'instant ce voyage qui, par Merga, El Atrun et El Fasher, va ensuite conduire Théodore Monod jusqu'à Khartoum, le 29 février, d'où il repartira pour Le Caire. Il montre que dans le désert, et à quelques exceptions près, la vie est présente presque partout. Mais une vie tellement diffuse, tellement ténue, que sa rencontre est toujours un choc et… un émerveillement. Surtout lorsque l'on sait au prix de quel effort d'adaptation – tant chez les plantes que chez les animaux – elle est possible.
Un botaniste insatiable
Je sais bien ce que me reprochent un peu mes collègues scientifiques : d'être un touche-à-tout. Les Anglais ont une jolie formule lapidaire, avec laquelle je ne suis pas vraiment d'accord, bien sûr : « More and more, on less and less. » Autrement dit : « De plus en plus, sur de moins en moins. »
Ces personnes fort respectables estiment qu'un chercheur a le devoir, pour bien faire, de se consacrer à un domaine exclusif, de limiter son champ d'investigation pour l'explorer en profondeur. Mais moi je revendique le droit de m'intéresser. Pas seulement à une spécialité, mais à tout ce que la nature m'offre à découvrir. Qu'on ne m'en veuille pas : je suis sans défense face à la curiosité.
Je suis sorti de la Sorbonne avec une licence de sciences naturelles et trois certificats : zoologie, botanique et géologie. Officiellement, je suis zoologiste, spécialiste des poissons et des crustacés. Un leurre : on ne peut pas connaître les crustacés ; c'est pourquoi je me suis concentré sur un groupe, les isopodes.
Lors de mes voyages sahariens, je n'allais pas me priver de botanique ! Les espèces sont rares, mais il peut y avoir beaucoup d'individus : je me rappelle avoir marché une journée dans un peuplement d'une seule graminée. Comment ignorer la diversité des espèces ? Je prélève des échantillons complets, avec tiges, feuilles, fleurs, que je presse entre deux feuilles de papier, placées ensuite entre deux cartons maintenus par une sangle. Au Sahara, il est si facile d'herboriser : les plantes sèchent très vite. À défaut de carton, je serre mes prélèvements entre deux planches fixées par une courroie, et je porte le tout en bandoulière, une trouvaille baptisée « le tape-cul système Monod » ou « le tape-Monod système c… »
Au cours de mes pérégrinations, trop encombré, j'ai parfois confié mes échantillons aux bons soins d'une administration locale chargée de les faire parvenir au Muséum à Paris.
À propos des journaux que j'utilisais, je dois vous dire que Le Monde est bien meilleur que Le Figaro, à différents points de vue d'ailleurs, mais aussi pour les plantes.
Tant que mes yeux y voyaient assez clair, j'ai dessiné les plantes que je récoltais. Je les dessinais en détail, avec autant d'exactitude que possible, à partir d'échantillons conservés et observés le plus souvent au microscope binoculaire. J'aimais beaucoup cet exercice. C'est amusant, le dessin, quand c'est bien fait. Ensuite, je complétais mon répertoire : sur les pages de gauche de mon cahier, la liste de mes prélèvements, numérotés, datés et, si possible, identifiés par le lieu ; à droite, mes notes du jour.
J'en suis aujourd'hui à 19 441 échantillons pour l'ensemble de mes récoltes botaniques et autres. J'ai décidé de ne pas mourir avant d'avoir atteint les 20 000 !
Théodore Monod
La fascinante résistance des plantes
La plante, d'abord. Contrairement à l'animal, qui peut dans une certaine mesure aller à la recherche de l'eau et en tout cas en trouver dans ses aliments, la plante doit, pour survivre au désert, résoudre sur place sous peine de mort la découverte et l'entretien d'une hydratation suffisante qui lui permettra le jeu normal de ses principales fonctions : assimilation chlorophyllienne et respiration.
Les solutions trouvées par les plantes dans le désert Libyque ne sont pas différentes de celles que l'on rencontre dans les autres zones arides du monde. Elles sont seulement, dans la plupart des cas, poussées à l'extrême ! Il y en a cinq.
Premier cas – c'est celui des lichens et des algues –, la plante est capable d'absorber instantanément l'eau de la pluie, de la rosée ou du brouillard, puis, en phase d'aridité, d'entrer sans dommage en dessiccation.
Autre méthode, appliquée par les plantes arido-passives : elles limitent leur croissance, voire la suppriment totalement, pendant les phases de sécheresse.
Au-delà, les « ombrophytes », elles, n'entrent en végétation que pendant le cycle humide, mais sans présenter d'adaptation spéciale au manque d'eau. Cela suppose bien sûr dans la plupart des cas, et étant donné la brièveté des périodes humides, la possibilité de fleurir et de mûrir les fruits dès l'état de plantule, à une taille de quelques centimètres seulement.
Il y a aussi les plantes vivaces arido-actives, organisées, elles, pour vivre en permanence et franchir les périodes difficiles. Leur morphologie s'est adaptée au manque d'eau, soit en développant des racines très profondes, soit surtout en réduisant à l'extrême les surfaces d'évaporation – c'est-à-dire les feuilles –, voire en les supprimant totalement pour les remplacer par des épines.
Restent enfin les halophytes qui, dans les périodes favorables, accumulent dans leurs tissus les sels minéraux indispensables. Le Tamarix en est l'exemple le plus fréquent dans les oueds du désert Libyque (une fois encore, quand je dis « fréquent », il faut relativiser : une ligne de trois ou quatre Tamarix est un petit événement…). Il présente la particularité, lui, d'exsuder ses sels en excès sous forme d'un liquide salé. Ce liquide fixe peu à peu le sable poussé par le vent, et l'arbre, à mesure qu'il croît, se trouve enfermé dans une butte sableuse pouvant atteindre – dans les cas les plus favorables – plus de 10 mètres de haut et d'où n'émerge que l'extrémité verte de ses branches.
L'exploration du Wadi Hamra
Évidemment, tout cela est loin de faire une jungle. À titre d'exemple, voici comment se présentait, lors de notre expédition en mars 1993, le Wadi Hamra, l'un des trois oueds du Gilf Kebir.
Nous avons escaladé les contreforts du plateau par sa partie nord-est. Très exactement par le Lama Point. Il n'est pas question en effet de pénétrer dans le wadi par son embouchure, totalement ensablée. Le Lama Point confirme d'ailleurs que le sable de la Grande Mer de sable, poussé par les vents étésiens, gagne vers le sud : les dunes s'accumulent chaque année un peu plus contre les falaises qui marquent le nord-est du Gilf.
Ascension laborieuse, donc, du plateau. En haut, nous sommes sur une hamada gréseuse, presque noire, et parsemée de roches.
Progression lente, mais sans grand problème. Au bout d'une petite heure, le wadi s'ouvre soudain devant nous : une tranchée irrégulière de 500 mètres à 1 kilomètre de large, et qui entaille le plateau jusqu'à l'horizon visible. Les falaises qui la bordent, noires elles aussi, surplombent un lit de sable rougeâtre. Il nous faudra près de quatre heures pour trouver une passe qui, du plateau, nous permettra de descendre dans le lit du wadi que nous nous mettons à remonter.
Soudain, à l'horizon du wadi, ce qui semble une forêt. En fait, une ligne de dix Acacia tortilis de 2 à 4 mètres de haut, qui constituent la première « verdure » que nous rencontrons depuis six jours. Au-delà des acacias, une « rigole » de graviers serpente à travers le sable rouge – à peine 30 centimètres de large. C'est la trace de la dernière pluie. Puis, sur ce lit ou sur ses bords, apparaissent des monticules de sable surmontés de minuscules buissons tout secs : des graminées, des Fagonia et des Zilla spinosa dont les graines attendent la prochaine pluie.
L'oued fait un coude qui, une fois franchi, nous révèle soudain une cinquantaine d'acacias disséminés par groupes d'une dizaine, ainsi que plusieurs grosses buttes de sable. Nous décidons d'établir notre camp.
Acacia tortilis, Fagonia, ce n'est là que la partie visible de ce qui pousse dans ces oueds.
Le reste, de loin le plus important, est constitué d'ombrophytes qui restent dans le sable à l'état de graines et attendent la première pluie pour apparaître, atteindre leur taille « adulte » – 20 centimètres en moyenne – et effectuer leur fructification, le tout pouvant ne pas excéder quelques semaines. L'ennui est qu'il pleut en moyenne de façon « utile » une fois tous les cinq, dix ou vingt ans… et qu'il faudrait être là à ce moment précis pour avoir une chance de compléter l'herbier.
On sait au moins que, quand il pleut, le fond des oueds se couvre de verdure. C'est d'ailleurs ce qui, en 1932, devait permettre au major Penderel, de la Royal Air Force, qui survolait le Gilf Kebir dans un petit Tiger Moth afin d'en effectuer une exploration sommaire, d'apercevoir, soudain, au loin, une ligne verte : le Wadi Abd el Malik. Penderel, compagnon du plus extraordinaire des explorateurs du désert Libyque, le comte von Almasy, avait eu de la chance : le wadi venait de vivre un de ses rares épisodes pluvieux et s'était couvert pour quelques jours d'ombrophytes du plus beau vert.
Une faune en voie de disparition
Avec la végétation, c'est aussi et tout naturellement la vie animale qui va s'amenuiser, et même parfois disparaître totalement. Au désert Libyque, où s'établit le record du monde de sécheresse, on peut parcourir plus de 100 kilomètres sans rencontrer une seule plante, même sèche, ni un seul oiseau. Dans ces zones vides, la seule vie que l'on puisse apercevoir sur le sable est celle, infime et fugace, de l'érémiaphile, une petite mante aptère des sables dont la couleur se confond tellement avec celle de son habitat que l'on ne la distingue que lorsqu'elle se déplace.
Lefebvre (1835), auquel on doit la définition des genres Eremiaphila et Heteronutarsus, dont il avait récolté des spécimens dans la région de Baharia, et noté l'extraordinaire homochromie, s'est posé la question du régime alimentaire de ces insectes, rencontrés dans des régions où l'on n'en découvre pas d'autres, pouvant servir de proies : « Je serais presque tenté de croire que, là où je trouvais ces érémiaphiles, il n'existe et il ne saurait exister d'autres insectes. » L'auteur rejette l'hypothèse de déplacements des érémiaphiles vers des zones moins arides, celle de proies apportées par le vent, et même le cannibalisme : « Je ne puis également supposer que ces orthoptères soient destinés par elle [la nature] à se dévorer toujours entre eux, comme parfois on a pu l'observer accidentellement parmi les mantes. »
L'examen de contenus stomacaux apportera un jour la solution à ce problème : les tubes digestifs disséqués contenaient des débris d'insectes, y compris des écailles de papillons, ce qui établit bien le rôle du drift éolien dans les apports de proies.
Extérieurement, Eremiaphila et Heteronutarsus sont presque identiques, mais l'on pourra les distinguer par les caractères suivants : Eremiaphila a tous les tarses 5 articulés, avec des griffes égales, Heteronutarsus a les tarses I-4 articulés, avec des griffes égales, et les tarses II-III-3 articulés, avec les griffes inégales.
À noter également qu'il existe des spécimens de très grande taille, jusqu'à 6 centimètres. Nous en avons capturé un lors de notre expédition de mars 1993, qui se trouve aujourd'hui à Berlin, dans le vivarium du Pr Bald.
Quoi qu'il en soit, les érémiaphiles trouvent dans leurs proies l'eau dont elles ont besoin. Mais, en dehors de ces zones extrêmes, il est curieux de constater le nombre de traces que l'on découvre sur le sable à des dizaines de kilomètres du premier buisson épineux.
Il n'y a rien de plus désolé que la Sand Sheet qui s'étend entre Dakhla et Uweinat – Sand Sheet entrecoupée de regs tout aussi vides et creusés parfois de vastes cassures dans la roche qui prennent des allures de canyons.
Et pourtant, où qu'il s'arrête, lorsque le voyageur s'éveille au matin, le sable est régulièrement piqueté de traces de pattes. Le plus souvent, il s'agira de fennecs, ou renards des sables, ou de leurs proies préférées, les gerbilles – des marsupiaux de la taille d'une souris –, encore qu'ils ne dédaignent rien, depuis les épluchures de légumes jusqu'aux érémiaphiles.
Ils disposent aussi, tout comme les faucons qui vivent dans le désert Libyque, des oiseaux migrateurs qui passent deux fois par an. Le faucon va les chercher dans les airs. Le fennec, lui, doit attendre au sol les épuisés ou les malades, qu'il s'agisse d'hirondelles, de canards, de cigognes ou de hérons.
Là où subsiste un tant soit peu de végétation, on trouvera assez souvent des traces de la gazelle dorcas. Si le terrain devient rocheux et escarpé, comme dans le Gilf Kebir, le djebel Arkenu ou le djebel Uweinat, ce sera le domaine du mouflon escaladeur d'éboulis et incroyable grimpeur de falaises. Une ligne de virgules, sur le sable, indique le passage d'un serpent – le plus souvent une couleuvre des sables, très rarement une vipère à cornes –, et le moindre photophore allumé la nuit attire immanquablement deux ou trois papillons de nuit rameutés à des kilomètres de là.
Ajoutons un ou deux coléoptères, un lézard ainsi que l'inévitable scorpion (rarement ailleurs que sous une pierre), et nous aurons à peu près fait le tour des animaux que l'on remarque dans ce désert.
Des animaux vainqueurs de la soif
Comment ces animaux survivent-ils ? D'abord en évitant au maximum toute déperdition inutile d'eau.
Qu'il s'agisse des rongeurs, des carnivores, des herbivores ou des insectes, ils prennent soin de ne pas sortir dans la journée, généralement très chaude, de façon à ne pas subir une dessiccation excessive. Ils restent par conséquent cachés dans leur terrier, leur trou de roche ou sous le sable.
Ensuite, en utilisant au mieux les possibilités hydriques de leurs aliments : les carnivores, grâce à l'eau de leurs proies ; les herbivores, par l'eau contenue dans les feuilles et les tiges des plantes. Les petits rongeurs, qui se nourrissent de plantes sèches ou de graines, couvrent sans doute leurs besoins hydriques – faibles d'ailleurs – par une eau d'oxydation obtenue à partir de l'aliment. L'adaptation va parfois très loin. Nous avons vu qu'un des systèmes d'adaptation de la plante à la sécheresse est l'halophilie, qui consiste à accumuler dans ses divers tissus de véritables réserves des sels minéraux indispensables. Eh bien, il existe un lézard qui se nourrit – en tout ou en partie selon les circonstances – de ces plantes halophiles, dont il extrait les sels en excès pour les rejeter par une glande nasale spéciale. Enfin, en constituant, dans les périodes favorables (c'est-à-dire en hiver), des réserves internes d'eau. C'est le cas de l'addax, cette lourde antilope du désert sableux. Nul doute qu'elle n'a pratiquement pas d'occasions, au long de son existence, de rencontrer de l'eau libre. Elle constitue donc, à partir de sa pâture, une abondante réserve d'eau dans sa panse.
Reste le cas particulier du chameau. Les travaux du professeur Schmidt-Nielsen (1964) ont mis en évidence des faits très intéressants sur la physiologie du dromadaire. C'est un animal capable de supporter une perte de poids de 40 % par déshydratation et de rétablir en très peu de temps son bilan hydrique en absorbant une valeur d'eau égale à la moitié de son propre poids. Un dromadaire déshydraté peut boire 100 litres en une fois et en quelques minutes. En un jour, il peut assimiler 165 litres d'eau. L'autruche, elle aussi, peut supporter une perte d'eau égale à 30 % de son poids.
Mais si je parle de ces deux animaux en dernier, c'est qu'il faut – comme la hyène ou le guépard – les mentionner pour mémoire dans le désert Libyque. Le temps des grandes caravanes, qui partaient pour le Soudan vers le nord, est bien terminé. Et tant mieux, d'ailleurs, car la fameuse Darb el Arbaïn, la « piste des quarante jours » qui joignait le Soudan à Assiout, a été pendant des siècles une véritable « piste de la mort » pour des dizaines de milliers d'esclaves noirs en « transit » vers l'Égypte et l'Arabie.
Le commerce, lui, se fait aujourd'hui le plus généralement par camion ou voie ferrée. Aussi le spectacle d'une caravane se profilant sur les dunes au soleil couchant appartient-il désormais au « folklore » du Sahara oriental. Quant aux autruches, si abondantes semble-t-il aux temps anciens, elles ont déserté depuis longtemps les regs desséchés du désert Libyque pour migrer vers le sud, en direction de la savane soudanaise.
Flore et faune
Connaissant la prodigieuse aridité du désert Libyque, on ne sera pas surpris de l'extrême pauvreté de la flore. Il est peu de régions au monde où l'on puisse parcourir 100 kilomètres et davantage sans rencontrer une seule plante. Sans doute les pluies sont-elles exceptionnelles, mais on notera que sur de très vastes surfaces (Grande Mer de sable, plaines rocheuses ou plus ou moins ensablées) il semble bien que même une pluie, parfois importante, ne suffit pas à provoquer l'apparition d'une végétation temporaire. S'agit-il d'une absence complète de graines dans le sol, malgré la fréquence du vent ? Il faudrait donc imaginer : a) que le couvert végétal ayant existé autrefois a totalement disparu et a totalement cessé de pouvoir fournir au vent des graines à transporter ; b) que les distances entre les zones marginales encore pourvues de végétation et le cœur du désert Libyque sont devenues trop fortes pour permettre un transport efficace des graines par le vent.
Quoi qu'il en soit, on devra diviser le désert Libyque en trois types de régions : celles où la vie végétale est aujourd'hui totalement exclue, celles où une topographie, due au relief, permet un éventuel ruissellement avec l'apparition temporaire d'une certaine humidité au fond des vallées, et troisièmement celles auxquelles leur relief assure une pluviosité modeste mais non nulle par rapport aux plaines environnantes.
À la première catégorie appartient la Grande Mer de sable où de très loin en très loin apparaîtra peut-être un modeste pied d'Ephedra ou un pied de Stipagrostis pungens. Dans la seconde sera placé le vaste plateau du Gilf Kebir, coupé d'oueds encaissés. La troisième se trouvant constituée par le massif du djebel Uweinat, avec ses deux satellites Arkenu et Kissu.
Bien qu'aujourd'hui presque totalement desséché, le Gilf Kebir conserve quelques traces de sa végétation ligneuse d'autrefois : on y rencontre en effet de nombreux acacias (Acacia tortilis et une espèce beaucoup plus rare : Acacia ehrenbergiana). La Maerua crassifolia existe encore en quelques exemplaires tandis que le Calligonum comosum est réduit à quelques spécimens en voie de disparition. Les plantes herbacées comprennent quelques Crucifères [Farsetia, la rose de Jericho (Anastatica), Eremobium, Morettia, Schouwia, Zilla : gros buisson très épineux à fleurs roses], Capparidacées (Cleome), Caryophyllacées (Polycarpon), Chenopodiacées (Salsola), Polygonacées (Rumex), Geraniacées (Monsonia) Cucurbitacées (Citrullus), Zygophyllacées (Fagonia, Tribulus), Neuradacées (Neurada), Papilionacées (Astragalus), Composées (Francœuria), Boraginacées (Arnebia), Acanthacées (Blepharis), Graminées (Centropodia, Panicum, Stipagrostis).
Le massif du djebel Uweinat (600-1 900 mètres), mi-gréseux mi-granitique, possède une végétation relativement importante par rapport à la stérilité des plaines environnantes, mais reste d'une grande pauvreté avec seulement une centaine d'espèces de Phanérogames. Il s'agit dans l'ensemble d'une flore saharienne banale. En février 1980, j'ai noté dans la région de Karkûr Talh les espèces suivantes : Acacia tortilis, Crotalaria thebaica, Panicum turgidum, Aerva javanica, Cassia italica, Pulicaria undulata, Euphorbia granulata, Astragalus vogelii, Tribulus sp., Convolvulus prostratus, Boerhoavia repens viscosa, Lotononis platycarpa, Polycarpon delileanum, Fagonia indica, Aristida meccana, Stipagrostis plumosa.
À peu de distance au sud d'Uweinat, j'ai trouvé le 18 février 1980 un petit peuplement d'acheb3 comprenant Morettia philaeana, Astragalus vogelii et Polycarpon delileanum avec des chenilles, des sauterelles, des traces de gazelles. Il s'agissait évidemment d'une végétation éphémère, née d'une pluie récente et qui allait se dessécher rapidement, en laissant, bien entendu, de nombreuses graines dans le sol.
Léonard (1969) définit ainsi les divers étages de la végétation : 1 – étage inférieur avec Fagonia, Trichodesma, etc. (jusqu'à 900 mètres d'altitude).
2 – étage de transition avec Hyoschyamus, Tamarix, Lavandula, Ochrademus, Salvia (de 850-900 mètres à 1400-1 500 mètres).
3 – étage supérieur avec l'association Lavandula, Salvia (1 250-1 850 mètres).
La flore du massif Uweinat demeure essentiellement saharienne : il faudra atteindre et même dépasser, au sud, le Wadi Howar pour voir apparaître les premiers éléments de la flore sahélienne, déjà bien caractérisée à l'intérieur du djebel Tageru. La très grande pauvreté de la flore devait se répercuter, bien entendu, sur celle de la faune. Faute de plantes, il ne peut guère y avoir d'insectes, ni de rongeurs, ni d'ongulés herbivores, ni, par conséquent, d'insectivores ou de carnassiers. C'est toute la chaîne alimentaire qui se trouve alors en panne.
Les crustacés ne sont représentés que par des formes aquatiques, car il ne semble pas exister de cloportes. Sur l'argile desséchée d'un petit oued du djebel Uweinat, j'ai reconnu des empreintes d'un Conchostracé (Leptestheria cortieri) et d'un Anostracé (Streptocephalus ?) ; Artemia salina pullule dans le lac salé de Merga (Nu Kheila).
Dans ce même lac existent des hydracariens, des coléoptères, des larves d'éristale et une quantité prodigieuse de petits diptères noirs du genre Ephydra (E. flavipes) ; les moustiques ne manquent pas (Culex pipiens).
Il existe quelques termites (Eremotermès) et des fourmis au djebel Uweinat : Camponotus tahatensis et Monomorium (Xeromyrmex) areniphilum, et l'on peut voir parfois des petits Hyménoptères butiner sur les fleurs de certains Crucifères.
J'ai observé un peu au sud du djebel Uweinat deux sauterelles, Schistocerca gregaria et Sphingonotus rubescens.
On rencontre parfois quelques noctuelles, des chenilles, des sphingidées sur certaines plantes vertes, et l'on note sur certains troncs d'arbres du djebel Uweinat des fourreaux de Coleophora (Psychides) faits de folioles d'Acacia tortilis.
À peu de distance au nord de Karkûr Tahl, un Acacia tortilis se trouvait en février 1980 couvert de la coccinelle Rodolia cardinalis et de ses larves prédatrices de cochenilles : comment une espèce d'origine australienne serait-elle parvenue au cœur du désert Libyque ?
Parmi les Orthoptères, on doit citer la famille des Éremiaphilidés avec les deux genres Eremiaphila et Heteronutarsus. Ces petites mantes aptères sont communes à la surface des sables et d'ailleurs si homochromes qu'on les aperçoit seulement en mouvement, car dès qu'elles sont immobiles on les perd de vue. De quoi ces insectes et carnivores peuvent-ils bien se nourrir dans les sables sans la moindre végétation ? Comme le cannibalisme ne peut être qu'accidentel, on ne peut guère songer qu'à des proies transportées par le vent.
En ce qui concerne les mollusques terrestres, on ne peut citer qu'un Zootecus insularis dans le Gilf Kebir, car le genre Limicolaria ne dépasse pas la limite nord de la zone sahélienne. L'extrême aridité du désert Libyque central (Grande Mer de sable et regs méridionaux) explique l'absence des lézards comme des serpents ; les uns et les autres existant, bien entendu, dans le massif d'Uweinat.
Les oiseaux nicheurs sont naturellement très rares, seul le traquet à queue blanche (Œnanthe leucopyga) est commun au djebel Uweinat et existe aussi, mais beaucoup plus rare, au Gilf Kebir. À quelques jours à l'ouest d'Abu Simbel, j'ai observé un nid, avec quatre œufs, le 25 mars 1981 en milieu totalement désertique. Peut-être s'agissait-il du Falco concolor.
La grande majorité des oiseaux rencontrés soit vivants soit morts sont évidemment des migrateurs. Rien qu'au djebel Uweinat, Xavier Misonne (1974) en a observé environ une quarantaine d'espèces. Des bergeronnettes et d'autres passereaux en migration viennent parfois visiter le camp des voyageurs.
En ce qui concerne les mammifères, dans un désert où ont vécu autrefois rhinocéros, éléphants, girafes et antilopes, il ne reste évidemment plus grand-chose aujourd'hui. Le fennec, ainsi que les petits rongeurs, peuvent même se rencontrer parfois dans des régions totalement desséchées mais, bien entendu, un certain nombre de mammifères habitent le djebel Uweinat : mouflons, gazelles dorcas, gazelles « rhim » (G. leptoceros), le renard de sable (Vulpes ruppelli) et des rongeurs divers (Acomys cahirinus, Gerbillus gerbillus, G. campestris, Jaculus jaculus). Une trace d'hyène rayée aurait été observée dans le même massif.
Dans l'extrême sud du désert Libyque, à Zalat el Hamad, non loin par conséquent de la limite nord du Sahel, j'ai trouvé dans une pelote de réjection de rapace nocturne, Acomys Witherby, décrit comme vivant dans une région beaucoup plus méridionale au sud de Khartoum.
Il est intéressant de signaler que quelques mouflons, sans doute en très petit nombre, habitent encore le Gilf Kebir, en particulier les trois grands oueds où poussent encore des acacias, le Wadi Tahl, le Wadi Abd el Malik et le Wadi Hamra. Il y a un certain nombre d'années, Samir Lama avait rencontré dans le Gilf un Tebu venu à chameau de la région de Koufra pour chasser les mouflons à l'aide de pièges radiaires. On doit se demander de quoi peuvent bien se nourrir les derniers mouflons du Gilf Kebir : les gousses de l'Acacia tortilis, tombant à terre, leur sont accessibles. Mais comment parviennent-ils à atteindre les feuilles ? Peuvent-ils vivre entièrement sans boire ou connaîtraient-ils quelques sources d'humidité, inconnues des voyageurs ?
Comme une distance d'environ 150 kilomètres sépare cette population des mouflons d'Uweinat, il s'agit sans doute d'un groupe en voie de disparition définitive.
Théodore Monod
1 Voir Études sahariennes et ouest-africaines, t. II, 2 & 3, Nouakchott et Paris.
2 Peel, qui a accompagné le major Bagnold dans son exploration de 1938, parle d’« une source bien connue dans le Wadi Abd el Malik ». Nous ne la retrouverons pas.
3 Acheb : végétation fugace des plantes herbacées poussant après la pluie.