L'OASIS PERDUE

 

Ce désert a lui aussi son oasis perdue. Elle est la légende heureuse du pays de la mort. Le rêve. L'antithèse de la morne vérité. Elle est née d'un songe, d'un mirage ou d'une phrase prononcée un soir par un nomade qui passe, et qui a été mal comprise. Qu'importe ! L'oasis heureuse, « à des jours de marche vers le soleil levant, ou le couchant », correspond tellement aux besoins de merveilleux de ces pays vides qu'elle renaît éternellement de ses cendres. Le terme « oasis » n'implique pas une palmeraie, mais juste un endroit où l'on trouve de l'eau et de la végétation.

Tous les explorateurs du désert Libyque, depuis Rohlfs, ont eu peu ou prou connaissance de ces récits fantastiques dont le prince Kemal el Dine rassemblera les différentes versions. Y ont-ils cru ? L'ont-ils cherchée ? Rien dans leurs écrits ne permet de le dire. Un seul va se lancer à corps perdu dans cette aventure : Almasy. Il sait en effet que derrière toute légende se cache une vérité et que les contes, s'ils ne sont pas à prendre à la lettre, font souvent référence à des réalités précises.

 

De la légende à la réalité

 

Les plus anciens manuscrits mentionnant une oasis perdue remontent aux environs de 700 ans apr. J.-C. À cette époque, le gouverneur Abd el Azyz Ibn Martwan apprend qu'un berger qui gardait des chameaux a découvert par hasard une ville abandonnée dans le désert. La chose est suffisamment vraisemblable à ses yeux pour qu'il organise une expédition de recherche, qui n'aboutira pas puisque le manuscrit ne donne aucun renseignement sur la suite des opérations.

Vers la même époque, Murad Ibn Nusaïr, qui a entendu des voyageurs parler d'une « oasis extérieure », part de Siwa en direction du sud-est. Il marche pendant sept jours et arrive devant une ville fortifiée dont l'entrée est fermée par deux portes de fer. Il ne réussit pas à les ouvrir et revient à Siwa. Arrêtons-nous un instant sur ces deux histoires pour faire trois remarques. La première est que l'on ne parle pas d'une oasis, mais d'une ville. La deuxième, évidente pour un saharien qui a pratiqué le chameau, est qu'un troupeau au pâturage se déplace sans cesse et fait des centaines de kilomètres. Il est donc normal qu'un berger découvre beaucoup de choses. Enfin, les « sept jours » mentionnés par Ibn Nusaïr ne sont pas à prendre au pied de la lettre. Il s'agit d'un des deux chiffres quantitatifs des récits proche-orientaux qui sont sept et mille. Sept signifie beaucoup, et mille, énormément.

À propos de « mille », le récit d'Ibn Nusaïr va être repris dans les Mille et Une Nuits et considérablement développé. Il contient cette fois des informations tout à fait curieuses : Ibn Nusaïr, avant d'atteindre la ville, serait passé, à l'extrême ouest du désert, à côté d'un lac nommé Karkar. Autour de ce lac vivaient des gens de race noire, habitant dans des grottes et parlant une langue que les Arabes ne comprenaient pas. Il est difficile de ne pas penser aux Tebus en lisant ces lignes, et Almasy n'a pas manqué de le faire. Quant au « lac Karkar », il évoque instantanément le Karkûr Talh d'Uweinat.

Von der Esch, qui a accompagné Almasy dans son voyage de 1934 et qui a ensuite publié (en les récrivant…) les souvenirs d'Almasy, affirme là que le mot karkûr n'est pas un mot d'origine arabe. Cela semble tout à fait discutable, car la racine krkr figure dans les dictionnaires arabes, avec des sens divers dont l'un des plus connus est celui de « tas de cailloux » élevé par le voyageur en certains points d'une piste. Cherbonneau, dans son dictionnaire arabe-français de 1876 donne également le sens de « vallée encaissée », ce qui s'applique tout à fait aux karkûrs du massif d'Uweinat.

Quoi qu'il en soit, et si l'on en croit le récit des Mille et Une Nuits, on peut raisonnablement conclure qu'Ibn Nusaïr est effectivement passé par Uweinat. Mais comment, partant de Siwa, y est-il arrivé ? Là encore, le récit nous donne une indication précieuse : sur le chemin du « lac Karkar » se trouve « un dépôt d'eau de plusieurs milliers de jarres qui aurait été installé par Alexandre le Grand… ». Nul doute qu'il ne s'agisse là d'Abu Ballas, ce dépôt de jarres trouvé par le Dr Ball en 1917 (qu'il appellera Pottery Hill et que le prince Kemal el Dine baptisera le Lieu des Jarres quelques années plus tard).

Ibn Nusaïr est donc « descendu » de Siwa par la piste menant à Farafra, puis de là à Dakhla. Il a ensuite fait route au sud-sud-ouest. Rien, en revanche, ne permet de localiser la ville morte de l'Oasis perdue. Est-elle en deçà ou au-delà d'Uweinat ? A-t-elle été trouvée sur le chemin de l'aller ou, au contraire, au retour ? Aucun élément ne permet de répondre à ces questions.

Mais ce que voit Almasy, c'est que le récit, pour légendaire qu'il semble à première vue, contient deux références identifiables et exactes. C'est donc ce qu'un juriste appellerait de « fortes présomptions » concernant l'existence de l'Oasis perdue renfermant une ville morte.

Les textes postérieurs vont d'ailleurs le conforter dans cette idée. En 1060, l'écrivain arabe Al Bakri relate un événement survenu à Kharga en 1042. L'oasis est alors habitée par la tribu bédouine des Beni-Corra commandée par l'émir Mogreb Ibn Madi. Un Bédouin de cette tribu, qui nomadisait dans le désert, arrive à Kharga en disant qu'il a trouvé, à l'ouest-sud-ouest de Dakhla, une oasis. Ibn Madi ordonne aussitôt qu'une razzia soit lancée pour conquérir cette oasis. Les Bédouins du rezzou vont effectuer une marche très longue et très pénible à travers regs et dunes pour découvrir une ruine située au pied d'une colline et entourée d'un mur. La ruine est déserte, et il n'y a là ni eau ni pâturage pour les chameaux. Ils doivent donc faire demi-tour aussitôt.

Ce qu'il y a de remarquable dans ce récit, c'est qu'aucun effet n'est recherché. L'affaire est racontée sèchement, et sa fin, peu glorieuse, ne bénéficie d'aucun de ces enjolivements si chers aux conteurs. Ces enjolivements vont venir plus tard. Mais auparavant, les Bédouins d'Ibn Madi vont connaître, la même année, c'est-à-dire en 1042, une seconde aventure qui les laissera perplexes. Celle de la « grande femme noire » que j'ai racontée plus haut. Pour Almasy, il ne fait aucun doute qu'elle venait de l'ouest avec un groupe de pillards tebus, et qu'ils avaient fait étape à cette fameuse Oasis perdue dont les Tebus auraient conservé le secret. Al Bakri va revenir sur le sujet, plus tard : « On dit, écrit-il en parlant de la mystérieuse région située au sud-ouest de Dakhla, qu'il existe là-bas des îlots de végétation riches en sources et en dattiers. Personne n'y vit et on y entend jour et nuit le chuchotement des démons. Parfois, des pillards venus du Soudan y font escale au cours de leurs razzias contre les musulmans. »

En 1150, le géographe marocain Al Idrissi parle d'une « oasis abandonnée » à l'intérieur du désert Libyque, à l'ouest d'Assouan. Il s'appuie sur les écrits du Xe siècle qui font état de chasses aux chèvres et aux moutons redevenus sauvages dans la région de l'« oasis abandonnée » suite à la mort de ses habitants.

Une confusion s'établit ensuite dans les textes : un certain nombre d'auteurs vont situer cette oasis dans la région de Koufra, alors très mystérieuse. Mais en 1930, cette confusion n'est plus possible…

Viennent les textes arabes du Moyen Âge. Ils sont pratiquement tous centrés autour de la recherche des trésors enfouis. Les habitants de la vallée du Nil commencent en effet à mettre au jour, dans le désert, aux abords immédiats de la vallée, des tombes d'une civilisation ancienne qui a, par ailleurs, laissé de vastes et énigmatiques monuments de pierre. La civilisation pharaonique.

C'est le calife Al Mamoun qui, en l'an 824, a donné le premier « coup de pioche » de cette vaste chasse au trésor en faisant ouvrir la pyramide de Kheops. Il semble bien, à l'étude des textes contemporains, que le résultat de cette entreprise ait été assez décevant, mais il est tout aussi certain que la découverte de tombes moins importantes ait réservé de très heureuses surprises. Bref, on va chercher un peu partout et cet engouement va déclencher la rédaction de nombreux « guides pour les chercheurs de trésors ». Almasy lit ces manuels et l'un d'eux va le frapper vivement : le Livre des perles enterrées. Il contient en effet un passage troublant : « Description d'une ville et du chemin qui y mène. Elle est située à l'ouest de la citadelle Es Suri. Tu y trouveras des dattiers, des vignes et des sources. Suis le wadi et monte jusqu'à un autre wadi qui s'étend vers l'ouest entre les deux collines. Tu y trouveras un petit chemin. Suis-le et tu arriveras à la ville de Zerzura. Tu trouveras ses portes fermées. C'est une ville blanche comme une colombe. Au-dessus de la porte, il y a un oiseau de pierre. Approche la main de son bec et prends la clef qui s'y trouve. Ouvre les portes, et entre dans la ville. Tu y trouveras des trésors immenses et le roi et la reine qui dorment dans le château. Surtout, ne t'approche pas d'eux. Prends les trésors. Paix avec toi !… »

Bien sûr, on navigue là au cœur de la légende dorée. Pourtant, Almasy pense que cette légende repose sur un fond de vérité car elle recoupe les autres textes, si l'on admet qu'Es Suri désigne une ruine de l'oasis de Dakhla. Et les indices continuent à s'accumuler. En 1835, le géographe britannique Wilkinson publie à Londres Topography of Thebes and General View of Egypt qui contient le passage suivant : « À cinq ou six jours de marche à l'ouest de la piste qui mène de Baharia à Farafra se trouve une autre oasis que l'on appelle Wadi Zerzura, qui a à peu près la taille de l'oasis de Parwa ; on y trouve quantité de palmiers, de sources, et quelques ruines difficiles à dater. Elle a été découverte il y a environ neuf ans (ce qui nous rapporte à 1826…) par un Bédouin qui cherchait un chameau égaré. Il y a vu des traces d'hommes et de chèvres qui font penser qu'elle est habitée… »

Mais Wilkinson fournit ensuite un indice tout à fait intéressant, car il donne des références géographiques inédites et qui seront vérifiées plusieurs dizaines d'années plus tard : « Kebabo, une autre oasis, se trouve à six jours à l'ouest de la première (Zerzura…) et à douze jours d'Aujila (Djalo). Tazerbo, qui est encore plus à l'ouest, forme une partie de la même oasis. On pense que l'oasis de Zerzura est également en contact avec elle. Les habitants sont des Noirs et l'on pense que ceux qui, il y a quelques années, ont attaqué Farafra en y enlevant un grand nombre d'habitants, venaient de cette oasis […]. »

Il est vrai que Wilkinson rend aussitôt compte d'un autre témoignage qui change complètement les données géographiques du problème : selon ce dernier, en effet, « Zerzura se trouve à deux ou trois jours à l'ouest de Dakhla. Derrière se trouve un autre wadi, puis un deuxième, riche en bétail, puis Kebabo et Tazerbo […]. »

Deux choses frappent Almasy. La première, c'est que les découvertes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle confirment tout à fait les descriptions de Wilkinson en ce qui concerne et l'existence de Kebabo et de Tazerbo, et leur position géographique. La seconde, c'est que les directions et les distances données par ses différents informateurs sont très contradictoires. Mais cela n'a rien d'étonnant, car eux-mêmes ne parlent que par ouï-dire : les habitants des oasis ne se hasardent pas dans le grand désert. « C'est donc au chercheur, conclut Almasy, grâce à son intuition, de confronter les données contradictoires et d'en tirer des suppositions. »

Or Rohlfs, dans le rapport1 de son odyssée manquée de 1873-1874, donne une indication précieuse : une piste part de Dakhla droit vers Koufra mais, à deux jours de marche, oblique vers le sud-ouest. Rohlfs ne l'a pas suivie, mais si on la prolonge sur la carte, elle se dirige droit vers le dépôt d'eau d'Abu Ballas découvert par le Dr Ball en 1917.

Si, d'Abu Ballas, on trace sur la carte la route la plus courte vers Koufra, on s'aperçoit que le dépôt de jarres se trouve au premier tiers de la route Dakhla-Koufra. Il faut donc supposer qu'il y a, au deuxième tiers de cette route, un second point d'eau. Soit un second dépôt de jarres, soit une oasis. Zerzura. Ce deuxième tiers se trouve dans la partie nord-ouest du Gilf Kebir, dont on ne connaît à peu près rien. Il faut par conséquent explorer le Gilf Kebir.

 

Almasy, le découvreur

 

Au printemps de 1932, Almasy se lance dans l'aventure et parvient jusqu'au pied du Gilf Kebir, dans la partie nord-ouest. Lui et ses compagnons campent devant les falaises, peu élevées à cet endroit, mais suffisantes pour rendre impossible tout passage. C'est l'avion qui va prendre le relais. Le major Penderel et Clayton décollent le 27 avril et volent vers l'ouest. Une heure plus tard, ils sont de retour : ils ont vu une vallée verte qui tranchait le plateau du sud au nord, à environ 65 kilomètres à l'ouest du campement. Ils n'ont pas osé s'y poser de peur de ne pas pouvoir redécoller. Il faut donc remonter encore vers le nord en voiture et obliquer à l'ouest pour trouver le débouché de la vallée. La progression est particulièrement difficile sur un terrain crevassé et caillouteux que recouvrent par endroits des langues de sable mou. Pourtant, quelques indices montrent que la vie n'est pas loin : cadavre d'un fennec momifié, traces de pas de chèvre sauvage, acacia solitaire, colombes même, qui s'envolent vers l'est.

Aux compteurs des voitures, ils ont parcouru 190 kilomètres et sont à l'extrême nord du plateau lorsqu'ils arrivent devant une vallée qui s'enfonce vers le sud. Ils s'y engagent, mais la vallée se rétrécit de plus en plus et se termine dans un éboulis de pierres. La journée est trop avancée pour rentrer au camp. Ils dorment sur place et, le lendemain matin, redescendent la vallée pour revenir au camp et poursuivre l'exploration en avion.

À midi, ils font une courte halte pour se restaurer et ont soudain la surprise de voir deux hirondelles se poser sur le capot de leur voiture. Il faut avoir séjourné dans le désert Libyque pour comprendre que ce fait, aussi anodin partout ailleurs, fait là-bas figure d'événement. Almasy verse un peu d'eau dans une assiette et les deux hirondelles se baignent et s'ébrouent.

Personne n'a vu de quelle direction elles venaient. Ce qui est certain, c'est qu'elles arrivent d'un endroit où il y a de l'eau et de la nourriture. Il faut donc attendre qu'elles repartent d'elles-mêmes pour observer le ciel. Les hirondelles vont picorer et s'ébattre pendant deux grandes heures avant de se décider à repartir. Boussole en main, Almasy note leur ligne de vol : 85 degrés. Pratiquement plein est. Le soir, au camp principal, une rapide comparaison avec la ligne de vol de l'avion deux jours plus tôt lui montre qu'ils sont passés devant l'embouchure de la vallée sans la voir, et qu'elle se trouve au nord-nord-est de leur position. Il leur reste suffisamment d'essence pour faire une ultime exploration aérienne. Après, il faudra impérativement prendre la route du retour.

Le petit biplan Moth décolle dès le lever du soleil et vole sur le cap calculé. Dix minutes plus tard, Almasy aperçoit droit devant une vallée orientée sud-nord. À l'horizon, violemment creusée dans les quartzites noirs par les ombres du soleil encore bas, une seconde vallée parallèle entaille le plateau, elle aussi du sud au nord. Ils n'ont plus assez de carburant pour s'attarder, mais Almasy sait qu'il a vu juste : le Gilf Kebir comporte des vallées verdoyantes…

L'une d'elles est-elle la Zerzura des récits anciens ? Le retour au Caire s'effectue sans problèmes, sinon sans peine. Il sera émaillé d'un incident bizarre : en plein reg, au cours d'une courte halte, sir Robert Clayton est soudain piqué par une sorte de mouche dont tout le monde se demande bien ce qu'elle peut faire là. La chose est d'ailleurs bien vite oubliée… Au Caire, le prince Kemal el Dine, au vu des résultats obtenus, décide d'organiser une seconde expédition, beaucoup plus « lourde », avec pour objectif l'exploration complète du Gilf Kebir et du djebel Uweinat, dont il veut faire relever la totalité des gravures rupestres. Almasy se charge des nombreux préparatifs que suppose cette nouvelle aventure lorsque, brutalement, le prince Kemal el Dine meurt, après une brusque aggravation de sa maladie. Avant de mourir, il peut lui demander une dernière fois de mener à bien cette mission. Outre Almasy, elle doit compter dans ses rangs sir Robert Clayton, le major – devenu wing commander – Penderel, le Dr Kadar, topographe, et le Dr Bermann, alias Höllriegel. Mais, un mois à peine après la mort du prince, le sort frappe à nouveau. Sir Robert Clayton meurt à son tour de septicémie. On cherche les causes de cet « empoisonnement du sang ». La seule possibilité est cette piqûre de « mouche », sur le chemin du retour.

Ces deux décès coup sur coup vont vivement frapper Almasy. Le côté romantique de son caractère prend le dessus et il se demande s'il n'y aurait pas des « forces invisibles » protégeant l'Oasis perdue. Faut-il vraiment poursuivre ? Ne risque-t-il pas d'être la prochaine victime ? Du moins sont-ce là les phrases qui figurent dans son récit. Mais il ne faut pas oublier que ce récit, traduit du hongrois par von der Esch, a également été « retravaillé ». Qui y a introduit cette « malédiction » de l'Oasis perdue que reprendra Bagnold et qui, aujourd'hui encore, se retrouve au hasard de la plume de certains auteurs ? Almasy ou von der Esch ?

À ce propos, la mort, moins d'un an plus tard, de Lady Dorothy Clayton, veuve de sir Robert Clayton, sera souvent citée comme preuve supplémentaire : Lady Dorothy aurait, en avril 1932, accompagné son mari dans l'avion au cours de ce vol qui devait permettre la découverte du « Wadi Zerzura ». Il faut croire en tout cas que si l'allusion à des forces invisibles est d'Almasy, il ne la prenait lui-même pas au sérieux puisque, au printemps de 1933, il dirige une nouvelle expédition à la recherche de Zerzura.

C'est en mars que la nouvelle équipe atteint le Gilf Kebir. Elle y a été précédée, quelques mois plus tôt, par P.A. Clayton qui a pu accéder aux deux vallées vues par Almasy. Le wing commander Penderel a par ailleurs de nouveau survolé le Gilf et constaté qu'il est constitué de deux parties séparées par une dépression. Mais c'est à Uweinat, où ils se rendent d'abord, qu'ils vont apprendre les choses les plus intéressantes : il y a là un vieux guide de Koufra, d'origine tebu, Ibrahim, qui leur affirme qu'il y a dans la partie ouest du Gilf Kebir trois vallées, et non pas deux. Ils n'ont donc vu que la vallée de l'est et celle du centre. Il y en a une autre à l'ouest. Mieux : Ibrahim donne à Almasy le nom des trois vallées : Wadi Hamra, à l'est, Wadi Abd el Malik, au centre, Wadi Talh, à l'ouest. Elles sont parallèles et vont du sud au nord.

Si Wadi Hamra, la « vallée rouge », se comprend bien car le sable, fortement oxydé, y est presque rouge, et si Wadi Talh montre qu'il y a des acacias, pourquoi un Wadi Abd el Malik ? « À cause d'un homme qui y vivait il y a quelques années encore, avec son bétail, répond le Bédouin, et qui s'appelait ainsi…

– Et qu'est-il devenu ?

– Je ne sais pas. On dit qu'il est parti vers l'Égypte… »

 

Zarzûr, le traquet blanc

 

Le 5 mai, Almasy est de nouveau au Gilf Kebir. Il a remonté le Wadi Abd el Malik et cherche comment progresser vers l'ouest pour trouver le troisième wadi, le Wadi Talh. La voiture roule doucement sur le lit de l'oued, fait de sable et de graviers, avec des monticules d'épineux ou de graminées de place en place. Il scrute les éboulis de rochers surmontés de hautes falaises noires qui bordent le wadi, à la recherche d'un passage vers l'ouest. Mais il doit se rendre à l'évidence : jamais une voiture ne passera par là.

Il n'y a qu'une solution : y aller à pied. Seul. Seul, car le risque est grand. Il vaut mieux laisser quelqu'un derrière lui pour aller chercher du secours au camp principal si son absence se prolonge. Il prend une boussole, une gourde d'eau et son fusil, et entreprend de se hisser sur le plateau. Là-haut, il retrouve ce paysage noir, plat et minéral qu'il connaît bien. Le soleil, d'un blanc éblouissant, est au zénith d'un ciel légèrement laiteux. Il n'y a pas un souffle de vent. Pas un souffle de vie. Almasy, jetant de fréquents coups d'œil sur sa boussole, marche à l'ouest, au centre de ce paysage figé pour toujours. Il va parcourir en plein soleil 20 kilomètres, sachant que chacun de ses pas devra être refait dans l'autre sens quoi qu'il arrive.

Almasy vivra bien d'autres aventures dans le désert, mais c'est ce jour-là, peut-être, qu'il est le plus grand. Cette infime silhouette qui progresse obstinément sur ce plateau vide, entre ciel et terre, vers un hypothétique soleil, représente sûrement ce 5 mai 1933 ce qu'il y a de meilleur en l'homme : la foi dans un idéal et la volonté d'y parvenir.

À 2 heures de l'après-midi, il aperçoit enfin une vaste dépression devant lui. Le Wadi Talh. Au premier regard, il va croire à une oasis fermée. Zerzura ? Il est trop tard pour y descendre. Il lui faut faire demi-tour. Mais à cet instant précis, un oiselet monte de l'abîme et vient voleter auprès de lui. Un oiseau noir comme le quartz et blanc comme le soleil. Almasy attend qu'il se pose, puis épaule et tire. L'oiseau est foudroyé. Il le glisse dans sa musette et prend le chemin du retour. Quatre heures d'une marche sans repos. Le soleil est rouge sur l'horizon quand il arrive enfin au bord du Wadi Abd el Malik. La voiture est là, en bas. Son chauffeur arabe l'aperçoit et lui fait de grands signes. Il dégringole de rocher en rocher, franchit les éboulis et arrive enfin auprès de la voiture :

« J'ai trouvé le wadi !… Tiens, regarde ! »

Il sort de sa musette le corps du petit oiseau.

« Zarzûr », murmure l'Arabe…

Zarzûr, le « traquet blanc », l'oiseau des oasis perdues qui a donné son nom à l'oasis de toutes les légendes…

L'expédition est revenue au djebel Uweinat pour refaire de l'eau à Aïn Doua. Ibrahim, le Tebu, est toujours là. Almasy le salue :

« Je suis allé au Wadi Abd el Malik et j'ai même vu le Wadi Talh, mais ce n'est pas un wadi.

– Si, affirme Ibrahim, mais tu as mal vu, et dans le Wadi Abd el Malik, qu'as-tu trouvé ? »

Almasy hausse les épaules : « Pas grand-chose. Juste le cadavre desséché d'une vache. »

Pour lui, c'est mieux que rien car cela prouve au moins qu'il y a eu, jadis, du bétail dans le wadi et des hommes qui y vivaient. Mais le visage d'Ibrahim s'éclaire comme à l'annonce d'une nouvelle majeure. Cette vache, en effet, il la connaît bien ! Elle lui avait été confiée par son propriétaire de Koufra pour la mener paître dans le wadi, avec un certain nombre d'autres. Or la vache était morte de maladie et le propriétaire n'avait pas voulu le croire : il accusait Ibrahim de l'avoir laissée s'échapper et aller crever dans le désert. Puisque Almasy a vu le cadavre de la vache dans le « pâturage », il a maintenant un témoin de bonne foi.

Mis en confiance, il parle : ces trois wadis du Gilf Kebir, les Tebus les connaissent depuis toujours et les gardaient secrets car ils constituaient un relais indispensable pour aller razzier les oasis égyptiennes ou celles de Koufra. Voilà donc d'où venaient les « hommes noirs qui ne parlaient pas l'arabe ». Mais s'agit-il de Zerzura ? Ibrahim n'en sait rien. Il aurait fallu poser la question à Abd el Malik. Malheureusement, il a fui le wadi lorsque les réfugiés de Koufra y sont arrivés. Peut-être est-il mort dans le désert. Peut-être a-t-il pu joindre une des oasis égyptiennes…

 

À la recherche d'Abd el Malik

 

Nous sommes en 1934. Almasy entame sa quatrième expédition à peine revenu de la troisième qui lui a permis, en compagnie de Leo Frobenius, du Dr Rhotert et de Mlle Pauli, artiste peintre, de terminer le relevé des gravures et des peintures rupestres d'Uweinat.

Cette quatrième expédition a un but très simple : terminer l'exploration du Gilf Kebir. Il est accompagné de l'ingénieur von der Esch et de l'alpiniste Heller. Cette fois, ils vont réussir à descendre dans le Wadi Talh et à explorer la totalité du Wadi Abd el Malik qui fait plus de 80 kilomètres de long. Ils vont manquer de très peu, lui et Heller, d'y trouver la mort faute d'eau : quand on les retrouve enfin, au milieu de la nuit, après un rendez-vous manqué le matin, Almasy a dû abandonner Heller qui s'est évanoui. Lui-même est au dernier stade avant la mort…

Ils s'en remettront, mais le problème de l'Oasis perdue n'est pas résolu. Certes, le Wadi Abd el Malik présente de multiples traces d'occupation humaine à travers les âges, mais s'agit-il de Zerzura ? Rien ne permet de le dire. Quand Almasy rentre au Caire, il est perplexe. Il va le rester pendant deux ans avant de trouver la clef de l'énigme.

Car Abd el Malik vit toujours. Fuyant le Gilf, il a rejoint les oasis égyptiennes et, de là, Le Caire où Almasy le retrouve enfin en 1936. Il a soixante-quinze ans. C'est un Bédouin de la tribu des Zwana qui vivait à Koufra, où il était tantôt berger, tantôt guide de caravanes. Comme guide, il a parcouru les pistes les plus difficiles du désert Libyque, et notamment celle de Koufra à Bir Abu Minqar. La piste sans eau. Celle qui aboutit, après des jours et des jours de sable, à l'« alam des Miracles », véritable « phare d'atterrissage » de la ligne des oasis égyptiennes, et dont le nom indique bien que l'on ne le trouve qu'aux limites de la vie, avec la grâce de Dieu.

D'emblée, Almasy est impressionné par cet homme calme, réfléchi, intelligent et qui, de plus, ne « raconte pas d'histoires ». Ainsi, dans le début de leur entretien, il est amené, pour s'expliquer, à esquisser une carte de la partie sud-est du désert Libyque. Or elle est exacte.

Abd el Malik vivait donc à Koufra où coexistent Arabes et Tebus. Les Arabes sont plutôt cultivateurs et commerçants, les Tebus plutôt bergers et coureurs de désert. Les deux communautés ne se mélangent pas, mais les Arabes savent que les Tebus connaissent des pâturages dans le désert dont ils gardent jalousement le secret. Un secret qui, d'ailleurs, s'effiloche au fil des ans. Ainsi, les Arabes ont fini par connaître l'existence de sources et de pâturages à Uweinat, et la position de l'oasis de Merga. Mais il reste un secret qu'ils n'arrivent pas à percer. Zerzura.

Ils savent que cette oasis existe et que tous les Tebus la connaissent. Mais où est-elle ? Les renseignements sont vagues : quelque part à l'est de Koufra, au nord d'Uweinat et à l'ouest de Dakhla. On dit encore que des voyageurs perdus dans le désert l'auraient trouvée et y auraient vu des dattiers et des sources… Mais tous les guides arabes envoyés à sa recherche ont toujours échoué.

« Et puis, poursuit Abd el Malik, il y a de nombreuses années, nous avons eu un jour besoin de chameaux pour transporter des olives de Siwa à Eltag. Or il n'y en avait plus à Koufra. Il allait donc falloir renoncer à ce transport, lorsqu'un Tebu du nom de Musa vint voir notre chef, Saned Idris : “Si tu me donnes ta parole que tu me protégeras, lui dit-il, je te montrerai l'endroit où tu pourras trouver les chameaux des Tebus. C'est une vallée que les Tebus connaissent depuis très longtemps. Ils en ont fermé l'accès par des blocs de pierre et des buissons, et ont juré entre eux qu'ils n'en parleraient à personne, et surtout pas aux Arabes. Mais ils m'ont maltraité et je veux me venger d'eux. La vallée se trouve à quatre jours de marche de Koufra, dans la direction de la prière (est-sud-est), à l'intérieur d'une grande montagne.” Le soir, Saned Idris m'a convoqué et m'a demandé d'aller razzier les chameaux cachés dans la vallée mystérieuse. J'ai choisi comme compagnon Ragab el Marisi et nous nous sommes mis en route à la nuit, pour ne pas être vus.

Nous avons marché quatre jours dans la direction de la prière, à travers la grande plaine, un peu à droite de la direction du soleil levant. Le cinquième jour, nous sommes arrivés devant une haute montagne. La montée a été très difficile. En haut, nous nous sommes trouvés sur une “haute plaine”, toute plate, qui s'étendait jusqu'à l'horizon vers l'est, le nord et le sud. On distinguait, sur le cailloutis noir du plateau, des traces plus claires de cheminement. Un partait vers l'est, l'autre vers le nord. Le vent venait de l'est et nous apportait des odeurs d'herbes et de chameaux. Nous avons donc pris cette direction… »

Au bout d'une heure de marche, Abd el Malik et son compagnon découvrent une vallée « pleine d'arbres verts ». Ils y descendent. Le sable porte des traces de chameaux et d'hommes. Ils s'avancent et, un peu plus tard, aperçoivent un jeune chameau mâle qu'ils capturent, puis une femelle. Ils en réunissent ainsi dix-sept et arrivent à une source d'eau claire où ils remplissent leurs outres. Des Tebus, réfugiés dans les rochers, les observent. Abd el Malik tire en l'air pour les disperser, puis, après une nuit durant laquelle ils montent la garde à tour de rôle près des chameaux entravés, ils suivent la vallée vers le nord, vers son embouchure. Marchant jour et nuit, ils vont revenir à Koufra en trois jours et demi. En récompense de son exploit, Saned Idris paye royalement Abd el Malik et décide que le wadi qu'il a découvert portera désormais son nom : Wadi Abd el Malik.

Pour Almasy, il ne fait aucun doute que c'est bien la « vallée du milieu ». Abd el Malik lui confirme d'ailleurs qu'elle est encadrée par deux autres vallées, l'une à l'ouest (Wadi Talh) et l'autre à l'est (Wadi Hamra). Et la description qu'il en donne correspond exactement aux relevés effectués au cours de la dernière mission : « En suivant la vallée vers le sud, on trouve d'abord peu d'arbres. Mais, au bout d'une journée de marche, on arrive à un petit rocher (gara) qui s'élève au milieu de la vallée. Là, elle se divise en deux branches. L'une continue directement vers le sud, l'autre se dirige d'abord vers l'est avant de bifurquer vers le sud. La première branche est très longue. Il y a beaucoup d'arbres, mais les sources n'y coulent qu'après les pluies. La seconde branche est beaucoup plus courte, mais l'herbe y est abondante. La source est au bout de la vallée, sur la gauche. Il y a au-dessus un tronc de palmier qui permet de s'accrocher lorsque l'on puise de l'eau… »

Par conséquent, songe Almasy, il y a eu à une époque plus ou moins reculée des palmiers dans le wadi…

« Dans la vallée, poursuit Abd el Malik, il y a des fennecs, des mouflons et beaucoup de petits oiseaux. Ce sont eux qui ont donné à cette vallée le nom qu'elle portait dans le temps, avant de prendre le mien…

– Et le nom était ?…

– Zerzura. »

Zarazir, le pluriel de zarzûr ! Zarzûr, en arabe, c'est ce petit oiseau blanc et noir, curieux comme une pie et effronté comme un moineau, qui vient voleter autour de tout ce qui bouge. Les zoologistes l'appellent, eux, le « traquet ».

Almasy ne reviendra jamais au Wadi Abd el Malik, car une autre aventure va commencer pour lui tout comme pour le major Bagnold, P.A. Clayton et Kennedy Shaw. La guerre. Ainsi, le mystère de Zerzura semble enfin résolu. C'est le Wadi Abd el Malik, et plus exactement sa branche est. Peut-être, jadis, y a-t-il eu des palmiers, que l'on retrouve dans les récits et légendes. Mais le mythe de l'Oasis perdue n'est pas mort pour autant. Il continue, aujourd'hui encore, à hanter les rêves de bien des voyageurs.

Et puis, n'y avait-il vraiment qu'une Zerzura ? À la fin de 1992, une équipe italienne conduite par le Pr de Michele et Giancarlo Negro a découvert, au nord du Gilf Kebir, une large dépression avec des buissons d'épineux et des graminées, et surtout de multiples traces de présence humaine depuis les temps les plus anciens. Ils y ont trouvé en effet beaucoup de lances du paléolithique moyen faites à partir de morceaux de verre libyque.

Et l'on mentionne encore une autre Zerzura, avec des « ruines » et des « murailles », à quelques heures de route au sud de Regenfeld, le fameux camp établi par Rohlfs en 1874, à la suite de pluies torrentielles… Oui, il reste encore de beaux jours pour les « chercheurs d'idéal »…

 

Homme de plume

Je suis un homme d'écriture plus qu'un homme de parole… Sans jeu de mots ! J'ai beaucoup vécu dans les écrits. Et j'aurais été, je crois, un piètre orateur. Et puis je n'étais pas assez sociable, trop solitaire. Finalement, j'aurais sûrement fait un mauvais pasteur ! En revanche, je me suis régalé à écrire : correspondance, journaux personnels. Une fois que quelque chose existe, j'aime bien m'exprimer sur le sujet, et rappeler que cette chose a été faite. Je laisse une trace à l'intention des historiens ; ils en feront l'usage qu'ils voudront.

Tous mes livres ont des origines et une histoire différentes. Il me semble que chacun a son style propre bien que je les ponctue volontiers de petites notes humoristiques.

Méharées et L'Émeraude des Garamantes sont très éloignés l'un de l'autre. Le premier est un récit de voyage, plutôt allègre. Le second est plus sérieux et plus varié : j'y affiche mes convictions, je consacre plusieurs chapitres documentaires sur le long cours. Ce livre m'est cher, pour de multiples raisons : pour les alexandrins que j'affectionne, pour les poèmes un peu tristes sur le destin de l'homme. Au début de l'ouvrage se trouvent deux mots latins, souvent passés inaperçus, AMICAE AMISSAE, signifiant : À l'amie perdue. Il s'agit d'une dédicace à ma femme qui m'a tant conseillé de donner une suite à Méharées et qui a disparu avant la publication du livre.

J'ai écrit Sortie de secours pour clamer mes idées de paix et de défense des animaux. Toucher une ou deux ou trois consciences dans une direction déterminée… Mon vieux fond pasteur qui resurgit là, sans doute ! Pour Sortie de secours, j'ai fait un réel effort de communication, dans l'espoir de faire partager, peut-être, certaines de mes convictions.

J'ai conçu Plongées profondes comme un récit anecdotique sur les débuts du bathyscaphe, auxquels je participais comme océanographe ! Le Fer de Dieu, c'est de l'information pure, destinée au grand public, sur cette fameuse météorite de Chinguetti. On ne pouvait se contenter de légendes et de croyances : il fallait bien un jour apporter une réponse, une solution, puisque c'était en notre mesure, avec l'aide d'une spécialiste des météorites, Brigitte Zanda. Je suis heureux de la réédition de quelques-uns de ces ouvrages chez Actes Sud, parce que, sous leur forme ancienne, ils n'avaient connu qu'une diffusion limitée. Elle est plus large désormais, et je me réjouis de pouvoir apporter aux lecteurs certaines connaissances, ou de provoquer chez eux une réflexion.

Je suis très curieux de savoir comment cela se passe dans l'autre monde, car j'ai le droit d'espérer qu'il y a quelque chose. Alors, je pourrai réparer un certain nombre d'erreurs commises pendant ma vie ici-bas. Apaiser ceux que j'ai pu blesser par des paroles ou des silences.

Théodore Monod


1 Rohlfs, Expedition zur Erforschung der Libyschen Wüste, Kassel, 1875.