Quand Gloria en arrive à ce moment du récit, je suis à genoux sur le lit, hors de la couverture, toute fatigue envolée. Je frappe le matelas avec mes poings :
– N’oublie pas les détails, hein ! Les blessés, les wagons éventrés, le feu, tout !
Gloria fait les gros yeux et, chaque fois, je suis obligé de me calmer, de me rallonger sagement et d’attendre qu’elle se décide.
Je compte jusqu’à cinquante en regardant le papier peint décollé comme si je m’ennuyais, et, quand ma respiration s’apaise, elle dit :
– D’abord, c’est ZemZem qui a entendu l’express.
Je l’interromps aussitôt :
– Il avait l’oreille fine, pas vrai ?
– Très fine, Koumaïl. Il venait d’une région lointaine, d’un peuple de chasseurs, et son père…
– … était le chef du village ! Je sais ! Il pouvait même entendre murmurer les morts…
– Absolument. C’est pourquoi ZemZem a entendu bien avant moi les grincements et les sifflements du train. Il m’a serré la main très fort, et il a compris qu’il se passait quelque chose d’anormal. Nous avons commencé à courir près des voies, et tout à coup…
– Le fracas !
– Un fracas épouvantable, Koumaïl. Comme une détonation suivie d’un déchirement. Un bruit à te dresser les cheveux sur la tête… Puis nous avons vu s’élever le nuage de fumée. Quand nous sommes arrivés, essoufflés, en nage…
– Juste après le virage, hein ?
– Oui, à l’endroit où poussaient les poiriers. C’est là que nous avons vu la locomotive en flammes. Les wagons étaient sortis des rails, renversés comme des dominos. Des gens hurlaient, coincés sous les débris. Les rescapés étaient assis par terre, hagards, pendant que le feu se propageait aux arbres.
– Les gens brûlaient ? Tu les as vus ?
– Non, Koumaïl, je ne les ai pas vus. C’est l’odeur qui était insupportable.
– Cochon grillé !
– Pire que ça. Je ne peux pas décrire cette odeur. ZemZem m’a dit de porter secours aux blessés et il est parti en courant vers la maison de mon père pour chercher des renforts.
– Et surtout le camion-citerne !
Gloria hoche la tête. Je n’oublie jamais aucun détail, elle le sait. Je pourrais la raconter moi-même, cette histoire, comme si je l’avais vécue. Mais je préfère l’entendre.
– Je me suis précipitée vers les wagons de queue et j’ai aidé deux hommes à soulever une pièce de bois qui écrasait les jambes d’un vieillard. Autour de nous, d’autres personnes appelaient à l’aide, mais nous n’étions pas assez nombreux. J’ai pu faire sortir deux enfants par une brèche du cinquième wagon. Et c’est là que j’ai entendu les appels d’une femme.
Je crie avec ma voix pointue, en essayant de reproduire l’accent français :
– Ossecourédémoi !
– Exactement. Ossecourédémoi ! Je me suis faufilée par la brèche…
Je ris en regardant Gloria :
– À l’époque, tu étais maigre comme un clou ! C’est pour ça que tu as pu entrer, pas vrai ?
Gloria me pince la joue. Elle fait semblant d’être vexée, pourtant je sais qu’elle ne m’en veut pas.
– J’ai grossi, je vous l’accorde, Monsieur Blaise… Passons ce détail, voulez-vous ? Je me suis glissée dans le wagon, et j’ai rampé entre les sièges tordus, jusqu’à la femme. Elle était roulée en boule dans un coin, du sang sur le visage.
À partir de là, je n’interromps plus Gloria. Chaque mot qu’elle prononce est d’une importance capitale.
– Je me suis approchée, et j’ai découvert qu’elle tenait un bébé contre sa poitrine. Elle m’a suppliée du regard et j’ai compris ce qu’elle attendait de moi.
Gloria pose sa main sur mon front. Elle sourit avec une tendresse qui me fracasse le cœur.
– Cette femme avait le dos brisé, elle ne pouvait plus bouger. J’ai passé mes bras autour du bébé et je l’ai pris. Elle m’a fait comprendre qu’elle était française et m’a dit son nom : Jeanne Fortune. Puis elle a désigné son fils en murmurant : Blaise. C’est comme ça que je t’ai sauvé. Quand les secours sont arrivés à bord du camion-citerne avec Vassili et ZemZem, j’étais debout sous les poiriers. Je pleurais. Les hommes ont commencé à éteindre l’incendie, puis ils ont pris des haches, des tronçonneuses, pour découper les wagons et sortir les survivants. J’ai attendu avec toi. Tu t’étais endormi contre mon ventre. Tu n’as pas vu les hommes transporter ta mère au-dehors.
Je tremble sous la couverture, les yeux écarquillés. Je vois tout : le visage très pâle de ma mère, ses cheveux couleur de miel collés par le sang, son corps mou comme un chiffon. Elle a les paupières fermées. Elle est allongée dans l’herbe roussie par l’incendie. Est-elle morte ?
– Elle était seulement évanouie, j’en suis certaine, continue Gloria. Des ambulances sont arrivées de la ville. J’ai voulu monter dans celle qui emportait ta mère, mais les médecins m’en ont empêchée. Il y avait tellement de blessés ! Il fallait laisser la place… ZemZem est venu près de moi. Je lui ai montré le bébé. Il a posé sa main sur ta joue et il a dit que tu étais un miracle. Là, tu as ouvert les yeux. On aurait juré que tu comprenais.
La nuit est tombée depuis longtemps. J’entends les bruits familiers de l’Immeuble : les voix dans les couloirs des étages, les pas sur le plancher du dessus, et les vocalises de Mademoiselle Talia, l’ancienne chanteuse de l’Opéra national. Je n’arrive jamais à me sentir complètement triste quand Gloria me raconte le Terrible Accident et le dos brisé de ma mère. C’est comme si elle me parlait d’évènements vieux comme le monde, une sorte de légende.
Gloria se lève et se sert une dernière tasse de thé tiède. Mon corps pèse lourd sur le matelas. Je bâille :
– Tu as cherché ma mère partout avec ZemZem, sans pouvoir la retrouver. Son nom n’était pas inscrit sur les registres des hôpitaux, hein ? Et, même si tu avais voulu me rendre, ça n’arrangeait personne de s’occuper d’un bébé : c’est pour ça que tu m’as gardé.
Gloria soupire et je vois qu’elle a sommeil, mais elle sait que je ne la laisserai tranquille qu’une fois l’histoire achevée.
– Tout était devenu compliqué, parce que la guerre avait éclaté. En réalité, le train n’avait pas déraillé par hasard : c’était un sabotage. Le verger a été réquisitionné par la milice, « pour l’effort de guerre », ils ont dit. Ils ont pris la maison, les camions, et même les arbres ! Ils ne nous ont laissé qu’un cabanon. ZemZem et mes frères ont été recrutés par l’armée. Avant de partir, chacun d’eux m’a fait cadeau d’une chose précieuse.
Je connais par cœur la liste des choses précieuses :
– Fotia t’a donné son poste de radio, mais il avait oublié les piles. Oleg t’a donné son violon qui n’avait plus de cordes. Iefrem t’a donné son atlas vert. Dobromir, sa couverture très chaude en peau de mouton. Et Anatoli, un livre de poésie, que tu as perdu, malheureusement.
Comme chaque fois, je termine par la même question :
– Et ZemZem ? Qu’est-ce qu’il t’a donné ?
Gloria pose un doigt sur ses lèvres et répond que c’est un secret. Ce que ZemZem lui a donné est si précieux et si beau qu’elle ne peut rien en dire. Comme chaque fois, je suis déçu. Je réclame, j’insiste, je supplie, en vain. Gloria me sourit :
– Un jour, peut-être, je te le dirai…
– Quand ?
– Un jour.
Je soupire, vaincu, et je demande la fin de l’histoire.
– Après le départ de ZemZem et de mes frères, je suis allée trouver mon père et ma mère. Je leur ai annoncé que je les quittais moi aussi. J’étais responsable de toi, il fallait que je t’éloigne des soldats et des bombes. Liuba, ma mère, m’a fait cadeau de son nécessaire de cuisine. Le vieux Vassili m’a donné son samovar en disant : « Tu vois, je savais que tu partirais… Va, ma fille, et trouve un endroit pour vivre heureuse. »
J’ajoute alors les mots qu’elle m’a si souvent répétés :
– C’est comme ça qu’il t’a surnommée Gloria Bohème. « Bohème », c’est un mot qui veut dire qu’on est toujours libre et qu’on peut passer toutes les frontières.
– Oui, Koumaïl. Et, après, Vassili a fait claquer ses bretelles. Il n’avait plus envie de parler.
Une ombre triste éteint le regard de Gloria. Elle s’allonge sur l’autre matelas ; je vois son ventre qui ondule comme une colline sous la couverture. Elle tousse, tousse, tousse. À s’en arracher la gorge.
J’avale ma salive pour dénouer le nœud qui m’étrangle. En espérant la consoler, je dis :
– Un jour, tu retrouveras ZemZem, et moi, je retrouverai ma mère.
La bûche achève de se consumer dans le poêle. Gloria reprend son souffle et je pose une dernière question :
– Et mon père ? Tu ne l’as pas vu dans le wagon ?
– Non, Koumaïl, je ne l’ai pas vu.
Le silence est tombé sur l’Immeuble. Dans le noir profond, elle me chuchote :
– Allons, dors, petit miracle. Demain, la vie sera meilleure.