Je suis malade. Incapable de me lever, incapable de quoi que ce soit.
Gloria ne peut pas cesser le travail, sans quoi nous n’aurons plus d’argent du tout. Aussi, M. Betov demande à Suki et Maya de se relayer auprès de moi pendant qu’elle conduit son camion. Il dit :
– Notre famille est grande, et la vôtre, petite. Je peux bien prêter mes filles pendant quelques jours !
Ma maladie dure exactement six jours.
À tour de rôle, les jumelles restent à mon chevet. Elles font brûler des herbes qui embaument, tamponnent mon front fiévreux avec un linge humide, et passent leurs mains fraîches sous ma nuque pour m’aider à m’asseoir. Elles me font boire du thé. Des litres ! Avec du miel et des décoctions.
J’essaie de me rappeler les noms des plantes médicinales que la vieille Lin nous apprenait à l’époque de l’université des pauvres. Dans le brouillard de ma fièvre, je récite : « La poudre de Sumah, excellent tonifiant… L’eucalyptus globuleux qui soigne la sinusite… L’huile essentielle de cannelle qui calme la toux et les fièvres… Le camphre pour les frictions… »
Suki prend mon pouls. Ses doigts sont des pattes d’oiseau, légers et fragiles. Je lui raconte n’importe quoi, et, lorsqu’elle rit, je vois son grain de beauté disparaître dans le creux d’une fossette.
Maya chante des chansons. Sa voix me berce et je m’endors sans tousser, englouti par un flot de douceur. Quand je me réveille, je devine son visage près de moi, avec le grain de beauté qui ponctue les phrases de ses sourcils. Je lui demande ce qui est écrit, là. Elle louche un peu et répond en riant :
– Suki a raison ! Tu dis vraiment n’importe quoi, Koumaïl !
Contrairement à Stambek, Maya et Suki n’ont pas de vent dans la tête. Elles me racontent comment était leur vie avant la guerre, dans une grande maison en briques, loin de Souma-Soula. Un jour, un obus est tombé et la maison s’est effondrée. Stambek est resté sous les décombres pendant trois jours et trois nuits, si bien que tout le monde le croyait mort.
– Mais, quand les sauveteurs l’ont sorti, il était entier ! sourit Maya. On n’a pas vu tout de suite que son intelligence était restée sous la maison…
– Peut-être qu’un jour on la retrouvera ? soupire Suki. La guerre a pris beaucoup de choses à beaucoup de gens.
Grelottant sous mes couvertures, je dis :
– Pourtant… si votre maison ne s’était pas effondrée, si le train n’avait pas déraillé, si la milice n’avait pas pris le verger de Vassili, et si elle ne nous avait pas chassés de l’autre côté du fleuve Psezkaya… je ne serais pas tombé dans le lac, pas vrai ?
– Et alors ? me demande Suki, perplexe.
Je rougis et je ferme les yeux. La guerre est mauvaise, c’est entendu. Elle a pris beaucoup de choses à beaucoup de gens. Mais elle m’a aussi donné Gloria et ma première histoire d’amour… Comment expliquer une chose aussi bizarre ?
Quand Gloria revient du travail, avec sur la figure une couche de poussière qui lui donne un air de famille avec Abdelmalik, je lui demande si c’est permis d’être heureux par temps de guerre.
Elle me regarde avec gravité et essuie ses joues crasseuses avant de répondre :
– Être heureux est recommandé par tous les temps, Monsieur Blaise !