L’hiver revient à Souma-Soula, et la rumeur court de cabane en cabane qu’une malédiction frappe les habitants du quartier du lac. Il paraît que plusieurs femmes ont mis au monde des enfants-monstres.
– Le premier n’avait pas de tête ! me rapporte Suki.
– Le second en avait deux ! grimace Maya.
– Qui vous a dit ça ?
– C’est Chef ! Il les a vus !
Après enquête, il s’avère que Chef n’a rien vu, mais qu’il connaît un vieux Russe dont la belle-sœur a accouché d’un têtard avec trois bras.
– Pouah ! s’écrient les filles. Un têtard ! Trois bras !
Les adultes refusent de nous croire, jusqu’à ce que Gloria croise un convoi spécial sur la route qui mène à l’usine :
– Des hommes en voitures blindées, me raconte-t-elle. Ils portaient des combinaisons, des lunettes, des masques sur la bouche…
– Comme des cosmonautes ?
– Exactement ! Et ils se dirigeaient droit vers le lac. Nom de Dieu, c’est du sérieux !
En un rien de temps, nous apprenons que la pêche est interdite et que l’accès aux berges est barré par un cordon sanitaire. Les hommes en combinaisons se sont installés sous des tentes. D’après ce que rapporte M. Betov, ce sont des scientifiques envoyés par le gouvernement pour analyser l’eau, la terre, et même les entrailles des poissons. Il est probable que le lac a été souillé par les rejets toxiques de l’ancienne usine d’ampoules. Cela expliquerait la naissance des enfants-monstres. Comment ? Ça, personne ne le sait ! Pourtant, la peur est là : plusieurs familles ont déjà quitté les quartiers de tôle, et d’autres commencent à plier bagage.
Du coup, M. Betov me regarde de travers, comme si j’étais moi-même sans tête ou qu’un troisième bras poussait dans mon dos. Je me sens soudain affreusement mal.
– Désolé, Koumaïl…, m’assène-t-il, mais tu es tombé dans cette eau empoisonnée. Faut faire gaffe avec ça. Tant que nous ne saurons pas ce qui se passe, Suki et Maya ne viendront plus chez toi. Et tu seras prié de travailler loin de nous, c’est compris ?
Cette mise à l’écart est la pire chose qui me soit arrivée. Je pleure longtemps entre les bras de Gloria, criant que c’est injuste, que je ne suis plus malade et que, si je n’étais pas tombé dans le lac, justement, nous aurions mangé du poisson, et alors ça nous aurait vraiment contaminés !
Trop tard, le mal est fait.
Suki et Maya m’évitent. Elles baissent la tête et marchent vite lorsqu’elles m’aperçoivent. Quant à Stambek, il affiche une mine d’enterrement, mais il obéit aussi.
Sur la montagne de verre, je n’ai plus ma place. Je suis une âme en peine, seul avec mon grappin et mon chagrin. Pour me consoler, je fouille dans les ordures à la recherche de cordes pour le violon d’Oleg et de piles pas usées pour la radio de Fotia. Je finis par trouver ce qu’il faut, et le soir, à la place de nos parties de cartes, je répare les choses précieuses. Au bout du compte, le violon émet quelques grincements sinistres et la radio crachote.
– C’est mieux que rien ! m’encourage Gloria.
Mais je vois bien qu’elle se force à sourire.
Les familles s’en vont, de plus en plus nombreuses, et des recruteurs de l’armée s’abattent sur nous comme la grêle sur les récoltes. Ils viennent chercher des volontaires pour les envoyer au front. Un jour, je vois Chef partir avec d’autres hommes, dans un camion militaire. Il me fait un signe, les doigts en V, et je reste seul dans les bourrasques de l’automne tandis qu’il s’éloigne.
Je traîne le long des rues, dans une atmosphère glacée de désastre, pendant que Gloria s’échine à conduire son camion à moitié rempli. Aussi longtemps que possible, elle conduira, car chaque pièce gagnée, assure-t-elle, est un pas vers l’avenir.
– Quel avenir ? je soupire.
– Allons, Koumaïl, pas de mélancolie ! Tu es beaucoup trop jeune pour dire des choses pareilles !
Mais, un matin, je découvre que la cabane des Betov est vide. Plus rien. Plus une casserole, plus une couverture… Ils sont partis sans même nous dire adieu.
Je suis debout dans la pièce désertée, la gorge si serrée que j’ai peur de mourir asphyxié.
Quand je me retourne, je vois une de mes cartes à jouer punaisée sur la porte. Je la détache. C’est l’as de cœur : le seul mot d’amour que Suki et Maya ont eu le temps de me laisser.