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Le million de kilomètres suivant me paraît infiniment plus facile à franchir. Avoir une destination, c’est comme avoir des ailes ! Champs de neige, champs de cailloux, forêts nues où hululent des chouettes invisibles, je marche sans faiblir. Et, sans faiblir non plus, je mitraille Gloria de questions : la France, OK, mais où précisément ? Il y a tant de villes ! Et sur quel bateau embarquerons-nous ? Comment s’appellera-t-il ? Et, une fois là-bas, on fera quoi ? Et comment ça se fait qu’elle possède le passeport de ma mère, hein ?

Gloria me raconte que Jeanne le lui a donné, ainsi que le mien, quand elle était dans le wagon, avant de perdre connaissance. Je proteste :

– Tu ne me l’avais jamais dit !

– Eh bien, c’est fait maintenant.

– Et les photos ?

– J’avais peur, j’ai préféré les brûler.

Je fronce les sourcils :

– Et l’argent ?

– C’est ZemZem qui m’a donné la boîte. Il voulait que nous ayons une chance de partir, de franchir les contrôles et les frontières. Il ne suffit pas de s’appeler Bohème pour quitter une région en guerre, tu comprends ?

– Alors, c’était ça, son cadeau ? Une boîte et des dollars ?

– Seulement une partie du cadeau, avoue Gloria. Le reste, je te le dirai peut-être… Plus tard.

Je suis à la fois troublé et vexé que Gloria ne m’ait jamais parlé des passeports. Si ça se trouve, elle ne m’a pas dit la pure vérité sur le Terrible Accident et sur ma mère… Mais bon, je suis obligé de lui faire confiance, pas vrai ?

 

Nous traversons des villages aux rues boueuses et bordées de poteaux où les câbles du téléphone, arrachés, se balancent dans le vent, comme des pendus. Des prés inondés. Des routes qui ne vont nulle part, et de vastes espaces où rien ne pousse.

Les gens que nous croisons ont des chiens efflanqués et des visages hostiles. Ils verrouillent leurs portes lorsqu’ils nous aperçoivent. Savent-ils que nous venons de la « zone dangereuse » de Souma-Soula ? Cela se voit-il sur notre figure ?

– Ne fais pas attention, me conseille Gloria. Passe comme si tu étais un fantôme.

Je m’efforce d’imaginer que je ne suis rien, un simple courant d’air… Mais les jours défilent péniblement, et je sens de nouveau le chagrin labourer ma poitrine, pire que si j’avais avalé un grappin.

De temps à autre, à bout de forces, nous sommes obligés de voler quelque chose à manger : un pain fumant sur le bord d’une fenêtre, de la viande séchée ou des cornichons qui trempent dans le vinaigre.

Nous croisons des camions bâchés, plus lents que des corbillards, qui remontent vers le nord avec leur cargaison de soldats pâles. Nul ne fait le signe de la victoire.

La nuit, nous dormons dans des granges, des églises, et même dans des poulaillers. Au matin, nous empestons la fiente et la paille pourrie.

– Courage, me répète Gloria. Nous arriverons bientôt.

Pourtant, je ne vois pas de port. Encore moins de bateau sur lequel embarquer. La France est un rêve lointain et inaccessible, d’autant que nous n’avons même plus de charbon pour faire bouillir l’eau dans le samovar.

Gloria me prend par la main. Elle me raconte :

– Bientôt, nous quitterons les montagnes, Koumaïl. Dans la vallée, tu verras un fleuve. Au bout du fleuve, il y a un estuaire qui débouche sur une grande mer, et une ville qui s’ouvre sur un port. L’air sera doux et tu verras des palmiers, Koumaïl. Là-bas, nous trouverons des gens pour nous aider. Je m’arrangerai, sois tranquille.

J’avance en imaginant cette ville improbable d’où nous embarquerons vers d’autres villes improbables. Mais une question me tarabuste :

– Au contrôle, ils verront bien que tu n’es pas française…

– Tatata ! Et pourquoi donc ?

– Tu ne sais même pas parler français…

– Et alors ? Vous non plus, Monsieur Blaise ! Pourtant, tu es français, oui ou non ?

Si je fais le compte de mon vocabulaire, je ne connais que deux mots dans la langue de mon pays d’origine : OK , et ossecourédémoi . L’argument de Gloria me laisse sans voix. Alors je fais le reste du chemin en silence, en essayant de croire que mes pieds sont ceux de quelqu’un d’autre.

 

Nous atteignons enfin le fleuve, puis l’estuaire, et le port de Soukhoumi. Au-delà des palmiers s’entrechoquent des bateaux de marchandises et des navires militaires hérissés de canons.

La nuit tombe sur des bâtiments en ruine. Il pleut. Les quais sont jonchés de détritus, mais aussi d’hommes, de femmes et d’enfants qui n’ont nulle part où aller et qui dorment çà et là, en s’abritant sous des toiles. Je suis tellement épuisé que je suis prêt à dormir sous la pluie, avec les chiens et les ordures.

– Tatata, me dit Gloria. Il y a mieux pour nous, ce soir ! Viens.

Elle m’entraîne dans des arrière-cours et de petites rues qui sentent mauvais, jusqu’à l’entrée d’un bar, le Matachine .

La salle est obscure, avec des tables bancales et des fumeurs de cigare qui nous dévisagent. Gloria me pousse vers une banquette et me demande de l’attendre là, c’est compris ?

Je me roule en boule, la tête calée contre l’accoudoir poisseux, tandis qu’elle s’approche du comptoir. Je n’entends pas ce qu’elle dit à l’homme qui décapsule les bières. Ils parlent longtemps, longtemps… Je sombre dans un sommeil qui pourrait durer cent ans.

 

Quand Gloria me réveille, elle affiche un large sourire :

– Tout est arrangé, me dit-elle. Nous prendrons le bateau dans quelques jours. Pour le moment, nous allons nous installer là-haut.

Son doigt désigne le plafond du Matachine .

Nous montons par une échelle raide jusqu’à une trappe étroite, et Gloria râle à cause de son embonpoint. Finalement, nous posons notre barda dans une soupente du grenier : notre nouveau refuge.

C’est un endroit plein de poussière, encombré de caisses, mais il possède une lucarne qui s’ouvre sur le ciel. Gloria déplie deux lits de camping juste en dessous. De cette façon, me dit-elle, nous pourrons voir les étoiles et ce sera vraiment merveilleux.

Je m’allonge. Je regarde. Le carré de ciel est absolument noir.

– Sois patient, murmure Gloria. Il y a toujours des étoiles derrière les nuages. C’est une chose immuable. Ne t’endors pas, Koumaïl, surveille le ciel.

Des gouttes de pluie s’écrasent sur la vitre et Gloria tousse un peu. Je m’enroule dans la couverture de Dobromir, bien à l’abri, en m’efforçant de garder les yeux ouverts. J’essaie de me rappeler les noms d’étoiles que Mme Hanska piochait dans son livre usé. Bételgeuse, Aldébaran, Merak, Véga…

Soudain, une myriade de points lumineux traversent la nuit, derrière la lucarne. Je dis :

– Ça y est !

Mais Gloria ne répond pas. Elle dort.

Les points lumineux disparaissent et j’entends des vrombissements de moteurs, puis des bruits sourds qui font trembler les murs du Matachine .

Ce ne sont pas des étoiles.

Je mets ma tête sous la couverture et je ferme les yeux. Au loin, une bombe explose dans le port de Soukhoumi.