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Il suffit de regarder mon atlas à la page 67 pour comprendre que la mer Noire est une vraie complication. Si elle n’était pas là, le Caucase serait beaucoup plus près de l’Europe ! Mais voilà, personne ne peut décider de supprimer une mer, et, par ici, aucun ingénieur n’a pensé à creuser un tunnel dessous pour y faire rouler un train. C’est pourquoi nous devons faire un long détour et traverser plusieurs pays, plusieurs frontières, ce qui est dangereux.

Je ne sais pas qui a inventé les frontières, si c’est Dieu, Allah ou quoi, mais je trouve que c’est une mauvaise idée.

À la frontière, même quand vous avez un passeport officiel avec une photo dans les règles de l’art, vous êtes obligés de sauter du camion. C’est la guerre qui veut ça. Contrôles ! Barbelés ! Chiens ! Caméras ! Impossible de passer avec une cargaison de réfugiés affamés ! Allez, ouste ! Le chauffeur ne va pas plus loin ! Ceux qui veulent tenter leur chance doivent suivre cet homme : il connaît le coin par cœur, il saura vous guider !

Nous demandons :

– Et après ?

– Le camion vous récupérera de l’autre côté, tout est prévu ! Allez, allez !

Puisque nous n’avons pas le choix, nous descendons. Cet Homme nous réclame un droit de passage qu’il faut payer en dollars, rubis sur l’ongle, et ensuite il nous emmène dans la forêt.

Nous sommes une quinzaine, en file indienne derrière Cet Homme qui nous fraie le chemin avec sa lampe de poche. Autour de nous, la nuit ouvre sa bouche épaisse et menaçante ; au moindre écart, elle pourrait nous avaler tout crus. Mais, quand on veut quelque chose, il faut souffrir en silence, pas vrai ? Alors je marche, en me tordant les chevilles, en essayant d’oublier ma peur, la fatigue et la faim ; j’ai l’habitude.

Il pleut. La boue se transforme en glu sous nos semelles, et, si vous voulez mon avis, ce n’était pas la peine de se faire propre aux bains publics, puisque au bout du compte on doit se salir dans les bois à chaque contrôle.

– Tatata ! Arrêtez de râler, Monsieur Blaise, et marchez en silence, OK ?

Quand même, je ne pensais pas que ce serait si difficile d’être libre. Sans compter qu’avec l’humidité et le poids du barda sur son dos, Gloria recommence à tousser. Ça me noue l’estomac d’entendre cet horrible chien aboyer dans sa poitrine.

– Est-ce qu’en France il y a de bons médecins ?

Gloria reprend son souffle, les mains sur les hanches.

– Je n’ai pas besoin d’un médecin. Ce n’est rien… Juste… une quinte.

Nous avançons entre les arbres pendant des heures et des heures. Nos pieds glissent et roulent, sur les cailloux, les branches mortes et des choses invisibles. Pour me donner du courage, je répète mon vocabulaire courant : bonjourjevoudréunechambre . Oupuijetrouvéunbonrèstoran ? Pardonmeussieujevoudréalléalatouréfèl

Plus tard, nous atteignons l’orée d’un village et Cet Homme nous dit de l’attendre là, cachés dans une grange. Notre petit groupe se serre pour se tenir chaud, tant et si bien que je m’endors.

 

Quand je rouvre les yeux, le jour s’est levé. Gloria discute avec les autres réfugiés pour savoir ce que nous devons faire. Attendre encore ? Partir ? Je lui demande où est Cet Homme et elle m’explique qu’il a disparu. Il a empoché nos dollars et il a filé sans tenir sa promesse. C’est une pourriture, voilà tout, et nous devons nous débrouiller seuls.

Nous sortons de la grange avec nos yeux fatigués, et nous entrons dans le village par une rue en terre jonchée de pneus crevés et de bidons vides. Le premier être vivant que nous croisons est un chien aux poils jaunes qui vient nous renifler. Ensuite, à mesure que nous avançons, des portes s’ouvrent. Des enfants surgissent, puis des femmes, des vieux, et ils nous observent sans dire un mot, comme si on tombait de la planète Mars.

Au bout de la rue, des hommes sont rassemblés. Leurs visages ont la couleur de la cire. Ils fument des mégots, ils crachent, et l’un d’eux a un fusil calé sous son bras. Je ne peux pas m’empêcher de penser à la kalachnikov qui a tué le père de Fatima sur son tapis de prière et je frissonne.

– Réfugiés, hein ? nous lance l’homme au fusil lorsque nous arrivons près du rassemblement. D’où vous venez ?

Nous racontons Soukhoumi, les émeutes, le camion, la marche dans la forêt, et Cet Homme qui nous a faussé compagnie avec nos dollars.

– Les passeurs, faut pas leur faire confiance, soupire l’homme. Tous des profiteurs de misère ! C’est la troisième fois qu’on voit ça en moins d’un mois !

L’assemblée hoche la tête gravement, et je n’ai plus peur du fusil. Je vois que ces gens sont seulement des paysans pauvres qui s’arrangent avec les aléas de l’existence. Ils disent :

– On peut pas grand-chose pour vous aider, mais venez.

Ils nous conduisent jusqu’à la porte d’une grande baraque, où nous entrons en troupeau. Dedans, il fait chaud, et une bonne odeur de bergamote flotte entre les murs. Au fond de la pièce, une télé est allumée.

Une babouchka nous fait signe de nous asseoir sur des coffres. Elle nous sert du thé dans de petits verres décorés, puis des galettes fumantes avec un plat de chou bouilli, et, si vous voulez mon avis, c’est le meilleur festin du monde.

– Tu vois, me sourit Gloria, il ne faut jamais désespérer du genre humain. Pour un homme qui te laisse tomber, tu en trouveras des dizaines d’autres qui t’aideront à te relever, d’accord ?

– D’accord.

Soudain, la télé montre des images de Soukhoumi : les troupes militaires, les tanks, les avions, et les maisons en feu. Notre groupe de réfugiés cesse de manger en voyant ça, et la babouchka monte le son pour que nous puissions entendre les nouvelles de notre guerre. Je scrute l’écran en espérant apercevoir Fatima et Nour parmi la foule des gens qui s’enfuient, mais tout va trop vite, et pour finir un homme en treillis apparaît devant la caméra.

Gloria se lève si brusquement qu’elle renverse son verre de thé, bling , par terre.

– Qu’est-ce qu’il y a ? je demande.

Elle ne me répond pas. Elle tremble.

Elle s’approche de la télé tandis que l’homme en treillis parle avec des mots d’adulte dans un micro. Moi, tout ce que je vois, c’est son nom inscrit en bas de l’écran : ZemZem Dabaïev. Puis Gloria qui devient pâle, et les larmes qui dégoulinent de ses yeux.

Je m’approche d’elle. Je prends sa main. Jamais la main de Gloria ne m’a paru si froide ! Je dis :

– Maman ?

Elle se penche vers moi, elle murmure « Koumaïl » et elle s’écroule sur le plancher de la baraque.