Mais, comme vous le savez, les rêves ne sont souvent que des rêves, et je ne suis pas allé à Montmartre. Je n’ai pas guidé Gloria dans le dédale des petites rues. Nous n’avons pas descendu les Champs-Élysées et aucun croissant au beurre ne nous attendait à l’arrivée.
J’ai été découvert au milieu de la cargaison de porcs, le 13 décembre 1997, par une patrouille de douaniers, qui contrôlait les poids lourds sur l’autoroute A4 près de Sarreguemines, en Moselle.
Ils cherchaient de la drogue ou des produits de contrebande, que sais-je ? Quand ils ont ouvert le hayon de la remorque, c’est moi qu’ils ont vu. Je dormais, la tête sur le barda, et j’avais fini par oublier l’odeur épouvantable des excréments. Quand on n’a pas le choix, on s’habitue aux pires choses, pas vrai ?
Je n’avais rien bu depuis la station-service. Ma gorge était en feu, mes lèvres desséchées. Le chauffeur du camion n’en revenait pas, il ouvrait des yeux comme des soucoupes, et il gueulait des jurons en espagnol.
Les douaniers m’ont tiré par le col de mon pull pour m’obliger à sortir de la bétaillère. Je n’étais pas trop réveillé, si bien que je n’ai pas eu le temps d’attraper le barda.
J’ai atterri sur le sol français et j’ai cherché Gloria.
Elle n’était pas là.
Je me suis rué sur le chauffeur en le suppliant de me dire où elle était, mais il ne comprenait rien ; je puais tellement qu’il reculait en se bouchant le nez. Puis les douaniers l’ont poussé vers une voiture.
Moi, je hurlais « Gloria ! Gloria ! » et il n’y avait pas de réponse. Seulement le vacarme de la circulation sur l’autoroute et le vent.
Les douaniers m’ont traîné vers un fourgon. Je me débattais tellement en criant « Gloria », qu’ils m’ont attaché les poignets avec des menottes ; c’est comme ça quand vous êtes confronté aux autorités.
Ils m’ont forcé à grimper dans le fourgon, et d’un coup j’ai pensé à la petite fouine morte et à l’avertissement de Boucle-d’Oreille, mais c’était trop tard : j’étais tombé dans leur piège à humains. Clang , la porte du fourgon s’est refermée sur moi et nous avons quitté l’autoroute en prenant à travers la campagne. Où était Gloria ? Mais où était-elle ? Ma tête était pleine de vide et le métal des menottes me sciait la peau. Je me suis écroulé en pleurant : Ossecourédémoi !
Plus tard, entre deux hoquets, j’ai expliqué : « jemapèlblèzfortunéjesuicitoyendelarépubliquedefrancecélapurvérité. »
J’ai répété. Une fois, deux fois, trois fois. Comme une prière, comme une chanson, mais c’était pire que de crier dans le désert… Les douaniers soupiraient. Ils avaient l’air accablés.
J’ai posé la tête sur mes genoux.
Gloria avait disparu. Peut-être qu’elle était tombée du camion ? Peut-être qu’elle se cachait ? Peut-être qu’il s’était produit quelque chose d’horrible pendant que je dormais au milieu des porcs ?
J’avais douze ans, le barda était resté dans la bétaillère, et je devais m’arranger sans Gloria dans le pays des droits de l’homme et de Charles Baudelaire.
Je n’avais jamais eu aussi peur de ma vie.