– C’était la fin de l’été, dit Gloria. En 1984, exactement.
« À cette époque, j’avais vingt ans et le Caucase était soviétique : qu’on soit russe, géorgien, ingouche, arménien, tchétchène ou abkhaze, nous vivions tous sous les ordres de Moscou. C’était les aléas de l’Histoire, et personne ne pouvait croire que cela changerait avant très longtemps.
« Mon père, le vieux Vassili, était russe. Avec ma mère, Liuba, il s’était installé en Abkhazie pour travailler dans un verger. Ce n’était pas son verger : malgré ses bretelles et sa grande paire de moustaches, Vassili n’était qu’un simple travailleur. Il ne possédait rien d’autre que la force de ses bras et ses six enfants. Tu te souviens d’eux, n’est-ce pas ? Fotia et Oleg avec leurs épaules d’athlète, Anatoli qui cachait ses yeux derrière les verres épais de ses lunettes, Iefrem plus frisé qu’un agneau, Dobromir avec son sourire d’angelot… Et moi, sa seule fille.
Je souris en entendant les noms qui composent cette famille, fantomatique et idéale, qui n’a cessé de vivre dans mon imagination depuis que je suis enfant.
– Cet été-là, donc, ZemZem est arrivé au verger. Il venait de Tchétchénie, une république plus au nord. Il était aussi pauvre que nous tous, mais il avait reçu une éducation. Il était très beau ; nous sommes tombés amoureux au premier regard. Nous marchions sous les arbres, nous parlions de mille choses. J’admirais tout chez ZemZem : sa vitalité, son intelligence, ses idées, ses connaissances… Alors, vois-tu, quelques mois plus tard, quand j’ai su que j’attendais un enfant de lui, je me suis sentie heureuse, heureuse comme jamais.
Mon cœur sursaute dans ma poitrine, et ma respiration s’accélère. Je n’ose pas rouvrir les yeux de peur d’interrompre le récit de Gloria.
– Le 28 décembre 1985, reprend-elle d’une voix ralentie par l’émotion, j’ai mis au monde un garçon magnifique. Tout le monde était là, rassemblé dans la maison : Liuba, Vassili et mes cinq frères. Je me souviens ! ZemZem était fier et émerveillé. Il a posé une main sur son fils et il a dit que c’était un miracle.
« Cet enfant, c’était toi. Et nous t’avons appelé Koumaïl.
Je ne respire plus. Je suis paralysé.
Dans le silence qui suit, une goutte d’eau s’écrase sur mon front. Je tressaille. Quand j’ouvre enfin les yeux, je vois des larmes glisser sur les joues de Gloria.
Rompant ma promesse, je murmure :
– C’était moi ? Tu veux dire que…
Gloria pose un doigt sur mes lèvres. Son corps entier tremble, alors je ravale mes questions, et j’attends.
– Pendant quelques années, nous avons été heureux, tous ensemble, continue-t-elle. Mais les choses ont brutalement changé quand le pouvoir de Moscou s’est affaibli, vers 1989. Les différents peuples du Caucase ont commencé à réclamer leur indépendance. C’était un peu comme si, durant cinquante ans, on avait mis un couvercle sur une marmite bouillante. Quand on retire le couvercle, on se brûle…
« ZemZem était prêt à agir. Il a rassemblé des hommes autour de lui, dans le but d’organiser la libération des petites républiques soumises. Il parlait beaucoup, avec une conviction si forte que de nombreux travailleurs avaient envie de le suivre. Moi la première ! Nous voulions faire la révolution, tu comprends ? Nous voulions que chaque peuple puisse vivre libre, sur sa terre, que chacun retrouve la langue de ses ancêtres, sa religion, sa culture… Pour ça, ZemZem était prêt à prendre de grands risques, mais je ne m’en rendais pas compte. J’assistais aux réunions, j’écoutais ses discours, et je m’enflammais.
« Avec un petit groupe de volontaires, nous nous retrouvions en secret dans un cabanon, au fond du verger. C’est là que j’ai vu arriver des armes, des produits chimiques, du matériel de guerre… ZemZem répétait que notre révolution ne pourrait pas aboutir pacifiquement. Avec enthousiasme et détermination, il nous a initiés à la fabrication des bombes.
« Tu nous aurais vus manipuler des bidons, des poudres toxiques, sans protection. Nous étions d’une inconscience totale… Nous étions si jeunes !
« Vassili et Liuba s’inquiétaient. Mes frères aussi. Notre famille était russe, me disait Vassili, et nous ne devions pas nous mêler des affaires des Abkhazes, des Tchétchènes ou des Géorgiens. Nous n’étions que de petits cultivateurs, des ramasseurs de pommes ! Il fallait laisser la politique et les armes à d’autres ! Mais j’étais trop amoureuse pour écouter mon père. Je pense qu’une partie de moi refusait de croire que c’était du sérieux.
« Une nuit, à la fin de l’été 1991, je suis allée avec ZemZem et les autres le long de la voie ferrée. Tout était prêt : nous avons posé nos explosifs sur les rails.
« Au matin, quand l’express est apparu à l’horizon, j’ai soudain réalisé la gravité de nos actes. La peur m’a submergée. J’ai supplié ZemZem de renoncer, de désamorcer les bombes. Il a refusé. L’express transportait des militaires géorgiens et, d’après lui, ils étaient nos ennemis. J’ai crié qu’il y avait aussi des civils dans ce train, des femmes, des enfants… Il n’a rien voulu savoir. Le convoi approchait. Je suis restée les bras ballants.
« Les bombes ont explosé.
« Il y a eu ce fracas épouvantable.
« ZemZem et les autres ont fait le V de la victoire et ils sont partis. Moi, je n’ai pas pu.
« Le train était en flammes, des gens hurlaient, alors je me suis approchée. J’ai entendu les appels d’une femme. Je me suis faufilée dans un wagon éventré, et j’ai rampé entre les sièges tordus.
« Elle était roulée en boule dans un coin, du sang plein le visage. Elle tenait un bébé contre sa poitrine. Je me suis penchée. C’était trop tard : son bébé était mort. Le temps que j’essaie de la traîner hors du wagon, elle était morte, elle aussi. Je suis restée là, près d’elle, sans cesser de pleurer, pendant un long moment, sans savoir que faire.
« Et puis, au milieu du fatras, j’ai trouvé sa valise. Dedans, il y avait une couverture en peau de mouton, un poste de radio, un livre de poésie, des cigarettes françaises, des vêtements, un violon… Il y avait surtout une grosse liasse de dollars, et deux passeports français : le sien et celui du bébé. J’ai pris la valise. Plus loin, j’ai aperçu un gros sac en toile militaire, vidé par le souffle de l’explosion. J’y ai transvasé le contenu de la valise, j’ai mis le barda sur mon dos et je suis sortie du wagon.
« Dehors, les secours arrivaient. Parmi les gens venus aider, il y avait Vassili et mes frères, qui tentaient d’éteindre l’incendie avec le camion-citerne. J’ai croisé le regard horrifié de mon père, et il a compris ce que j’avais fait.
« Le soir même, j’ai annoncé à ZemZem que je ne voulais plus jamais participer aux actions de son groupe, que c’était criminel et barbare. Nous avons eu une très violente dispute. Tu étais là, Koumaïl. Tu as pleuré en nous entendant crier. ZemZem s’est calmé, il t’a pris sur ses genoux, et il t’a demandé si tu pensais que ton père était un criminel, un barbare. Tu as dit non, bien sûr. ZemZem t’a serré dans ses bras et il a dit : “Et ta mère ? Tu ne trouves pas qu’elle est lâche ?” Tu as pleuré de nouveau, sans comprendre ce qui se passait. Tu n’avais que cinq ans, à ce moment-là. Moi, j’étais terrorisée. »
Soudain, je suffoque. Je me redresse et me lève sur mes jambes tremblantes. J’appuie mes mains contre le tronc de l’arbre. J’ouvre la bouche, à la recherche de l’oxygène qui me manque. Les pensées les plus confuses traversent mon esprit. J’ai envie de hurler et je suis incapable de définir ce que j’éprouve. Est-ce de la colère ? Du dégoût ? Du soulagement ? De la peur ?
Au bout d’un moment, Gloria murmure :
– Il faut que je termine l’histoire, Koumaïl. Quand j’aurai fini, tu pourras juger.
Je me laisse tomber au pied de l’arbre, sans force, et j’écoute, la tête dans les mains, la voix faible de Gloria qui reprend :
– La guerre couvait depuis longtemps entre les Abkhazes et les Géorgiens. Après l’attentat, la région a vite sombré dans de graves troubles politiques, et la tête de ZemZem a été mise à prix. Il n’avait plus le choix : il devait entrer en clandestinité. Bien entendu, il voulait nous entraîner avec lui. Quand il te regardait, il avait les yeux d’un fou. Il disait qu’il ferait de toi un soldat farouche, un héros… Toi, un enfant ! Alors, j’ai pris ma décision.
« Je suis allée voir Vassili et Liuba. Ils m’ont donné le samovar, des provisions et cet atlas vert que tu aimais tant regarder. Mes frères t’ont embrassé et ils m’ont dit adieu. Fotia a juste eu le temps de glisser un papier dans ma main, avec le nom et l’adresse d’un homme qu’il connaissait à Soukhoumi. Un homme de confiance, qui travaillait au Matachine , et auprès de qui je pourrais trouver de l’aide si j’avais besoin de quitter le Caucase.
« La nuit même, dans le plus grand secret, Vassili nous a emmenés en camion jusqu’à la ville voisine. Il m’a laissée là, avec toi. Mon vieux père avait le cœur brisé, mais il ne pouvait pas me pardonner d’avoir posé cette bombe, et j’ai compris qu’il ne voudrait jamais plus me revoir.
« J’avais peur que ZemZem se lance à notre poursuite, peur que la milice géorgienne n’établisse le rapport entre lui et nous, peur de tout. Alors c’est devenu clair : personne ne devait savoir que j’étais la femme de ZemZem Dabaïev, et personne ne devait savoir que tu étais son fils. Il nous fallait changer d’identité, cacher la vérité, rompre les liens qui nous unissaient, et même le lien entre toi et moi : c’était une question de vie ou de mort.
« Nous avons survécu pendant une année entière, au gré des routes. J’ai fait de mauvaises rencontres dont je n’ai pas envie de me souvenir, mais j’ai aussi trouvé de braves gens pour nous aider. Et puis, je plaçais mon espoir dans les deux passeports français que j’avais volés. Je pensais qu’un jour ils nous sauveraient la vie.
« C’est à cette époque que j’ai commencé à te raconter des histoires. Tu étais si petit ! Comment pouvais-tu surmonter l’épreuve d’une réalité aussi sombre ? Je ne voulais pas que tu gardes en mémoire un père terroriste. Je ne voulais pas que les morts de l’express pèsent sur tes épaules. Je ne voulais pas que tu souffres de ce déchirement qui m’avait séparée de ma famille. Je voulais que ta vie soit belle, pleine d’espoir et de lumière, tu comprends ? Alors, j’ai réinventé ta naissance, ton enfance, et j’ai imaginé pour toi un passé plus romanesque.
« Chaque soir, j’ajoutais des détails, des évènements nouveaux. J’ouvrais le barda, et je me servais de ce qu’il contenait pour donner du poids à mes affabulations. Le livre, par exemple : c’était celui d’un poète de langue française qui avait vécu en Russie. Il s’appelait Blaise Cendrars. J’ai découvert le prénom “Jeanne” dans l’un de ses poèmes. Quant à “Fortune”, c’était simplement la marque des cigarettes… Je n’avais pas le sentiment de te mentir. Mon seul souci était de te protéger. »
Je suis immobile sous cet arbre, dans la chaleur de l’été, à Tbilissi. Ma tête n’a pas bougé d’un iota, toujours posée dans mes mains, et mon cœur fait un bruit de pompe. Au-dessus de moi, le soleil a tourné ; il lorgne du côté du fleuve maintenant. Je n’ai ni soif ni faim. Je ne ressens rien d’autre qu’une totale sidération.
Gloria est épuisée, et je crois qu’elle a peur de ce qui va suivre. Déboussolé, je parviens à demander :
– Et le Mont-Saint-Michel ?
Gloria soupire.
– Quand Monsieur Ha a falsifié nos passeports, il a gratté les noms d’origine pour que personne ne fasse le rapprochement entre nous et la femme avec son bébé morts dans l’attentat de l’express. Il t’avait vu émerveillé par les photos du catalogue. C’est lui qui a eu l’idée du Mont-Saint-Michel. Voilà ta véritable histoire, Koumaïl.
Je regarde le ciel du Caucase, avec ses petits nuages et son azur magnifique. J’essaie de rassembler mes pensées qui s’effilochent. Je n’y arrive pas. J’ai l’impression que je pourrais rester là sans rien dire pendant cent sept ans. Prendre racine dans ce sol sec, devenir une pierre ou tomber en poussière.
Plus tard, un insecte se pose sur ma joue. Je le chasse d’un revers de la main, et ce geste machinal me ramène à la vie. Je murmure :
– Je suis ton fils… Ton vrai fils…
Gloria étouffe un sanglot, avant de dire :
– Tu te rappelles la liste des choses précieuses ?
Je hoche la tête.
– Tu me demandais sans cesse : « Et ZemZem, qu’est-ce qu’il t’a donné ? » Je refusais de te répondre. Maintenant, je peux : il m’a donné le plus précieux de tous les cadeaux. Ce cadeau, c’est toi.
Je m’agenouille dans l’herbe pour regarder celle qui vient de prononcer ces mots. C’est Gloria, ma Gloria… Ma mère ! Ma mère qui pleure sans bruit, et qui tremble de froid alors qu’il fait si chaud. Je pense : « Elle m’a menti. Tout au long, elle m’a menti. » Mais je dis simplement :
– Au fond de moi, je crois que je l’ai toujours su.