Chantal Fleury
Malena reçoit un coup sur la mâchoire, un coup qui ne relâche pas sa pression, puis on lui ordonne de sortir de la voiture, et on continue de lui pousser un objet froid sur la mandibule. Elle essaie de tourner la tête pour comprendre ce qui lui arrive, mais on lui crie de nouveau, bájate del coche, juste assez fort pour couvrir le bruit des voitures qui passent, tout en renforçant la pression qui lui vrille la mâchoire, alors elle comprend, elle comprend qu’on l’attaque, que cette chose dure et froide est une arme, que cette voix est celle d’un homme qui va lui voler ses affaires, sa voiture. Elle cherche à retrouver la sensation du cellulaire dans sa main, mais elle réalise qu’elle ne l’a plus, elle a dû le lâcher sous le coup de la surprise. Elle voudrait sortir, mais ses doigts tâtonnent sans trouver la poignée. Le type ouvre la portière et la jette hors de la voiture en lui tirant violemment le bras. Pantelante, Malena tombe sur l’asphalte encore tiède de la chaleur du jour, elle sent tout son côté frotter durement contre cette chaleur et elle sent aussi le courant d’air provoqué par les voitures qui continuent de passer à toute vitesse. Elle imagine sa tête rouler sous le vacarme des roues, et la peur de se faire frapper surpasse une seconde la peur de l’homme. Il la redresse avec l’aide de quelqu’un d’autre, et son cerveau a le temps de l’informer qu’ils sont deux, ils sont deux et ils la poussent sur le siège arrière. Un des types monte à ses côtés, il lui attache les poignets en lui criant des insultes, il serre avec une telle force que ses mains en sont engourdies et paralysées. Malena n’est capable d’aucune résistance, elle ne peut que sentir son cœur battre férocement dans sa poitrine et dans sa tête, battre avec terreur depuis qu’elle a compris qu’ils n’en veulent pas qu’à sa voiture, mais qu’ils la prennent, elle aussi. Elle relève le visage et voit l’autre homme s’asseoir derrière le volant, il porte une casquette sombre enfoncée jusqu’aux yeux et un foulard noué sur la nuque.
Tout à coup, elle entend crier sa fille, Gabriela, qui revient en courant de chez son père avec ses équipements de sport. Malena se redresse complètement et ce qu’elle voit la fait hurler à son tour. Il y en a deux autres, ils sont debout à côté de la voiture et tendent un bras en direction de la ruelle à travers les barreaux de la porte en fer forgé qui en restreint l’accès, revolver au poing. Le cri de Gabriela décroît et sa silhouette claire disparaît dans la ruelle sombre. Toutes les deux hurlent pour repousser le bruit d’un coup de feu qui ne vient pas, qui ne vient pas, jusqu’à ce que les portières de la voiture s’ouvrent et que les deux hommes montent à leur tour. Celui qui plonge à côté d’elle la bâillonne si violemment que le tissu crasseux, en s’enfonçant dans sa bouche, lui provoque un haut-le-cœur. Malena étouffe, elle pense qu’elle va mourir, il faut qu’elle calme sa respiration sinon elle va mourir, et elle ne veut pas mourir, tout en elle supplie, pitié, je ne veux pas mourir, et elle se souvient qu’ils n’ont pas tiré, elle sait qu’ils n’ont pas tiré, et que la voiture démarre, se jetant dans la file des véhicules qui n’ont cessé de passer à toute vitesse. Un conducteur klaxonne, irrité de s’être fait couper la voie, soulagé d’avoir évité un accident, il doit se dire que ce type est fou. Personne n’a donc rien vu. Peut-être n’ont-ils pas compris ce qu’ils voyaient. Comment est-ce possible ? Quatre hommes armés et une femme jetée à bas puis poussée de force dans une voiture. Qu’aurait-elle fait, elle-même, si elle avait assisté à cette scène, si elle avait été l’homme qui a klaxonné pour manifester sa colère, l’heureuse femme qui rentre chez elle retrouver les siens ? Elle non plus ne se serait pas arrêtée, mais qui aurait-elle appelé au secours ? Dans le pays d’Étienne, on fait le 911, on crie à l’aide, mais ici, la police est corrompue, de mèche avec les kidnappeurs. Elle a une pensée pour Étienne, vers qui Gabriela court. Qui appellera-t-il à son secours ?
Étienne avait entendu la porte du garage se refermer en claquant, porte de fer aux gonds bien huilés que la jeune fille avait rabattue avec énergie et insouciance, alors qu’il en retenait toujours l’élan, il ne savait pas pourquoi, ni pour qui, puisqu’il vivait seul une semaine sur deux, que les voisins étaient loins derrière leurs murs au fond de leurs vastes jardins, et que ce n’est pas sa fille qui lui aurait reproché de laisser aller la porte, de provoquer ce bruit qui perçait les tympans dans la tranquillité du soir, et qu’on aurait pu confondre avec la détonation d’une arme à feu résonnant dans les bois en automne dans son pays, loin au nord.
Il était sorti sur la terrasse pour accueillir Gabrielle – Gabriela comme l’appelait sa mère – ça ne pouvait être qu’elle. Sous l’arche de la porte du garage, son visage souriant lui rappelait celui de sa mère, si belle ; chaque fois ça lui donnait un choc. Il l’avait laissée à l’école le matin même. Au moment de l’au revoir, elle lui avait plaqué un baiser rapide sur les joues et il avait senti ses cheveux encore humides de la douche lui frôler le visage, et cette fois encore elle avait refermé la portière de la voiture avec une force disproportionnée bien qu’il lui ait crié de faire attention, mais trop tard, car dès qu’elle avait mis un pied au sol, elle lui avait tourné le dos.
Étienne s’était tout de suite senti seul, comme tous les lundis où elle partait chez sa mère. Et, comme tous ces lundis, il avait effacé cette tristesse dans l’étourdissement du travail.
Ce soir il était là, de retour chez lui, assis devant la télévision à manger des viandes froides et un bout de pain. Il n’avait même pas eu le cœur à rassembler tout ça dans un sandwich, à donner une forme à ces morceaux froids et trop salés qu’il avait jetés sur son assiette, et voilà qu’elle surgissait de sous l’arche sombre du garage, après ce claquement sec du fer contre le fer.
Gabrielle est apparue devant lui, joyeuse ; elle a dit qu’elle venait chercher ses équipements de sport, sa mère lui ayant rappelé le cours d’éducation physique du lendemain. Mais je n’avais pas la clef de la rue, j’ai sauté le mur, dit-elle en exagérant sa bonne humeur, en faisant de cette joie forcée une douce carapace qu’il ne pourra ni ne voudra briser, malgré son irritation devant le fait qu’elle ait encore oublié ses clefs.
Étienne pense à Malena, sa mère, qui doit être mécontente d’avoir à faire ce détour, même si elle n’a pas à descendre de la voiture pour lui faire la conversation, même si elle en profite sûrement pour répondre à des textos, assise derrière le volant. Il l’imagine, au-delà des grilles au bout de la ruelle, son visage penché sur le cellulaire, la vitre baissée afin de laisser entrer un peu de la fraîcheur du soir, sa voiture frôlée par le flot des automobiles qui passent à toute allure à cette heure de pointe, alors que tout le monde a hâte de rentrer chez soi. Il se représente la voiture blanche sous la lumière glauque des lampadaires de la grande avenue, en ce début de soirée où, puisqu’ils sont près de l’équateur, le soleil se laisse tomber tôt, et vite. Il repense au teint clair de Malena et le voit briller faiblement sous la lueur jaunâtre, recevant un peu de l’éclat de l’écran du cellulaire, ce teint qui l’avait étonné chez une Latino-Américaine, avant qu’il comprenne le mélange européen, ces sang-mêlé de la haute société à laquelle sa famille appartient. Il voit ses cheveux foncés dont les mèches pâlies par la teinture retombent de chaque côté de ce visage qu’il a tant aimé, qu’il a caressé, respiré, embrassé, qu’il aurait aujourd’hui envie de mordre, mais non, mordre serait un geste trop intime, la mordre voudrait dire avoir encore sa chair, son goût dans la bouche, plutôt la cacher, l’étouffer sous un tissu, ne plus voir ces yeux, ce visage qui en ce moment sourit aux messages de gens qu’il ne connaît pas.
Qui sont ces gens qui habitent ses pensées ? ne peut-il s’empêcher de se demander avec l’intensité d’une haine qui égale son amour passé. Tout d’elle lui est désormais étranger.
Malena attend là, de l’autre côté de la porte grillagée qui bloque l’accès à la ruelle sans issue où Étienne habite, ruelle qui a été clôturée par décision unanime des voisins. Les malfaiteurs pourront toujours sauter par-dessus le haut grillage, affirmait l’un d’eux, mais il leur sera impossible de vider les maisons, d’emporter une œuvre d’art ou un objet précieux. Tous avaient été d’accord, car c’est de plus en plus dangereux par ici, disaient-ils en échangeant des regards inquiets, ce n’est plus comme avant, ah la belle époque d’il y a trente ans, vingt ans, même, où l’on vivait sans crainte, où les jardiniers, les facteurs, les bonnes et cuisinières, les vendeurs de sorbets, de tapis tissés, de balais et de torchons, les aiguiseurs de couteaux parcouraient les rues, les quartiers ouverts en toute quiétude, criant au-dessus des murs des jardins le nom de leur office, de leur produit. De toute façon, s’était résigné un voisin, les gens de ces petits métiers disparaissent devant la poussée des magasins à grande surface dont les bannières américaines attirent le regard sur l’autoroute qui traverse notre belle ville.
Votre belle ville, avait rétorqué Étienne, puis il s’était arrêté, surpris d’avoir laissé échapper ce « votre » qui trahissait son faible sentiment d’appartenance, notre belle ville, s’était-il repris, par la multiplication des barrières sécurisées, comme de ces gardiens armés qu’on plante un peu partout dans une course à la sécurité, est une ville que l’on dirait en guerre. Il avait été le seul à protester, bien que faiblement puisqu’il était l’étranger. Il savait que ses paroles n’avaient pas le même poids que celles des autres. Étienne avait essayé de leur faire comprendre que la sensation d’étouffement qu’il ressentait à l’idée de cet emmurement était plus forte que la sensation de sécurité, que c’étaient eux tous qui vivraient emprisonnés, érigeant eux-mêmes, et à fort coût, les murs de leur prison. Prison ? Quelle exagération, l’avait rabroué Malena devant tout le monde, toi et tes discours ! Les autres l’avaient écouté poliment, mais leurs yeux étaient agrandis par l’inquiétude venue de toutes les histoires de vols et de kidnapping qu’ils s’étaient au préalable racontées, convoquant la peur comme on convoque les esprits, guettant sur le visage des autres l’effet de leur récit, tous ensemble, solidaires et craintifs, comme un troupeau aux aguets qui frémit avant de prendre son élan.
Ils avaient fermé la ruelle avec des grilles de plus de trois mètres de hauteur. Elles couvraient la largeur de l’embouchure de la rue et pour les ancrer au sol on avait dû rompre les vieux pavés, y faire des trous disgracieux qui par la suite avaient été barbouillés de ciment. De chaque côté, elles touchaient les remparts surmontés de barbelés et de tessons de bouteille coulés dans le ciment des murs des propriétés adjacentes. On pouvait les ouvrir à leur pleine grandeur, pour laisser passer le livreur de gaz ou tout autre camion, mais on pouvait aussi n’ouvrir qu’une porte pour les piétons.
C’est de cette porte, découpée dans les hautes grilles, que la petite n’avait pas la clef ; elle lui a lancé cela avec une fausse nonchalance, en l’embrassant, fière d’avoir réussi à l’escalader grâce à sa souplesse et à son agilité. Tu aurais pu te blesser, lui répond-il, mais elle, encore une fois, car combien de fois a-t-elle oublié ses clefs, combien de fois les oubliera-t-elle encore dans l’insouciance de sa jeunesse et dans le nouveau défi de se rappeler chaque dimanche ce qu’il faut mettre dans la valise, ce dont elle aura besoin pour les travaux scolaires et les cours de gymnastique, d’équitation – n’oublier ni les bottes, ni la cravache –, elle lui oppose un sourire inattaquable, un de ces sourires qui le laisse sans force.
Étienne lui a répété que c’était trop dangereux d’escalader, car les ardoises des toits sur lesquelles elle doit s’appuyer avant de se laisser tomber, ces ardoises en terre cuite glissent, ont déjà glissé, elle a bien vu que quelques-unes se sont écrasées au sol. Elle a continué à sourire sans écouter le discours paternel, et, les joues chaudes d’avoir franchi en courant les deux cents mètres qui la séparent de la grande avenue, ralentissant à peine sa course, elle l’a embrassé puis est partie vers sa chambre.
Il s’assoit à la table de la terrasse. Son repas froid peut attendre et sa bière tiédir, il ne manquera pas une seconde de la présence de sa fille qui ne fait que passer. Il la retiendra quelques instants, malgré la mère qui s’impatiente sur la grande avenue, il la retiendra pour lui donner un double des clefs, bien qu’il sache que ce n’est pas ce qu’il faudrait faire, être toujours prêt à pallier ses étourderies, que pour lui apprendre à devenir responsable il faudrait qu’elle souffre de l’absence de cette clef, qu’elle se blesse, oh légèrement, ou qu’elle soit privée du cours d’équitation, de gymnastique, bref, qu’il y ait des conséquences, comme disent les éducateurs. S’il était dans son pays, dans sa petite ville, il la laisserait prendre des risques, mais ici, comment résister à la peur ambiante ?
Le bruit assourdi de la télévision lui parvient par la porte-fenêtre laissée grande ouverte, malgré les moustiques, en cette saison de chaleur qui précède les pluies. Devant lui s’étendent le jardin et sa piscine creusée dont le reflet turquoise jette un vague chatoiement dans le soir sans lune. Au fond de la cour et tout autour, des murs s’élèvent au-delà desquels s’épanouissent les jardins des voisins avec leurs piscines, qu’il ne peut apercevoir tant sont hautes ses propres murailles où court un bougainvillier.
Étienne avait admis, dans ses discussions avec Malena, que les épines de ce bougainvillier étaient moins repoussantes que des barbelés. Mais malgré l’insistance de son ex, il n’avait pu consentir à arracher ce vieux buisson qui fleurissait toute l’année pour le remplacer par des objets coupants servant à dissuader les voleurs de franchir les barrières. C’est moi qui aurais l’impression de vivre en cage, lui disait-il. Malena avait fini par partir, mais ce n’était pas à cause de cette petite victoire qu’avait été pour lui la conservation de l’entrelacs de branches tordues.
Étienne ne savait pas pourquoi elle était partie. Elle avait souhaité étudier au Canada, où ils s’étaient rencontrés, puis elle avait désiré un enfant, un seul, ensuite elle les avait entraînés dans son pays et, enfin, quand elle avait tout obtenu, quand elle avait planté autour d’elle le décor de sa vie, elle l’avait quitté.
Étienne avait tout accepté, car il pressentait que l’amour de Malena s’étiolait, et que céder était une façon de se l’attacher. Il se contenterait de sa reconnaissance. Mais la gratitude de Malena envers lui s’était aussi érodée. Maintenant qu’elle l’avait jeté, il regrettait ses sacrifices. Mais tu étais d’accord ! s’était-elle défendue, au cours des discussions stériles précédant la séparation, alors qu’il lui reprochait, entre autres choses, le déménagement. Il n’avait rien répondu, car il avait honte, non tant d’avoir cédé, mais des raisons pour lesquelles il avait cédé. Ce qui avait présidé à ses consentements, et qui lui apparaissait à l’époque comme étant de l’amour, il n’y voyait aujourd’hui qu’un pitoyable calcul et un manque de courage.
Étienne n’avait compris qu’une seule chose douloureuse. Le désamour, le rejet. Elle l’avait largué, jeté, s’était servie puis débarrassée de lui. Il se répétait ces mots, jeté, largué, balayé, il en rajoutait, elle l’avait vomi hors de sa vie, et cette litanie l’aidait à la détester, et la détester lui causait un frisson qui cachait sa douleur.
Malena était retournée vivre chez ses parents sur la vaste propriété où, dans la minuscule cuisine, les domestiques se marchaient sur les pieds.
Et lui, il avait commencé à attendre que la petite grandisse afin de pouvoir retourner dans son pays. Elle avait grandi. Il attendait toujours.
Le lampadaire de la ruelle est éteint. Il clignote, s’allume, puis s’éteint de nouveau. Étienne entend un animal fouiller les buissons au fond du jardin. Dans l’obscurité, ses yeux cherchent à deviner s’il s’agit d’un gros lézard ou d’un opossum dont la silhouette au dos rond et à la longue queue de rat est souvent aperçue courant au sommet des murs. Une vie sourde, tapie dans l’ombre, la vie des animaux nocturnes a pris d’assaut le jardin où il ne va jamais le soir. Il s’enferme plutôt dans la maison, elle-même engoncée dans des murs au cœur de la ruelle en cul-de-sac, dans cette ville d’un pays pourtant magnifique, mais où il étouffe, tourmenté, aux moments où il s’y attend le moins, comme ce soir, par la brèche que sa fille a ouverte dans sa routine du lundi, tourmenté sans relâche par l’idée du retour au pays. Le parfum des fleurs de citronniers envahit l’air du soir et lui serre le cœur. Tant de beauté inutile.
La voilà qui ressort de la maison avec son sac de sport, chevreuil sautillant entre les meubles. Étienne bondit et la retient, une main sur son poignet, alors que de l’autre il décroche des clefs suspendues à une petite plaque fixée à l’entrée, une plaque de cuivre, en forme de cœur, où est gravée l’expression de bienvenue Mi casa es tu casa, offerte par les parents de Malena. Il l’accompagne jusqu’à la porte du garage, la referme doucement, puis revient sur la terrasse, mais il reste debout dans le clignotement du lampadaire, réfléchissant pour la première fois à la possibilité de partir sans elle.
Tout à coup, il entend un cri, mais il ne reconnaît pas la voix de sa fille ; est-ce bien Gabrielle ? Il se précipite sous l’arche du garage et ouvre la porte qui mène à la ruelle, le cœur battant. Il entend alors ce qui est devenu un hurlement et voit Gabrielle courir vers lui. Elle atterrit dans ses bras : « Ils emmènent maman ! » Il lui ordonne de rentrer et s’élance dans la ruelle vers la grande avenue. Au loin, des portières blanches se referment, puis la voiture de Malena saute dans le trafic. Quand il arrive aux portes en fer, il réalise qu’il n’a pas les clefs. Le visage entre les barreaux, il constate qu’il n’y a plus de traces de la voiture, ni de Malena, il n’y a rien, rien que des murs de chaque côté de l’avenue et des automobiles qui passent sans discontinuer au fond de cette tranchée. Il repart vers la maison en courant.
Gabrielle est là, elle est sauve, il veut s’en assurer. Il ne pense pas encore à Malena. Il retrouve sa fille debout, le dos voûté, immobile, et il voit l’espoir se rompre dans ses yeux et son visage s’affaisser alors qu’elle se jette dans ses bras en sanglotant. Elle raconte qu’elle s’est mise à courir quand elle a vu les hommes autour de la voiture de sa mère, et qu’elle l’a entendue crier son nom. Quand j’ai vu les hommes armés, je me suis sauvée, je n’ai pas pu l’aider !
Au moment où Étienne entend ces mots, les hommes armés, la réalité du kidnapping de Malena entrent dans son esprit en même temps que l’effroi. D’un coup, Malena n’est plus son ex, elle n’est plus cette femme liée à lui par la colère, elle est redevenue une simple femme, seule dans une voiture avec quatre hommes.
J’appelle la police, dit-il en attrapant son téléphone. Non, pas la police ! lance sa fille dans un cri. Elle s’arrête de pleurer, frotte ses yeux sur les manches trop longues de son chandail et lui demande, en faisant des efforts pour calmer sa voix : Tu te souviens de Diego ? Son père a été kidnappé l’année dernière. Oui, il s’en souvenait. Sa famille va nous aider.
Ils téléphonent à l’ami, puis à l’avocat qui a négocié la rançon de celui-ci. Ils ont mis la fonction mains libres et se tiennent de chaque côté du téléphone, fixant l’objet noir et s’accrochant aux paroles de l’inconnu.
Ils apprennent que le kidnapping est une activité mercantile comme une autre, il y a des organisations bien structurées qui ont des ramifications jusque dans les corps policiers, et il y a de petites bandes de voyous liées au trafic de drogue qui cherchent de nouvelles sources de revenus. Je vous aiderai, les rassure le négociateur, mais pour le moment, surtout, ne contactez pas la police, attendez qu’ils vous appellent.
Ne pas appeler la police ? Cette injonction ravive son angoisse. Surtout pas ! Si vous voulez garder un espoir de la revoir… Hay que esperar. Los van a llamar.
Faut-il souhaiter que ce soient des novices ? demande-t-il. L’expert leur répond après une hésitation. Les novices sont imprévisibles, mais ils n’ont pas les moyens de soutenir un long kidnapping. Dans ce cas, ce serait un enlèvement express. Vous la reverrez peut-être ce soir même.
Étienne et Gabrielle se jettent en silence un regard plein d’espoir. Ils appellent ensuite le père de Malena, puis son avocat, celui qui joue au golf avec le gouverneur, et tous leur disent la même chose, esperar, no hay más que hacer. Attendre qu’on les appelle.
Ils se sont assis en même temps. Dans le silence encore vibrant de ces voix d’hommes, le son de la télévision reflue jusqu’à eux. Une publicité de voiture, la vie qui continue, ailleurs. Étienne voit le sac de sport jeté au sol. L’école, cette vie ordinaire lui semble soudain très lointaine, irréelle. Il prend Gabrielle dans ses bras. Il a la gorge nouée d’angoisse, il ne s’est jamais senti aussi impuissant.
Et si on essayait de l’appeler, nous ? dit Gabrielle, lui jetant un pauvre regard où les larmes se sont remises à trembler.
Malena entend son téléphone sonner, l’un des deux hommes assis à l’avant coupe la communication. Sa mâchoire, ses bras écorchés où le sang affleure, la hanche sur laquelle elle est tombée et ses mains gonflées, tout lui fait mal, mais elle a repris son souffle. Elle jette des coups d’œil rapides à gauche et à droite et ne reconnaît pas les rues. Le conducteur roule lentement. Elle lève les yeux sur les autres hommes. Leurs têtes sont à moitié dissimulées sous des casquettes dont les visières sont tournées vers l’extérieur, ils laissent leur regard flotter sur le paysage citadin, on croirait des gens en voyage. Malena se concentre sur l’effort de faire entrer l’air dans ses poumons. Une odeur aigre de transpiration lui roule sous le nez malgré les fenêtres à moitié baissées et elle se demande si cela ne vient pas d’elle-même, de la sueur froide qui lui mouille les aisselles.
Tout à coup, le conducteur immobilise la voiture. Il se tourne vers elle. Voilà, commence-t-il, et elle fixe le foulard aux bords effilochés qui remue aux mouvements du menton. Allí está el cajero, le guichet. Tu vas retirer le maximum. On va t’enlever tout ça, et de son pistolet pointé vers elle il fait un geste circulaire qui l’englobe. Tu vas marcher bien tranquillement, como si nada, et tu vas retirer un max, et en répétant ces derniers mots, cette fois, il dirige son revolver sur un point à quelques mètres devant eux. Malena remarque alors qu’ils sont près d’une petite épicerie où il y a un distributeur automatique. Ils ne veulent que ça, pense-t-elle avec soulagement, et pour signifier qu’elle est d’accord, elle secoue la tête énergiquement.
Tu comprends que ça ne sert à rien d’appeler à l’aide, et au moment où il dit cela, un des types à côté d’elle lui met le pistolet au même endroit que tout à l’heure sur la joue, sur la région déjà blessée. Il appuie avec le plaisir d’éprouver sa propre force, et avec sa voix changeante d’adolescent, il s’applique à imiter l’autre et répète que ça ne sert à rien d’appeler à l’aide. Ensuite, il dénoue le foulard enfoncé dans la bouche de Malena. Le contact rugueux de sa langue desséchée contre son palais et le goût du tissu qui emplit sa bouche au moment où la salive jaillit lui lèvent le cœur à nouveau. Ils lui détachent les poignets et la poussent hors de la voiture. Un des types descend derrière elle. Il lui tend son sac à main vidé de ses possessions, ainsi que sa carte de débit. Celui-là ne porte pas de foulard, mais de larges verres fumés. Elle évite de regarder son visage. Le max, dit-il en appuyant ses fesses au capot de la voiture.
La rue est tranquille et obscure. Malena marche vers l’affiche lumineuse de l’épicerie. Elle se concentre maintenant sur ses pas. Respirer, marcher, regarder devant, les muscles raidis et les jambes tremblantes. Elle a une pensée pour ses parents, mais comme les larmes lui montent aux yeux, elle la refoule. Elle devine ce qu’ils feront. Ne pas appeler la police. Elle sait que personne n’est lancé à sa poursuite.
Elle est seule. Pour ne pas flancher, il vaut mieux se concentrer sur la haine qu’elle ressent pour ses bourreaux, à peine plus âgés que sa propre fille, esos hijos de puta. Et marcher droit.
Pas de réponse de Malena. Étienne réfléchit à toute vitesse à ce qu’on vient de leur dire. Il se retient d’appeler la police afin d’obéir aux recommandations des avocats, mais l’idée le met hors de lui. Comment rester là sans rien faire, alors que Malena est morte de peur, seule, avec des inconnus armés ? L’angoisse est si forte qu’elle le fait se lever et marcher de long en large en lâchant des bribes de phrases que Gabrielle écoute à peine.
Et si on allait sillonner la ville en voiture ? dit-il en s’arrêtant. Sa fille l’observe avec une nouvelle expression de gravité qui la vieillit. Ce n’est pas un chien ou un chat qu’on vient de perdre dans le quartier, lui répond-elle, et son regard découragé survole le jardin. La ville est trop grande, continue-t-elle dans un sanglot.
Il téléphone de nouveau à son beau-père avec l’intention de le convaincre d’appeler la police, mais quand il entend la voix du vieil homme, sa détermination fléchit. Il s’entend prononcer les arguments qui, une seconde avant, le faisaient se raidir, mais d’un ton mou et qui va s’affaiblissant devant la double autorité que représente son statut de père de Malena et celui d’un homme du pays, un homme de pouvoir. Il doit lâcher prise, Malena est à eux.
Ils ont rôdé, choisissant des quartiers aux confins de la ville, des quartiers accablés de noirceur où les rares piétons marchent tête basse. Plusieurs distributeurs sont vides. Malena obéit, docile, répétant les gestes qu’on lui ordonne d’exécuter. Si elle croise quelqu’un, elle ne le regarde pas, ne fait aucun geste qui provoquerait leur colère, puis elle remonte dans la voiture et ils lui remettent le bâillon, lui lient de nouveau les poignets, quoique lâchement désormais.
Elle ne se rappelle plus à quel moment ils lui ont pris sa montre, et elle a perdu la notion du temps. Ils n’ont pas appelé sa famille pour demander une rançon. Elle s’accroche à l’idée du kidnapping express. Ils sont jeunes. Ils lui font mal et la menacent, s’exercent à la haine et s’encouragent les uns les autres, mais ça commence à sonner faux, excessif. De mauvais acteurs. Derrière le tissu irrégulier de leurs voix immatures, elle perçoit leur nervosité.
Elle est tenaillée par une envie d’uriner. Elle a peur de ne pas pouvoir se retenir quand ils la bousculent, quand ils lui enfoncent le pistolet dans les côtes, elle a peur de se pisser dessus, de mériter leur mépris. Mais comment avouer cette faiblesse, comment se retrouver accroupie, les culottes baissées sous les yeux de ces hommes ? Eux se sont déjà soulagés autour d’un arbre, dans l’insouciance et le rire, s’interpellant à voix basse dans ce rituel masculin qui est de pisser ensemble, la tête penchée sur le jet, alors qu’elle gardait les yeux baissés, tassée sur le siège arrière de la voiture.
Cette fois, elle reconnaît la petite place près de laquelle ils s’arrêtent, déserte à cette heure de la nuit. Elle y passe souvent après le travail. Il y a un salon de coiffure, des boutiques, un salon de thé. Toutes les vitrines sont recouvertes d’un rideau de fer attaché au sol par un cadenas. Toutes, sauf celle du dépanneur à côté duquel la cage vitrée d’un distributeur automatique jette sa lumière.
Un des hommes l’accompagne cette fois, il marche derrière elle, le foulard remonté sur le nez. Quand elle passe sur la racine du jacaranda qui déforme le trottoir et qui émerge du ciment rompu, cette racine familière, symbole de la vie toute puissante, racine qui n’a pas changé, elle, superbe dans son indifférence aux êtres humains qui l’enjambent, Malena a une image d’elle-même tenant son sac à main bien serré contre elle, par réflexe, mais confiante en sa bonne étoile et sautant par-dessus la brèche pour courir chez le coiffeur en prévision d’un souper avec des amies ou d’un rendez-vous galant, heureuse d’étrenner une nouvelle vie. Elle sait qu’elle ne sera plus jamais cette Malena insouciante, même si elle s’en sort, même si elle reprend ses habitudes, la vue de cette racine lui rappellera ce moment-ci, cette angoisse-ci, et l’homme dont elle entend les pas derrière elle sera toujours là, prêt à surgir dans ses pensées ou au coin d’une rue.
Elle entre dans l’habitacle du distributeur automatique et il la suit, la regarde composer son numéro. Il prend les billets et retourne en vitesse vers la voiture. Le distributeur étant bien fourni cette fois, elle a pu vider son compte, et elle le dit à celui qui l’attend toujours, appuyé sur le capot. Le max, s’entend-elle prononcer.
Il lui arrache sa carte et le sac à main, puis la pousse violemment au sol. Elle demeure recroquevillée quelques secondes, les bras croisés sur le visage, se protégeant de coups à venir, mais elle entend la voiture qui démarre et s’éloigne. Elle s’assoit, regarde autour d’elle la tranquillité du quartier déserté, puis elle tâtonne à la recherche de la sandale qu’elle a perdue dans sa chute, la remet, se lève pour mieux s’accroupir et, tirant sa culotte sur le côté, essaie d’uriner sur l’herbe jaunie en bordure du trottoir, là, sous le lampadaire. Sa vessie douloureuse ne laisse d’abord échapper que quelques gouttes, puis peu à peu, le sphincter acceptant de se relâcher, l’urine jaillit et forme bientôt une flaque que la terre craquelée et durcie n’arrive pas à absorber. Alors, les pieds se mouillant du liquide chaud, elle laisse aussi couler ses larmes.
Elle se lève enfin et retourne vers le dépanneur en cherchant un numéro de téléphone dans sa mémoire, n’importe lequel. Elle a un moment de panique. Elle n’en connaît aucun. Puis elle se souvient qu’il y en a bien un, appris dans l’enfance, et elle tire la porte du commerce.
Fébriles, Gabrielle et Étienne sont en route vers l’adresse que leur a donnée le père de Malena. Quand ils arrivent à la hauteur de la petite place, ils aperçoivent Malena à travers la vitrine du dépanneur. Elle est assise sur un tabouret, le dos courbé, le visage entre les mains. Quand elle les voit pousser la porte, elle redresse la tête et pose sur eux un regard désolé. Elle sourit faiblement à Gabriela qui se jette dans ses bras en sanglotant. Je regrette tant de t’avoir fait peur, ma grande ! dit Malena, mais c’est fini, se acabó, ya estoy aquí, je suis là. Alors qu’elle appuie le menton sur l’épaule de sa fille, Étienne distingue les blessures de ses poignets, ses bras écorchés, sa joue rougie et enflée, et il cherche sur son visage quelque chose qui le rassurerait. Comme si elle avait entendu son appel silencieux, elle lève le regard sur lui, et à travers les larmes qui se sont mises à couler, elle lui fait signe que ça va, que ça va aller d’un petit geste du menton et avec une expression qui lui rappelle leur ancienne complicité. Quelque chose se dénoue en lui et un sentiment d’apaisement emplit sa poitrine. Suivi d’une sensation de vide. Et de la certitude que du pire, il ne peut pas les protéger.
La demeure des parents se trouve au cœur d’un quartier dont deux gardiens armés contrôlent l’accès. Ceux-ci les reconnaissent, ouvrent la barrière de sécurité, puis téléphonent aux parents pour les avertir de leur arrivée ; ainsi, après avoir tourné le coin, Étienne aperçoit la petite foule, famille et domestiques, qui débouche dans la ruelle pour les accueillir.
Les parents serrent tour à tour fille et petite-fille dans leurs bras, pleurant d’angoisse et de joie sous les regards navrés des domestiques. Puis Malena, entourée de sa mère et de Gabriela qui l’enlace, et suivie du cortège des domestiques, entre au jardin et s’éloigne dans l’allée vers la maison. Sans relâcher son étreinte, Gabriela se retourne pour envoyer à son père un baiser de la main.
Le père de Malena est resté là, et emporté par l’émotion, il prend Étienne dans ses bras avec chaleur, comme il ne le faisait plus depuis longtemps. Puis il desserre son étreinte, recule et, le retenant toujours par le bras, lui dit de ne pas s’en faire, on va installer un gardien de sécurité au bout de ta ruelle, comme ici, et il sera là en permanence, et armé en plus ! Je te le promets ! Quelle chance on a eue, dans notre malchance, que ça nous serve d’avertissement !
Enfin, après une dernière poignée de main, il entre à son tour au jardin puis referme sans douceur la porte de fer qui claque en résonnant dans le silence de la nuit.
Le parfum des fleurs de citronniers lui parvient alors qu’il regarde la silhouette du père de Malena disparaître dans la maison. L’arôme délicieux lui serre le cœur. Il lève le nez et respire profondément, mais, insaisissable, le délicat effluve a disparu. Quand il sera de retour au pays, cette odeur lui manquera. La conscience de cette nostalgie future le rassure. Le souvenir de la beauté sera là, quand il sortira par une belle soirée d’hiver, qu’il lèvera le nez vers les étoiles et que, le cellulaire en main, il écrira à sa fille, attendue pour Noël. On va pouvoir aller skier, ma belle, ce soir, ça sent la neige.