10

La lumière du matin envahit la pièce et le surprit dans son sommeil. Il ouvrit les yeux, observa les veinures grises qui innervaient les murs jaunâtres de la chambre et goûta son premier réveil loin de chez lui. Puis il se leva, salua en silence les objets et vêtements qui avaient veillé sur son sommeil, aperçut le visage caoutchouteux de Milù et prit la poupée dans ses mains. Il la considéra avec une pointe de mélancolie. La veille, en observant le monde depuis le troisième étage, ses pensées l’avaient ramené à Elena. Alors il avait compris que ses agresseurs lui avaient volé non seulement son argent, mais aussi cette confiance dans la vie qui était en train de s’installer dans son cœur. L’espoir et la confiance avaient cédé la place, une fois encore, à l’exigence de se protéger et de se méfier des illusions. Même regarder le monde d’en haut avait perdu tout son sens. Il s’était dirigé vers le lit, il avait éteint la lumière et il s’était allongé sous les couvertures, attendant le sommeil. Il s’était endormi d’un coup et maintenant, à la lumière du soleil qu’on devinait derrière les rideaux, il sentait monter en lui une étrange énergie qui avait le goût amer de la rage. Que s’était-il passé durant la nuit ? Qu’est-ce qui avait changé à l’intérieur de lui ?

Il alla à la fenêtre et l’ouvrit pour regarder à nouveau la rue qui reprenait doucement vie. Les premières voitures passaient à bonne allure et les passants pressés, vus d’en haut, n’avaient plus l’air aussi loin que la veille au soir. À force de regarder la rue sous ce nouvel angle, il s’y était habitué. Au début, il en fut déçu. Mais ensuite cela lui donna une nouvelle forme de courage, parce qu’il sentit qu’on a peur des choses tant qu’on ne les connaît pas. Alors, peut-être, à force d’observer et de comprendre la vie, lui aussi en aurait moins peur. Le klaxon d’un camion le sortit de ses pensées. Il respira l’air frais, se laissa envelopper par le vent léger. Il toussa et une douleur lui traversa le thorax, souvenir des coups reçus. Il rangea la poupée et tout le reste dans son sac à dos, après avoir choisi un tee-shirt propre, puis il alla à la salle de bains et pendant que l’eau coulait dans le lavabo il se regarda dans le miroir. Son visage avait dégonflé, mais les bleus violacés sur sa pommette droite et sur son thorax étaient encore bien visibles. Ses lèvres allaient également un peu mieux : la blessure s’était déjà refermée et ressemblait maintenant à une ligne droite noirâtre qui lui coupait la bouche verticalement, comme un tatouage. Ses traits lui parurent plus durs, son regard avait perdu sa limpidité habituelle, comme s’il s’était assombri. Il eut la désagréable sensation de se voir adulte. Comme si les vingt-quatre dernières heures avaient effacé de son expression les traces de l’enfant abandonné. Il comprit qu’en restant chez lui, enfermé dans la gare, et en s’obligeant au rite méthodique du renoncement à l’imprévu, il avait cristallisé sa croissance. Il n’avait pas vu le temps passer, jusqu’à son départ. Durant toutes ces années, d’enfant de sept ans à homme de trente, son aspect extérieur avait changé, mais son âme était restée intacte, comme un objet perdu mis à l’abri des intempéries. Mais là il récupérait le temps perdu et, dans son regard qui se reflétait dans le miroir, il avait peur de ne plus se reconnaître.

Il se lava les dents, opération douloureuse. Puis il se savonna le visage et entreprit de se raser, délicatement.

Il quitta sa chambre peu après 8 heures, décidé à poursuivre son voyage, parce que rentrer chez lui aurait été inutile et, probablement, délétère pour sa tranquillité. Il sentait que le souvenir d’une reddition anticipée l’aurait tourmenté pour le restant de ses jours. Cette considération était également très différente de sa façon habituelle de penser et envisager la vie.

Dans l’ascenseur, il évita le miroir et eut à nouveau la nostalgie de son chez-lui. Dans le fond, il ne voulait pas changer. Il ne voulait pas donner d’espace à ces nouvelles pensées, mais surtout à ce regard sombre et adulte qui habitait ses yeux et ne promettait rien de bon.

Quand il passa devant l’accueil, le propriétaire le salua. Michele en profita pour lui montrer la photo de sa mère et lui demander s’il la connaissait. L’homme s’assombrit, puis secoua la tête et le regarda d’un air interrogateur. Michele préféra ne pas donner d’explications et il sortit au grand air, la photo sous le bras.

 

Il arriva sur le quai de la gare à 9 heures précises. Il attendit le train, son train, qui le conduirait à Piana Aquilana, dernière étape de son voyage. Après avoir bu un café au bar, il avait passé le peu de temps qui lui restait à interroger, en vain, les gens qu’il croisait dans la rue. Il lui semblait désormais évident que sa mère ne se trouvait pas à Ferrosino. L’étape suivante constituait donc son unique espoir de la retrouver, avant de rentrer chez lui et de se replonger enfin dans la résignation tranquille qui l’avait aidé à survivre sans blessures ni souffrance.

À 9 h 20, le train en provenance de Prosseto entra en gare de Ferrosino. Michele attendit que les passagers descendent, aida une femme âgée à monter dans le train, puis y entra à son tour et respira à nouveau cette odeur familière, comme un retour à la maison. Le train n’avait pas changé, mais les poignées étaient moins brillantes que d’habitude, signe que son remplaçant avait travaillé sans entrain, en vitesse et avec peu de scrupules. Il ne résista pas à la tentation de frotter avec la manche de son blouson la poignée d’une des toilettes, et cela le réconforta parce que ce geste le faisait redevenir le Michele de toujours. Puis il passa un doigt sur le bord d’une fenêtre pour vérifier si la poussière avait été faite, et fit une grimace en découvrant son index noirci et sale. Il regarda les passagers assis et rougit de honte, comme s’ils étaient des invités ayant débarqué dans sa maison en désordre. Il pensa que, quand il reprendrait du service, il lui faudrait briquer toute une nuit pour tout remettre comme il se devait ; puis il chercha une place assise.

Il parcourut le premier wagon, qui était plein, puis entra dans le deuxième, plein également, aussi il poursuivit vers le troisième, où il était attendu par le sourire d’Elena, qui se tenait debout à côté de la place no 24. Elle l’avait aperçu par la fenêtre et était prête à l’accueillir, émue et heureuse. Michele s’arrêta, étonné. Elena le salua, puis vit son visage tuméfié et son sourire s’évanouit. Elle alla à sa rencontre, tendue.

— Michele, mais qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il en éludant sa question.

— J’étais inquiète. Tu ne m’as pas appelée, mais ce n’était pas que pour ça. En plus hier c’était mon anniversaire, tu ne pouvais pas le savoir mais…

— Oh, bon anniversaire.

— Merci. Vingt-cinq ans. Quoi qu’il en soit, hier soir j’ai eu une sensation étrange. Comme une intuition. Difficile à expliquer. Alors je t’ai appelé, mais tu n’as pas répondu, alors… Tu me racontes ce qui t’est arrivé ? Regarde dans quel état tu es…

Michele se sentit mal à l’aise : il avait honte de raconter son passage à tabac et le vol, d’avouer sa naïveté et le sentiment d’inadéquation qu’il ressentait depuis son départ. En plus, il craignait qu’Elena lise dans ses yeux ce qu’il avait vu dans le miroir.

— Rien… je suis tombé.

— Quoi ? Mais ce ne sont pas les traces d’une chute, ça. Ce sont des coups.

Michele lui fit signe d’attendre. Ils trouvèrent deux places et s’assirent.

— Alors ? reprit-elle, inquiète.

— Alors je te l’ai dit : je suis tombé.

Elena soupira, agacée par l’obstination de Michele.

— Comme tu voudras…

En attendant, le train avait quitté la gare de Ferrosino et longeait le haut plateau. De chaque côté des voies on apercevait les dernières violettes qui défiaient l’arrivée de l’automne : agitées par le vent, elles menaient le regard vers les hêtres et les premiers érables de montagne.

— Au moins, je peux savoir pourquoi tu n’as pas répondu au portable ?

Michele lui montra l’écran brisé.

— Je suis désolé… je te l’ai cassé.

— Ça ne fait rien. La vitre, ça peut se réparer. Pour le reste, il fonctionne ?

— Je pense que oui… j’ai vérifié, répondit Michele en le lui tendant.

Elena appuya sur plusieurs boutons puis lui rendit avec amertume : elle avait espéré que Michele ne l’ait pas appelée parce que l’appareil était hors d’usage.

— Milù ne t’a pas porté chance, dit-elle en essayant de sourire pour cacher sa douleur.

— Ce n’est pas la faute de la poupée, répondit Michele. Au contraire, remercie ta sœur de ma part. Elle a été gentille de me la prêter.

Elena acquiesça sans un mot, puis regarda par la fenêtre et s’assombrit, comme si elle avait perçu les signes avant-coureurs d’un orage.

— Tu n’es pas allée travailler ? lui demanda-t-il.

— J’ai demandé un jour de congé. Cet après-midi je reprendrai le train et je rentrerai chez moi.

— Tu n’aurais pas dû, murmura-t-il.

Il sentit une gratitude et un plaisir qu’il tenta d’éloigner. Elena le perçut dans le regard de Michele et son cœur se mit à battre pour lui. Elle regarda les blessures encore bien visibles sur son visage. Elle ne savait pas ce qui lui était arrivé la veille, toutefois elle se sentit le devoir de le protéger et, d’instinct, elle sortit son téléphone.

— Je vais appeler le bar et dire que je ne viendrai pas non plus demain, dit-elle d’un trait.

Michele la regarda, perplexe, composer le numéro.

— Non, l’interrompit-il, décidé.

— Ne t’en fais pas. Je peux, tu sais ? J’ai encore des jours de vacances, ils peuvent me remplacer.

— Elena, j’ai dit non. Je veux que tu repartes cet après-midi, comme tu l’avais décidé.

— Mais ça me fait plaisir, je…

— Je suis bien seul, tu le comprends, oui ou non ? Comment je dois te le dire ? l’interrompit-il avec une dureté qui le surprit lui-même.

Il fit le lien entre ce ton et son regard changé, à cette dureté des traits qu’il avait vue dans le miroir. En quoi était-il en train de se transformer ? D’où venaient cet agacement et cette rébellion qu’il sentait monter en lui ? Il repensa à Dr Jekyll et Mr Hyde, qu’il avait vu à la télévision quelques années auparavant, à la transformation de Spencer Tracy en noir et blanc. Ce film l’avait tellement marqué qu’il avait veillé jusqu’à l’aube. Il regarda Elena et eut soudain envie de la protéger. Comme s’il voulait l’éloigner du Mr Hyde qui couvait peut-être en lui.

Elena avait le regard perdu dans le lointain. Ses mains tremblaient, ses yeux se remplirent de larmes. Dehors, le paysage devenait de plus en plus montagneux. Les sommets enneigés se rapprochaient et entre les conifères on apercevait les premiers sapins blancs et les tapis de bruyère qui recouvraient les hauts plateaux. Tandis que le train grimpait, Elena tenta de se réfugier dans ses souvenirs pour sortir de l’abîme où elle se sentait sombrer. Elle se rappela la promenade dans les bois avec Milù, l’envol du moineau, le cri de joie et la promesse de conserver cette joie à tout prix. Elle pensa au courage qui lui donnait Milù dans les moments difficiles et sentit la profonde nostalgie de ses étreintes. Sa main alla prendre la poupée dans le sac de Michele, elle la serra contre elle : elle sentait Michele, comme si elle avait changé de propriétaire.

Puis elle le vit s’approcher d’un groupe de trois jeunes filles d’une vingtaine d’années, l’air sûres d’elles, comme si elles avaient tout vu et tout vécu.

La brune du groupe avait les cheveux longs et la tempe droite rasée, elle portait une jupe jaune très courte qui mettait en valeur ses longues jambes enserrées dans un collant noir.

Quand Michele lui montra la photo, elle le regarda avec un air amusé, puis échangea un clin d’œil avec ses amies.

— Pourquoi tu cherches cette femme ? demanda-t-elle.

Elle se rapprocha de la jeune fille châtain à côté d’elle pour faire une place à Michele, ouvertement séductrice.

Pendant qu’il racontait son histoire, elles le regardèrent avec une admiration quasi ostentatoire. Elena sentit monter un sentiment de jalousie et, en même temps, un détachement par rapport à Michele. Elle le regarda rire, entrer dans le jeu comme un crétin quelconque, si différent du jeune homme timide et empoté qui l’avait conquise. Un piercing brillait sur la langue de la brune, une petite sphère argentée qu’à un moment elle exhiba avec fierté.

— Tu aimes mon piercing ? demanda-t-elle à Michele sous les regards amusés des deux autres.

Michele l’observa, surpris.

— Tu sais à quoi ça sert ? reprit la brune avec un air de mijaurée.

Les autres éclatèrent de rire et Michele rougit légèrement. En même temps, il se sentait flatté. Il se rendit soudain compte qu’il plaisait à ces jeunes filles. Il comprit qu’il pouvait choisir n’importe laquelle des trois et il entra dans un tourbillon d’euphorie, sans s’en rendre compte. Il laissa glisser dans l’oubli d’abord l’enfant, puis le jeune garçon timide et empoté, comme si la transformation en Mr Hyde était un passage obligé pour comprendre qui il était réellement. Il se sentit attiré par la possibilité d’effleurer ce qu’il avait toujours vécu comme un risque, de sentir l’ébriété de passer de l’autre côté de la barrière, dans un monde qu’il n’avait flairé que sur l’ordinateur ou à la télévision. Maintenant il voulait en faire partie, au moins pour un moment, pour se donner du courage et se sentir plus fort. Ainsi il se pavana sans retenue, comme un loup dominant au sein de sa horde, et il s’étonna d’être parfaitement à l’aise, comme s’il avait fait ça toute sa vie.

Les jeunes filles caressèrent le visage de Michele en lui demandant comment il s’était fait mal. Elena entendit quelques phrases, elle l’entendit se vanter d’une bagarre nocturne devant un bar. Elle se sentit trahie, humiliée, mise au ban.

Quand Michele se leva pour reprendre son enquête, la distance qui le séparait d’Elena était devenue abyssale. Il la regarda du coin de l’œil, tandis qu’un monsieur élégant et un peu endormi lui affirmait n’avoir jamais vu la femme sur la photo, et ce fut comme s’il se rappelait soudain sa présence.

Il termina son tour et revint auprès d’elle. Elle ne dit pas un mot. Il s’assit à côté d’elle et respira le parfum de sa peau.

— Rien à faire, murmura-t-il gêné. Personne ne l’a vue…

— Tu la trouveras, j’en suis sûre, répondit Elena, la voix brisée par la douleur.

Ils ne dirent plus un mot. Michele pensa que c’était mieux ainsi, qu’Elena méritait mieux que lui, que ce qu’il était, avait été et surtout deviendrait à partir de là.

Le train parcourut des kilomètres sur des voies encastrées dans la roche, dévora l’obscurité de dizaines de tunnels avant de reconquérir la lumière du jour, fit voleter la première neige immaculée, fit la course avec les cerfs et les cabris qui fuyaient le loup, disputa l’air pur des sommets aux aigles royaux et aux faucons, et enfin il arriva sur le dernier haut plateau, celui où se nichait Piana Aquilana.

Plus d’une fois le contrôleur parcourut les voitures, et chaque fois il fit un clin d’œil à Michele avec une complicité muette et masculine, comme pour le complimenter de la présence d’Elena à côté de lui. Puis le train ralentit et entra en gare de Piana Aquilana. C’était une construction des années trente, de style rationaliste, carrée et ornée de grès ; les toits rouges en pente des bureaux se détachaient sur le vert des érables qui l’entouraient.

Michele et Elena descendirent du train et se dirigèrent, toujours sans un mot, vers la sortie. Ils n’avaient que deux heures à passer ensemble avant que le train entreprenne son voyage de retour.

— Si tu veux, je ne t’accompagne pas. J’attends ici jusqu’à 14 heures et je reprends le train, murmura Elena.

Elle ne parlait plus à jet continu, elle semblait vidée. Michele fit mine d’acquiescer, mais il sentit son cœur se serrer. Il était partagé entre sa raison et ses sentiments, entre l’envie de l’avoir auprès de lui et la nécessité de l’éloigner.

— Ça me fait plaisir qu’on reste ensemble jusqu’à 14 heures. Ce n’est pas à cause de toi que je veux rester seul. Essaie de comprendre…, répondit-il.

Elle acquiesça, les yeux rivés au sol. Ils sortirent sur le parvis de la gare. Le soleil était haut, mais l’air particulièrement froid. Michele enfila le gros blouson qu’il sortit de son sac, Elena le coupe-vent qu’elle avait emporté.

Piana Aquilana était plus qu’un petit bourg de montagne : avec ses 35 000 habitants elle leur parut énorme, par rapport aux villages où ils vivaient. Ils regardèrent autour d’eux, un peu dépaysés : la circulation dense contrastait avec l’austérité médiévale des maisons en pierre qui entouraient la place. Derrière le centre historique, millénaire, on apercevait des bâtiments du début du XXe siècle qui se succédaient, concentriques, comme pour protéger les plus vieilles bâtisses. Ensuite, une rangée d’immeubles plus récents marquait la frontière, en direction des montagnes, avec une zone industrielle qui semblait ne pas avoir de fin.

Tel un automate programmé, Michele sortit la photo de sa mère et passa en revue tous les magasins qui donnaient sur la place. Elena le suivait, silencieuse, comme un écuyer en arrière-garde. Elle le regarda approcher les gens dans les boutiques, poser ses questions en montrant sa photo, remercier après chaque réponse négative et continuer, sûr de lui, direct, sans une once de timidité, décidé. Il était peut-être poussé par le désespoir, pensa Elena, par l’envie de mener à terme la recherche impossible qu’il s’était imposée avant de reprendre sa vie, dont elle se sentait définitivement exclue.

Le temps passa à toute allure, leur avancée autour de la place dans le sens des aiguilles d’une montre, un magasin après l’autre, semblait reproduire le défilement des secondes. Ils firent une pause de quelques minutes pour boire un café, en évitant de se regarder dans les yeux.

Quand ils sortirent du bar, Elena vit un chien qui déambulait sur la place, l’air perdu. C’était un labrador noir, pas encore adulte malgré sa stature massive. Il avait l’air de chercher quelque chose parmi la foule des passants, il gémissait, la queue entre les jambes, les oreilles en arrière. Il n’avait pas de collier mais il était soigné, le poil brillant, récemment brossé. Elena alla le rejoindre.

— Hé, murmura-t-elle au chien qui la regarda avec défiance et s’arrêta, sur ses gardes.

Elena se pencha, tendit une main.

— N’aie pas peur, viens ici…

Le labrador se tapit sur ses pattes avant puis remua la queue.

— Tu t’es perdu ?

Le chien avança vers Elena, renifla l’air puis s’approcha encore et se laissa caresser. Elle le serra délicatement dans ses bras, toujours en le caressant sur la tête. Michele la rejoignit.

— Il s’est perdu, dit-elle.

Michele vit ses yeux, pleins d’amour et d’inquiétude, se poser sur une petite fontaine non loin.

— Il a soif, dit-elle en invitant le chien à la suivre.

Le labrador hésita puis la suivit jusqu’à la fontaine. Elena appuya sur le bouton métallique pour faire couler l’eau. Le chien lapa le jet frais comme s’il voulait le dévorer. Il but longuement, avec avidité, puis regarda Elena avec une gratitude quasi humaine dans ses yeux noirs et ronds.

— Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ? Je ne peux pas t’emmener, regretta-t-elle.

Elle se tourna vers un magasin d’articles pour animaux, qu’elle avait vu avec Michele un peu plus tôt.

— Tu m’attends un moment ? Tiens-le, s’il te plaît, demanda-t-elle à Michele qui s’exécuta, perplexe.

Il se pencha sur le chien et le caressa à son tour. Elena courut vers le magasin, y entra et en ressortit avec une laisse et un collier, tous les deux rouges. Elle enfila le collier au chien puis tendit la laisse à Michele.

— Tiens.

— Mais… je ne peux pas prendre un chien avec moi. Comment je fais ?

— Jusqu’à ce soir. Prends-le avec toi. Il retrouvera peut-être son maître, à force de se balader.

— Et s’il ne le trouve pas ?

Elena soupira et lança à Michele un regard implorant.

— S’il ne le trouve pas, confie-le à quelqu’un. À un policier, par exemple. D’accord ? Au moins on aura essayé.

Michele accepta. Ils repartirent avec le chien en laisse. Dans le temps restant, Michele entra dans une douzaine de magasins pour poursuivre sa recherche et, chaque fois, Elena l’attendit dehors, caressant et choyant son nouvel ami à quatre pattes.

 

Quand ils se dirigèrent vers la gare, il restait quelques minutes avant le départ du train.

— Pas besoin que tu m’accompagnes, dit-elle, résignée.

Michele la regarda du coin de l’œil et ressentit la même douleur qu’elle. Une douleur insupportable, il aurait fait n’importe quoi pour l’éviter. Mais il ne savait ni quoi faire ni quoi dire.

— C’est juste à côté, murmura-t-il. Ça ne me coûte rien…

Il comprit que, parmi l’infinité de phrases possibles, il avait choisi la pire.

Ils marchèrent sans un mot jusqu’au train. Elena se pencha pour caresser le chien, qui lui lécha le visage en remuant la queue. Michele remercia la présence du labrador qui, à cet instant précis, représentait une excellente échappatoire, une excuse pour ne pas se regarder dans les yeux, pour repousser le moment des adieux.

Le sifflement du chef de gare les arracha à l’état hypnotique dans lequel ils semblaient plongés. Les derniers passagers s’empressèrent de monter dans le train et Michele sentit un déchirement soudain, comme si Mr Hyde avait à nouveau laissé la place au Dr Jekyll.

— Elena…

Elle le regarda, perdue.

— Je… hier, à un moment je suis entré dans un bar, il y avait de la musique… et j’ai eu envie de t’appeler pour te dire quelque chose.

— Qu’est-ce que tu voulais me dire ?

Le moteur de la locomotive émit un bruit métallique qui annonçait le départ imminent. À nouveau cette peur de s’exposer, ce déchirement, la résignation qui prend le dessus sur l’espoir.

— Ça ne fait rien, balbutia Michele. Ce n’est pas important.

Le regard d’Elena fut traversé par un éclair de désespoir.

— Ne me fais pas ça, Michele ! J’ai supporté ton silence durant tout le voyage, j’ai supporté que tu fasses le bouffon avec ces cruches dans le train, je respecte ta décision de rester seul, je ne te casserai plus les pieds, mais ne me fais pas ça. Ne laisse pas tes discours en suspens avec moi, parce que c’est quelque chose que je ne supporte pas. Dis-moi ce que tu voulais me dire !

Ses traits étaient devenus durs. Son regard et sa voix exprimaient une rage profonde que Michele comprenait très bien. Mais il eut l’intuition que derrière cette rage se cachait une douleur profonde et lointaine. Une rage d’Elena envers elle-même.

Le chef de gare siffla à nouveau, invitant les passagers à monter dans le train. Le regard d’Elena se mua en imploration muette. Michele décida de ne pas laisser son discours en suspens. Il sentit qu’il n’avait pas le choix.

— Je voulais te dire… que… que j’ai compris que je suis rouge, dit-il enfin.

Elle sembla s’adoucir.

— Michele, je le savais déjà, que tu es rouge. Mais les couleurs changent, je te l’ai déjà dit. Et apparemment ta couleur d’aujourd’hui n’est pas assortie à la mienne, répondit-elle sincère et amère.

Puis elle monta dans le train, lui tournant le dos.

— Pourquoi ? Je suis de quelle couleur, aujourd’hui ?

— Mauvaise question, répondit-elle en se retournant. Tu aurais dû me demander de quelle couleur je suis, moi. Mais il est clair que ça ne t’intéresse pas…

Michele comprit qu’Elena avait raison. Il ne s’était soucié que de ses peurs, il avait suivi son chemin sans penser à ce qu’elle pouvait ressentir. Il comprit qu’il ne savait rien d’elle. Rien de sa douleur soudaine, rien de son passé, de ses rêves, de ses espoirs, de ses décisions. Pourtant, ces derniers jours il avait senti qu’il l’aimait. Cela l’avait effrayé. Malgré tout, il le sentait, l’espérait et le craignait, il continuerait à l’aimer.

Il chercha quelque chose à dire, tandis que les portes des wagons se fermaient comme un rideau métallique sur la fin d’un triste spectacle.

Le train avança sur les voies.

De l’autre côté de la vitre, Elena le regarda en silence tandis que la locomotive prenait de la vitesse pour le retour.

Michele resta seul sur le quai avec le chien en laisse, tandis que l’après-midi apportait le froid glacial des montagnes qui cacheraient bientôt le soleil.

Il se serra dans son blouson puis se dirigea vers la sortie de la gare. Le labrador le suivit docilement, silencieux et ignorant l’avenir qui l’attendait, exactement comme son maître provisoire.