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23 mars 1992

J’aime bien quand maman rit et puis elle met la main devant sa bouche parce qu’elle rit trop et on ne veut pas que papa nous entende, vu qu’il dort sur le canapé à cause de la fatigue des trains qu’il a fait partir tout seul. Hier il y avait un film comique à la télévision et on a tellement ri qu’ensuite on riait encore plus et on risquait de réveiller papa, ensuite il allait s’énerver qu’on l’avait réveillé en riant une fois j’ai entendu maman qui parlait au téléphone et elle disait que papa a l’air dérangé par les rires, des fois. Maman m’a expliqué que quand on ne peut pas rire on a encore plus envie de rire et j’ai pensé que c’est vrai parce que quand le curé vient à l’école et qu’il nous apprend les saints nous on a envie de rire encore plus parce que ensuite il s’en aperçoit et il se fâche et il dit des gros mots et ensuite il dit qu’il ne les a pas dits et qu’on a mal compris.

Maintenant qu’il l’observait de près, il parvenait à remarquer des différences entre ses traits et ceux de sa mère. Son front était légèrement plus large et au centre de son menton il manquait cette petite fossette dont Michele se souvenait bien. Son nez était plus fin et asymétrique, avec la pointe qui virait imperceptiblement vers la droite. En revanche, ses yeux étaient identiques : le noir absolu des pupilles, les longs cils, le léger renflement des paupières inférieures qui donnait un air doux et endormi. Mais surtout le même regard, jamais totalement centré, comme attiré par les contours des gens et des choses.

Ils étaient assis à la table en bois massif, au centre du salon, et les bûches émettaient des petits claquements dans la cheminée. Michele lui avait raconté son histoire, du départ de sa mère jusqu’au jour où il avait retrouvé son journal dans le train. Puis il le lui avait donné et maintenant elle le lisait. Au fil des pages elle se laissait aller à des esquisses de sourires pleins de tendresse et d’émotion. De temps à autre elle regardait Michele, comme pour partager ce qu’elle vivait, comme pour scruter ses souvenirs et se les approprier. Comme pour lui dire : « Je suis avec toi, je te comprends, je te vois, je te demande pardon, je te remercie, je te ressemble. » Comme pour lui dire : « Je suis ta sœur, même si nous ne le savions pas. »

De la cuisine montait une odeur de bouillon et d’épices. Gianni était assis sur le canapé, il faisait semblant de se concentrer sur un livre d’école mais en réalité il regardait furtivement Michele avant de se replonger dedans. Michele répondait à ses regards par des sourires gênés.

Quand elle eut achevé sa lecture, la femme referma le journal et passa ses doigts sur la couverture rouge, sans un mot. Puis elle le rendit à Michele et leurs mains se frôlèrent. Le cahier glissa sur la table. Elle prit les mains de Michele dans les siennes. Elles étaient froides et légèrement moites.

— Je m’appelle Luce, dit-elle dans un souffle.

Puis tout devint rouge. Son visage, ses mains, toute la pièce, même le blanc de la neige, dehors. Michele se sentit plongé dans ce rouge sans réussir à comprendre ce qui se passait. Il lui sembla évident que cette sensation étrange avait à voir avec la théorie des couleurs d’Elena. Ce rouge était la couleur de Luce et Michele arrivait à le distinguer. Elle était rouge, comme lui. La même teinte, identique.

— Ce que je ne comprends pas, c’est comment ce journal est arrivé jusqu’à toi…, murmura Luce comme si elle parlait toute seule.

— Tu ne l’avais jamais vu ? demanda Michele en revenant à la réalité.

— Je ne savais même pas qu’il existait, de même que je ne connaissais pas ton existence à toi.

Michele la regarda, surpris et déconcerté.

— Pourtant je l’ai vu, moi, ce cahier. Mamie le gardait dans sa caisse, caché au milieu d’autres objets, intervint Gianni.

— Gianni, dit Luce, tu es sûr ?

— Oui, maman. La caisse de mamie, là où elle garde les draps et tout ce qu’on lui offre, répondit fièrement l’enfant.

— Ne raconte pas de mensonges, mon chéri, ce n’est pas le moment.

— Je ne mens pas. Je l’ai vu dans cette caisse… il y a au moins dix ans.

— Mais tu en as six ! sourit sa mère, amusée.

— En tout cas je l’ai vu, je le jure, répéta l’enfant.

Luce regarda Michele comme pour lui dire : « Il invente tout le temps des histoires. »

— En tout cas, même si le cahier était dans cette caisse, reste à comprendre comment il est arrivé dans le train.

— J’ai… J’ai imaginé que peut-être notre mère avait pris le train et…

— Non, ça c’est impossible, l’interrompit Luce.

Michele se demanda pourquoi. Luce secoua la tête et soupira, se préparant à affronter un sujet compliqué.

— Comment t’expliquer ? dit-elle en croisant les bras et en se laissant aller contre le dossier de sa chaise. Inutile de tourner autour du pot, Michele… ça fait quatre ans que notre mère n’a plus sa tête. Elle ne reconnaît plus les gens, elle ne comprend plus rien… elle ne parle plus, juste quelques mots de temps en temps, mais sans aucun sens. Quand tu la verras, tu comprendras.

Michele ferma les yeux. Elle lui prit à nouveau la main et la serra fort, comme pour lui donner du courage.

— Mais… comment est-ce arrivé ? demanda-t-il, perdu.

— Je demanderai au médecin qui s’occupe d’elle de t’expliquer. Elle a eu une sorte d’infarctus qui lui a provoqué une anoxie cérébrale. Ça s’appelle comme ça. Le cœur s’arrête, le sang n’irrigue plus le cerveau et si on attend trop les séquelles cérébrales peuvent être terribles. C’est ce qui lui est arrivé. Elle était seule à la maison et quand on s’en est aperçu, c’était trop tard. Elle a failli y rester, les ambulanciers ont réussi à la ranimer, mais les dégâts étaient irréversibles.

Michele acquiesça. Il se sentait chamboulé et incrédule.

— Parfois elle semble avoir des moments de lucidité, elle semble reconnaître les gens et comprendre ce qu’on lui dit… mais ça ne dure qu’un instant. Puis elle retourne dans son monde où personne ne peut la rejoindre. Attends, je veux te montrer quelque chose, ajouta Luce en se levant.

Elle se dirigea vers un meuble à côté de la fenêtre. Elle fouilla dans les tiroirs. Michele regarda Gianni qui, cette fois, lui sourit.

— Alors tu es mon oncle ? demanda l’enfant tout excité.

Michele acquiesça, étonné. Luce revint vers la table avec une photo.

— J’en ai une presque comme la tienne, annonça-t-elle en la tendant à Michele.

Elle avait été prise en montagne. Une cabane dans la verdure, entourée de pins, au fond le massif du Gran Sasso. Au premier plan, un homme et une femme qui tenait une fillette par la main.

— C’est moi, j’avais dix ans, dit Luce en indiquant la fillette sur la photo. Et puis notre mère… et mon père, qui n’est plus là.

Michele regarda sa mère sur la photo et la reconnut immédiatement. Il frissonna en voyant les premiers signes du temps sur son visage, les traits de la maturité, le regard adouci et un peu mélancolique. Elle portait un pull à col roulé et un pantalon de montagne. À côté d’elle, un homme âgé, cheveux blancs et visage carré, l’air sympathique et débonnaire, un amour immense dans le regard.

Michele le regarda et sursauta. Sa mémoire le ramena au dernier été passé avec sa mère, quand ils se promenaient pieds nus sur la plage, main dans la main. Il revit ce regard dans la pénombre du soir, qui se perdait dans l’horizon, comme s’il cherchait une réponse à une question mystérieuse. Puis il se rappela un crépuscule, par un mois d’août ensoleillé.

 

Sa mère quitte la mer des yeux, comme si elle répondait à un appel, et regarde la route. Au moment où elle se retourne, Michele saisit un sourire sur ses lèvres. Un homme aux cheveux argentés lui rend son sourire, de loin. Et la regarde avec un amour immense.

 

Le même amour que celui qui est imprimé dans les yeux du père de Luce, sur la photo.

— Ils se connaissaient déjà, murmura Michele, secoué. Je me souviens de ton père. Il venait parfois sur la plage de Miniera di Mare. Ma mère et lui se regardaient… Mais il me semblait être un vieil homme.

— Oui, il était beaucoup plus âgé qu’elle, confirma Luce. Donc, voyons. Moi je suis née en mars 1993, il avait cinquante-sept ans. Presque trente de plus qu’elle.

Michele la regarda tandis qu’elle essayait de réfléchir.

— Excuse-moi… tu as dit que tu es née en mars 1993 ? Donc… neuf mois plus tôt, c’était juin. Et ma mère habitait encore avec nous. Ce qui veut dire que quand elle est partie elle était déjà enceinte de quatre mois.

Il sentit monter en lui une rage mêlée de rancœur.

« Mon père savait-il ? » se demanda Michele. « En avaient-ils parlé ? Et s’il savait qu’elle était enceinte, pourquoi ne me l’a-t-il jamais dit ? »

Luce, troublée, alla ranger la photo dans le tiroir. Michele la suivit du regard. « Elle m’a abandonné à cause de toi. Pour te faire naître sans problème. Peut-être pour que personne ne sache. Même pas mon père », pensa-t-il en regardant sa sœur revenir vers la table.

Elle baissa les yeux, comme si elle avait lu dans ses pensées.

— J’imagine ce que tu ressens, murmura-t-elle.

— Non, tu n’imagines pas ! cria Michele. Personne ne peut l’imaginer ! Qu’est-ce que tu en sais de ce qu’on ressent, hein ? Toi, tu as eu de la chance. Tu as eu ta mère pour toi toute seule ! Maintenant elle est malade, mais tu l’as eue ! Tu ne sais pas ce que ça veut dire, être abandonné sans explication. Tu ne sais pas ce que ça veut dire pour un enfant de voir sa mère partir et de ne plus jamais avoir de nouvelles d’elle !

Il avait crié malgré lui. Luce le regardait en contenant sa rage. Avec cette expression, elle ressemblait encore plus à leur mère, et Michele, l’espace d’un instant, se sentit confus.

— Gianni, va dans ta chambre et ferme la porte, dit Luce à son fils.

— Mais… maman.

— Ne discute pas, vas-y. Je t’appellerai quand le déjeuner sera prêt, affirma la femme en regardant toujours Michele dans les yeux.

Gianni soupira, résigné, prit son livre et s’éloigna. Il monta à l’étage.

Luce et Michele se regardèrent, jusqu’à ce qu’une porte claque au premier.

— Comment te permets-tu de hausser le ton chez moi ? Tu me demandes ce que j’en sais ? Ce qu’on ressent quand on est abandonné ? Bien, alors je vais te raconter ce qu’on ressent… D’ailleurs, c’est mon fils qui peut te le raconter, si vraiment ça t’intéresse.

Michele la regarda sans comprendre. Luce alla à la fenêtre, prit les jumelles que Michele avait vues dans les mains de l’enfant et les lui montra.

— Tous les jours il prend ces jumelles et regarde vers les montagnes. Il cherche l’ours polaire. Tu comprends ? Un ours polaire dans les Apennins…

Ce disant, la rage et l’indignation cédèrent la place à la douleur.

— Tout à l’heure, quand j’étais dehors, il m’a dit qu’il l’avait vu, admit Michele.

— Il dit ça à tout le monde. C’est devenu la blague du village. Et tu sais pourquoi ? Parce que son père, il y a un an, est sorti un matin tôt, pendant que je dormais. Gianni l’a entendu, il s’est levé et il a couru lui demander où il allait. Et tu sais ce que lui a dit mon mari ? « J’ai vu un ours polaire dans la montagne. J’y vais, je le prends en photo et on va devenir célèbres, parce que c’est une grande découverte. » Voilà ce qu’il lui a dit. Et il lui a aussi demandé de ne rien dire à personne, surtout à moi. Pour me faire la surprise…

Luce retint ses larmes, mortifiée, pleine de honte, de ressentiment et de douleur.

— Et… il n’est pas revenu ? demanda Michele tout bas.

— Disparu. Sans explication ni raison apparente. Il s’était peut-être lassé de moi. Nous nous sommes mis ensemble quand j’étais encore au lycée. J’ai eu Gianni à dix-sept ans, c’était peut-être trop tôt… Peut-être qu’il avait une autre histoire. Je ne le saurai jamais. Si j’étais seule, j’aurais déjà cessé de l’attendre. Mais mon fils espère son retour, lui, jour après jour, comme tu as fait avec notre mère… Et il dit qu’il voit l’ours blanc dans ses jumelles. Peut-être qu’il dit ça pour y croire encore. Ou bien pour se donner du courage. Ou bien pour m’en donner, à moi. Voilà pourquoi nous savons ce que signifie être abandonné sans raison ni explication. Nous ne le savons que trop bien. Tu comprends, maintenant ?

Michele fit signe que oui avant de s’approcher.

— Excuse-moi, dit-il simplement.

— Ce n’est pas ta faute, répondit Luce.

Puis elle le serra dans ses bras, longuement, sans un mot.

— L’ours polaire, répéta-t-elle à voix basse avec un sourire ironique, au bord des larmes. En général, on dit : « Je vais acheter des cigarettes. » C’est l’excuse classique du mari qui disparaît, non ? Lui il a inventé l’ours polaire. Il a toujours eu beaucoup d’imagination…

Michele sourit. Luce le regarda et rit d’une drôle de façon. Cela gagna Michele et ils partirent tous deux dans un fou rire presque honteux, un rire nerveux de plus en plus irrépressible.

 

Plus tard, Luce appela son fils pour le prévenir que le déjeuner était prêt. L’enfant s’installa à table entre sa mère et Michele et pendant tout le repas il les regarda d’un air satisfait. Il mangea de bon appétit en posant à Michele mille questions sur sa vie, son travail de cheminot et les trains.

— C’est bien de manger à trois, dit-il soudain.

Les deux adultes se regardèrent, émus et attendris. Michele reconnut sa propre douleur, il se rappela le vide et le silence des repas pris avec son père, la nostalgie de la troisième place à table, son absence, les deux assiettes, les deux verres et les deux jeux de couverts. Ces détails : la nappe à carreaux blancs et rouges que son père tachait de vin, les verres verts, épais et opaques, les couverts dépareillés, les miettes de pain partout, l’odeur de moisi refirent surface dans son esprit, devinrent même plus réels que la table dressée à laquelle il était assis. Il se secoua quand Luce dit à l’enfant qu’après le déjeuner elle accompagnerait Michele voir mamie et qu’il resterait seul à la maison.

— Tu fais tes devoirs et tu n’ouvres à personne, précisa-t-elle sur un ton à la fois doux et décidé.

— Si tu m’expliques où c’est, je peux y aller seul, intervint Michele, inquiet à l’idée de laisser le petit Gianni sans compagnie.

— Je préfère venir avec toi, répondit Luce. Ce n’est pas l’horaire des visites et, si tu viens seul, ils ne te laisseront pas entrer. Et puis je dirais que tu as fait assez de choses tout seul, non ?

Michele acquiesça, étonné. Il regarda Gianni qui le fixait, décidé à ne pas perdre une miette de ce que disaient les adultes.

Après le déjeuner, Michele aida Luce à rapporter la vaisselle sale dans la cuisine. Puis Gianni l’appela depuis le salon, il le rejoignit et vit à nouveau l’enfant accroché à ses jumelles, pointées vers la montagne.

— Je l’ai vu ! L’ours polaire ! Regarde ! s’exclama Gianni.

Michele hésita puis les prit et les pointa vers la fenêtre.

— Regarde en haut à gauche, tu vois ? Là où il y a la tache verte au milieu de la neige ! dit l’enfant, euphorique.

Michele regarda le blanc absolu des cimes, qui contrastait avec le bleu limpide du ciel dégagé. Blanc et bleu, parfois dans le désordre. À cette distance, il était impossible de voir quoi que ce soit avec ces jumelles.

— Tu l’as vu ? Tu as vu l’ours polaire, comme a dit papa ?

Michele continua de scruter le paysage, pour ne pas le décevoir.

— Alors ? insista l’enfant.

— Peut-être que oui… peut-être que j’ai vu quelque chose… comme un ours, murmura-t-il, incertain, plein de tendresse.

L’enfant prit une expression de surprise et de joie.

— Maman ! Maman ! cria-t-il vers la cuisine. Michele l’a vu, lui aussi ! Il a vu l’ours polaire ! Tu vois que c’est vrai ? Tu vois que je ne raconte pas de mensonges ?

Luce apparut à la porte du salon et regarda Michele, contrariée. Il baissa les yeux et haussa les épaules, comme pour dire « Qu’est-ce que je pouvais faire ? »

— Je suis prête. Je prends les clés de la voiture et on y va, dit-elle, sérieuse.

Michele rendit les jumelles à Gianni et le regarda sauter de joie, heureux. Cette euphorie exhibée sans pudeur, cette joie irrépressible qui s’exprimait sur son visage et dans son regard, le firent penser à Elena, à sa façon de ne pas réussir à cacher ses sentiments. Elle lui manquait, il aurait voulu l’appeler. Mais Luce était prête. Il était temps d’y aller.