21

Michele sortit de la clinique et s’engagea sur la route. Il n’avait pas de but. C’était dimanche après-midi, il lui fallait attendre le lendemain pour prendre le train de 14 h 15 et rentrer chez lui. La neige tombait à nouveau et, l’espace d’un instant, il envisagea de rentrer à pied. Marcher des kilomètres ne l’effrayait pas, il avait besoin d’être seul et de s’annuler par la fatigue, par la succession rythmée et rassurante de ses pas. Dans le fond, il avait plus de deux jours devant lui avant de reprendre le travail, il trouverait bien un bus pour le rapprocher de Miniera di Mare.

Mais, au bout de la ruelle qui débouchait sur la place de la gare, il vit la voiture de Luce débouler à toute allure et freiner juste devant lui. Il remarqua tout de suite que sa sœur était tendue, inquiète. Il pensa qu’elle était en colère contre lui, à cause de sa disparition soudaine. Elle baissa sa vitre et le regarda, agitée, fébrile.

— Gianni est avec toi ? demanda-t-elle en fouillant du regard la ruelle derrière Michele.

— Non. Je l’ai laissé chez vous…, répondit-il comme pour se justifier.

— Il n’est pas à la maison. Il a disparu, annonça Luce, désespérée, en lui faisant signe de monter dans la voiture. Nous l’avons cherché partout. J’espérais qu’il était avec toi, je suis venue ici pour voir. Il n’a jamais fait ça. Je ne comprends pas…

Michele se sentit écrasé par la culpabilité d’avoir laissé Gianni seul après lui avoir parlé si durement. Il avait été sans pitié, pourtant il avait revu en lui l’enfant qu’il avait été, le même espoir absurde de remettre la vie en marche, cette fois en prouvant que l’ours polaire existait vraiment dans ces montagnes, parce que son père l’avait dit.

Il comprit.

— Tu sais comment aller au col du Sasso ?

— Bien sûr ! Tu crois que…

— Gianni m’avait demandé de l’accompagner et je lui ai dit non, admit Michele. Je l’ai même réprimandé, je suis désolé…

Luce fit demi-tour et appuya à fond sur l’accélérateur. Les roues tournèrent à vide quelques secondes, dans la neige. Puis elles prirent appui sur l’asphalte et la voiture démarra.

 

Sur la route, ils établirent un plan d’action. Luce appela sa famille et les informa de la possible fugue de Gianni vers le col. Ils lui promirent de s’y rendre au plus vite pour commencer les recherches. Durant le reste du voyage, Michele et Luce se turent, le regard rivé sur la route, comme s’ils pouvaient la raccourcir par la seule force de leur désespoir.

— À partir d’ici il faut continuer à pied, dit Luce en arrivant au pied du Gran Sasso.

Elle arrêta la voiture. Au loin on apercevait les silhouettes des cousins et des oncles et tantes de Gianni qui avançaient déjà vers les hauteurs. Ils s’étaient disposés en éventail, dans le but de couvrir une portion de territoire la plus vaste possible, amplifiés et multipliés par l’écho produit par les parois rocheuses.

Michele et Luce coururent les rejoindre. Mais bien vite leurs pieds s’enfoncèrent dans la neige fraîche et chaque pas en avant devint lourd et fatigant. Michele avait la sensation d’avancer au ralenti, comme si ses jambes répondaient en retard aux stimulations de son cerveau. Plus il essayait d’accélérer, plus il se sentait lent, en retard par rapport à sa conscience qui lui imposait d’aider Luce à retrouver son fils.

Au bout de quelques minutes, ils arrivèrent à la hauteur du groupe et unirent leurs voix aux appels des parents.

Le soleil était encore visible dans le ciel, mais bientôt sa lumière baisserait, avalée par un crépuscule ignorant les dégâts qu’il causerait en cédant la place au soir.

Ils s’arrêtèrent pour reprendre leur souffle. Roberto, écarlate, le souffle coupé par la fatigue, suggéra que quelqu’un redescende au village prévenir la police ou les carabiniers.

— Il n’y a pas de réseau, dit-il en indiquant son téléphone portable, et bientôt il fera nuit. Au moins ils ont les moyens d’aller plus haut, bientôt il faudra escalader…

Le fils de Caterina s’offrit d’y aller et de donner l’alarme dès que son portable capterait.

— Nous, il vaut mieux nous séparer, au cas où Gianni chercherait un passage autour de la montagne, suggéra Roberto.

— Mais comment on arrive au col du Sasso ? demanda Michele, haletant.

— Pour monter au col il faut tourner autour de la montagne, il y a trois ou quatre sentiers, ça prend une heure, une heure et demie… et sinon il y a ce passage, tu le vois ? répondit le vieux en indiquant à Michele un sentier raide comme une échelle. Mais cette voie est trop difficile. Elle est raide, trop raide. Et avec cette neige c’est encore pire, ça glisse, on risque de tomber. Un enfant ne peut pas y arriver, au bout de deux mètres il revient sur ses pas. C’est pour ça que je dis qu’à mon avis Gianni a fait le tour de la montagne, ajouta-t-il.

Luce acquiesça et tous les autres se sentirent encouragés par ce geste. Ils se répartirent les zones à passer au crible. Chacun s’engagea dans le blanc immaculé et aveuglant. Michele aussi, avec sa sœur et Roberto, le long du versant est du pic.

Au bout d’une centaine de mètres, il ralentit. Il regarda les silhouettes de Luce et des autres qui s’éloignaient lentement, puis le sentier raide qui grimpait vers le ciel. C’était celui-là même que Gianni lui avait indiqué, ce matin-là, par la fenêtre. Il poussa un soupir et cessa de refréner son instinct qui lui suggérait de grimper par ce côté, malgré les conseils avisés de Roberto et toute forme de bon sens.

Il partit dans cette direction et au bout de quelques mètres il sentit la montée lui agripper les chevilles. Il constata que Roberto avait très probablement raison : Gianni n’aurait jamais réussi à parcourir ce chemin, trop raide et difficile pour un enfant si petit et si gracile. Pourtant il continua.

Il se sentait poussé par une rage profonde et il comprit que cette rage était la fille de cet étrange embarras qui l’avait saisi quand Gianni lui avait annoncé son intention d’aller chercher l’ours polaire sur les traces de son père. À quoi était due cette gêne ? D’où venait cette rage ? Il s’arrêta. Là-haut le sommet du Gran Sasso s’enfonçait dans le ventre du ciel. Il frissonna et comprit que pour continuer à monter il lui faudrait s’aider de ses bras et de ses mains. Regrettant de ne pas avoir de gants, il enfonça les doigts dans la neige et se hissa vers le haut.

Il avançait à quatre pattes, un mètre après l’autre, un centimètre après l’autre, et au bout d’un moment il découvrit l’autre visage du vent, celui qui rugit et qui menace, frappe et maudit celui qui ose l’affronter. Il sentit que quand on escalade le temps s’arrête. Il cesse d’avancer, il tourne en rond, clouant le présent à la respiration. Et chaque souffle marque une seconde qui va à l’envers, avale le futur et l’épuise, le contraint à se rendre.

Mais Michele n’arrivait pas à s’arrêter. Un pas après l’autre, il s’agrippait à sa rage sans nom et gagnait des centimètres de roche. Au bout de quelques minutes, il atteignit une petite anfractuosité et y reprit son souffle. Ses doigts brûlés par le gel, livides, étaient sourds au contact. En se tenant en équilibre sur la neige glacée et glissante, il sortit de son sac deux tee-shirts qu’il avait portés les jours précédents, les enroula autour de ses mains et sentit un léger soulagement. Il reprit son souffle et rassembla ses forces pour décider s’il devait repartir ou se laisser glisser vers la vallée.

Il contempla le vide sous lui et, l’espace d’un instant, il se sentit attiré. Le vertige semblait le pousser à voler vers le bas, à se laisser engloutir par le néant pour trouver enfin l’oubli. Il regarda vers le haut, et le ciel aux épais nuages gris lui apparut plus menaçant que le gouffre blanc de glace et de neige qui s’étendait sous ses pieds.

Puis il se tourna vers la paroi derrière lui et aperçut un signe dans le blanc absolu.

C’était l’empreinte d’un petit pied chaussé de bottes de neige.

— C’est lui. Il est passé par ici…, murmura-t-il comme si quelqu’un pouvait l’entendre.

Il trouva le courage de continuer. Il utilisa l’anfractuosité comme un tremplin pour se hisser à nouveau vers le haut, il s’agrippa à la roche qui semblait dormir sous la glace, jusqu’à retrouver dans son dos le cercle opaque du soleil qui pointait entre deux pics enneigés. On aurait dit qu’il s’efforçait de flotter dans le ciel, de résister au contrepoids de la lune qui, encore invisible, avançait de l’autre côté du jour.

Puis le sentier s’adoucit soudain. Il tourna vers la droite, dessina une courbe entre la montagne et le ciel : Michele arriva sur un petit plateau.

On aurait dit une terrasse creusée dans le gel, coincée entre les parois. Le vent se leva dans son dos et souleva des nuages de neige qui l’enveloppèrent comme un manteau. Il essaya d’avancer en balayant la poussière de glace avec la force de ses bras, jusqu’à ce qu’il vît plus clair. Le vent s’était soudain calmé. Au fond du gel, en direction du soleil, il vit une petite silhouette obscurcie par le contre-jour.

C’était Gianni. Il s’était recroquevillé contre un rocher et son visage était plus blanc que la neige. Michele courut vers lui. Il eut envie de le frapper.

— Gianni ! hurla-t-il d’une voix chargée de rancœur.

L’enfant se secoua et leva la tête, il lui sourit, tremblant. Puis il ferma les yeux. Michele l’attrapa par les épaules, le souleva de force.

— Mais qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? Tu te rends compte de ce que tu as fait ?

— C’est ma faute…, murmura l’enfant.

— Bien sûr que c’est ta faute ! Tu aurais dû rester chez toi au lieu de faire l’idiot !

— C’est ma faute si papa est parti, précisa l’enfant, la voix brisée par les larmes. Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais c’est ma faute…

Michele sentit tout le gel qu’il avait dans le cœur depuis le matin fondre d’un coup. Il revit dans les yeux de Gianni le regard de l’enfant qui attendait le train, chaque soir, à la fenêtre de chez lui, scrutant les silhouettes des passagers qui arrivaient, dans l’espoir de revoir sa mère. Il revit son regard déçu quand la gare se vidait et que son père rentrait. Il refermait la fenêtre et pensait que c’était sa faute si sa mère était partie. Et que c’était sa faute si elle ne revenait pas.

— Qu’est-ce que tu racontes…, murmura-t-il. Ce n’est pas ta faute. Ce n’est la faute de personne.

Cette phrase se planta dans son âme comme une absolution, comme le premier pardon adressé à lui-même.

— Maman est fâchée ?

Michele sourit.

— Elle est inquiète, pas fâchée. Moi j’étais fâché contre toi… mais je ne sais pas pourquoi.

— Peut-être parce que tu savais déjà que l’ours polaire n’était pas là. En effet, tu me l’avais dit.

— Tu as peut-être raison, dit Michele pour le consoler.

L’enfant baissa les yeux, cherchant le courage de parler.

— Je n’ai jamais vu l’ours polaire dans mes jumelles. Je l’ai inventé, avoua-t-il enfin.

Michele fronça les sourcils, incrédule.

— Tu ne l’as jamais vu ? Alors pourquoi tu es monté jusqu’ici ?

— Parce que j’espérais le voir ! s’exclama Gianni, les yeux remplis de larmes. Et que mon père ne soit pas un menteur ! Qu’il soit toujours ici en train de chercher l’ours polaire ! hurla-t-il entre deux sanglots.

Michele serra Gianni dans ses bras et sentit dans ses mains glacées la consistance de la peine et de la tendresse. Il repensa aux paroles de Roberto durant le dîner de la veille : « Pourquoi as-tu attendu tout ce temps pour chercher ta mère ? » Il comprit que le vieux avait raison. Il avait passé toutes ces années immobile, attendant un retour. Gianni, lui, avait eu le courage de sortir de sa coquille et d’affronter les glaciers pour trouver son père. C’était l’espoir qui avait donné la force à l’enfant de monter jusque-là, alors que lui avait été poussé par la rage. Alors il comprit que sa rage sans nom était dirigée contre lui-même, contre son renoncement, son apitoiement sur son sort, par rapport à la volonté d’agir de l’enfant. Il lui caressa le visage et sécha ses larmes.

— Il faut essayer de redescendre, dit-il. Il va bientôt faire nuit, on ne peut pas rester ici.

Le petit garçon acquiesça, Michele le prit par la main et ils se dirigèrent ensemble vers la lumière du crépuscule. Ils trouvèrent une pente douce à flanc de montagne et la parcoururent sur quelques mètres, avant de se caler lentement dans une dépression escarpée dans la roche, d’où ils gagnèrent un autre plateau, plus grand que le précédent. Ils aperçurent une crête qui menait à un replat qui semblait descendre vers la vallée. Ils tentèrent de la rejoindre. La neige crépitait sous leurs pas et soudain ils sentirent une odeur âcre sous celle du gel. Puis ils entendirent le bruit de la neige qui explosait sous un pas lourd et un vent chaud souffla dans leur dos.

Quand ils se retournèrent, ils le virent.

Un ours blanc avançait dans leur direction.

Ils se figèrent sur place. L’ours s’arrêta, courba l’échine en arrière, ouvrit la gueule et grogna vers le ciel. Puis il fonça sur eux, se balançant sur ses quatre pattes, menaçant.

Michele se secoua et tira Gianni pour prendre la fuite.

— Cours ! Cours, Gianni ! Cours ! cria-t-il tandis que l’ours blanc gagnait du terrain.

Ils bondirent vers la crête rocheuse, dans l’espoir de trouver un refuge, soulevant la neige et la glace. Ils coururent à en perdre le souffle, poussés par la force du désespoir. Mais ils sentaient toujours le souffle chaud de l’ours dans leur dos.

Ils sautèrent par-dessus un tas de neige, coururent encore quelques mètres quand soudain la glace s’ouvrit sous leurs pieds avec un bruit sec. Ils glissèrent tous les deux. En essayant de garder l’équilibre ils furent déportés sur le côté puis se remirent à courir. Les muscles de leurs jambes puisaient leur énergie dans le désespoir. Michele serrait la main de Gianni dans la sienne, il la serrait comme si c’était sa seule prise pour rester accroché à la vie. Les gémissements de peur de l’enfant se mêlaient à sa respiration.

— Ne t’arrête pas ! Courage ! lui cria-t-il.

Il eut l’impression d’avoir consumé sa dernière réserve de souffle, d’avoir vidé ses poumons.

Ils atteignirent le bout du plateau et s’arrêtèrent net. Il donnait sur le vide. Sous leurs yeux, à une petite dizaine de mètres, s’étendait un névé en forme de coquillage, entouré de parois rocheuses.

Michele ferma les yeux. La respiration de Gianni sembla s’arrêter net, puis il se mit à sangloter.

— Qu’est-ce… qu’est-ce qu’on fait ?

La voix de l’enfant secoua Michele au moment où le bruit sourd des pattes de l’ours dans la neige derrière eux annonçait l’assaut imminent.

Il rouvrit les yeux sur le petit gouffre, puis serra la main de Gianni et il vola avec lui, vers le bas.