Les hélicoptères volèrent longuement autour du col du Sasso. Le soir, les restes de Gerardo furent retrouvés au fond du névé, récupérés et transportés à l’hôpital de Carvagnoso pour être soumis, les jours suivants, à l’autopsie requise par la procédure.
Luce et Gianni, accompagnés de Michele et de leurs proches, suivirent la dépouille jusqu’à l’hôpital.
Quelques heures plus tard, les autorités rendirent à Luce l’appareil photo que son mari avait emporté avec lui au col. Et la mémoire contenue dans la carte numérique raconta certaines vérités sur Gerardo.
L’homme avait vraiment réussi à photographier l’ours blanc. Il ne s’agissait pas d’un ours polaire mais d’un ours albinos des Abruzzes. Un spécimen très rare, compatible avec l’habitat de ces montagnes. Ce qui comptait avant tout, c’était que Gerardo n’avait pas menti et que photographier l’ours n’avait pas été une excuse pour abandonner les siens. Il espérait peut-être s’enrichir grâce à ces photos, ou alors il rêvait d’un moment de gloire. En tout cas, il n’était pas un menteur et il aimait sa famille.
Les autres photos avaient été prises les jours précédents. Elles représentaient Luce et Gianni. Des clichés volés : le sourire de Luce embrassant son petit garçon ; Gianni endormi sur le canapé dans une drôle de posture ; mère et fils rentrant à la maison, photographiés par la fenêtre. Enfin, Luce endormie dans le lit, plongée dans l’aube que son mari avait choisie pour s’aventurer sur les glaciers avec son appareil photo.
Il l’avait immortalisée dans son objectif et dans son cœur avant de partir, comme s’il avait voulu la prendre avec lui.
Ces photos atténuèrent la douleur de Luce et de son fils. Ils sentirent tous deux que Gerardo, au moment où il avait été retrouvé sans vie, était revenu pour toujours parmi eux.
Puis il y eut une nuit de silences, d’étreintes et de prières. Gianni s’assoupit, épuisé, sur les genoux de sa mère, qui lui caressa la tête jusqu’à l’aube en le regardant dormir. La grande salle de l’hôpital réchauffa la famille et la protégea des regards étrangers, tandis que la nouvelle de la découverte se propageait dans la vallée comme un torrent de mots murmurés. Les doigts des vieilles femmes égrenèrent des rosaires de souvenirs et de mélancolie, tandis que les hommes se racontaient les histoires de la vie avec la stupeur intacte des enfants.
Michele sortit pour fumer. Les étoiles emplissaient le ciel. Il vit aussi celles qui étaient déjà tombées, des milliers d’années auparavant. Le ciel, dans le fond, ne les avait pas perdues parce qu’il en conservait la lumière et la mémoire. Enfin, pour la première fois, Michele pleura sans raison. Il sentit les larmes courir sur son visage et elles avaient le goût d’une paix retrouvée. Les yeux brillants, il regarda vers une nouvelle vie tandis qu’en haut, peut-être à cause des larmes et des reflets, une deuxième lune apparut, soudaine et violente.
Le lendemain matin, ils retournèrent au village. Sur le chemin de la maison, les enfants de l’école firent une haie d’honneur à Gianni avec le respect que mérite un héros. Luce, Michele et les autres passèrent la matinée ensemble, encore empreints du souvenir de Gerardo, et Michele sentit qu’il faisait partie de cette grande famille. Le lendemain il repartirait, mais il savait qu’il reviendrait bientôt. Il décrivit à Gianni sa maison et la gare qui l’entourait, il lui raconta que la mer était tout près et il lui arracha la promesse de passer l’été ensemble, une fois l’école terminée, pour faire de longues promenades sur la plage et se faire bronzer sur la digue après avoir nagé vers le large. Il vola à Roberto le secret des côtes de porc grillées et sécha les larmes de Luce en lui promettant de venir chaque fois qu’elle en aurait besoin.
L’après-midi, il monta dans le bus pour Piana Aquilana. Une fois arrivé, il alla tout droit vers la clinique où se trouvait sa mère. Tout lui sembla différent, par rapport à la veille, même la lumière, qui rendait les contours des choses plus clairs et plus nets. Dans le hall tapissé des tableaux de musiciens, il demanda à voir Lena et se fit accompagner jusqu’à la chambre de sa mère.
Il la trouva à la fenêtre, le regard dans le vague. Il s’approcha et lui entoura les épaules, l’invitant à se tourner vers lui. Puis il la serra doucement contre lui et il sentit son odeur qui n’avait pas encore fané. Il lui demanda pardon de ne pas l’avoir cherchée plus tôt et il lui raconta à voix basse tout ce qu’il avait compris durant la dernière semaine, et surtout durant les dernières heures. Il lui parla d’Erastos, le Grec, et du paradis terrestre qu’à son avis nous cherchons tous depuis l’instant où la vie nous en a éloignés. Et d’Antonio, avec ses langues de feu et son envie de s’entendre dire « je t’aime » et « va te faire foutre » dans toutes les langues du monde. Il lui parla d’un olivier et de la trace d’ongle qui striait son tronc comme une blessure, d’une jeune fille aveugle qui lui avait révélé les mille façons de voir le monde sans le regarder. Il lui parla de Gerardo, qui avait vu dans l’ours polaire un paradis terrestre à reconquérir et à offrir à sa famille aimée. Et il lui raconta le courage de Gianni, qui avait défié le froid des sommets et qui avait rendu justice à son père et même à l’existence de l’ours.
Il lui avoua qu’il avait compris que tout le monde a le droit de suivre un ours blanc, parce que renoncer à le faire signifie simplement renoncer à vivre. Et que la vie n’est pas une balance qui pèse les torts et les raisons, mais un enchaînement d’événements qui souvent n’ont pas d’explication, ou bien qui en ont trop pour qu’on puisse repérer la vraie.
Ainsi, si Angelo avait été l’ours blanc de sa mère, elle avait bien fait de le suivre. Son père, avec sa lettre pleine de mensonges, voulait peut-être protéger Michele d’un retour qu’il craignait provisoire et qui l’aurait fait souffrir encore plus. Ou bien il voulait se protéger lui-même et rendre honneur, par la vengeance, à son orgueil blessé de mari abandonné.
Personne ne saurait jamais.
— Or n’est-ce pas cela la beauté de la vie, maman ? lui demanda-t-il en lui caressant le visage.
La femme cligna des paupières durant quelques secondes. Un instant, ses yeux fixèrent Michele comme si elle le reconnaissait. Mais il ne saurait jamais si cela avait été une impression ou la vérité.
Ce que Michele avait compris, c’était que, quelle que soit l’explication, bonne ou mauvaise, d’un événement ou d’une action, ce qui comptait vraiment était le résultat final. En outre, il savait maintenant que ce résultat est toujours incertain, jusqu’à la dernière respiration. Et qu’en ce qui nous concerne ce sont nos actions qui décident, pas celles des autres, même si on a parfois l’impression que c’est le contraire.
— Là-dessus, Elena a entièrement raison. C’est elle qui me l’a fait comprendre.
Au moment où il murmurait ces mots à sa mère, Michele comprit que la seule chose qui lui restait à faire, c’était de partir au plus vite.
Pas pour rentrer chez lui, mais pour suivre son ours blanc.