Le lendemain, le train interrégional de Piana Aquilana en direction de Miniera di Mare s’arrêta à la gare de Prosseto à 18 h 45 précises. Elena l’attendait sur le quai, après sa journée de travail. Cosimo avait acheté un savon de mauvaise qualité pour les toilettes et elle se reniflait les mains à tout bout de champ parce qu’elle sentait encore sur ses doigts le café et la chicorée. Les portes des wagons s’ouvrirent avec leur bruit métallique habituel et elle monta dans le train. Elle se dirigea vers sa place en cherchant dans son sac ses lingettes à la lavande. Occupée à fouiller entre son portable, son porte-monnaie, les clés de chez elle, quelques bonbons, du rimmel et autres babioles, elle aperçut à peine l’homme assis à côté d’elle, la tête cachée derrière un journal qu’il tenait des deux mains. Elle trouva ce qu’elle voulait au moment où elle s’assit ; elle en sortit une et se frotta les mains avec. Elle soupira, puis elle se tourna vers l’homme au journal et en resta bouche bée, comme si elle avait vu un rhinocéros en costume-cravate. Michele, lui, continua la lecture du quotidien comme si de rien n’était. Elle regarda droit devant elle en direction d’un vieil homme assis en face. Elle ne le voyait même pas, mais il se sentit tout de même flatté et réajusta son nœud de cravate.
Le train avança. Michele lisait toujours son journal, imperturbable, tandis qu’Elena faisait tout pour éviter de fixer son voisin d’en face et, électrique, regardait la mer par la fenêtre, agitée par le vent.
— Tu es bleue, dit alors Michele sans quitter son journal des yeux.
Elena se tourna vers lui, abasourdie.
— Tu es bleue comme le sable, ajouta-t-il.
Elena pencha la tête et fronça les sourcils.
— Tu es rouge comme le café, poursuivit Michele.
Enfin il replia son journal et la regarda droit dans les yeux.
— Tu es violette comme le miel.
Et il sourit.
— Michele, dit-elle. Je crois que tu es daltonien.
— Non. C’est toi qui changes les couleurs de ma vie, murmura-t-il, sincère.
Le sourire d’Elena fit cesser le vent et calma la mer.
— Tu es fou de me dire ça ? demanda-t-elle, un éclair de bonheur dans ses yeux verts.
Il lui prit la main, sans répondre. Et elle posa la tête sur son épaule.
Puis leurs doigts entrelacés, avec mille petites caresses, laissèrent le désir monter en silence, tandis que le train roulait vers le crépuscule.
Les objets étaient encore recroquevillés dans la pénombre de la pièce. Le train interrégional de 19 h 45 en provenance de Piana Aquilana traversa l’obscurité de décembre et entra en gare de Miniera di Mare, parfaitement à l’heure.
Silencieux et un peu poussiéreux, ils restèrent à leur place, même quand les lames en bois du sol grincèrent, comme toujours, secouées par le freinage et le souffle puissant et définitif du moteur qui, cette fois encore, allait pouvoir se reposer.
Puis la porte de la maison s’ouvrit et l’homme du train fit son entrée. Il avait mille émotions dans le regard et il tenait par la main une jeune fille qui éclaira la pièce par sa présence, avant même que la lumière s’allume et projette les ombres des objets sur les murs.
Immobiles, bien rangés, ils semblèrent observer Michele et Elena qui se regardaient dans les yeux, plongés dans un silence qui sentait le bonheur pur.
Ils ne firent aucun commentaire, ne montrèrent aucun signe d’étonnement, quand la femme approcha ses lèvres de celles de l’homme. À ce moment-là les deux jeunes gens découvrirent que leurs baisers avaient aussi une couleur et que la couleur de chaque baiser avait elle-même une saveur. Ainsi, Michele et Elena sentirent que le rouge de leurs baisers était doux et bouillant, que le vert était savoureux, le bleu intense comme de l’alcool, le jaune sentait le fruit confit et le bleu clair le ciel et la mer. L’orange avait le goût de menthe et de safran, le violet de sauge, le bleu ciel de sucre et de glace et le rose de pain.
Les objets ne protestèrent pas quand la lumière s’éteignit à nouveau et qu’ils entendirent le frottement des vêtements qui finirent sur le sol, les uns après les autres.
Ils restèrent muets et sans ombre, tandis que dans la fraîcheur automnale des draps l’homme et la femme entrouvraient leurs corps au centre du lit.
Puis il se passa quelque chose de magique. Dans le ciel une lune montante apparut, petit croissant fin. Au même moment, Michele vit le dos d’Elena se courber vers l’arrière et dessiner, au-dessus de lui, un autre croissant qui coïncidait parfaitement avec celui de la lune et qui s’éclaira soudain, comme un arc-en-ciel. Ils fermèrent les yeux, craignant de se dissoudre tous deux dans cette lumière aveuglante.
Alors la lune s’éclipsa en silence. Puis un vent léger secoua les feuilles des arbres, annonçant le calme. Quand ils rouvrirent les yeux, la lune remonta lentement dans le ciel. Mais cette fois elle était pleine, ronde, limpide et parfaite.
Tandis qu’ils se reposaient, épuisés, Michele fut assailli par un doute et se rappela les mots de Luce : « Si après avoir couché avec elle tu as envie d’être ailleurs, alors c’est que tu l’as baisée. »
Il regarda Elena, un peu tendu, mais comprit qu’il n’existait pas d’autre endroit où il voulait être, à partir de ce moment, qui ne soit pas ses yeux.
Il la serra contre elle, caressa ses cheveux mouillés de sueur et la laissa s’endormir dans ses bras.
Il se réveilla au milieu de la nuit. Elle dormait encore profondément, la tête sur sa poitrine. Il s’écarta délicatement, sans la réveiller, et alla au salon. Il ramassa son jean, l’enfila, puis passa un pull et sortit.
Le train était immobile devant ses yeux, éclairé par les rayons de la lune. Il le regarda longuement et sentit qu’il lui avait manqué, même si à partir de cette nuit sa vie ne serait plus jamais comme avant. Il comprit ce qu’il devait faire pour être enfin l’homme qu’il avait décidé de devenir.
Il rentra dans la maison, prit les objets trouvés, un par un, et les porta dans le train. Parapluies, cannes, lunettes de soleil et de vue, bonnets en laine et chapeaux divers, montres, petite pendule, briquets chromés, blousons et chemises, petits transistors, boîtes en métal coloré, vieux appareils photo, pelotes de laine avec leurs aiguilles, gourdes, vieille clarinette, lance-pierres et pistolets en plastique…
Il disposa chaque objet sur un siège, comme si c’était un passager prêt pour le voyage et pour l’imprévu.
Il ne garda que le gant de boxe, parce qu’il conservait à l’intérieur la chaleur de la main d’Elena et la magie de leur première rencontre. Il ne s’en séparerait jamais.
À 7 h 15, ses objets trouvés partiraient avec les passagers du train.
Peut-être que beaucoup d’entre eux seraient pris par quelqu’un, puis utilisés ou offerts.
Peut-être que certains retourneraient à leur propriétaire d’origine, comme le cahier rouge, placé dans le train par on ne savait qui, on ne savait comment.
Peut-être que d’autres encore reviendraient à Miniera di Mare, le soir même.
Alors peut-être que Michele les reprendrait. Pour les faire repartir le lendemain.
Qui pouvait le savoir ?
— C’est la vie, murmura-t-il.
Il sourit en rentrant chez lui, retrouver Elena.