Laura est assise sur le lit. Elle fixe une balle de feu qui rebondit entre le sol et le plafond. La chaleur lui brûle la poitrine, elle accueille cette douleur sans rien dire. Puis son esprit s’éclaircit. Cela arrive de temps à autre mais, plus le temps passe, plus c’est rare. À ce moment-là, le souvenir revient, devient solide, comme un écran de la mémoire sur lequel est projeté le visage d’un enfant. Elle se lève et prononce un prénom.
— Michele.
Le son de ce mot lui rappelle la succession des vagues sur les rochers, la claque douce de l’eau salée sur la pierre. Presque une autre vie. Mais c’est encore sa vie.
— Michele, répète-t-elle, et elle a hâte de rentrer.
Elle va vers l’armoire, l’ouvre, soulève le couvercle de la caisse en bois. Elle prend le cahier rouge et repense à une vieille promesse. Maintenant le rideau de sa vie est grand ouvert et sur la scène elle assiste à la comédie des années passées. Elle enfile son manteau, cache le cahier contre sa poitrine, ouvre la porte et se glisse dehors, en faisant attention que personne ne la voie.
Elle doit retourner à lui, parce qu’elle lui a promis de lui rendre son journal.
Elle doit retourner, juste pour un moment, ou peut-être pour toujours.
Elle gagne la sortie, puis la route. Le froid du sol lui fait comprendre qu’elle a oublié de retirer ses pantoufles et de mettre ses chaussures. Mais elle n’a pas le temps de revenir sur ses pas.
Elle court, maintenant, elle court dans la ruelle sinueuse. Elle court jusqu’à la place de la gare.
Elle monte dans le train, le même train que celui qu’elle a vu mille fois partir et revenir vers ce qui, autrefois, était sa maison.
Elle trouve une place libre, s’assied. Elle cache le cahier rouge derrière son dos, pour le garder en sécurité. Elle ne se lèvera pas avant d’être arrivée à destination.
La destination est une dette, une promesse à tenir, l’espoir d’un pardon.
Le train vibre, se prépare à partir.
Son cœur bat, il bat tellement fort que la boule de feu se remet à rebondir devant ses yeux, entre le sol et le plafond d’une chambre qui lui manque, maintenant, même si elle ne se souvient plus pour quelle raison elle n’est pas assise sur son lit.
Elle regarde autour d’elle, à nouveau perdue. L’écran de la mémoire a pris feu à cause de la boule qui rebondit toujours, comme folle. Elle a peur.
Le visage de l’enfant ne fait plus partie de ses souvenirs.
Maintenant le wagon est un antre qui devient de plus en plus étroit, jusqu’à lui couper le souffle.
Elle doit trouver une sortie, elle se lève d’un bond et s’enfuit.
Elle descend du train, retourne sur la place, à pas lents, la respiration rapide.
Elle regarde autour d’elle et ne sait plus voir.
Elle avance à tâtons dans son absence, jusqu’à ce qu’une main lui saisisse le bras.
Elle ne sait pas, elle ne peut pas comprendre que Lena a couru depuis la clinique pour la chercher.
Elle ne sait pas, elle ne peut pas comprendre que maintenant qu’elle l’a trouvée elle va la ramener dans la chambre de l’absence.
Elle ne sait pas que Lena ne révélera jamais sa fugue, dans la crainte de perdre sa place d’infirmière, grâce à laquelle elle peut offrir à sa famille une vie décente.
Elle ne sait pas, elle ne se souvient pas, que le cahier rouge est resté coincé dans le siège du train et que le soir il arrivera à Michele, après tant d’années, et le poussera à partir et à changer sa vie.
Elle parcourt la ruelle sinueuse et sent le froid sous ses pantoufles, suivant avec une confiance aveugle la main qui l’entraîne.
Elle revient dans sa chambre et s’assied sur le lit.
Comme si de rien n’était.