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— Allô, papa… tu viens me chercher ?

— Oui, ma chérie. Où es-tu ?

— Devant la gare de Miniera di Mare. Je t’attends.

— D’accord, ma chérie. À tout de suite.

— À tout de suite.

Elena raccrocha et rangea son téléphone portable dans son sac à dos. Puis elle regarda à nouveau le portail fermé de la gare ferroviaire, derrière lequel on apercevait la silhouette du train éclairé par des lumières artificielles. Elle eut un pincement au cœur. Elle imagina Michele enfermé chez lui avec ses objets perdus et son silence. Michele qui l’avait empêchée de revenir, elle qui avait acheté du vin blanc frais et des gambas à lui cuisiner. Michele qui restait de marbre quand elle le serrait dans ses bras. Michele qui cachait le tremblement de ses mains par des gestes rapides et brusques. Michele qui, avec sa timidité et ses silences, lui donnait un sentiment de sécurité jamais éprouvé. Michele que, ce soir-là, elle avait peut-être perdu pour toujours.

Une voiture s’arrêta à sa hauteur. Le jeune homme au volant la regarda avec un sourire aguicheur et lui demanda s’il pouvait la déposer quelque part, comme un chasseur qui demande à sa proie comment elle préfère être capturée. Elena secoua la tête et se dirigea vers une petite rue latérale. La voiture repartit sur les chapeaux de roue et le bruit strident des pneus sur l’asphalte résonna dans le silence comme un juron vulgaire.

Elena continua à marcher ; elle avait encore un peu de temps avant que son père arrive et elle pensa qu’il serait plus prudent de ne pas rester sur le parvis de la gare, éclairé mais désert.

À ce moment-là, elle entendit le bruit de la mer. En avançant encore, elle se retrouverait sur la plage. Elle distingua parfaitement la lente succession des vagues sur les rochers, la claque douce de l’eau salée sur la pierre. Elle s’arrêta à quelques mètres de la rive et se laissa submerger par le vent qui sentait le sel.

« Viens-tu parfois regarder la mer, Michele ? » pensa-t-elle. « Son appel arrive-t-il jusqu’à ta maison ? Tu as peut-être oublié qu’elle est si proche. Tu l’aimais peut-être tellement que tu as décidé d’arrêter de la chercher… »

 

Pour la première fois depuis longtemps, tandis qu’il versait ses œufs dans son assiette, Michele sentit l’appel de la mer. Un petit vent parfumait les choses de sel, entrant furtivement par la fenêtre fermée. Depuis combien de temps n’avait-il pas regardé la mer ? Depuis combien de temps n’avait-il pas senti son appel ? Soudain il se souvint qu’enfant, les soirs d’été, sa mère l’emmenait sur la plage. Ils se promenaient à la frontière entre l’eau et le sable, pieds nus, en se tenant par la main. Puis ils s’arrêtaient pour regarder la lente succession des vagues sur les rochers, la claque douce de l’eau salée sur la pierre. Le regard de sa mère, dans la pénombre du soir, se perdait dans l’horizon, comme si elle cherchait une réponse à une question mystérieuse. Et là, l’enfant cherchait dans les yeux de sa mère son horizon futur.

Quand elle était partie, il s’était éloigné de la mer. Il avait cessé de la chercher, comme toutes les autres choses qu’il aimait. De même qu’il cesserait de penser à Elena qui, en y réfléchissant, lui rappelait la mer. Quand elle l’avait enlacé, n’avait-ce pas été comme la vague qui submerge les rochers ? Et ses baisers bruyants, claqués sur ses joues, ne lui rappelaient-ils pas le doux battement de l’eau salée sur la pierre ?

La première gorgée de bouillon le détourna de ses pensées. Il réalisa qu’il détestait les œufs ainsi préparés, il était temps de l’admettre. Il les remua dans son assiette en se disant qu’il aurait volontiers mangé des gambas, comme quand il était petit et que sa mère cuisinait toutes ces bonnes choses, le soir, avant de partir avec le train.

Le train !

Pris par sa rencontre avec Elena, il n’avait pas fini son travail. Il lui restait à nettoyer et ranger la moitié des wagons. Les lumières à l’intérieur des voitures étaient éteintes, maintenant. Voilà ce qui arrivait à force de suivre ses rêves et ses espoirs : on perdait le contact avec la réalité et les obligations.

Il prit une lampe de poche et se dirigea vers le quai.

Dans le noir, on sentait encore plus fort l’odeur des voitures. Michele reprit son inspection à la lumière de sa torche. Il ramassa deux canettes, fouilla les porte-bagages, vérifia que toutes les fenêtres étaient fermées.

Il revint vers la queue du train et accéléra le pas quand il approcha de la place d’Elena. II s’éloigna à la hâte, lui tournant le dos, comme si c’était la juste chose à faire.

Il-ne-devait-plus-penser-à-Elena. Point.

Avant d’arriver au dernier wagon, il repéra un relief qui dépassait d’un siège. Il l’éclaira de sa lampe. À ce moment-là le rayon de lumière diminua d’intensité. Il s’approcha, la torche n’émettait plus qu’une faible lueur. L’objet perdu, dans la pénombre de plus en plus dense, semblait être un livre. Ou peut-être un cahier. À ce moment-là, la lampe s’éteignit. Michele tenta de la réactiver, mais les piles étaient déchargées. Plongé dans le noir, il chercha l’objet à tâtons, le trouva. Il le mit dans sa poche. Heureusement, il avait terminé son travail. Maintenant, il pouvait rentrer chez lui.

 

— Cet homme est un mystère…, murmura Elena allongée sur son lit, dans le noir.

De retour chez elle, elle avait embrassé sa mère puis dîné en vitesse, sous le regard de ses parents. Elle les avait rassurés en leur disant que tout allait bien, elle avait parlé de sa journée de travail, sans la moindre allusion à l’histoire de Michele. La version officielle était qu’elle avait proposé d’aller jusqu’à Miniera di Mare pour remettre des documents pour le compte de son employeur, et que pour cette raison elle avait demandé à son père de venir la chercher en voiture. Tout le reste, la vérité, elle voulait le raconter à Milù. Milù sa sœur.

Sa jumelle, même.

Elles étaient nées le même jour, mais Elena était l’aînée. Pendant sept minutes, après être venue au monde, elle avait attendu que Milù la rejoigne dans cet étrange lieu qu’elle venait de conquérir, où les bruits et les mots n’étaient plus ouatés, où l’on avait l’impression de pouvoir toucher, en tendant les bras, ces lumières jamais vues avant. Quand Elena avait entendu le premier cri de Milù, elle avait senti qu’elle ne serait jamais seule. Elles étaient l’écho l’une de l’autre, la question et la réponse, l’âme interchangeable de deux corps identiques.

La voix de Milù monta de la chambre des jumelles, comme un rebond élastique et souple.

— Tu es amoureuse ? Tu l’as vu deux fois et tu es amoureuse ?

Elena sourit en réfléchissant à ce qu’elle ressentait vraiment.

— C’est-à-dire, il ne parle pas beaucoup… il dit deux mots puis il se tait. Mais tu sais ce qu’il y a de bizarre ? J’ai l’impression que Michele arrive à dire plus de choses avec son silence que tous ces salauds que je rencontre et qui parlent pour ne rien dire… Des mots inutiles… attendus. Ils ne pensent qu’à coucher avec moi et ils sont prêts à dire n’importe quoi pour pouvoir mettre les mains sur moi…

Elena ferma les yeux, espérant avoir été claire.

— Tu n’as pas répondu à la question, entendit-elle murmurer.

Elena soupira.

— Tu as raison. C’est-à-dire… Voilà : je ne sais pas si je suis amoureuse. Il me plaît, c’est sûr, il a quelque chose que je n’arrive pas encore à cerner, mais qui m’attire. Et puis, qui sait… en le fréquentant je comprendrai. Peut-être que je me trompe, que ce n’est qu’une suggestion. Oui, ça doit être ça : une suggestion. Et vu que de toute façon il ne veut pas me fréquenter, le salaud, je ne le saurai jamais. Ça vaut mieux. Oui, ça vaut mieux. Voilà. Problème réglé.

Maintenant elle aurait voulu dormir, sans rien dire ni écouter de plus. Mais Milù n’était pas du genre à lâcher facilement.

— Donc tu te résignes.

— Je ne sais pas bien ce que je pourrais faire d’autre, vu qu’il m’a claqué la porte au nez.

— Tu es triste ?

— Oui. Très. Je ne peux pas le nier.

— Donc tu t’apprêtes à rompre une nouvelle fois notre pacte ?

Elena se tut, puis se tourna vers sa sœur. Ses yeux n’étaient pas encore habitués à l’obscurité, donc elle les referma.

— Tu es fâchée contre moi, pas vrai Milù ? murmura-t-elle. Je ne vais pas rompre notre pacte, sois tranquille. J’ai appris, ajouta-t-elle, convaincue.

Elle tendit la main vers l’autre lit à une place, qui était à quelques centimètres du sien. Elle sentit la soie des longs cheveux noirs, si semblables aux siens, la courbe de la joue, douce et chaude. Elle sentit le velours de la main de Milù qui caressait la sienne et goûta ce geste plein d’amour. Puis elle tâtonna encore dans le noir et trouva la poupée, l’autre Milù.

— Je prends Milù un moment, d’accord ? Ensuite je te la rends, dit-elle en la serrant contre sa poitrine. Je te jure que je ne l’emporterai plus. Si je la perds, tu ne me le pardonneras jamais. Tu serais très en colère, je le sais.

Dans le noir, elle entendit le rire de sa sœur jumelle. Elle se sentit rassurée, mit les mains derrière sa tête et ouvrit à nouveau les yeux, en fixant le noir qui pendait du plafond.

— À propos… oui, bon, je sais qu’il est l’heure de dormir et que demain on se lève tôt, comme d’habitude. Je te dis juste une chose et puis j’arrête de t’embêter, juré… Bref, maintenant que j’y pense, tu sais de quelle couleur est Michele ? Je ne sais pas si c’est vraiment sa couleur, c’est-à-dire, s’il est de cette couleur, mais plus j’y pense plus ça me paraît évident. Rouge. Oui, rouge. Je me demande pourquoi. Bon, Milù, j’ai compris, je me tais. Bonne nuit.

— Bonne nuit.

 

Michele rentra chez lui. Il regarda ses objets alignés le long des murs et sourit.

— Il y a un nouveau venu, dit-il en sortant de sa poche ce qu’il avait trouvé dans le train pour le montrer comme toujours à ses amis silencieux.

Mais d’abord il l’observa avec curiosité : c’était un vieux cahier usé. Rouge.

Michele sentit un frisson, une sensation de danger qu’il ne parvint pas à déchiffrer. Il posa le cahier sur la table comme s’il était brûlant et recula d’un pas parce que son instinct, sans raison apparente, lui conseillait de s’éloigner. Il l’observa, prudent, sa respiration devint lourde. Il sentit que l’air avait du mal à entrer dans ses poumons. Il s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit, pour profiter de la fraîcheur de la nuit. Puis, à pas lents, après une longue hésitation, il s’approcha du cahier rouge.

Il le prit dans ses mains et sentit son cœur battre la chamade, comme fou.

Il regarda la couverture décolorée et ses mains furent saisies d’un tremblement impossible à arrêter. Retenant sa respiration, Michele l’ouvrit et lut l’inscription sur la première page, tracée dans une écriture incertaine et infantile.

 

Miniera di Mare, 1er octobre 1991

Journal intime de Michele Airone

 

Un vent soudain qui sentait l’enfance l’assaillit jusqu’à l’étourdir. Il regarda autour de lui et, l’espace d’un instant, il eut l’impression que tous ses objets avaient disparu et que la maison était redevenue celle d’autrefois, pleine de lumière et de fleurs sur l’appui de fenêtre.

Il revit le visage de sa mère, son sourire pendant qu’elle caressait la tête d’un enfant assis à une table, qui écrivait quelque chose dans un cahier rouge.

C’était lui, cet enfant.

Puis le souvenir s’estompa, avalé par le présent avec le parfum de son enfance.

Dans la pièce les objets perdus réapparurent, mais le cahier était toujours là, posé sur la même table.

C’était son journal.

Il était revenu à la maison par le même train que celui qui l’avait emporté, au loin, tant d’années auparavant.