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Durant le court trajet de Solombra Scalo à Prosseto, Elena n’avait pas quitté des yeux cette inscription au feutre rouge, comme pour s’assurer qu’elle était réelle. Elle avait étudié l’écriture de Michele, ces traits fins qui dessinaient des lettres légèrement inclinées vers la droite ; elle les avait suivies du doigt, comme pour les confirmer.

Derrière l’inscription, le paysage défilait : la côte, la mer bleu clair un peu agitée ; puis le lent et doux virage vers l’intérieur des terres, les premiers champs de blé, les vignes des paysans qui produisaient un vin blanc léger, de table, qui sentait les épices et le grenadier ; ensuite la légère pente qui montait la colline, le train filant entre les oliviers, les châtaigniers et les cerisiers. Juste après, tournant à nouveau vers la droite, les voies devenaient parallèles à la route nationale et la locomotive entamait une course de vitesse avec les voitures, sifflant comme pour réaffirmer l’orgueil du fer et de l’acier trempés capable de résister à l’effort. Quand les abords de Solombra Scalo étaient apparus, Elena s’était empressée d’effacer le message avec un mouchoir : elle ne voulait pas le laisser à la vue des autres, elle voulait protéger une intimité qui n’appartenait qu’à elle et Michele.

La matinée de travail avait passé vite, quasi frénétiquement. Debout derrière le comptoir, elle avait préparé des centaines de cafés et cappuccinos, réchauffé des viennoiseries et des sandwiches, servi des boissons, du vin, de la bière et des liqueurs aux habitués. Puis, durant sa demi-heure de pause, elle s’était rendue à la hâte au petit jardin municipal situé à deux pas du bar, au centre du village, pour son rendez-vous quotidien avec Milù.

Elle l’avait trouvée assise sur leur banc face à la fontaine de pierre sous le saule. C’était l’endroit qu’elles avaient choisi, depuis qu’Elena travaillait au bar.

Elle s’était assise à côté de Milù et tout en lui racontant le message de Michele elle avait sorti son sandwich tomate mozzarella de son emballage en papier d’aluminium. Elle l’avait observé, puis elle l’avait remis dans son papier en soupirant.

— Rien à faire, je n’ai pas faim. C’est-à-dire… tu sais, quand on a l’estomac noué et…

— Et qu’on y sent voler des papillons, c’est ça ? l’avait interrompue Milù.

Elena avait acquiescé en rougissant légèrement.

— Tu es cuite, petite sœur. Cuite. Mordue. Pincée.

— Ne commence pas, Milù. Je ne suis pas cuite, c’est juste que…

— Mais, allez… hier tu étais convaincue que tu ne le reverrais plus… comment tu disais, déjà ? « Problème réglé, problème réglé »… Ensuite, un petit message et tu as la bouche sèche, tu n’attends qu’une chose : courir le retrouver.

— Oui, bien sûr. C’est-à-dire, non. Je veux dire… C’est juste que je suis curieuse de savoir ce qu’il a à me dire. Bref, pour me laisser un mot sur la vitre, ça doit être important, non ?

— Qu’est-ce que tu veux qu’il te dise… Qu’il est désolé d’avoir refermé le portail et qu’il veut une deuxième chance ?

— Tu crois ? avait demandé Elena, les yeux pleins d’espoir.

— Mais oui ! Les hommes sont comme ça… Ils ont peur et ils s’enfuient. Puis ils regrettent. Alors ils reviennent. Jusqu’à ce qu’on les mette face à leurs responsabilités. Et là, ils disparaissent pour toujours.

Elena avait ri. Sentant l’appétit revenir, elle avait ressorti son sandwich et mordu dedans de bon cœur.

— Donc… donc tu dis que je devrais y aller ? avait-elle demandé la bouche pleine de pain, mozzarella et tomates.

— Je dis que si tu n’y vas pas tu es vraiment stupide, avait répondu Milù.

À ce moment-là, la cloche de l’église avait sonné deux coups. La place, le jardin et les ruelles avaient semblé suspendus dans le temps, dans une pause d’attente et d’immobilité absolues.

Quand le dernier écho du deuxième coup s’était dilaté vers les collines, le bourg avait repris vie et le faible vent de tramontane avait fait résonner son souffle léger entre les feuilles du saule.

— Fin de la pause, je retourne travailler, avait soupiré Elena.

Elle avait enveloppé le reste de son sandwich dans l’aluminium puis l’avait rangé dans son sac à dos. Un sourire et un geste d’au revoir à Milù, puis elle s’était éloignée à la hâte.

 

— Elena, qu’est-ce que tu as aujourd’hui ? Tu es dans la lune, hein ? Pour la concentration on repassera, lui avait reproché Cosimo, le propriétaire du bar, cet après-midi-là, avant de se tourner vers un habitué pour commenter à voix basse : Bon, en fait les autres jours ce n’est pas beaucoup mieux…

Le client avait ri sous cape en acquiesçant, pendant que Cosimo disait à Elena :

— Je t’avais demandé deux cafés dans des petits verres et un déca avec de la mousse. Et regarde sur le plateau…

Elena avait repris les trois cafés servis dans des tasses et s’était précipitée pour préparer la bonne commande. Mais son esprit voyageait déjà vers Miniera di Mare et les yeux noir pétrole de Michele.

Vers 18 heures elle avait nettoyé le comptoir, jeté les emballages des cafés préparés durant la journée, fait briller les verres et rangé les plateaux pour le service suivant. Puis, dans l’arrière-salle, elle avait remis son tee-shirt en coton bleu, son jean usé aux genoux et le blouson vert que lui avait offert Michele.

Dans le train elle avait appelé son père et elle lui avait dit, comme l’autre fois, qu’elle devait aller à Miniera di Mare pour le compte de M. Cosimo et que, une fois son travail terminé, elle l’appellerait pour qu’il vienne la chercher.

Puis elle avait fermé les yeux en pensant à Michele et à ce qu’elle imaginait et espérait qu’il allait lui dire.

Le train était parfaitement à l’heure. Il était entré en gare à 18 h 45 précises et maintenant elle savourait la distance qui la séparait de Miniera di Mare.

Mais quand il s’arrêta à Solombra Scalo, Elena changea soudain d’idée.

Elle descendit du train et se dirigea à pied vers chez elle.

 

Il n’inspecta pas les wagons, il ne les nettoya pas, il ne vérifia pas s’il y avait des objets perdus. Ce que Michele voulait faire, tout de suite, c’était brûler le journal intime. Ensuite il se consacrerait à son travail. Mais d’abord il fallait effacer toute illusion, toute distraction et, surtout, tout espoir.

Ainsi, tandis que la nuit tombait sur la gare ferroviaire, il rentra chez lui, s’approcha de la cheminée, posa du bois sur la grille, l’aspergea d’allume-feu liquide, frotta une allumette sur la pierre rêche du piédroit, la lança dedans et observa les flammes qui prenaient vie en dévorant les bûches. Puis il prit le journal, l’observa, passa ses doigts sur le rouge élimé de la couverture. Il soupira, le souleva, prêt à le lancer dans les flammes, quand il entendit la voix d’Elena qui couvrit tout le reste.

— Michele ! Tu es là ?

Il se tourna vers la fenêtre. Elle avait le nez écrasé contre la vitre et lui sembla plus belle que tout ce qu’il pouvait imaginer.

Il resta bouche bée, le journal intime dans les mains.

Elena lui sourit, lui montra un sac en plastique comme elle aurait exhibé un trophée, ou une excuse pour son retard.

— J’ai fait les courses ! cria-t-elle derrière la vitre, ce qui donna l’impression à Michele qu’elle hurlait depuis l’autre côté de la réalité. Mais avant je suis passée chez moi prendre ma voiture, comme ça je peux rester autant que je veux. C’est-à-dire, autant que tu veux. Bon, autant qu’on veut. Bref. Tu me fais entrer ?

Michele jeta un coup d’œil au feu comme s’il voulait l’éteindre du regard, puis posa le cahier sur la table et se dirigea vers la porte.

Il hésita un instant avant d’ouvrir ; il inspira, retint son souffle, puis actionna la poignée. Elena entra chez lui comme un vent de printemps, lui sauta dans les bras, sans lâcher son sac qui s’enroula autour du cou de Michele comme une lourde écharpe.

— Je suis tellement contente, tu ne peux pas savoir à quel point ! En découvrant ton message dans le train, j’ai eu du mal à y croire. Génial, et puis c’était la seule façon de communiquer. Bon, quand même, il faudra qu’on échange nos numéros de portable : on ne peut pas continuer avec les petits mots sur les vitres, même si j’ai trouvé ça amusant, je dois dire.

Michele acquiesça et tenta de reprendre son souffle tandis qu’elle lui retirait les courses du cou et se dirigeait d’un pas décidé vers la cuisine.

— J’ai trouvé des huîtres… c’est l’avantage d’habiter près de la mer, on en trouve toujours, comme le poisson frais, même au supermarché. Ah, et puis j’ai pris d’autres choses, tu verras, annonça-t-elle, euphorique.

Les huîtres lui avaient semblé une idée géniale pour cette soirée. Une soirée lors de laquelle Elena pensait, et espérait, recevoir une déclaration d’amour de la part de Michele…

— … comme ça on rattrape le dîner d’hier. Bon, j’avais trouvé des gambas mais… laisse tomber, on n’en parle pas, OK ? Ah… J’ai pris du prosecco, deux bouteilles. Elles étaient déjà au frais, heureusement. Regarde. Tu les mets au frigo, s’il te plaît ? Ou plutôt, on va en sabrer une et boire un verre pendant que je prépare le dîner.

Michele prit les deux bouteilles, en mit une dans le frigo et ouvrit l’autre. Cela marqua son entrée dans un tourbillon dont il ne put plus sortir. Ils trinquèrent, burent le prosecco. Puis Elena ouvrit les huîtres et prépara une salade de mâche, poires, copeaux de parmesan et noix.

Michele, sans un mot, entreprit de mettre la table dans la cuisine.

— Non, attends, l’interrompit Elena en préparant une sauce. J’ai une idée. Il fait doux ce soir : prenons cette table et portons-la dehors.

Michele regarda la table, perplexe. Il était immobile, comme s’il avait pris racine dans le sol depuis au moins vingt ans : il n’avait jamais eu l’idée de déplacer le moindre meuble, dans cet appartement. Les seuls changements avaient été, au fil du temps, les objets trouvés qui, petit à petit, s’étaient amassés le long des murs et sur les étagères du salon. Quand Elena saisit le bord de la table et l’invita à l’aider, Michele eut l’impression de profaner toutes les règles de sa vie qui, de toute façon, était déjà en train de changer trop vite. Il avait le vertige. Ils transportèrent la table dehors et, avant de la poser, Elena regarda autour d’elle et indiqua un endroit précis, à côté du train.

— On la met là ! s’exclama-t-elle, décidée et heureuse.

Michele la suivit, désormais privé de volonté et incapable d’empêcher ce qui allait se passer. Ils cherchèrent une position où elle ne soit pas bancale, puis Elena lui fit signe d’attendre et courut vers la cuisine. Il regarda le plateau de la table, où se reflétait la vitre d’une des fenêtres du train, dans laquelle on voyait la lune qui, à son tour, se découpa sur le meuble comme un napperon rond et lumineux.

Puis elle arriva tel un vent léger dans son dos et fit voler dans la fraîcheur du soir une nappe blanche qui se déposa sur la table, effaçant le reflet de la lune.

Michele se tourna pour la chercher dans le ciel, comme pour s’assurer qu’elle fût encore à sa place.

 

Un peu plus tard il regardait autour de lui, assis en face d’Elena. L’air frais du soir rendait tout plus irréel et, en même temps, agréable : la table et les deux chaises installées à quelques mètres du train, sur le quai ; le bruissement des feuilles des peupliers, qui filtraient la lumière de la lune ; l’odeur de la mer qui se mêlait au parfum des huîtres, jusqu’à empêcher de les distinguer. Et le sourire d’Elena, qui se mit à manger avec appétit comme si être ensemble, assis au centre d’une gare ferroviaire déserte en cette saison, était la chose la plus naturelle du monde.

— Tu ne manges pas ? lui demanda-t-elle en lui resservant du prosecco.

Sans attendre sa réponse elle prit une huître, y versa quelques gouttes de citron et se pencha pour l’offrir à Michele.

— Goûte comme elles sont bonnes…

Michele hésita puis ferma les yeux comme un enfant, ouvrit la bouche et sentit la vague de saveurs et de parfums envahir son âme. Ses papilles se réveillèrent soudain de la léthargie des œufs au bouillon et des repas frugaux et se mirent au garde-à-vous comme des petits soldats. Enfin elles s’ouvrirent toutes grandes vers l’infini.

— Tu aimes ? Maintenant, goûte cette salade…

Il s’exécuta, obéissant. Il mâcha en silence ce mélange de saveurs qui s’amalgamaient avec naturel, pour se construire une identité précise et unique.

Elena le fixait en attendant qu’il parle. Mais il continua à manger, en silence, partagé entre le plaisir des saveurs et la gêne.

— Tu es vraiment timide, pas vrai Michele ? Encore plus que moi, dit enfin Elena en souriant.

— Tu… tu n’es pas timide, répondit-il en manquant d’avaler de travers.

— Mais si, je suis timide. C’est juste que moi je combats ma timidité en parlant, contrairement à toi. C’est pour ça qu’on me dit toujours que je suis bizarre… c’est-à-dire, en fait on ne me le dit pas directement, mais moi je m’en aperçois, beaucoup de gens me regardent bizarrement quand je parle. Mais bon, je m’en fiche ! Ouvre la bouche…

Elle lui tendit une autre huître, qu’il avala sans protester.

— Tu sais ce que c’est la timidité ? J’ai lu dans une revue que ce n’est pas la peur de faire mauvaise figure, c’est-à-dire en fait que ce n’est pas la peur de perdre. Tu ne vas pas y croire mais il y avait écrit que la timidité est la peur de gagner. C’est fou, non ? Sur le moment je me suis dit que c’était absurde, mais en y repensant je crois ça pourrait être vrai. Si on y réfléchit bien, Michele, quand on est triste… cette tristesse est toute à nous. C’est comme… comme une carapace, je ne sais pas si je suis claire. On la garde sur nous et on espère que tôt ou tard quelqu’un nous la retirera. En fait, on a hâte de s’en libérer. En revanche… En revanche quand on est heureux on a peur du contraire. Parce qu’on ne peut pas endosser le bonheur comme une carapace. On ne peut pas attraper le bonheur comme la tristesse. Et donc on sait qu’on peut le perdre d’un moment à l’autre. Voilà, répéta-t-elle en scandant les mots : le bonheur fait peur parce qu’on peut le perdre d’un moment à l’autre. Pourquoi je te disais ça ? Ah, oui… parce que, donc, les timides ont juste peur d’être heureux. Je t’ai fait un résumé, mais en gros c’est ça. Imagine, une de mes amies sortait avec un type super timide, qui allait voir un psychologue pour s’éloigner de sa mère qui le contrôlait et lui disait tout ce qu’il devait faire et ne pas faire. C’était pour ça qu’il était timide et qu’il allait chez un psychologue. Eh bien, tu sais ce qu’il a fait ? Quand il a senti qu’il pourrait sortir des jupes de sa mère, il a cessé d’aller voir le psychologue. C’est de la peur, non ? Peur de gagner, peur d’être heureux. Quelle histoire, pas vrai, Michele ? Tu me verses un peu de prosecco, s’il te plaît ? J’ai la gorge sèche. Je parle trop.

Michele la servit. Elena sirota lentement son verre, comme si elle cherchait dans le tourbillon des bulles l’inspiration et le courage pour arriver au point crucial de la soirée. Enfin, elle regarda Michele avec un sourire qui voulait dissimuler une forte émotion.

— Bien… Maintenant c’est à toi. Tu m’as écrit que tu avais besoin de me parler et je suis là. Je t’écoute…

L’expression de son regard était un oui anticipé à la déclaration d’amour qu’elle attendait et dont elle rêvait.

Michele déglutit, s’éclaircit la voix et se lança :

— Je… je t’ai cherchée parce que j’aurais un service à te demander. Tu es peut-être la seule à pouvoir m’aider, dit-il d’un trait, fournissant le même effort qu’un athlète pour la dernière foulée du cent mètres en finale olympique.

Elena acquiesça sans dire un mot. Elle essaya de sourire pour cacher sa déception. Le doux vent léger qui, un instant plus tôt, effleurait ses cheveux et les feuilles des peupliers, lui sembla soudain glacial. Elle croisa ses bras sur sa poitrine et enfila la cuirasse d’une tristesse inattendue.

Michele lui fit signe d’attendre, se leva et courut chez lui.

Elena resta seule. Elle regarda autour d’elle, ravalant ses larmes et un vide qu’elle n’avait pas ressenti depuis longtemps. Elle remplit son verre et but une grosse gorgée de prosecco, avec l’espoir qu’un début de cuite adoucisse sa soirée.

Puis Michele revint.

Il tenait dans ses mains un vieux cahier rouge.