9

Un nuage gris et dense, poussé par le vent, cacha le soleil quelques instants. Michele retrouva la place de la gare, sa circulation et ses boutiques. Elle lui sembla encore plus vaste que la première fois. Il se sentit perdu. Dans le fond, le train faisait partie de sa vie, il était comme un prolongement de sa maison ; il y était monté chaque jour depuis dix ans, il connaissait chaque détail par cœur, des sièges aux couloirs, des toilettes aux fenêtres défectueuses. Durant le voyage, grâce à Elena il s’était senti moins seul, puis la femme aux cheveux violets l’avait accompagné comme un ange gardien et lui avait fait oublier l’impact avec une nouvelle ville. Elle l’avait emmené chez elle et avait pris soin de lui comme de son fils. Il se retrouvait donc maintenant, seulement maintenant, face à l’inconnu, étranger à la vie qui lui tournait autour : des visages qui le croisaient, pressés, des voix qu’il n’avait jamais entendues et qui répandaient dans l’air des intonations qui lui semblaient dissonantes. Il se sentait gauche et inadapté en bougeant ses pas en une nouvelle danse, aux pas complexes. Piégé, enfermé dans cette étrange chorégraphie, il était l’étranger, le dernier arrivé, le figurant projeté sur la scène d’une pièce qu’il ne connaît pas. Tout semblait tourner autour de lui comme une roulette emballée. Il était la boule blanche prise dans le tourbillon de ce jeu imprévisible. Il essaya de se détendre, de régler sa respiration sur la fréquence du courage et, enfin, la boule blanche s’arrêta devant un kiosque à journaux. Le moment était venu de passer à l’action. Il sortit la photo de son sac et la montra au marchand en lui demandant s’il avait déjà vu cette femme.

— Non, je ne l’ai jamais vue, dit l’homme d’un ton apathique après avoir regardé la photo.

— Elle s’appelle Laura Puglia. Vous n’avez jamais entendu ce nom ? Elle a plus de cinquante ans, maintenant, précisa Michele. Il faut l’imaginer vieillie.

— C’est quoi, cette histoire ? demanda l’homme dont la curiosité semblait piquée.

Michele lui expliqua sa situation en quelques mots.

— Tu n’as jamais pensé à cette émission à la télé ? demanda l’homme.

Michele secoua la tête, de plus en plus perdu. Il avoua qu’il ne voyait pas à quoi l’homme faisait allusion.

— Ne me dis pas que tu ne regardes pas la télé ?

— Si, parfois. Des films, le JT…

Le marchand de journaux soupira, comme s’il éprouvait de la compassion pour Michele.

— Ils font tous ça avec les personnes disparues : ils vont à la télé. Alors, je t’explique : tu envoies une lettre à la rédaction de l’émission, tu racontes ton histoire, eux ils cherchent ta mère et, quand ils la trouvent, ils vous font rencontrer à la télévision. Il y a même du public, en vrai…

En écoutant l’homme, Michele sentit monter un malaise. Il n’aurait jamais pensé que son histoire puisse être rendue publique, que sa mère puisse être jugée par les téléspectateurs assis sur leur canapé ou en train de dîner. Il sentit naître, lentement, l’envie de protéger sa mère des conséquences de son abandon. Il comprit qu’il l’aimait encore, au plus profond de son âme. Malgré tout.

— Tu as compris ce que tu dois faire, pour la trouver ? conclut le marchand.

Michele acquiesça en l’assurant qu’il y réfléchirait, puis il le salua et reprit son chemin. L’air était plus tiède, même s’il faisait toujours froid à l’ombre. Il traversa la rue et entra dans un bar pour acheter une bouteille d’eau. Il montra la photo au barman et aux deux clients qui buvaient leur café, puis à la caissière, qui lui offrit un regard de compassion en écoutant son histoire. Mais cette fois non plus il n’eut pas de nouvelles de sa mère.

Les réponses négatives se succédèrent au cours de la matinée. Il entra dans une cinquantaine de magasins, arrêta des dizaines et des dizaines de personnes dans les rues du centre de Ferrosino, attendit les clients à la sortie des supermarchés avec la photo bien en vue, demanda aux gardiens de parking sur les places et à deux policiers. Vers 14 heures, il se sentit fatigué et affamé. Il repassa devant le restaurant qui était fermé le matin et le trouva ouvert. Il regarda l’enseigne et sourit : GRAND GOURMET. CUISINE FAMILIALE. Cette incohérence le poussa à entrer. Dès qu’il poussa la porte, il fut assailli par une odeur pénétrante. C’était un mélange d’arômes qui tournoyaient dans l’air, comme une tornade de souvenirs confus. Derrière les senteurs de cèpes, de viande en sauce, braisée, de gibier et de rôtis, de charcuterie et de fromages affinés, il saisit la violence du basilic frais qui trônait dans des petits pots sur les rebords des vitrines. Sans cette symphonie d’arômes, le Grand Gourmet aurait été un restaurant modeste : quelques tables recouvertes de nappes à carreaux blancs et verts ; aux murs, de vieilles images de Ferrosino dans les années vingt, sous la neige, quasi déserte.

Une jeune serveuse passa devant lui et alla poser une corbeille de pain sur une table occupée par un couple âgé.

Michele s’installa à une table à l’écart, à côté de la vitrine recouverte d’un rideau brodé jauni par la fumée des plats et par le temps. La serveuse vint vers lui et lui sourit en lui tendant le menu. La dernière fois qu’il était allé au restaurant, il avait cinq ou six ans et il était avec son père et sa mère. Deux coussins sur la chaise lui permettaient d’être à la bonne hauteur, et pendant que ses parents lisaient le menu il avait dit au serveur qu’il voulait beaucoup de frites. Le rire cristallin de sa mère avait résonné dans la salle, plus limpide que le vin blanc frais versé dans les verres.

— Vous avez des frites ? demanda-t-il à la jeune serveuse, qui le regarda d’un air perplexe.

— On peut en faire, bien sûr… Et avec ça ? Qu’est-ce que je vous apporte ?

Michele n’était pas habitué à commander à manger, il cherchait un plat dans les dizaines de lignes que comportait le menu.

— Je ne sais pas trop…, murmura-t-il enfin.

— Je choisis pour vous ? proposa la jeune serveuse.

Michele ne comprit pas si sa proposition était due à sa hâte ou à sa gentillesse, mais il acquiesça sans réfléchir, heureux de se dégager de la responsabilité du choix. Il accepta l’eau minérale qu’elle lui proposait et l’autorisa même à apporter un demi-litre de vin rouge de la maison.

La serveuse s’éloigna et Michele prit une tranche de pain dans la corbeille. Il en mâcha un morceau, pensif. Puis il s’aperçut que le couple le regardait de temps à autre. Ils étaient peut-être intrigués par ce garçon solitaire à l’air perdu et fatigué. Michele sortit la photo de son sac et se dirigea vers leur table. Il leur montra en leur posant les questions habituelles. L’homme et la femme observèrent longuement le visage de sa mère, tandis que Michele racontait timidement son histoire, y compris pour la serveuse qui, entre-temps, était revenue dans la salle et s’était approchée, curieuse.

Ils se regardèrent tous les trois, comme pour se consulter, puis répondirent négativement, de toute évidence désolés.

— Comment peut-on abandonner un enfant si jeune ? dit la femme âgée en regardant son mari.

— Marta… Ce n’est pas gentil de dire ça, répondit-il doucement en indiquant Michele du regard.

— Je suis désolée, murmura la femme, gênée, mais je ne comprends vraiment pas certaines choses.

— Je me le suis souvent demandé, moi aussi, répondit Michele. C’est bien pour ça que je voudrais la retrouver… pour avoir une réponse.

Il s’étonna d’avoir prononcé ces mots avec autant de naturel. Peut-être qu’à force de parler – pensa-t-il – on s’y habitue et on apprend à ne pas avoir peur de dire ce qu’on ressent. Il se sentit soulagé et fier des petits progrès qu’il faisait d’heure en heure depuis son départ.

— Voulez-vous vous asseoir avec nous ? proposèrent alors les deux époux.

Michele hésita, puis accepta l’invitation, et la serveuse ajouta un couvert à leur table.

— Dieu envoie du pain à ceux qui n’ont pas de dents. Si j’avais eu un fils, moi…, dit la vieille femme tout bas.

Son mari acquiesça avec amertume.

— C’est ma faute, jeune homme. Je suis chargé à blanc, dit-il soudain à Michele avec une étrange ironie autoaccusatrice. De notre temps il n’y avait pas encore toutes ces diableries d’aujourd’hui, qui te permettent de faire un enfant avec… avec l’insémination, là, comment ça s’appelle…

— Insémination artificielle, suggéra Michele en retenant un sourire.

— Voilà, ce truc-là. Nous on faisait ce qu’il faut faire, et puis si ça ne marchait pas, à part demander la grâce au Bon Dieu, que pouvait-on faire ? Tu sais, on a essayé, hein ! Modestement, les forces ne me manquaient pas, au contraire…

— Luciano ! le sermonna la femme en rougissant légèrement.

Luciano s’interrompit et fit un clin d’œil à Michele, comme s’il était un vieil ami. Puis la serveuse arriva, servit aux époux leurs fettucine à la tomate et posa sur la table une petite assiette de frites pour Michele.

— Je vous les ai fait préparer en guise de hors-d’œuvre, murmura-t-elle sur un ton quasi maternant, désormais conquise par l’histoire du fils abandonné.

— Bon appétit, dit Luciano avant de planter sa fourchette dans ses fettucine.

Michele se sentit aspiré dans un passé plus que lointain, qui plusieurs fois lui avait été raconté.

 

« Bon appétit », murmure sa mère en scandant bien les syllabes. « Bon a-ppé-tit », répète-t-elle. L’enfant essaye de l’imiter. « Pti », dit-il enfin. Et elle rit, rit et sourit. Et l’enfant, son bavoir autour du cou, se sent un héros, au centre du monde. « Pti », répète-t-elle, douce et émue. Elle sanctionne, avec sa voix, l’existence de ce mot dans le langage universel.

Pti…

Pti…

Pti…

 

C’est le son lointain qui lui revient à l’esprit quand il goûte sa première frite. Elle est légère, croquante et salée à l’extérieur, moelleuse et chaude à l’intérieur.

 

Douce comme la courbure du dos de maman, penchée sur la table en train d’éplucher les patates, qu’elle coupe en fins bâtons tous identiques, jaunes. Sur le feu, l’huile attend, silencieuse, prête à exploser en gargouillis dès que les frites tomberont dans la poêle.

L’enfant observe et attend. Il sait que la feuille d’essuie-tout que maman a posée sur l’assiette servira à absorber l’huile des premières frites cuites. Il sait que maman fera semblant de ne pas le voir quand il en volera une et soufflera dessus pour la refroidir, avant de la cacher dans sa bouche et de la mâcher en vitesse…

 

— Mâche bien, jeune homme…

La voix douce de la femme ramène Michele au présent.

L’assiette était déjà vide et la légère sensation de satiété l’aida à se sentir plus à l’aise. Il but un peu de vin rouge en regardant ses deux compagnons.

— Vous êtes mariés depuis longtemps ? demanda-t-il en se sentant rougir.

— Trente-cinq ans, répondit Luciano avec fierté. Et jamais un jour loin l’un de l’autre. Pas comme aujourd’hui, où il suffit d’un éternuement pour divorcer et…

— Mon trésor, l’interrompit sa femme en souriant, nous avons compris qu’aujourd’hui c’est différent. Mais le monde est ainsi, il change. Nous ne pouvons rien y faire. C’est un râleur, ajouta-t-elle à l’attention de Michele avec un sourire débonnaire. Rien ne lui convient.

— Il n’y a que toi qui me conviens, dit Luciano comme une sentence, une déclaration d’amour répétée encore une fois, comme si ça ne suffisait jamais.

Michele savoura cette tendresse, cet amour qui s’était enraciné au fil du temps entre eux. Il sentit de l’envie, de l’admiration et enfin de l’espoir.

« Alors des amours aussi forts existent, des liens qui ne se dissolvent jamais… », pensa-t-il. « Alors ce n’est pas fou de faire confiance, de croire en l’autre, en une vie meilleure, en quelque chose qui ne change pas, même si cela ne dépend pas uniquement de toi ? »

Puis l’odeur qui arriva dans son dos le catapulta dans un mois de septembre lointain. Juste après, devant ses yeux explosa la vision d’une assiette de pâtes faites à la main, courtes et épaisses, assaisonnées d’une sauce dense et crémeuse.

— Strozzapreti à la sauce au mouton et à la betterave, annonça la serveuse.

Michele remercia d’un filet de voix, prit sa fourchette et en planta les dents dans les pâtes fermes et irrégulières. Il la porta à sa bouche et se retrouva dans le soleil tiède des dimanches de fin d’été, la radio allumée dans la cuisine, et les chansons à plein volume ; sa mère chantait, répétait les strophes tout en mélangeant les œufs, la farine, l’eau et le sel. En attendant, dans le four la viande de mouton dorait et se revêtait d’une croûte fine, avec les betteraves coupées en petits dés qui devaient fondre lentement. Où était passée cette sérénité ? Qu’est-ce qui avait brisé ce lien qui les unissait, les reliait, faisait leur bonheur ? Pour quelle raison Michele avait-il perdu le goût de la bonne nourriture, dans les années qui avaient suivi le départ de sa mère ? Comment avait-il pu oublier ces saveurs, les nier avec obstination, jour après jour ? Il se rendit compte qu’il avait cultivé une sorte d’expiation volontaire, comme si se contraindre à une vie privée d’émotions et de saveurs était le prix à payer pour survivre, mais surtout pour enterrer tout imprévu. Luciano et Marta se tenaient par la main, dans un silence plein d’amour, en le regardant manger.

— Tu devrais demander à la police, jeune homme, si vraiment tu veux retrouver ta mère, dit le vieil homme comme s’il avait eu une inspiration soudaine. Qui mieux qu’eux peut savoir quelque chose ?

Sa femme acquiesça.

Michele prit ce conseil en considération, même si Elena l’avait déjà prévenu que, sans signalement de disparition, les forces de l’ordre ne pourraient pas faire grand-chose. Mais il pensa qu’il valait peut-être la peine d’essayer ; la police locale était peut-être en possession d’informations que les autres commissariats n’avaient pas, surtout si sa mère avait vécu ou vivait encore dans cette zone.

— Le commissariat n’est pas loin, ajouta Luciano avant de lui expliquer comment s’y rendre.

Michele le remercia et entreprit de saucer son assiette de pâtes avec des morceaux de pain, qu’il savoura en silence.

Il était rassasié et prêt à reprendre les recherches. Il bavarda encore un moment avec ses nouveaux amis et avec la serveuse. Il déclina en vain la proposition de Luciano de lui offrir le repas (« Sinon il va se vexer », l’assura sa femme), il le remercia plusieurs fois, puis le moment arriva de prendre congé. Il ramassa son sac à dos, laissa un pourboire à la serveuse et se dirigea vers la sortie, échappant aux odeurs du restaurant et à la légère somnolence qui menaçait de s’emparer de lui.

 

Après dix minutes de marche rapide, il se retrouva devant le commissariat de police. C’était une construction en béton, rectangulaire et grise. Il entra et laissa errer son regard, ne sachant que faire. Sur sa gauche, il aperçut une petite salle d’attente occupée par une femme corpulente accompagnée de ses deux enfants, un homme d’une cinquantaine d’années avec un bras dans le plâtre et un monsieur élégant, l’air indigné, qui regardait sans arrêt sa montre. Sur la droite, dans une petite loge, un agent était visiblement chargé d’orienter le public. Devant, trois personnes attendaient leur tour. Michele se mit dans la file. Quand il se retrouva enfin devant le jeune agent, il hésita. L’homme le regarda, interrogateur.

— C’est pour quoi ? Porter plainte ?

Dans l’air vicié de la salle, Michele se sentit suffoquer. Il n’était pas préparé à répondre. Qu’aurait-il pu dire ? Comment expliquer ? Il eut l’intuition qu’un signalement, plus de vingt ans après la disparition, aurait semblé ridicule, voire offensif.

— Je… Je voudrais des informations pour trouver une personne, balbutia-t-il enfin.

L’agent lui demanda de préciser. Michele lui montra la photo de sa mère, lui donna son nom, lui exposa brièvement la situation. Le jeune homme appela un collègue plus âgé, qui arriva au bout de quelques minutes. Michele fut invité à réitérer sa demande. Les deux agents se consultèrent. Finalement, après un rapide coup de fil, ils indiquèrent à Michele une porte au fond du couloir derrière laquelle, lui dirent-ils, l’attendait un inspecteur.

Michele se dirigea vers le bureau, frappa timidement à la porte et entra.

La pièce était enfumée. Sur le bureau encombré de dossiers, un cendrier débordant de mégots témoignait du tabagisme compulsif du fonctionnaire. C’était un homme à l’air à la fois sympathique et renfrogné, la quarantaine, épais cheveux noirs, début d’embonpoint. Il fit signe à Michele de s’asseoir, se présenta comme l’inspecteur Sonnino et alluma une énième cigarette en toussant et en chassant la fumée devant son visage, comme s’il la subissait malgré lui.

— En quoi puis-je vous être utile ? demanda-t-il.

Michele poussa un soupir, épuisé mais prêt à répéter son histoire. Il montra la photo, expliqua les raisons de sa recherche, déclina son identité et celle de sa mère.

L’inspecteur l’observa de la tête aux pieds, pensif. Il regarda longuement les pansements et les plaies sur les mains de Michele, comme s’ils indiquaient qu’il était peu digne de confiance.

— Vous savez que je ne peux pas vous donner d’informations, monsieur Airone ? Il existe une loi sur la vie privée qui me l’interdit. Votre mère, à l’époque, est partie de son plein gré, elle était majeure et vaccinée et personne de votre famille n’a signalé sa disparition.

Michele acquiesça sans dire un mot.

— Le vrai problème, monsieur Airone, poursuivit l’inspecteur, ce n’est pas seulement la vie privée. Je m’explique… Admettons que je réussisse à savoir où se trouve votre mère, et imaginons, même si c’est absurde, que je vous donne son adresse. Vous y allez, vous la trouvez. Vous auriez vos raisons de lui en vouloir de vous avoir abandonné quand vous étiez enfant, vous la blâmez, vous vous disputez… et vous, monsieur Airone, vous faites un geste inconsidéré, je ne sais pas, moi… vous lui tirez dessus. C’est moi qui serais responsable, vu que je vous aurais dit où elle se trouve.

— Mais je ne veux pas tirer sur ma mère, tenta d’objecter Michele. Je n’ai même pas de pistolet…

— Ça c’est vous qui le dites, mais qui peut le vérifier ? Si vous voulez vous venger de votre mère, ce n’est pas à moi que vous le direz. Et si vous avez un pistolet, vous ne l’avez certes pas emporté avec vous ici, dit l’inspecteur en allumant une autre cigarette.

— J’ai compris, répondit Michele en soupirant, résigné. Vous avez raison. Merci quand même.

À ce moment-là, l’inspecteur s’adoucit et prit un ton paternaliste et confidentiel.

— Vous êtes-vous déjà mis à la place de votre mère ? lui demanda-t-il comme si la question contenait un piège.

Michele haussa les épaules pour admettre que non.

— Essayez d’imaginer. Un matin elle fait ses bagages et elle prend le train sans donner d’explication. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut simplement dire qu’elle en a assez de quelque chose et qu’elle veut couper avec sa vie. Parce que je vous assure que c’est ce que votre mère a fait. Une mère revient, si elle veut revenir. Et s’il lui était arrivé quelque chose de grave vous l’auriez appris, tôt ou tard. Vous me suivez ?

Michele acquiesça.

— Bien. Maintenant, si elle voulait quitter sa vie, monsieur Airone, est-ce que cela lui ferait plaisir que quelqu’un, ami, parent, fils, qui qu’il soit, se mette sur ses traces pour la ramener en arrière ? Je vais vous le dire : ça ne lui ferait pas plaisir. Ça ne ferait plaisir à personne. Et je vous le dis par expérience, parce que dans ma vie j’en ai cherché, des personnes disparues, avec des parents qui ont signalé leur disparition et qui insistaient, insistaient et insistaient pour les retrouver… Et à la fin, quand je mettais la main dessus, qu’est-ce qui se passait ?

— Qu’est-ce qui se passait ? répéta Michele, plus poussé par le regard de Sonnino que par un réel intérêt.

— Il se passait qu’il s’en fallait de peu pour que ce soient elles qui portent plainte contre moi, parce que j’étais venu remuer le couteau dans la plaie. Voilà ce qui se passait. Certaines s’étaient refait une vie, d’autres avaient un nouvel amour, d’autres encore étaient dans la rue, sous un pont, dans une cabane ou bien sous des cartons, parce que c’était comme ça qu’elles se sentaient libres… Et moi, qu’est-ce que je pouvais dire ? Rentrez chez vous ? De quel droit ? Chacun est libre de faire ce qu’il veut, putain, excusez ma vulgarité, monsieur Airone. Perdu de vue, tu parles… émission de mes couilles, excusez-moi encore, mais quand il faut il faut.

Il alluma une autre cigarette et Michele se leva pour le saluer et partir. Mais Sonnino lui fit signe de se rasseoir.

— Une dernière chose, ensuite je vous libère…, dit-il en aspirant la fumée. Il faut que je vous le dise, sinon ça va me rester en travers de la gorge. Quel travail je fais, moi ? Hein ? C’est quoi mon travail ?

— Hum… Inspecteur, je crois.

— Vous croyez bien. Inspecteur de police. Mais vous savez ce que je voulais devenir ? Acteur.

Il éteignit sa cigarette dans le cendrier et en alluma une autre, nerveux.

— Je rêvais de faire du cinéma, du spectacle… Je me serais même contenté du théâtre. Je sentais le feu, vous comprenez ? La vocation. Maintenant… à votre avis, qui est-ce qui m’a forcé à renoncer à mes rêves et à m’inscrire en fac de droit pour obtenir une putain de maîtrise, excusez-moi encore, dont je n’avais rien à foutre ? Qui ? Je vais vous le dire : ma mère.

Michele toussa, les narines pleines de fumée. Sonnino tira à nouveau sur sa cigarette, avec une avidité désespérée.

— « Passe une maîtrise, passe une maîtrise »… Tous les jours cette rengaine, ça m’a tellement épuisé que j’ai fait des études, j’ai eu ma maîtrise avec le minimum de points et aujourd’hui je suis un homme malheureux. Ça vous semble juste ? Non. Ce n’est pas juste, c’est moi qui vous le dis. Ça vous semble possible qu’une mère déploie autant d’énergie pour faire de son fils un homme malheureux ? Pourtant c’est le cas, je vous assure. Et pas seulement pour moi. Vous savez que 80 % des gens qui vont chez le psy y vont à cause de leur mère ? Vous ne le saviez pas ? Eh bien, je vous le dis. C’est une statistique réelle. Parce que les mères cessent de rêver pour elles et du coup elles planifient l’avenir de leurs enfants. Mais avec leurs propres rêves, pas ceux de leurs enfants. Ma mère rêvait d’un fils avocat, et voilà le résultat. Ça vous semble juste ?

— Non, admit Michele.

— Bravo ! Et alors, monsieur Airone… Vous qui avez eu la chance de rester libre de faire ce qui vous plaît, sans les emmerdes des attentes de votre mère, qu’est-ce que vous faites ? Vous venez ici et vous me demandez des nouvelles de maman ? Jouissez de la vie comme l’a fait votre mère, enfin ! C’est un conseil d’ami.

Michele acquiesça et profita de la énième cigarette écrasée dans le cendrier pour se lever et prendre congé. Il remercia l’inspecteur et l’assura qu’il méditerait sur ses paroles, puis il gagna enfin la sortie et l’air pur de l’après-midi.

En sortant du commissariat, il sentit sur son visage la gifle soudaine du vent glacial. Il fouilla dans son sac, en sortit un des pulls choisis par Elena et l’enfila par-dessus le tee-shirt de Freddie Mercury. Il ferma son blouson jusqu’en haut. Puis il s’éloigna et se remit bientôt à égrener son rosaire de questions aux personnes qu’il arrêtait et interrogeait au coin des rues ou dans les magasins. Certains l’écoutèrent patiemment, d’autres n’avaient pas le temps de s’arrêter. Une femme distraite en manteau de fourrure lui donna quelques pièces, le prenant pour un mendiant, mais il les lui rendit et parvint à lui montrer la photo de sa mère, devant laquelle il n’obtint qu’un haussement d’épaules indifférent. Il entra dans deux églises, parla à un vieux paroissien, à deux prêtres et à un jeune séminariste. Il passa en revue les taxis qui stationnaient sur les principales places de la ville, les fleuristes, les tabacs et les retraités du cercle des boulistes. Mais personne ne fut en mesure de lui fournir aucune information sur l’éventuelle présence de Laura Puglia, sa mère, à Ferrosino.

 

Il avait l’habitude de parcourir le train chaque soir, du wagon de queue à la locomotive, aller et retour, plus les petits déplacements à l’intérieur de la gare. Quelques centaines de mètres par jour, à pas lents et contrôlés. Ce jour-là, il avait marché des kilomètres, sans s’en rendre compte. Ainsi, au crépuscule, il sentit la fatigue lui envelopper les jambes. Les muscles de ses mollets avaient durci et son dos était douloureux, il avait du mal à se tenir droit et ce fut comme revenir en arrière dans le temps, aux après-midi passés à jouer au ballon avec ses camarades d’école, jusqu’à ce que sa mère l’appelle pour le dîner. À cette époque aussi ses mollets étaient durs comme de la pierre, il sentait son sang pulser dedans. Et la fatigue arrivait d’un coup, comme le sommeil qui nous emporte pendant que nous lisons. Il regarda autour de lui et vit l’enseigne d’un bar : le Blue Note. L’inscription, formée d’ampoules intermittentes, clignotait d’un bleu électrique. L’envie de s’asseoir quelques minutes et de boire quelque chose de chaud poussa Michele à entrer.

C’était un grand bar. Les parois recouvertes de bois se reflétaient les unes dans les autres à travers de grands miroirs ovales encastrés çà et là. Le comptoir des alcools forts était en métal brillant et sombre, un éclair de modernité dans un ensemble qui sentait le vieillot. Au fond, trois musiciens achevaient d’installer leurs instruments sur une petite scène circulaire très légèrement rehaussée. Michele repéra une table libre à l’écart et alla s’asseoir. Étendre ses jambes sous la table lui procura un soulagement immédiat. Un serveur s’approcha et lui tendit la carte. Il commanda un thé. En l’attendant, il sortit le paquet de biscuits au chocolat de son sac à dos et en mangea deux à la dérobée. Quand le serveur arriva avec le thé, les musiciens s’apprêtaient à jouer. Trois coups rythmés scandés par les baguettes du batteur précédèrent le début de la pédale harmonique de All Blues. Les notes en 6/4 du morceau de Miles Davis s’envolèrent, légères, et Michele sentit soudain son corps fatigué l’abandonner : il descendait comme sur un lent toboggan. Il le laissa aller, comme s’il ne lui appartenait plus. Et tout ce qui resta de lui et de sa mémoire se mit à flotter au niveau supérieur, entre les notes, l’accordéon et les mots, sans poids, sans pensées, sans autre type d’existence que cette musique.

« The sea… the sky… and you and I… sea and sky and you and I… with all blues… », susurrait le pianiste en soufflant sa voix rauque dans le micro. Michele se surprit à penser à tout le temps qu’il avait perdu et dissous dans le silence, à son existence muette passée paresseusement dans l’enceinte de la gare ferroviaire, à la scansion quotidienne de ses habitudes. Il resta cloué à sa table pendant près d’une heure à écouter le trio. Plongé dans l’extase d’un solo inspiré de piano, il oublia pourquoi il se trouvait dans ce bar, les raisons qui l’avaient poussé à ce voyage, sa recherche, son passé, ses peurs et la recette des œufs au bouillon. Pour la première fois après tant d’années, il se laissa aller à la vie, comme un radeau à la dérive sur la mer. Quasi sans le vouloir, il fixa le thé qui ondulait en fumant dans la tasse. Et dans le liquide chaud il aperçut ses yeux, comme dans un miroir. À ce moment-là, il se sentit en mesure de répondre à une des questions d’Elena, peut-être celle qui l’avait le plus frappé.

« Je suis rouge, Elena », pensa-t-il. « Je suis rouge et je voudrais te le dire, tout de suite. Je ne veux pas interrompre ce rêve que m’offre la musique, cette sensation de reprendre le contrôle de ma vie, de trouver une réponse à mes questions, même si pour l’instant les réponses me font peur. Mais quand je sortirai de ce bar, je t’appellerai pour te dire que je suis rouge. Et je te dirai que j’espère parfois que ma couleur, que toutes les couleurs que je prendrai, à partir de maintenant, dans ma vie, s’accorderont toujours avec les tiennes, même si cet espoir me fait un peu trembler, même si je n’ai pas encore la force de me fier à l’imprévu et au rêve. Peut-être qu’avec ton aide un jour ou l’autre j’y réussirai. Peut-être… »

Puis le trio cessa de jouer et Michele se reconnut : jambes, bras et dos rentrèrent en sa possession comme s’ils l’aspiraient vers la réalité. Il regarda autour de lui : le bar était bondé, les gens se pressaient pour commander des boissons. Il ramassa son sac à dos et se dirigea vers la caisse. Mais soudain, porté par son optimisme et son courage, il décida de profiter de la petite foule qu’il avait autour de lui. Il retint son souffle un instant. Il savait qu’il se préparait à affronter une autre épreuve, peut-être la plus difficile jusque-là : parler à tout le monde, à voix haute. Attirer l’attention sur lui et en affronter les conséquences. Mais l’euphorie semblait avoir bloqué tous les accès à la peur. Il sortit la photo de sa mère et la montra aux présents.

— Excusez-moi, un instant d’attention ! dit-il sur un ton décidé qui le surprit lui-même. Quelqu’un parmi vous aurait-il vu cette femme ?

Dans le bar, les bavardages des clients cessèrent. Michele sentit tous les regards rivés sur lui et sur la photo.

— Elle s’appelle Laura Puglia, ajouta-t-il, cette fois avec un léger tremblement dans la voix.

De nombreux clients se retournèrent, curieux. Le premier fut un jeune homme roux, grand et costaud, qui regarda la photo avec attention avant de secouer la tête et se retourner vers le bar pour prendre deux pintes de bière. Michele, comme s’il s’en souvenait soudain, expliqua que la photo datait de vingt-cinq ans et qu’il fallait donc imaginer la femme vieillie et, peut-être, alourdie par le temps. Il resta immobile, la photo sur la poitrine, tandis que l’un après l’autre clients, serveurs, serveuses et même les barmen défilèrent devant lui pour observer le cliché de près. Cette fois non plus il n’obtint aucun résultat : apparemment personne n’avait jamais vu sa mère à Ferrosino ni ailleurs. Résigné, il remercia à voix basse, rangea la photo dans son sac puis s’approcha de la caisse pour payer sa note. La caissière lui sourit, solidaire. Et quand Michele sortit de sa poche la liasse de billets qu’il avait retirés au distributeur de la gare, la jeune femme l’arrêta.

— Le thé est offert par la maison, dit-elle avant de lui souhaiter bonne chance.

Michele la remercia, gêné, et se dirigea vers la sortie, quand il sentit une main se poser sur son épaule. Il se retourna et vit le grand gaillard aux cheveux roux qui lui souriait.

— Excuse-moi… je ne sais pas comment tu t’appelles, dit le jeune homme.

— Michele.

— Moi c’est Ettore, poursuivit l’autre en lui tendant la main que Michele serra, perplexe. Écoute, si cette femme sur la photo a vieilli, comme tu dis, alors peut-être que je l’ai vue. Ou plutôt, nous l’avons vue, poursuivit Ettore en se tournant vers le bar et en faisant signe à un autre type, élégamment vêtu, les cheveux noirs coupés très court.

Michele sentit sa gorge se nouer. Son cœur accéléra tandis que le jeune homme élégant s’approchait et tendait à son tour la main à Michele.

— Maurizio, annonça-t-il.

Michele lui serra la main et balbutia son prénom, sans réussir à endiguer l’émotion qui lui brisait à la voix.

— Tu me montrerais la photo, pour vérifier ? À première vue je n’y ai pas prêté attention, mais ensuite…, dit Maurizio, laissant sa phrase en suspens.

Michele acquiesça, la gorge brûlante, la bouche sèche, la salivation suspendue. D’un geste empressé il ressortit la photo de son sac tandis que les deux types lui faisaient signe de les suivre dans un coin plus tranquille du bar.

Ils se dirigèrent vers une petite table à côté de l’entrée. Les jeunes gens s’assirent et invitèrent Michele à les imiter. Maurizio prit la photo et l’observa avec attention. Michele, toujours debout, n’arrivait pas à dire un mot, les yeux rivés sur ceux du jeune homme.

Maurizio soupira.

— Je ne sais pas, je ne suis pas sûr… mais il me semble que c’est le même regard, dit-il enfin.

Michele s’assit : il ne tenait plus sur ses jambes.

Les deux types se regardèrent, tendus.

— C’est celle qui habite à Plezzo, non ? demanda Ettore à Maurizio en observant la photo à son tour, comme pour chercher confirmation.

— Il me semble… J’ai dû la voir deux ou trois fois. Je ne suis pas sûr, poursuivit Maurizio, mais ça pourrait être elle.

— Tu sais… tu sais où elle habite ? murmura Michele.

Maurizio acquiesça, puis regarda Ettore comme pour chercher son soutien.

— Elle habite à deux pâtés de maisons d’ici. Ce n’est pas loin. C’est un immeuble bas, au début de la via Plezzo. Une cinquantaine de mètres plus loin, sur la droite… peut-être un peu plus, ajouta-t-il.

— Via Plezzo… tu ne te rappelles pas le numéro ? demanda Michele, la voix étranglée.

Les deux types se regardèrent, comme s’ils s’interrogeaient mutuellement. Puis ils secouèrent la tête. Michele soupira.

— Si tu veux, on t’accompagne, proposa enfin Ettore.

Michele ferma les yeux, comme pour remercier le ciel.

 

Un tourbillon d’émotions le tira hors du bar avec les deux jeunes gens. Peut-être avait-il réussi. Peut-être reverrait-il bientôt sa mère. Alors partir, quitter sa maison et ses sécurités, affronter le voyage, s’ouvrir au dialogue, faire confiance aux gens, vaincre sa timidité et s’efforcer d’être comme tous les autres n’avait sans doute pas été inutile. Le cœur serré, il suivit les deux hommes dans une rue éclairée par des lampadaires. Les images se succédaient dans sa tête : le visage de sa mère par la fenêtre du train, le matin où elle était partie ; sa silhouette élancée, au bord de la mer, pendant qu’elle regardait sans un mot le coucher de soleil à l’horizon ; ses mains fuselées qui serraient les siennes, d’enfant ; son sourire, ses lèvres rouges et charnues ; les couvertures bordées avant qu’il s’endorme et le verre d’eau fraîche posé sur la table de nuit avant le « bonne nuit, mon trésor » prononcé à voix basse. Puis les mille variations de son visage qui se transformait dans le temps, qu’il allait peut-être revoir. Que ressentirait-il ? Comment réagirait-il ? De quel coffret mystérieux sortirait-il la force et le courage nécessaires pour frapper à sa porte ?

Le froid du soir transformait sa respiration en buée quand les deux types tournèrent à droite, dans une ruelle peu éclairée. Michele les suivit, pressant le pas.

— Nous sommes presque arrivés, expliqua Maurizio.

Il regarda Ettore du coin de l’œil. Ce dernier s’arrêta soudain, se tourna vers Michele et lui mit un violent coup de genou dans le ventre. Michele ouvrit la bouche pour respirer et, avant qu’il puisse se replier sur lui-même pour comprimer la douleur, Ettore lui envoya un coup de poing sur la tempe avec un grognement sourd.

Michele perdit l’équilibre, s’écroula sur le trottoir et fut immédiatement assailli par une série de coups de pied qui continuaient de le frapper tandis qu’il se recroquevillait en position fœtale, les bras et les jambes repliés, tentant de se protéger le visage.

Sous les coups des jeunes gens, Michele sentit son état de conscience s’éloigner vers un ciel inconnu, dense d’obscurité et de brouillard. Il entendit Ettore qui hurlait à son ami :

— Dans sa poche ! Les sous sont dans sa poche ! Je l’ai vu les ranger !

Sans pouvoir réagir, il sentit les mains de Maurizio se frayer un chemin entre ses coudes et ses genoux toujours serrés contre son torse. Puis elles fouillèrent dans les poches de son jean, nerveuses, pointues comme les griffes d’un vautour, elles saisirent les billets et les sortirent de leur cachette. Il essaya d’attraper un bras de Maurizio, mais un autre coup l’atteignit juste sous le sternum, lui coupant le souffle.

— Regarde dans les poches de son blouson ! ordonna Ettore en contrôlant que personne n’arrivait dans la ruelle.

Maurizio attrapa les deux côtés du col du blouson de Michele, les écarta d’un geste violent, comme pour les arracher, puis fouilla les poches intérieures, où il trouva le portable d’Elena. Michele le vit briller un instant dans la main de son agresseur et sentit monter en lui une rage sourde et inattendue. Il saisit le bras de Maurizio et mordit de toutes ses forces la main qui tenait le téléphone. Le jeune homme hurla de douleur et lâcha sa prise. Michele le couvrit de son corps, tandis qu’un autre coup l’atteignait dans les côtes.

— Allez, allez, on y va, y a des gens qui arrivent ! entendit-il crier, les oreilles bourdonnantes.

Puis il distingua les pas des deux types qui s’enfuyaient, se perdaient dans l’obscurité.

Il essaya d’ouvrir les yeux, lentement. Il vit passer au loin, à l’entrée de la ruelle, le couple âgé qu’il avait rencontré au restaurant. Le bruit de leurs pas avait probablement fait fuir ses agresseurs, les empêchant de continuer à s’en prendre à lui. Peut-être que Luciano et Marta rentraient chez eux. Bras dessus bras dessous, ils bavardaient en souriant. Michele eut l’impression qu’ils venaient d’un autre monde, d’une réalité bien loin de ce qu’il venait de vivre. Il n’avait pas assez de souffle pour les appeler à l’aide. Et il comprit que, même si cela avait été le cas, il ne les aurait pas distraits de leur promenade, de leurs sourires, de leur réalité rassurante. Comme si le seul fait de sa présence, allongé dans la ruelle, le visage tuméfié par les coups, aurait pu salir pour toujours leur vie propre et sereine. Il se sentait décalé, une coquille à souligner en rouge, un refus sur la page arrachée d’un récit qu’il venait de commencer à écrire et pour lequel, l’espace d’un instant, il avait rêvé une fin heureuse. Tandis que le couple s’éloignait, il relâcha la prise de ses mains sur son torse et sentit la douleur de la tension qui se dissipait. Il ramassa le téléphone portable que lui avait donné Elena. La vitre de l’écran était fêlée, mais il avait l’air de fonctionner. Il mit sa main dans la poche arrière de son jean et découvrit que, heureusement, son portefeuille était toujours là. Enfin, il concéda à ses sens de l’abandonner.

 

— Il ne répond pas.

Elena laissa sonner, inquiète.

— Il doit être occupé. Ou bien il ne veut pas te parler.

Elena soupira et regarda Milù debout à côté de la table de la cuisine. Le cercle de la lune resplendissait dans son dos, par la fenêtre, et faisait ressortir le noir absolu de ses cheveux.

— Et s’il lui était arrivé quelque chose ? demanda Elena, toujours en ligne.

— Tu es vraiment têtue, hein ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ? Il t’a dit que c’était lui qui t’appelait. Alors pourquoi tu n’attends pas qu’il t’appelle ?

— Parce que je suis inquiète, voilà pourquoi… j’ai une intuition. Quelque chose ne va pas, je le sens, confessa-t-elle en regardant du coin de l’œil ses parents qui s’activaient vers le frigo.

Elle les regarda l’ouvrir lentement, essayant de ne pas faire de bruit.

— Une intuition, répéta Milù sur un ton ironique. Allez, avoue, tu es en train de chercher une excuse pour l’appeler.

Elena ne répondit pas. Milù avait peut-être raison, elle cherchait peut-être simplement une bonne excuse pour appeler Michele. Pourtant, pendant un instant sa respiration s’était bloquée, juste au centre de la poitrine. Et là elle avait senti comme un appel lointain, qui avait le goût âcre de la peur.

En attendant, ses parents avaient sorti et posé sur la table un gâteau au chocolat. Certains de leur discrétion, ils prirent une boîte qui contenait des bougies d’anniversaire et les disposèrent dessus.

Elena sourit, attendrie.

— Bon anniversaire, petite sœur, dit-elle à voix basse.

— Bon anniversaire à toi, répondit Milù dans un murmure.

Quand les vingt-cinq bougies furent allumées, son père et sa mère se regardèrent. L’homme caressa doucement le visage de sa femme, qui posa le front sur son épaule.

— Alors, on fête ou on ne fête pas ? demanda-t-il enfin.

Avant de répondre, Elena jeta un rapide coup d’œil au téléphone, pour s’assurer de ne pas avoir raté d’appel ou de message de Michele. Elle évita le regard ironique de Milù, qui secoua la tête et sourit, résignée.

Puis, ensemble, elles soufflèrent les bougies.

 

Le silence absolu qui l’entourait fut interrompu par un halètement et un souffle tiède sur son nez. Puis le contact sur son visage de quelque chose de froid et humide. Michele entrouvrit les yeux et découvrit le museau d’un petit chien errant qui le reniflait, curieux. Il s’écarta avec un cri étranglé et le chien s’enfuit en glapissant, effrayé. Michele constata qu’il tenait toujours le portable dans sa main. Il le glissa à grand-peine dans la poche de son blouson. Lentement il releva la tête, puis il prit appui sur ses bras et s’assit sur le trottoir. La douleur des coups, qui jusque-là avait été anesthésiée par l’évanouissement, affleura soudain. Il sentit le goût métallique du sang dans sa bouche, tâta ses lèvres blessées, gonflées. Puis, rassemblant ses forces, il se releva tout doucement. Il respira profondément et sentit les muscles de son thorax se déchirer en s’étirant, poussés en avant par la cage thoracique qui s’élargissait pour accueillir l’air. Il se pencha pour ramasser le sac à dos à ses pieds. Il vacilla en se relevant, posa une main contre le mur et toussa longuement, crachant des petits grumeaux de sang. Il regarda autour de lui et tout ce qu’il vit lui évoqua la solitude et la défaite. Il avança dans la ruelle jusqu’à retrouver la rue. Il s’aperçut que la stupeur couvrait encore toutes les autres sensations : peur, douleur, rage, humiliation. Un pas après l’autre, il avait l’impression de revivre son passage à tabac comme s’il était arrivé à un étranger : les visages de ses agresseurs étaient des visions lointaines, tirées d’un film qui lui revenait en mémoire. Seuls la douleur et le goût du sang l’ancraient encore à la réalité, en plus de la fatigue qu’il traînait derrière lui en avançant vers un but qu’il n’arrivait pas à définir. Quelque chose, à l’intérieur de lui, s’était effrité comme un château de sable au bord de la mer : la sensation de réussir à prendre sa vie en main après l’avoir crainte et éloignée pendant des années. Il avait fait confiance à deux inconnus et ainsi il avait donné raison à son père qui invitait à la méfiance, toujours et quoi qu’il en soit, envers quiconque. Il sentit le besoin de s’allonger et de dormir, pour tout effacer. Il traîna ses pas devant les vitrines des magasins fermés.

Ferrosino semblait soudain déserte ; seuls les restaurants et les bars disséminés sur son chemin étaient éclairés et laissaient échapper les murmures des clients qui dînaient. Il les reconnut les uns après les autres : il les avait tous vus durant la journée.

Un peu plus loin, tel un mirage il aperçut l’enseigne d’une pension qui se détachait sur la façade d’un vieil immeuble à trois étages. Il imagina un endroit chaud et un lit douillet, quatre murs qui le protégeraient de la nuit et de la peur de se perdre pour toujours.

Il traversa la rue déserte, gagna l’entrée, poussa la porte vitrée. Une cloche annonça son arrivée. Il regarda autour de lui : le hall était étroit et dépouillé ; sur sa droite, deux canapés en velours vert se faisaient face autour d’une table basse en fer forgé, croulant sous les vieilles revues. Sur sa gauche, un comptoir en bois clair derrière lequel apparut le propriétaire du lieu, pâle et efflanqué, le dos courbé et le regard bas, comme s’il craignait le passage soudain d’un avion au-dessus de sa tête.

L’homme grommela un salut formel avant que Michele entre dans son champ de vision. Enfin, il leva les yeux et le regarda fixement. Il vit sa joue droite tuméfiée, sa lèvre inférieure fendue, son jean et son blouson pleins de poussière et son expression devint inquiète, quasi méfiante.

Michele s’approcha et demanda une chambre pour la nuit, couvrant ses lèvres douloureuses de sa main. L’homme remarqua ainsi ses doigts blessés couverts de pansements. Il essaya de gagner du temps, examina le registre des clients, dodelinant de la tête pour faire comprendre qu’il serait quasi impossible de trouver une chambre.

— N’importe laquelle fera l’affaire… s’il vous plaît, murmura Michele, épuisé.

Le propriétaire sembla apprécier le ton du jeune homme et ce « s’il vous plaît » qui avait été prononcé avec sincérité et humilité.

— Il y aurait une chambre…, admit-il enfin.

Il lui demanda ses papiers et un paiement d’avance. Michele lui tendit sa vieille carte d’identité et l’homme l’examina avec circonspection.

— Cette carte n’est plus valable, déclara-t-il.

Michele tressaillit : il n’avait pas pensé à la renouveler. Il ferma les yeux un instant en soupirant puis acquiesça, défait.

— Vous n’avez rien d’autre ? demanda l’homme comme s’il posait une question rhétorique, plus pour le mettre en difficulté que pour l’aider.

Michele secoua la tête, expliqua rapidement qu’il avait été victime d’un vol et tendit au propriétaire sa carte de crédit, lui faisant remarquer que les noms et prénoms qui y figuraient étaient les mêmes que sur sa carte d’identité. Il eut l’impression qu’il essayait de se prouver à lui-même qui il était vraiment.

L’homme étudia la carte de crédit, puis s’adressa à Michele sur un ton conciliant.

— Voilà ce qu’on va faire… moi j’enregistre votre identité, mais je vous fais payer le prix d’une double même si la chambre est simple.

Michele accepta, soulagé. Et le remercia comme s’il venait de lui accorder une réduction. L’homme tapa le montant et inséra la carte de crédit dans l’appareil. Michele retint son souffle. Quand le paiement fut validé, il se remit à respirer. Puis il reçut la clé de sa chambre : la 304.

 

Les parois métalliques de l’ascenseur le dépaysèrent. Il appuya sur le bouton du troisième étage et la cabine entreprit sa montée, comme aspirée par le haut. Il ferma les yeux, envahi par une sensation de vide. Il laissa ses pensées glisser vers le passé. Il se rappela qu’enfant il fermait les yeux en espérant que le noir de ses paupières fermées le rende invisible au monde. Il aurait donné n’importe quoi pour être vraiment invisible, pour s’annuler et se dissoudre dans l’oubli, comme s’il n’avait jamais existé.

L’ascenseur s’arrêta avec un sursaut. Michele passa en revue les numéros des chambres réparties le long du couloir et repéra la sienne. Il ouvrit, referma la porte derrière lui et se retrouva seul. Il regarda autour de lui et sentit une certaine familiarité, qu’il comprit peu à peu : les chambres d’hôtel ont quelque chose de commun avec les wagons des trains ; ce sont des parenthèses de la vie accordées en prêt, des lieux de transit pour des identités différentes et inconnues qui se relaient entre un départ et un retour, jour après jour, dans l’attente d’un réveil ou d’une arrivée. Ils appartiennent à tout le monde et à personne, comme le hasard. Ou le destin.

Il posa son sac sur le lit et goûta le soulagement que lui procuraient les quatre murs autour de lui et le plafond au-dessus de sa tête. Il regretta son chez-lui, ce silence qui durait toute la journée, après le départ du train, à peine brisé par le bruit du vent ou le piaillement des oiseaux. Ce silence qui appartenait aussi à ses objets trouvés, disposés en rang autour de sa vie comme une palissade qui le protégeait du mal. Ces objets lui manquaient, avec leurs ombres qui changeaient de forme quand le soleil et la lumière se déplaçaient dans le ciel, leurs respirations que lui seul percevait, leur présence rassurante.

Il trouva la porte de la salle de bains et alla se laver. Quand il se regarda dans le miroir, il eut du mal à se reconnaître : le visage gonflé et violacé, les lèvres striées de rouge rouille, la couleur du sang séché, les pupilles dilatées par la peur qui ne l’avait toujours pas abandonné. Il se déshabilla et se glissa sous la douche, sans attendre que le jet d’eau soit tiède. Le contact de l’eau froide lui fit mal en tendant soudain ses muscles et ses nerfs. Puis l’eau chaude arriva comme une caresse. Il la laissa glisser sur sa peau, la goûta entre ses lèvres. Il lava ses cheveux, son corps et ses blessures puis s’enroula dans la serviette. Il se sentit soulagé, comme secouru par une trêve. Puis il sortit de la salle de bains, ouvrit son sac et choisit un tee-shirt pour la nuit. En fouillant d’une main, en tâtant les tissus et les cheveux de Milù, il sentit une étrange tiédeur. La même que celle qui le faisait se sentir en sécurité chez lui. Il sortit le journal intime, la photo de sa mère puis la poupée, le jean de rechange, les tee-shirts, les pulls et les sweat-shirts qu’Elena avait choisis pour lui. Il posa soigneusement la poupée, le journal et la photo sur le petit bureau. Il plaça les deux chaises à côté de la penderie et installa ses affaires sur les dossiers, tentant de les replacer dans le même ordre que chez lui. Les unes après les autres, lentement, avec amour. Puis il posa le sac à dos sur la table de nuit et la chambre d’hôtel eut soudain un aspect familier. Il regarda autour de lui et sourit : il était à nouveau entouré et protégé par ses objets trouvés. Même l’air lui sembla plus respirable. Il ajusta la serviette autour de sa taille et alla à la fenêtre pour fermer les rideaux.

Au moment où il regardait par la vitre, il se retira instinctivement et fut assailli par une stupeur et une terreur qu’il ne parvint pas à déchiffrer.

Il hésita.

Puis il retourna à la fenêtre, prudemment, et regarda de nouveau la rue.

La stupeur et la terreur se transformèrent en vertige et Michele comprit enfin : la fenêtre se trouvait au troisième étage du bâtiment et toute sa vie, jusqu’à ce moment, s’était déroulée au rez-de-chaussée. École, maison, gare. Les deux marches qu’il montait pour entrer dans le train avaient représenté la hauteur maximale de son vol.

C’était la première fois qu’il observait le monde d’en haut. Il se sentait au bord d’un précipice.

Il ferma les yeux, respira à fond et les rouvrit, plusieurs fois, jusqu’à ce que son vertige s’estompe et que le contact de ses pieds nus sur le sol le rassure. Il écarta les bras comme s’ils étaient des ailes et fut étonné de se sentir parfaitement en équilibre. Il ne pouvait pas tomber, il ne pouvait rien lui arriver entre ces murs fraîchement repeints, parmi les objets et les vêtements qui lui tenaient compagnie. Il regarda à nouveau par la fenêtre, fixa la lune qui resplendissait dans le ciel. Puis il baissa lentement les yeux et suivit les contours des parois sombres des montagnes qui se découpaient au loin.

Il regarda les lumières aux fenêtres des derniers étages des habitations toutes proches, puis plus bas, lentement, jusqu’aux portes d’immeubles et aux magasins. Il sentit sa respiration ralentir, avec le battement de son cœur.

Puis il s’appropria cet abysse.

Il observa longtemps la rue à travers la vitre, attendit le passage des voitures et des quelques passants et goûta l’ébriété de les observer d’en haut.

Quand la nuit vida définitivement les rues, elle surprit Michele en train d’observer le monde, immobile, par la fenêtre.

Comme un enfant émerveillé.