12

 

Une année passa. Je m’étais presque réconciliée avec ma nouvelle vie. Tante Latha avait cessé de me faire peur et Krishenbhai, dont je partageais les secrets, était de plus en plus amical. Lotti était un peu la sœur que je n’avais jamais eue. L’odeur de renfermé de l’appartement ne me dérangeait presque plus. Mais je me languissais toujours de ma mère et de mes frères. Je rêvais du jour où nous serions enfin tous réunis pour recomposer une vraie famille. Alors ma vie, comme un film qu’on interrompt pour changer de bobine, reprendrait son cours.

— A propos, il y a une lettre pour toi, me dit tante Latha un soir au dîner, d’un ton indifférent. Je restai bouche bée.

— Une lettre ?

— D’Angleterre. De ta mère, je crois.

La cuillère me tomba de la main. Sa dernière lettre remontait à dix jours à peine. Impatiente de lire, je demandai :

— Est-ce que… je peux l’avoir ?

— Pas maintenant, dit-elle, la bouche pleine, après dîner.

— S’il te plaît, tante Latha, c’est peut-être important…

— Va lui chercher sa lettre, Latha, intercéda Krishenbhai. Tu vois bien qu’elle ne pourra rien avaler avant de l’avoir lue.

Tante Latha s’exécuta en maugréant.

— J’espère que ce ne sont pas de mauvaises nouvelles, dit-elle en me la tendant.

— Ne raconte pas de bêtises ! s’irrita mon oncle. Pourquoi faut-il que tu imagines toujours le pire ?

Je me taisais. Je déchirai l’enveloppe d’une main tremblante et me mis à lire, tournée de biais sur ma chaise afin que ma tante ne puisse me voir que de profil.

Chère Lîla,

Comment vas-tu ? Ton oncle et ta tante m’ont appris que tu t’étais bien adaptée. Bien élevée, obéissante, serviable, ils ne me font que des compliments sur toi. Je suis très fière d’entendre dire des choses aussi positives de ma fille. Savoir qu’au moins tu es heureuse et en de bonnes mains allège un peu le fardeau de mon souci…

— Quand est-ce qu’elle a appelé ? demandai-je d’un ton accusateur. Pourquoi vous ne m’avez rien dit ?

— Elle a dit qu’elle rappellerait, répondit hâtivement tante Latha, nous ne voulions pas gâcher ta surprise.

— Quelle surprise ?

Mon cœur s’était mis à battre plus fort.

— Lis ta lettre, coupa précipitamment Krishenbhai. Elle a dit qu’elle venait de t’écrire.

Tes frères vont toujours à l’école qui est près d’ici, mais je n’en suis pas contente. Elle est remplie de petits voyous et de brutes. Je me renseigne sur les écoles privées pour trouver un endroit où les enfants sont plus gentils. Mais elles sont très chères ici, et maintenant que ton pauvre père est mort, je ne sais pas comment je pourrai m’en sortir. Mais je t’ai assez embêtée avec mes soucis. Tu en es loin, Dieu merci, et d’ici quelques années, tu auras un mari et une maison à toi.

Le magasin de Nairobi a été vendu. Nous n’en avons pas tiré grand-chose. Mais avec ce qu’il nous a rapporté, j’ai acheté une petite boutique à South Oxney, un village au sud de Londres. Ton oncle Atul dit que c’est un très bon investissement, au rythme où Londres s’étend. M. Patel m’a aidé à l’acheter. Nous allons nous marier le mois prochain.

Je suspendis ma lecture. Se marier ? Comment pouvait-elle ? Et nous ? Où irions-nous ? Je levai la tête. Ils me regardaient fixement tous les deux avec appréhension. Krishenbhai avait même l’air un peu coupable.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.

— Ne fais pas semblant, tu le sais parfaitement. Elle te l’a dit au téléphone, non ?

Krishenbhai détourna le regard. Même ma tante se taisait.

Je me levai de table en repoussant violemment ma chaise.

— Vous auriez dû me prévenir ! éclatai-je.

Puis je me précipitai dans les WC pour continuer à lire, assise sur le siège des toilettes.

Nous aurons un mariage très simple, une cérémonie civile devant un maire anglais. Ensuite, je pourrai envoyer les garçons à l’école privée et un jour, si tu veux, tu viendras nous rendre une petite visite. Peut-être que nous pourrons même partir en vacances en France – M. Patel dit que c’est un pays merveilleux – et en profiter pour venir vous voir, toi, ton oncle et ta tante, à Paris. Pas longtemps, bien sûr, car j’ai cru comprendre que la maison est petite. Mais pour un week-end, par exemple.

Je suis si heureuse pour toi, ma petite chérie, et pour nous tous. Dieu nous est venu en aide, nous sommes tous bien installés, les uns et les autres.

Ta maman qui t’aime.

Je retournai la feuille de papier pour voir si elle avait écrit autre chose au verso. La page était blanche. Je relus la lettre, au cas où j’aurais sauté une phrase essentielle. Non. Je froissai lentement la lettre dans mon poing et me forçai à regarder la vérité en face : ma mère m’avait abandonnée. La gorge me brûlait et la sensation s’étendait peu à peu à ma cage thoracique. J’avais des haut-le-cœur. Je me précipitai au lavabo.

Là, je levai les yeux sur le miroir. Le visage qui me rendait mon regard ressemblait tant au sien. Mais elle ne s’en était même pas aperçue. En fait, elle n’avait jamais eu l’intention me faire venir en Angleterre, et mon oncle et ma tante devaient être au courant. Krishenbhai et Latha… J’eus un rictus d’amertume. J’étais leur enfant. Et tout le monde l’avait su, sauf moi. Personne n’avait pris la peine de m’informer. J’étais seulement censée accepter ce qui m’arrivait. Ma destinée.

Les jours qui suivirent, j’eus désespérément besoin de Lotti, mais c’était comme si on me l’avait enlevée, elle aussi. Elle était en vacances à l’île Maurice. Je ne m’étais jamais sentie aussi seule. J’avais cessé d’aller travailler à la boutique. Je restais couchée toute la journée, ou bien je regardais des films avec ma tante. Je me réfugiais dans la préparation de repas pantagruéliques auxquels, la plupart du temps, je ne touchais pas.

Quand Lotti revint, j’accueillis, hilare, les anecdotes dont elle débordait sur ses cousines, ses tantes et tous ses prétendants. Ma bouche s’ouvrait et de grands éclats de rire me montaient du fond de la gorge. Mais c’était un rire de convenance. Lotti et sa vie me paraissaient lointains, et déjà presque sans rapport avec moi. Elle me regardait d’un air interrogateur.

— Ils l’aiment tellement, là-bas, disait son père, qu’ils veulent qu’elle se marie et qu’elle s’installe parmi eux. Nous avons eu toutes les peines du monde à la ramener.

Je redoublai de rire.

— C’est bon de l’entendre rire, hein, Latha ? dit mon oncle avec nervosité. Il se tourna vers les Ramdhune : Elle est restée très silencieuse, ces derniers temps.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Mme Ramdhune à tante Latha.

— Sa mère s’est remariée, murmura-t-elle.

— Oh ! La pauvre petite ! Heureusement qu’elle vous a pour prendre soin d’elle.

Plus tard, Lotti m’entraîna sur le balcon. Sans rien dire, elle me prit le visage entre ses mains, et ses yeux s’emplirent de larmes.

Après cela, la vie retrouva son cours normal, du moins en apparence. Je repris mon travail à la boutique, mais rien n’était plus comme avant. Faute de pouvoir leur imaginer un terme, les journées à l’épicerie s’étiraient indéfiniment, se fondaient, indifférenciées, l’une dans l’autre. C’est alors que je me mis à voler de petites sommes d’argent dans la caisse, falsifiant les comptes de cinq francs par-ci par-là. Je ne sais pas comment cela a commencé. Peut-être était-ce une erreur innocente la première fois. Mais cela devint une habitude, un moyen dérisoire de rompre la monotonie des jours, de leur redonner un semblant de valeur dans une vie qui partait de nouveau à la dérive.