7

 

Au début je ne m’en suis pas aperçue. Puis un jour, elle était là. Mon odeur.

C’était un matin ensoleillé d’octobre, après trois semaines de vent et de pluie. Une journée libre s’étendait devant moi. Marie allait la passer chez une amie et je n’irais chercher Thérèse qu’à cinq heures. Je marchais le long du cimetière de Montmartre vers mon café favori, Le Sandwich, un drôle d’endroit. Le décor était un cocktail détonnant de fast-food américain et d’Art nouveau allemand 1900. Des découpages géants de hamburgers pendaient du plafond à volutes de stuc rouge et or. Des miroirs dorés au cadre chantourné et des lambris de bois sombre recouvraient les murs.

Leurs pâtisseries étaient excellentes et le propriétaire, Jean-Luc, aimait l’Inde. Il y était allé plusieurs fois. Quand il me l’a dit, cela m’a fait confusément plaisir. Il raffolait des calendriers imprimés à l’effigie de Ganesh, le dieu à tête d’éléphant, et de Hanuman, le dieu singe. Il y en avait plusieurs, accrochés derrière le comptoir et reflétés par les miroirs du mur d’en face. C’était comme ça que Jean-Luc aimait les voir. « Ah, l’Inde, disait-il, c’est épatant ! » Je ne connaissais pas cet adjectif. Je l’ai appris comme un qualificatif de l’Inde.

Le café était vide quand je suis entrée, à l’exception du serveur au comptoir, un métis vietnamien. Jean-Luc n’arrivait jamais avant onze heures. Le garçon avait des yeux attirants qui vous suivaient sous la visière de sa casquette de base-ball. Je me suis amusée à flirter avec lui. « Je voudrais le croissant aux amandes, là », ai-je dit. Quand il s’est penché pour le sortir de derrière la vitrine, je me suis penchée moi aussi, en appliquant mon corps contre le verre. Il a suspendu brièvement son geste, puis plongé le bras vers le croissant, qu’il m’a tendu, impassible. En le prenant dans ma main, j’ai laissé mes doigts glisser légèrement le long des siens. Mais il refusait de rencontrer mon regard. J’ai attendu en hésitant. C’est à ce moment-là qu’elle m’a frappé – une sombre odeur de fauve, trop forte pour être civilisée, trop puissante pour être dissimulée. Une odeur si impudique n’appartient qu’à la nuit, à ces moments privés de solitude que personne ne peut partager. J’ai été surprise de la trouver là, dans ce lieu public, accessible à tout le monde. Elle se collait à moi, me montait implacablement aux narines. Je n’avais jamais rien senti d’équivalent. J’ai regardé le garçon en me demandant s’il la sentait, lui aussi. Mais son visage restait fermé. Alors, j’ai cherché autour de moi quelle pouvait en être la source. Je voulais mettre entre elle et moi toute la distance possible. En même temps, j’étais curieuse de voir quelle tête avait l’homme assez indécent pour laisser une pareille odeur se répandre en public. Son sans-gêne me stupéfiait.

Mais il n’y avait personne derrière moi et j’étais seule au comptoir. Le garçon s’était éloigné pour répondre au téléphone. Je l’entendais parler dans le combiné, une expression attendrie sur le visage. Donc, elle ne pouvait venir que de moi. Elle m’environnait totalement. J’étais désespérée. Peut-être avais-je marché sur une crotte de chien ? Je me suis dirigée vers une petite table au fond du café. J’ai posé mon croissant sur la table et je me suis penchée comme pour renouer mes lacets de chaussures. Et là, j’ai failli basculer en avant, tant l’assaut a été violent.

Je me suis assise en hâte et j’ai tiré mon pull sur mon bas-ventre. J’avais repéré d’où venait l’odeur.

J’étais paralysée. Elle venait de moi, je ne pouvais plus en douter. Une autre pensée terrifiante est venue m’assaillir. Le garçon devait l’avoir sentie, c’était pour ça qu’il s’était détourné, par révulsion. Brusquement, j’avais très froid. Tout le monde allait la sentir bientôt, Mme Baleine, M. le compositeur, les enfants, Bruno… Pue, pue, puer. L’écho de ces mots résonnait dans ma tête. Bientôt, tout le monde allait savoir que c’était moi qui puais. Et je serais fichue dehors.

J’ai lâché mon croissant et je suis sortie du café en courant. Un vent froid s’était levé. Il s’engouffrait dans mes vêtements, sous mon manteau ouvert, à travers mon pull. Je le laissais faire, dans l’espoir qu’il emporterait l’odeur avec lui. Mais je continuais à la percevoir, par traces, quand il venait à ma rencontre.

Je me suis mise à courir, dans la rue, à travers le jardin, puis dans une avenue. J’ai vu un supermarché et je suis entrée. J’ai bousculé les clients pour atteindre le rayon beauté. Sur une quantité impressionnante d’étagères d’un blanc immaculé, s’alignaient des kilomètres de produits destinés à combattre les mauvaises odeurs : shampooings, déodorants, gels anti-transpiration, sprays pour le corps, talcs, savons, crèmes, exfoliants, soins gommants. Tout ça pour l’extérieur. Pour l’intérieur, on trouvait : dentifrices, bains de bouche, douches vaginales, lavements, lavages de nez et d’estomac. Un produit pour chaque orifice et chaque repli du corps.

Mon cœur a repris un rythme plus lent, presque normal, tandis que je contemplais avec ravissement l’éventail de solutions au parfum suave. J’allais tous les acheter, pensais-je, un pour chacune des parties de mon corps. J’allais nettoyer le dehors et le dedans, puis m’asperger de parfum jusqu’à la plus infime crevasse. J’ai commencé à remplir mon caddy, un par un, de savon à la lavande, de gel pour le bain au lin blanc, d’huile de santal, de bain moussant senteur des Alpes, de gommages et de rinçages, de shampooings et d’exfoliants, de trois tubes de dentifrice et de douches pour tous les orifices. Puis je suis passée aux crèmes : pour les mains, le corps, le visage, les lèvres, le contour des yeux. Je les ai toutes prises. Ensuite, j’ai manœuvré mon caddy déjà à moitié plein vers les étagères de parfums, mais son poids le rendait difficile à remuer. J’ai poussé fort, et il est parti en biais heurter un autre caddy presque vide, abandonné au milieu d’une travée.

— Mais qu’est-ce que vous faites ? a dit quelqu’un d’un ton exaspéré.

J’ai sursauté au son de la voix familière, éraillée comme du papier de verre, avant même que la femme se retourne. C’était bien Maeve. Je ne l’avais pas revue depuis que j’étais partie neuf mois plus tôt chez les Baleine. Elle ne m’avait pas donné son numéro de téléphone et je ne lui avais pas demandé. Ses cheveux roux avaient poussé. Pour le reste, elle n’avait pas changé. Elle était peut-être encore plus belle que dans mon souvenir. Ses yeux verts et ses lèvres rouges pulpeuses dégageaient toujours le même charme magique.

— Maeve, tu es superbe ! me suis-je extasiée. C’était un rituel infaillible, on commençait toujours par une invocation à sa beauté.

Elle m’a souri, toute mauvaise humeur évanouie.

— Mais c’est ma petite orpheline indienne ! Comment vas-tu ?

— Moi ? Oh ça va, ça va b-bien…

Son regard s’est déplacé vers mon caddy et ses yeux se sont agrandis.

— Eh ben dis donc, a-t-elle ronronné, c’est pour toi, tous ces produits de beauté ?

— Euh… oui, enfin, non, pas tous.

Je commençais à transpirer, à me mordre les lèvres de nervosité.

— Ah ah…

Elle ne me croyait pas.

— Comment tu vas ? lui ai-je demandé pour essayer d’orienter la conversation sur elle.

— Ça va, a-t-elle répondu en bâillant, en fait, ça va même bien. J’ai rompu avec Jean-Jacques.

— Bon débarras, tu es beaucoup trop bien pour lui.

Je me demandais comment elle s’y était prise. Il avait dû en faire un drame.

— Et l’appartement ? ai-je demandé en biaisant, curieuse de savoir si Jean-Jacques l’avait mise dehors.

— Aucune idée, a-t-elle répondu avec l’air de s’ennuyer. J’ai déménagé. J’habite pas loin d’ici maintenant.

— Oh !

Je ne savais pas quoi dire.

— Je pars pour la Jamaïque la semaine prochaine. Je suis venue m’acheter une crème solaire. Et peut-être un parfum, quelque chose d’épicé, mais de pas trop capiteux. Peut-être que tu pourrais m’aider à choisir ? Tu m’as tout l’air d’être devenue très amateur d’odeurs.

J’ai frissonné en l’entendant. Est-ce qu’elle savait ? Est-ce qu’elle pouvait la sentir ?

— Oh, je ne sais pas, ces choses sont tellement…

— Mais tu viens d’Inde, le pays des senteurs, tu dois t’y connaître en odeurs !

C’était comme si elle m’avait giflée.

— Je viens d’Afrique, pas d’Inde, ai-je lancé.

J’ai vu ses traits se geler et aussitôt, j’ai essayé de me rattraper.

— Je suis désolée. C’est simplement que je suis jalouse. Je ne vais jamais nulle part, et j’aimerais tant partir en Jamaïque ! Tu as vraiment de la chance, Maeve. Et toute bronzée, tu seras encore plus belle.

La flatterie n’a pas manqué d’agir sur elle, comme toujours. Ses traits se sont adoucis.

— La Jamaïque, c’est tout simplement merveilleux. Beaux hôtels, belles plages, bonne musique, cocktails de fruits frais… et les hommes dansent merveilleusement bien. C’est un pays formidable, où tout le monde aime s’amuser.

— Oui, c’est merveilleux !

Je me forçais à prendre l’air enthousiaste. Elle avait tant de chance ! J’aurais donné n’importe quoi pour pouvoir partir en vacances avec Bruno. Penser à lui m’a ramenée en sursaut à la réalité du moment. J’achèterais le parfum ailleurs. J’ai saisi la poignée de mon caddy pour m’en aller.

— Lîla, ne t’en va pas tout de suite. Il me reste juste une chose à acheter, on pourra partir ensemble.

Elle a tendu le bras vers un flacon en forme de goutte.

— Tout compte fait, je crois que je vais choisir mon parfum moi-même. Tu serais capable de me dénicher quelque chose d’épouvantable.

Sa bouche souriait, mais ses yeux restaient de marbre. Elle n’avait visiblement pas oublié ma sortie.

— Et toi, tu n’as pas encore choisi de parfum ? Ça manque à ta panoplie. Lequel vas-tu prendre ?

Sous le regard de Maeve, parcourir les rayons devenait une épreuve. J’avais toujours l’impression qu’elle me testait, qu’elle attendait que je me trahisse d’une manière impossible à anticiper. Un coffret rouge, étiqueté « Samsara », a attiré mon attention.

— Le monde matériel, le monde de l’illusion, du corps. C’est parfait.

— Ah oui, de Guerlain. Ce n’est pas mon style, trop capiteux, trop oriental. L’odeur vous enveloppe comme une couverture. Mais je crois voir en quoi il te convient.

Je lui ai lancé un regard appuyé. Mais son visage était sans expression. J’ai saisi un flacon grand modèle en lui souriant.

— Merci, c’est exactement ce qu’il me faut.

Dehors, elle m’a demandé :

— Alors, est-ce que tu as un copain ?

— Non. Je n’ai pas de temps pour ça.

Elle a fait semblant de me croire.

— J’aurais cru. J’ai même dit à Lotti que c’était sûrement à cause de ça que tu ne l’avais pas appelée.

J’ai rougi de honte, puis feint la surprise.

— Lotti t’a appelée ? Je ne savais pas qu’elle était revenue.

— Oui, mais elle est un peu vexée. Maeve a eu un sourire entendu : Je lui ai dit que tu ne pouvais pas non plus recevoir de coups de fil.

Puis, elle s’est redressée pour poursuivre :

— Qu’est-ce que tu penses de Bruno ? Il te plaît ?

— Qui… qu’est-ce que tu veux dire ?

— M. Baleine. Il a un faible pour les femmes exotiques. C’est pour ça que je lui ai suggéré de t’employer.

Je me suis arrêtée net.

— Tu quoi ? Tu lui as suggéré…?

— Mais oui, évidemment. Pour quelle autre raison crois-tu que quelqu’un te laisserait garder ses enfants sans références ni passeport ?

— Je croyais que c’était à cause de ta recommandation, ai-je marmonné.

— Ça a joué un rôle dans l’histoire, au début. Mais je ne connais pas du tout Mme Baleine. C’est donc qu’il a aimé ce qu’il a vu et qu’il a répondu de toi.

— Pourquoi me ferait-il confiance ?

— Parce que j’étais sûre que tu l’intéresserais quand il te verrait. Il n’aime pas les blondes, à ce qu’il m’a dit.

Maeve exultait.

— Ce n’est pas possible. Tu ne le connais pas. Il aime ses enfants et…

En voyant l’expression de Maeve, j’ai laissé ma phrase en suspens. Quelle naïve, semblait-elle dire. Brusquement, un autre soupçon s’est insinué en moi.

— Comment tu le connais ?

Ma question l’a fait rire.

— Ne t’inquiète pas. Ce n’est pas ce que tu penses. Il est l’ami d’un de mes anciens amants. J’ai seulement suggéré qu’il te voie. Je savais qu’ils cherchaient une nouvelle fille au pair.

Mais alors, comment se fait-il que vous restiez en contact l’un avec l’autre ? avais-je envie de demander. Elle me regardait d’un air de défi. J’ai forcé mes épaules à se détendre suffisamment pour les hausser à la manière typique des Français.

— Tu es pleine de surprises, Maeve. Je te tire mon chapeau.

Le calme de ma voix m’a surprise. Tout était sous contrôle, l’accent et la grammaire aussi.

Maeve s’est détendue.

— Viens prendre un café avec moi un de ces jours. J’habite juste au bout de la rue, le deuxième immeuble à gauche, troisième étage.

Nous nous sommes embrassées, avant de nous éloigner dans des directions opposées.