10

 

Il n’était pas loin de minuit quand je suis arrivée. J’avais tant hésité sur la façon de m’habiller que je m’étais mise en retard. Il fallait que je porte quelque chose qui me fonde dans la foule. Finalement, j’avais opté pour les vêtements que j’avais sur moi le jour où j’avais revu Lotti. Au moins quelques-uns des hommes remarqueraient mes jambes, avec la minijupe rouge. Je me suis aspergée soigneusement de parfum. L’odeur n’avait pas le droit de me trahir, ce soir-là. Puis j’ai enfilé mon manteau rouge. J’étais prête à les affronter.

Le taxi m’a laissée devant l’immeuble de Maeve. J’ai levé la tête vers le troisième étage pour m’assurer que la soirée n’était pas encore terminée. Loin de là. L’appartement était tout illuminé, et derrière les fenêtres grouillaient des ombres noires. J’ai poussé un soupir de soulagement et tapé le code. L’intérieur de l’immeuble, de style très moderne, venait d’être rénové. Beaucoup de boîtes aux lettres ne portaient pas encore de nom. L’ascenseur métallique, flambant neuf, avait des portes coulissantes automatiques. Comme elles me mettaient mal à l’aise, j’ai monté à pied le vieil escalier de bois en spirale.

Sur le palier de Maeve, se tenait une foule de gens en conversation, fumant et riant très fort. Je me suis faufilée à travers le premier groupe avec un sourire timide et un « excusez-moi » aux lèvres. Je me suis arrêtée discrètement à la lisière d’un autre groupe. On n’y parlait que de Hetty et d’Andrea, et d’une exposition d’art réalisée par un certain Jacques. J’essayais d’avoir l’air au courant et de m’intéresser à la conversation, sans pouvoir me départir du sentiment pénible de mon ignorance. Je n’appartenais pas au cercle. Une grande rousse vêtue de lamé or a dessiné dans l’espace un geste emphatique, d’un bras prolongé par une cigarette. Sa pointe m’a atteinte à la poitrine et j’ai senti l’odeur de soie brûlée plus que la douleur quand elle a traversé mon corsage de soie. La fille s’est retournée, prête à s’excuser. Puis, s’apercevant qu’elle avait affaire à une inconnue, elle a marmonné quelque chose comme « vous auriez pu garder vos distances ». J’aurais voulu lui répondre vertement, mais je ne trouvais pas les mots adéquats. Tout le groupe avait l’air de se moquer de moi. J’ai fait demi-tour vers la porte d’entrée. Voyant qu’une foule sombre se pressait sur le seuil et me faisait obstacle, j’ai failli redescendre les escaliers quatre à quatre. Mais devant l’arrogance de ces dos droits et noirs dressés devant moi, j’ai changé d’avis, bien déterminée à rester, à briser leur défense et à les forcer à me reconnaître d’une manière ou d’une autre.

J’ai respiré un grand coup, puis je me suis mise à crier « Maeve ! » et « excusez-moi ! » à pleins poumons. Le mur noir s’est écarté comme par magie et je me suis retrouvée dans un petit couloir ouvrant sur plusieurs portes, avec à son extrémité une grande pièce, vide de tout meuble à l’exception d’un bar contre le mur du fond. L’endroit était bondé, les gens débordaient jusque dans le couloir. Hommes et femmes, pressés, dos à dos, hochaient la tête en se parlant dans un enchevêtrement de coudes, genou contre genou. La musique se frayait un chemin dans le brouhaha, les percussions y creusaient des trous. Langues et hanches bougeaient sans arrêt en même temps. Le lieu puait la fumée, la sueur et les relents caoutchouteux de matières synthétiques. Je me suis détendue. Ici, personne n’allait remarquer mon odeur.

Une porte s’est ouverte à ma droite. Maeve était là, enlacée par un homme brun et mince, aux cheveux coiffés en catogan. J’ai crié « Maeve ! » avec l’énergie du désespoir, et tous deux se sont retournés, surpris.

Maeve a été la première à réagir. Elle m’a lancé en anglais : « Tu y es arrivée ! » avant de s’extirper des bras de l’homme pour venir à ma rencontre.

— Je suis contente que tu sois venue. Viens, je vais te présenter. Pedro, voici mon amie indienne. Elle a partagé mon ancien appartement. C’est une cuisinière hors pair.

Il s’est approché et m’a embrassée sur les joues.

— Ravi de faire ta connaissance, a-t-il dit en anglais.

Il avait des yeux étranges, étirés et légèrement tombants.

— Détends-toi. Tu as l’air d’une naufragée, a murmuré Maeve dans mon oreille. Elle m’a pris la main pour m’entraîner vers le groupe le plus proche : Viens, je vais te présenter aux gens. Je résistais un peu, j’étais anxieuse.

Maeve a tapé sur l’épaule d’un grand haricot vert. Il s’est retourné et ses traits se sont illuminés en voyant qui sollicitait son attention. J’étais un peu vexée. Il avait un visage doux, des cheveux bruns ondulés et assez longs, et des yeux d’un bleu liquide derrière de grosses lunettes rondes. Il ressemblait à un bouledogue au pedigree haut de gamme. Mis à part sa taille, rien ne le distinguait de la moyenne. Mais il avait de belles mains, très blanches, aux longs doigts pleins de sensibilité.

Maeve m’a tirée par le bras.

— Olivier, je te présente Lîla. C’est une de mes amies proches, que je connais depuis longtemps. Elle est d’origine indienne.

Il m’a regardée timidement, sans quitter le niveau de mon visage.

— Enchanté. Etre l’ami de Maeve, c’est ce que nous voudrions tous.

J’avais l’impression de tromper mon monde. Je savais que Maeve me portait un certain intérêt, comme elle le disait elle-même. Mais de l’amitié, je n’en étais pas sûre.

— Allez, Olivier, arrête tes flatteries avec Maeve, elle en entend de tous les côtés.

La fille qui venait de parler était petite et maigre, avec les cheveux châtain foncé.

— Elle, c’est Annelise. Attention à sa langue, elle est fourchue comme celle des vipères, m’a dit Maeve en souriant.

Tout le monde a ri. Annelise n’a pas paru troublée. Elle avait un cou masculin, court et épais, qui n’allait pas avec le reste de son corps. Elle portait une robe décolletée écarlate et des plumes noires à points jaune vif aux oreilles.

— T’inquiète pas, chérie, m’a murmuré un homme âgé en costume noir. Olivier te fera l’amour en paroles, à toi aussi, quand il te connaîtra un peu mieux. C’est tout ce qu’il sait faire.

Je me suis retournée, il a souri et s’est incliné.

— Je me présente : Guillermo della Croce. Dis-moi, comment j’ai fait pour te rater tout ce temps ?

— Ne crois pas un traître mot de ce qu’il raconte, est intervenu Olivier en riant, c’est un menteur, comme tous les Italiens, surtout en amour.

Je gardais le silence, sans savoir que penser d’eux. Est-ce que ces gens étaient vraiment amis ?

L’échange se poursuivait entre les deux hommes, ponctué par l’intervention d’une troisième voix, parfois d’une quatrième. Après chaque phrase, tout le monde riait. Au bout de cinq minutes, ou peut-être d’une demi-heure, j’avais tant ri que je me sentais la bouche distendue. Une ligne se formait de part et d’autre de mon visage, joignant la commissure des lèvres à la base du nez. Tout le monde avait la même. Je me demandais s’il s’agissait d’un trait particulier aux francophones, si cela avait un rapport avec la façon dont ils utilisaient leurs muscles faciaux pour parler leur langue. Bruno l’avait aussi. Où était-il en ce moment, à quelle soirée, avec ou sans son cousin compositeur ? Claude n’ignorait rien de moi, il n’avait même pas paru trouver étrange que je les aie rejoints tous les deux pour déjeuner, un jour, dans un bistrot de l’île Saint-Louis.

Un éclat de rire a fusé. Tirée de mes pensées, j’y ai joint le mien. La conversation tournait tout entière autour de gens absents. On parlait de Lucille, qui avait cessé de travailler avec Béjeane pour se lancer dans sa propre pratique de thérapie par la coupe des cheveux.

— Elle prétend pouvoir dire si quelqu’un est content ou triste à partir de l’état de ses cheveux ! lançait d’une voix aiguë un homme de petite taille qui venait de se joindre au groupe.

— C’est complètement ridicule ! a hurlé une grande gigue de fille avec une pomme d’Adam proéminente. Elle a quitté ce pédé de Béjeane parce qu’elle ne trouvait pas d’homme dans son milieu.

Tous se sont remis à rire. Moi aussi, et pourtant j’avais mal d’avoir déjà tant ri.

Les histoires se succédaient à propos de gens dont les noms auraient aussi bien pu, pour moi, désigner des rues. Je finissais par ne plus savoir si l’on parlait de gens, de livres ou de plats exotiques. Quant à moi, je n’avais rien à raconter, rien à apporter à cette conversation toute en strates d’anecdotes alimentant un rire qui remontait périodiquement en bulles à la surface. Je me taisais, mais personne ne semblait s’en soucier.

Brusquement, une voix familière m’a murmuré à l’oreille :

— Qu’est-ce que tu fais là, princesse ?

Je me suis retournée, et j’ai bu des yeux son visage.

— Monsieur Baleine ! Comment… comment se fait-il que vous soyez ici ? ai-je bégayé.

— Bruno, a-t-il rectifié gentiment. D’où vient ce formalisme ? Tu connaissais mon nom, avant.

Je l’ai regardé sans comprendre. Comment pouvait-il se trouver là, à me regarder avec une telle assurance ?

— Votre prénom, ai-je corrigé.

Subtil, il n’a pas discuté. Il a préféré me tendre un verre de champagne et m’a entraînée vers le balcon. J’ai tenté de résister. Mais le groupe s’était refermé derrière moi, tout à la discussion des mérites d’un peintre du nom de Largan. Je l’ai suivi de mauvaise grâce.

Dehors, l’atmosphère était plus calme. Il faisait froid. J’ai bu une gorgée en le regardant d’un œil soupçonneux. Il m’a souri.

— Je voulais être avec toi, en tête à tête, a-t-il murmuré en se rapprochant.

Ma colère s’est évanouie pour faire place à une chaleur croissante. Il faisait bon être désirée.

Nous avons échangé un baiser. Je me détendais entre ses bras. Quand nous nous sommes embrassés de nouveau, je me suis sentie soudain différente. Ses gestes portaient la même urgence, mais j’étais habitée par une sensation de vide, comme si je n’avais rien à donner. Ses lèvres parcouraient les miennes sans rien remarquer. Il a poussé un soupir.

— Viens, allons danser, ai-je dit en me dirigeant en hâte vers le centre de la pièce avant que Bruno puisse me retenir.

Au centre de la pièce, la musique, qui sur le pourtour m’avait fait l’effet d’un bruit, s’est emparée de moi. Je me suis peu à peu rendu compte qu’elle avait un rythme vaguement africain, démultiplié et rapide, sur une pulsation martelée à intervalles réguliers. Mes hanches se sont mises à bouger toutes seules. Balancé, plongé, balancé, plongé. Mes bras se levaient pour épouser la mélodie, ma nuque s’étirait, propulsant ma tête de part et d’autre en rythme. D’épais nuages de fumée de cigarette flottaient au-dessus de nous. Mon corps, fluide et lisse comme une pâte, ondulait, s’enroulait autour de son axe. De la région du nombril, son centre, le rythme se propageait aux grands os plats de mes hanches.

Bruno s’était arrêté de danser et s’était écarté pour me regarder. D’autres en faisaient autant. Des murmures, des « qui est-ce ? » flottaient parmi l’assistance. Je n’y prêtais aucune attention. Soudain, Maeve s’est trouvée devant moi et c’était comme si un projecteur venait d’être braqué sur nous. Elle a levé les bras au-dessus de la tête pour m’imiter. Sa danse, toute de mouvements lents, était une mise en valeur de son corps aux formes superbes, une invitation pour les spectateurs à dévorer sa beauté morceau par morceau, visage, corps, jambes.

Comme chaque fois que je me trouvais en sa présence, j’ai commencé à me sentir laide et mal faite. Mais j’ai continué à danser, utilisant la musique pour empêcher Maeve d’envahir mes pensées. Puis un autre morceau africain a suivi, plus lent que le précédent. Maeve m’a saisie par la taille, le bassin projeté en avant contre le mien. La musique m’a aussitôt lâchée et je l’ai regardée, sidérée. Alors elle a posé les mains sur mes hanches et a cherché à les faire bouger comme les siennes.

En voyant que je restais immobile, elle a reculé de quelques pas et m’a regardée d’un air bizarre. J’ai capté une autre remarque en suspension dans l’air : « Mieux que Maeve, qui est-ce donc ? – Une très bonne amie à elle », a répondu une autre voix. « Une amie, une femme ? Tu plaisantes ? » a repris la première voix. A ce moment, Pedro Queue-de-Cheval a surgi de la foule et s’est mis à photographier Maeve qui s’est arrêtée de danser pour prendre des poses de mannequin. Les gens applaudissaient et riaient. La foule s’est refermée sur moi et je les ai perdus de vue. Je me suis faufilée vers le couloir pour être un peu au calme. Bruno avait disparu. L’entrée était pleine de fumée et de nouveaux arrivants. Le groupe auquel j’avais été présentée était toujours là, riant entre chaque phrase. Comme je n’avais pas envie de leur parler, j’ai obliqué vers une porte à ma gauche en espérant qu’il s’agissait des toilettes et que je pourrais m’y retrouver seule un moment.

La pièce où je suis entrée était en fait une cuisine. Les placards étaient en formica d’un noir brillant, l’évier et son entourage en aluminium rutilant. Le seul autre meuble, un réfrigérateur, était peint en noir, avec des bords blancs. Les murs dégageaient encore une vague odeur de résine, celle dont les décorateurs s’étaient servis pour coller le carrelage noir et blanc. L’ordonnance de ces couleurs était violée par le désordre qui habitait chaque centimètre de surface plane. Des bouteilles de vin vides étaient perchées en position précaire sur le réfrigérateur. Certaines étaient couchées, blotties contre les autres pour s’abandonner à la gravité. Des verres et des assiettes en plastique où traînaient des restes étaient entassés en piles hasardeuses. La cuisine sentait le camembert et le vin rouge tournant au vinaigre avec la chaleur. Au milieu du plan de travail en inox, les morceaux d’une grosse volaille entourée de fruits s’étalaient à la façon d’une nature morte. Un homme énorme était en train de la découper avec un soin méticuleux. Il a levé les yeux à mon arrivée et s’est aussitôt replongé dans son travail.

Je me suis approchée pour le regarder préparer son sandwich. Pour une personne de son gabarit, il avait des mouvements d’une précision minutieuse. Sa concentration était totale. Il a étalé des morceaux triangulaires de blanc de faisan sur une tranche de pain brun, ajouté quelques feuilles de laitue retirées à un bol rempli de glaçons près de l’évier, recouvert le tout de quelques petites tomates italiennes rouge foncé. Puis il s’est redressé pour considérer son sandwich.

— Quoi d’autre ? s’est-il demandé à voix haute.

— Du radis, ai-je répondu sans réfléchir. La question ne m’était pas adressée.

Il a levé les yeux de nouveau. Cette fois, son regard m’a détaillée, visage, cheveux, avant de descendre, épaules, taille, et de remonter au visage pour me dire : « Bien ! » avec un sourire.

Il a farfouillé dans la garniture du faisan et extirpé un radis rouge qu’il a posé sur la planche pour le débiter en lamelles très fines. Il les a disposées sur l’autre tranche de pain, a plaqué les deux tranches l’une contre l’autre, coupé le sandwich en deux.

— Tu en veux la moitié ? m’a-t-il proposé en me tendant un des morceaux sans attendre ma réponse. J’ai ouvert la main, dont il a effleuré la paume du bout des doigts au passage. Il avait la peau douce et chaude.

J’ai absorbé avec délice l’odeur du faisan, du beurre aillé et des herbes. Puis j’ai reconnu les nuances plus subtiles qu’apportaient la tomate, la laitue et le radis, et je me suis rendu compte que j’avais grand faim. Je n’avais rien absorbé depuis le petit-déjeuner. J’ai pris une bouchée énorme. C’était délicieux. Je mâchais lentement, perdue dans le plaisir de manger. L’homme a observé un instant la faim qui éclairait mon regard et s’étendait sur mes traits. Alors seulement, il a mordu dans sa moitié de sandwich, comme si mon appétit avait déclenché le sien.

Il mangeait à bouchées rapides et décidées. Je mastiquais plus lentement, sans vraiment prêter attention au goût, complètement absorbée par la personne en face de moi.

Nous nous regardions sans rien dire. Il était plus âgé qu’il ne m’avait paru au premier abord. Ses yeux rapprochés renforçaient l’impression de puissance qui émanait de lui. Il portait un costume de ville brun foncé, mais il avait ôté sa cravate et ses cheveux poivre et sel étaient décoiffés.

Nous avons terminé en même temps. Il s’est essuyé la bouche du revers de la main. Il me regardait en silence lécher les miettes sur mes lèvres, avec un sourire satisfait. Ses yeux ont parcouru mon visage, mon front, mes yeux, mon nez, avant de s’arrêter sur ma bouche.

D’un seul pas, il a franchi l’espace qui nous séparait, m’a embrassée brièvement et a quitté la pièce.

Je me suis attardée quelques minutes dans la cuisine, mais elle paraissait vide sans lui. Puis je suis sortie, bien décidée à m’en aller.

Devant la porte, se tenaient les gens du groupe auxquels j’avais été présentée. Ils ont bondi sur moi au moment où je sortais, avec une expression de curiosité avide. Ils attendaient que je parle, mais je ne savais pas quoi dire, ignorant ce qu’on espérait de moi. Je me sentais tout à coup timide. « Je crois que je vais m’en aller, ai-je dit, je suis contente d’avoir fait votre connaissance à tous. » Ils ont eu l’air déçu.

— Il est trop tôt pour partir, a dit Annelise, et puis… tu ne nous as encore rien raconté.

— A quel sujet ?

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? a demandé Annelise, les yeux brillants.

— Oh oui, raconte-nous, a renchéri Olivier en l’imitant.

— Tu le connaissais ? Tu l’avais déjà rencontré ?

C’était le petit homme chauve, qui détaillait des pieds à la tête mes vêtements, mes chaussures. De toute évidence, il ne me trouvait pas à la hauteur.

— En fait, je ne le connais pas du tout, ai-je répondu, un peu ahurie. Pourquoi ?

Ils ont éclaté d’un rire unanime.

— En voilà un oiseau rare ! a dit l’Italien qui avait flirté avec moi. Qui es-tu ? Où est-ce que tu te cachais jusqu’ici ?

Je n’ai rien répliqué. Tout à coup, j’avais peur. Qu’allaient-ils penser en apprenant que j’étais une fille au pair ? Ils se moqueraient sûrement de moi. J’ai regardé autour de moi, terrifiée. A ce moment, sans que je m’y attende, Olivier est venu à mon secours :

— Allez, laissez-la tranquille. Pourquoi faudrait-il qu’elle connaisse les vedettes de notre lamentable vie de noctambules ?

— On ne peut pas dire que le célèbre monsieur Bon Marché soit lamentable, a rétorqué avec colère le petit homme chauve. Ses magasins ont la réputation d’être les plus huppés du monde, la Mecque des fétichistes de la nourriture. Il est au supermarché alimentaire ce que le Larousse est aux dictionnaires. Grognements, rots, pets, je veux tout savoir, ma chérie.

J’ai posé sur lui un regard glacial.

— Il n’y a rien à raconter. Nous n’avons pas échangé un mot. Il m’a seulement donné un sandwich.

Je ne leur ai rien dit du baiser. C’en avait à peine été un, d’ailleurs. Plutôt un signe d’approbation.

— Oh, ce qu’elle peut être mignonne ! s’est exclamé l’Italien en rugissant de rire. Elle dit qu’il lui a donné un sandwich. Ça t’apprendra à jouer les vieilles curieuses, Jean-Luc !

— Attends que Maeve soit au courant. Je me demande combien de temps elle va rester ton amie après ça, a glissé Annelise d’un ton venimeux.

Je me suis senti la bouche sèche. Si l’homme était aussi célèbre qu’on le disait, elle m’en voudrait à mort. Auquel cas, je préférais ne pas avoir affaire à elle avant de partir. Dans le salon, les gens dansaient, d’autres buvaient encore, agglutinés au bar comme des mouches. Elle n’était pas là.

L’histoire du sandwich s’était propagée comme une traînée de poudre, et il me semblait que tout le monde me regardait. J’ai décidé de retrouver Bruno et de m’en aller.

J’ai voulu me faufiler derrière le groupe, qui discutait à présent des mérites comparés de deux chefs cuisiniers ou de deux sortes de plats, je n’étais pas très sûre.

— Tu pars déjà ? m’a demandé une voix, tandis qu’une main douce se posait sur mon épaule.

C’était Olivier.

— Je pense que oui, ai-je répondu, un peu sur mes gardes.

— Tu as une voiture ou tu veux que je t’appelle un taxi ?

Son visage était sans expression, un visage de papier peint, me suis-je dit avec dédain. Maeve ne s’était pas montrée particulièrement amicale à son égard.

— Je n’ai pas encore décidé ce que je vais faire.

A ce moment, deux bras puissants m’ont saisie par-derrière aux épaules et m’ont retournée sans douceur.

— Qu’est-ce que tu faisais avec lui ?

C’était Bruno.

— Avec qui ? De quoi tu parles ?

La pince de ses mains s’est resserrée.

— Qu’est-ce que tu faisais dans la cuisine avec lui ? Pourquoi tu cherches à m’humilier devant mes amis ?

— Lâche-moi, tu me fais mal.

— Bruno…

Olivier a posé la main sur l’épaule de Bruno, qui m’a lâchée aussitôt.

— Tiens, Olivier ! Comment vas-tu ?

Le ton était dénué de toute chaleur.

— Bien, merci, et toi ?

— Bien, je suppose, toujours pareil, a dit Bruno distraitement en continuant à me regarder avec colère.

Après quelques instants d’un silence gêné, Olivier a conclu :

— Bon, je m’en vais. Je vais dire au revoir à Maeve. Ça m’a fait plaisir de te revoir, Bruno. Puis, à ma surprise, il s’est adressé à moi : J’ai été ravi de faire ta connaissance, Lîla. Peut-être à plus tard ?

— Certainement… Moi aussi, je suis contente de…

J’hésitais sur les mots, consciente du regard que Bruno posait sur moi. Quand j’ai finalement osé le regarder, il riait :

— On dirait que tu as fait forte impression sur ce pauvre Olivier. Comme c’est bizarre !

— Pourquoi ?

— Tu n’es pas son genre. C’est plutôt un intellectuel.

— Et alors ? Je ne suis pas assez fine pour lui ?

— Ce n’est pas ça, ma chérie. Mais tu es très loin de son monde. Je n’ai pas à me faire de souci en ce qui le concerne.

— Et si tu avais tort ? Peut-être que nos mondes ne sont pas si différents que ça ?

Je parlais doucement, en me rappelant combien ils avaient tous été curieux de savoir qui j’étais, après mon passage dans la cuisine.

Soudain, ses yeux se sont plissés et la colère est revenue sur son visage.

— Comment est-ce que tu connais Philippe Lavelle ?

— Par la nourriture, ai-je répondu pour me moquer de lui. Il a un gros appétit.

Les traits de Bruno se sont encore assombris.

— Appétit ? C’est un éternel affamé. Il dévore tout ce qu’il rencontre sans y goûter, la bouffe, le vin, les femmes.

Il s’est passé une main soucieuse dans les cheveux.

— Je regrette d’avoir demandé à Maeve de t’inviter. Mais tu ferais mieux d’oublier ça, ou Catherine te tuera. Il a éclaté d’un rire sauvage : Ça ne manque pas d’ironie, ça m’amuserait de lui dire. Je voudrais voir la tête qu’elle ferait. Elle déteste perdre, surtout quand c’est la fille au pair qu’elle emploie qui remporte la mise !

Tout à coup, j’étais très fatiguée.

— Oublions-le, je ne le reverrai probablement jamais.

— C’est vrai, a-t-il concédé, et son visage s’est éclairé. Tu ne le reverras jamais.