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Le père de Philippe, né en Sicile, était venu en France à l’âge de vingt-deux ans et à trente ans, il avait mis sur pied une petite entreprise de salles de bain sur mesures pour la clientèle des propriétaires de villas en Haute-Provence. Il en fabriquait d’autres, en série, pour une chaîne d’hypermarchés implantée dans toute la France. Mais son coup de génie, celui qui l’avait rendu milliardaire, c’était la baignoire signée, une baignoire où s’incrustait la signature d’une vedette de cinéma ou d’un écrivain.

Après quoi, rien ne semblait plus pouvoir arrêter le Signor Lavare. Il avait changé son nom pour lui donner une consonance française, acheté une maison à Saint-Paul-de-Vence et pris les premières vacances de sa vie – un tour gastronomique de France et de Suisse.

Il s’était arrêté dans la petite ville d’Annemasse où il s’était fait servir des cailles au raisin dans un mystérieux restaurant, Le Petit Vigneron, au sommet de la montagne. Il n’avait pas sitôt goûté au plat qu’il s’était pris d’amour – un amour bizarre, une obsession, plutôt – pour celui qui l’avait cuisiné tout autant que pour la recette. Incapable de se détacher de la petite cabane où il habitait sur la montagne, il avait annulé la suite de son voyage et était resté à Annemasse malgré les rappels épistolaires frénétiques de son patron. Pendant la journée, il se promenait dans les rues ou s’attablait à un café pour essayer de glaner quelques informations concernant le chef. Le soir, à six heures pile, il grimpait la colline, vêtu de ses plus beaux habits, et dînait seul au Petit Vigneron à sa table favorite, juste à côté des cuisines. L’été avait fait place à l’automne, les clients se raréfiaient, et tous les serveurs connaissaient ses commandes par cœur. Pourtant, il n’avait toujours pas revu le chef cuisinier. Chaque jour, il remettait à son attention, avec le montant de l’addition, sa carte de visite avec ces mots : Est-ce que je pourrais vous parler une minute, s’il vous plaît ? Il n’obtenait jamais satisfaction. A onze heures, le restaurant fermait, les serveurs le mettaient gentiment dehors. Novembre arriva, la première neige s’annonça par un ciel de nuages lourds et une chute brutale de température.

— Vous allez devoir partir, lui dit la propriétaire de la cabane où il habitait, l’hiver arrive et le restaurant sera fermé.

Cette nuit-là, quand M. Lavelle grimpa par le chemin qui menait au restaurant, de petits flocons de neige se mirent à tomber. Ils fondaient sur ses joues et ruisselaient comme des larmes sur sa peau rugueuse. Le restaurant était vide et les serveurs, anormalement excités, se parlaient à voix forte d’une table à l’autre de leurs projets respectifs pour l’hiver. Même le plat qu’on posa devant lui n’avait pas son goût habituel, un peu trop de sel et une odeur insolite de lavande. « Tous les rêves ont une fin, Lavare », s’admonesta le gourmet, et il tenta sans succès de penser aux baignoires qui l’attendaient. Il fit signe au serveur de lui apporter l’addition, mais celui-ci revint en lui disant qu’il était l’invité de la maison.

— Remerciez le cuisinier de ma part, protesta-t-il, mais ce n’est pas nécessaire. Je suis riche.

Il posa un billet de mille sur la table, se leva avec regret, ramassa son manteau et son chapeau, et sortit. Dehors, la neige avait cessé de tomber et on pouvait voir les étoiles.

Tout à coup, il entendit une voix flûtée appeler son nom. Il s’arrêta, surpris de la présence d’une femme dans ces altitudes désolées. Il se retourna et se trouva face à face avec une mince silhouette qui se découpait contre la neige et le ciel étoilé.

— Je… je cr… crois qu… que vous vouliez m… m… me voir ? dit-elle avec un bégaiement très appuyé.

— Je suis désolé, madame, mais vous devez faire erreur. Bien que je sois ravi de faire votre connaissance, je ne crois pas, en toute sincérité, l’avoir cherché, répondit poliment M. Lavelle en portant un doigt à son chapeau pour la saluer.

Il faisait déjà demi-tour quand elle reprit la parole :

— Mais s… si, monsieur La… Lavelle, vous m… m’avez fait p… passer votre c… c… carte ch… chaque soir tout l’été.

M. Lavelle se figea, puis se retourna lentement.

— C’est vous ? Vous, le chef cuisinier ? demanda-t-il d’une voix douce. Il ne pouvait croire à tant de chance.

Lili fit oui de la tête. Il l’enleva dans ses bras en un éclair.

— Je ne vous laisserai plus jamais partir ! s’exclama-t-il triomphalement.

Malheureusement les amours de M. Lavelle et de Lili furent de courte durée. Lili mourut l’année suivante en donnant naissance à un fils goulu de onze livres que l’on appela Philippe.

Philippe eut une enfance solitaire et gâtée. Il ne ressemblait à son père ou à sa mère ni par son physique, ni par son comportement. Tous deux étaient des personnes calmes et modérées, alors qu’il se révélait extravagant, rude et porté à l’excès dans tout ce qu’il faisait.

Mais si différent qu’il fût, il finit par se découvrir le véritable héritier de ses parents. De son père, il avait l’esprit d’entreprise et l’imagination du commerçant qui sait quel emballage donner aux marchandises pour bien les vendre. Sa mère lui avait légué son amour de la nourriture et sa passion pour la rigueur, dans la qualité du produit fini qu’on posait devant lui à table comme dans le choix et les étapes de la préparation des aliments sous toutes leurs formes. Tout, de l’odeur du melon dans le melanzane à l’épaisseur exacte de la tranche de prosciutto, devait répondre à une mesure irréprochable.

Pourvu de ce double don, Philippe entreprit de créer la chaîne de magasins alimentaires la plus sélecte que le monde ait jamais connue.

Au début, tout le monde le prit pour un fou. « Personne ne viendra acheter dans une boutique ce qu’on peut trouver à la ferme le dimanche matin, tout frais du jour », le prévint son père. Mais quand Philippe avait quelque chose en tête, il pouvait rendre fou son entourage. M. Lavelle se résigna à lui donner un vieil entrepôt dont il était propriétaire dans le quatorzième arrondissement. C’était un quartier délabré sans boutiques ni restaurants chics. Mais Philippe aimait cet endroit, avec ses hauts plafonds et la lumière laiteuse qui tombait des fenêtres larges de sept mètres en haut des murs. Il lui évoquait une église. Il engagea des architectes pour lui donner l’allure d’une nef en faisant construire plusieurs arches soutenues par des piliers autour desquels il allait pouvoir disposer artistement ses marchandises.

Des experts de l’Ecole des arts décoratifs furent chargés de la décoration intérieure. Ils peignirent en trompe-l’œil des banquets du Moyen Age et des natures mortes de poissons et de volailles intégrées aux étalages de produits proposés à la vente.

Il donna à son magasin le nom du Bon Maraîcher, évocateur de tradition et de fraîcheur. Mais bientôt, en manière de plaisanterie, les gens l’abrégèrent en Bon Marché. C’était un trompe-l’œil de plus, car on ne trouvait rien dans ce magasin qui justifie son nom. Tout y était cher, du café bu au bar à la saucisse de Francfort du rayon boucherie. Mais le moindre article était de qualité irréprochable, forme, taille et odeur incluses. La phrase préférée de Philippe : « Je donne à Paris la perfection qu’il mérite » avait été citée dans Elle, qui avait consacré dix pages avec photos au nouveau magasin de luxe.

La veille de l’ouverture, Philippe donna une soirée à l’entrepôt. Il fit venir des chefs renommés pour cuisiner les plats du banquet, de belles femmes pour décorer la réception, des politiciens et des journalistes pour alimenter les conversations, et deux chaînes de télévision, TF1 et M6, pour filmer l’événement qui passa, nul ne sut comment, aux informations le même soir et le lendemain. Quand le maire de Paris en personne coupa le ruban et déclara le magasin ouvert au public, tout le pays était déjà au courant.

 

La taille du lieu me sidérait. Il ressemblait plus à un palace qu’à un magasin, avec ses balcons ouvragés au deuxième étage et ses bas-reliefs de fruits et de vignes, symboles de succès et de prospérité, sculptés dans la base des piliers. Une activité intense y régnait. Des gens entraient et sortaient sans discontinuer par les portes de verre coulissantes.

Nous avons dépassé l’entrée principale et Philippe m’a conduite dans la rue adjacente dont l’immeuble faisait le coin, jusqu’à une porte basse en acier, accueillante comme celle d’une prison, à laquelle on accédait en descendant trois marches. C’était l’entrée de service. Il a fouillé parmi ses clés pour trouver la bonne, a ouvert. J’ai reculé :

— Tu as trop honte de moi pour me faire passer par la grande porte ?

— Quoi ? Ne sois pas ridicule. Je veux tout te montrer de la cave au grenier, comme je l’ai conçu.

Nous sommes entrés dans un monte-charge et Philippe a appuyé sur un bouton.

— Mais on descend ! me suis-je exclamée stupidement.

— J’ai fait creuser sous le niveau de la rue jusque sous la chaussée pour avoir un espace de stockage suffisant.

Nous nous sommes retrouvés dans un long couloir anonyme.

— C’est l’étage où je garde mes vins, a-t-il annoncé avec fierté. On est si profond sous terre que même les vibrations des voitures ne parviennent pas jusqu’ici. Le vin n’aime pas le mouvement, tu comprends.

J’ai frissonné. Tout était parfaitement silencieux. Soudain la rue me paraissait un endroit infiniment désirable.

Il s’est arrêté, le visage radieux, dans l’expectative. Voulait-il que je l’embrasse ? Attendait-il que je lui pose une question ?

— Sais-tu pourquoi je garde mes vins ici ? a-t-il repris en fronçant légèrement les sourcils.

— Je n’en ai aucune idée. Dis-moi, s’il te plaît.

— Ils sont comme moi, ils n’aiment pas le soleil.

— Mais le vin est fait avec du raisin qui a besoin de soleil pour mûrir, non ?

— Du raisin ! Ça n’intéresse personne, ça ne se conserve pas. Viens, la cave est par là. Là au moins, le raisin a la vie longue.

Il a passé un bras autour de ma taille et nous avons tourné dans un autre couloir, bordé de briques. Il faisait froid mais étonnamment sec. Une volée de marches nous a conduits jusqu’à une porte trapue en bois massif.

— C’est ici que commence mon royaume, a dit Philippe en jouant la grandiloquence.

En dépit de la sécheresse, la sueur perlait à son front. Je me suis rendu compte avec stupéfaction qu’il était nerveux. Il attend mon approbation, me suis-je dit, et cela m’a rendue heureuse.

Il a pianoté rapidement sur les touches d’une console encastrée dans le mur et la porte s’est ouverte sans un bruit.

La cave à vins était en fait une série de longs espaces rectangulaires bordés de rangées superposées de bouteilles qui m’évoquaient les étagères d’une bibliothèque. Dans chacune des pièces, la lumière tamisée et les supports étaient différents.

— Les rayons sont faits de plusieurs sortes de bois, cèdre, chêne, eucalyptus, pommier, cerisier, d’une matière plastique spéciale inodore ou de boue séchée, m’a-t-il expliqué en voyant que je les regardais. Les bois affectent les bouteilles de façon différente selon leur nature. Certains sont chauds et gardent comme dans un cocon les vins qui n’aiment pas le froid. Ceux qui sont sensibles aux odeurs ne peuvent pas être rangés avec les autres vins, ni sur des supports en bois, car tous les bois ont une odeur. Pour ceux-là, j’ai fait fabriquer des rayons dans cette matière spéciale. Il a fait une pause pour contempler ses bouteilles : Le vin peut se garder en bouteille longtemps, très longtemps. Une vie très confinée, évidemment, mais une vie qui prend de la valeur à chaque année qui passe. Pas comme la nôtre.

Je me taisais. Je n’avais jamais entendu quelqu’un parler comme ça.

Il s’est retourné vers moi en souriant :

— A condition, bien sûr, de contrôler son environnement !

— Son environnement ?

— Oui. Les lumières sont données par des lampes spéciales qui ne produisent presque aucune chaleur. Les vins n’aiment ni la lumière, ni les changements de température. Certains ont pourtant besoin d’une clarté lunaire bleutée pour que leur bouquet s’exprime ; d’autres ne supportent que l’obscurité complète, et j’ai fait installer pour eux le type de lampes qu’on utilise dans les chambres noires. Les bons vins doivent être protégés de toutes les conditions extrêmes. Comme les bébés, a-t-il ajouté avec une note sentimentale.

Je notais avec surprise le changement qui s’était opéré en lui. Dans l’obscurité des caves, il semblait avoir perdu cette énergie incontrôlable qui m’effrayait et m’excitait tout à la fois. Même sa voix était transformée. Elle avait acquis une élasticité, une chaleur pleine de tendresse et de savoir, et son langage avait perdu presque toute sa vulgarité.

En entrant dans la cave numéro quatre, où les bouteilles étaient toutes recouvertes d’un voile de poussière, j’ai demandé d’un ton désinvolte :

— Et la poussière ? Est-ce que certaines bouteilles aiment s’en faire une couverture pour se tenir chaud ?

Il a ri.

— Non, c’est pour distinguer les très bons vins des ordinaires. Ce qu’on vend là-haut, c’est surtout de la piquette bien ficelée, bonne, sans surprise. Mais elle a une belle robe, elle est bien emballée, et on la présente au milieu de produits de luxe servis par des vendeurs qui ont le look adéquat. Alors les gens ont une belle image d’eux-mêmes en l’achetant. Tu sais avec quoi les gens goûtent ? a-t-il demandé tout à trac.

J’ai ouvert la bouche, mais il m’a devancée pour répondre en se frappant la tempe du doigt, le regard brillant :

— Avec les yeux ! Non, ne proteste pas. Attends de voir le reste du magasin pour me dire que tu n’es pas d’accord.

Nous nous sommes dirigés vers la dernière cave. Aussitôt, une lumière pâle et bleutée s’est allumée. La pièce était plus froide que les autres. Les rayons semblaient vieux et malpropres, et les murs étaient faits de brique crue, assombrie par le temps. Je frissonnais. Je me suis enveloppé les épaules dans le pan de mon sari. Il me regardait d’un air amusé.

— Je vois que tu n’aimes pas cette pièce. C’est là que je garde mes vins préférés, les vins de haute altitude, pressés à partir de raisin qui pousse dans l’Himalaya.

— Dans l’Himalaya ? Je ne savais pas qu’on y faisait du vin.

— On en fait, pourtant. C’est leur secret le mieux gardé, un secret que, bien heureusement, la majorité des Indiens ignorent.

Je lui en voulais de cette remarque :

— Et toi alors, comment tu…

— J’ai passé deux ans dans les montagnes.

— Deux ans !

Je le regardais avec respect. Il avait habité le pays de mes ancêtres, après tout, et il avait dû l’aimer pour y séjourner si longtemps. Tout à coup, j’ai ressenti de la fierté. Un million de questions se pressaient sur ma langue.

— Qu’est… qu’est-ce que tu en as pensé ? ai-je bredouillé.

Philippe s’est approché d’un rayon d’où il a tiré une bouteille ventrue et laide.

— Il existe de vrais vins du Nord, pleins d’un feu glacé, pressés par les tribus locales. (Tout en parlant, il tournait lentement la bouteille dans ses mains. Elle était en verre bleu foncé.) Ils ont un goût vif et découpé comme l’air bleu et propre des montagnes. Pour garder les plantes en vie sous la glace, on les recouvre de couches de feuilles de thé et de bouse de vache, et parfois d’excréments humains aussi.

— Oh non !

— Mais si. Les femmes emportent la merde dans des seaux métalliques et l’étalent soigneusement sur les vignes à mains nues. Si tu étais née là-bas, il aurait fallu que tu le fasses, toi aussi.

— Pourquoi seulement les femmes ?

— Parce que les hommes leur laissent faire le sale travail pendant qu’ils s’occupent de la fabrication, assis comme des prêtres dans leurs huttes.

— Mais c’est injuste !

— Tu as tort. Je crois que le goût unique de ce vin et son arôme musqué viennent des femmes, du mal qu’elles se donnent à enfouir les vignes sous la merde pendant neuf mois de l’année. Son visage s’est illuminé : C’étaient les femmes les plus sensuelles que j’aie connues.

Je me suis surprise à vouloir goûter le vin de ces bouteilles, afin de posséder la sensualité des femmes dont Philippe parlait et de faire de lui mon esclave. J’ai dû produire un son, car il s’est extrait de sa contemplation et son regard sur moi s’est animé. Ses yeux se sont arrêtés sur ma bouche entrouverte, sèche de désir. J’ai fait un pas vers lui. Il n’a pas bougé, en continuant à me regarder avec intensité. Je me suis passé la langue sur les lèvres pour les humecter :

— J’aimerais beaucoup goûter de ce vin, s’il te plaît.

Il est parti d’un grand rire qui faisait scintiller ses dents blanches. Le son était laid et déplacé dans le calme de cet espace bleu.

— Ce vin n’est pas différent de celui que tu as vu dans la première cave.

— Quoi ? me suis-je exclamée, bafouée, trahie. Mais ce n’est pas possible… tu n’as pas inventé cette histoire ?

— Mais si, c’est ce que j’ai fait. Il n’existe pas de vigne aux altitudes où il neige tout l’hiver. Le raisin a besoin de soleil pour être sucré.

— Mais… mais le fumier… je veux dire…

Il s’est remis à rire.

— Au froid, même la merde humaine gèle, comme tout le reste.

Il a fait un pas vers moi et m’a levé le menton pour que mes yeux rencontrent les siens. Nos corps se touchaient.

— Mais mon histoire t’a excitée, pas vrai ? Reconnais-le.

J’ai détourné le regard. Il m’a saisie par les cheveux pour renverser ma tête en arrière, ramenant mes yeux à portée des siens.

Avec réticence, j’ai murmuré oui.

— Je le savais ! Et il m’a lâchée subitement. Je voulais savoir quel genre de femme tu es. Maintenant, je sais.

— C’est faux, tu ne sais pas ce qui m’a excitée. Tu m’as raconté une histoire, mais tu ne sais pas ce qui m’a fait réagir dans cette histoire, ou à propos d’elle. Comment peux-tu savoir si ce n’était pas la lumière bleue sur toi, l’odeur du vin et du bois, ou le froid ? Comment peux-tu être sûr que je n’ai pas fait tout bêtement semblant pour te plaire ?

Il s’est approché d’un pas, le front coléreux. Mais aussitôt, vive comme l’éclair, son humeur a changé, son visage s’est adouci.

— Tiens, tiens. Te voilà en pleine philosophie, ma chérie. La philosophie, c’est ce à quoi les perdants font appel pour se convaincre que perdre n’a pas d’importance. Je me moque de ce qui t’a excitée, seul l’effet m’intéresse. J’ai réussi à te faire vouloir posséder quelque chose qui n’existe pas, qui ne peut pas exister dans la réalité, quelque chose que tu as même trouvé dégoûtant pour commencer. J’ai le don de créer le désir chez quelqu’un, et donc je peux avoir qui je veux, homme ou femme. C’est pour ça que je peux faire tout ce que je veux. Ne t’avise pas de l’oublier.

Il avait fait demi-tour et m’entraînait à sa suite.

— Nous avons passé assez de temps ici. Il faut continuer la visite, il reste beaucoup à voir.

Pendant que nous marchions à travers les couloirs, il parlait sans arrêt.

— Pour être riche, il faut pouvoir comprendre les rêves des gens, être capable de les transformer en histoires, puis de transformer ces histoires en objets. Le commerce est fondé sur cette équation, et les bons hommes d’affaires le savent. Mon père, par exemple, vendait des baignoires. Il aimait prendre des bains. La baignoire était un objet sensuel pour lui. Il y fantasmait sur ses vedettes favorites, Sophia Loren, Gina Lollobrigida et ses seins énormes, Marylin Monroe. Alors il a eu l’idée de décorer ses baignoires d’images de ces femmes nues. Il a créé quelques variations sur ce thème, et il est devenu immensément riche grâce à son imagination. Il n’était pas le seul, d’autres en ont fait autant.

Il s’est arrêté pour ouvrir une porte sur le côté gauche du couloir gris. J’ai jeté un coup d’œil à l’intérieur. Après l’ordre aseptisé des pièces traversées, le désordre blessait la vue. Des fruits et des légumes débordaient de leurs cageots sur le sol. Des caddies remplis de bouteilles de vin aux formes bizarres occupaient un des côtés, et du papier d’emballage d’une couleur lavande particulièrement laide était éparpillé partout.

— C’est là qu’on met le rebut. Chaque arrivage de nourriture est d’abord vérifié. Tout ce qui a un défaut est rejeté.

Il a ramassé un kiwi près de mon pied.

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Rien. Mais ce petit rejeton a un bon millimètre de plus que le kiwi standard, et il est malheureusement plus poilu que ses congénères.

— Mais c’est complètement fou ! Quel gâchis, c’est scandaleux !

— Non, ce n’est pas fou. Il avait l’air vexé. Les gens ne goûtent pas avant d’acheter. Ils abordent les aliments avec les yeux, pas avec la bouche. Ils les voient à la télé, dans les journaux, et finalement au supermarché. Bien avant qu’ils aient la possibilité de goûter, ils ont déjà entériné le verdict de leurs yeux.

Je refusais de le croire, mais je n’avais aucun argument pour le contredire. Il a mis les doigts sur mes yeux :

— C’est pour ça qu’une femme doit avoir l’air comestible.

Et quand je serais vieille ? Et s’il m’arrivait un accident ? J’ai détourné les yeux en frissonnant.

Une fois de plus, Philippe m’entraînait à travers les couloirs. Il m’a poussée dans le monte-charge, a appuyé sur un bouton et l’appareil a décollé avec un sursaut qui m’a jetée contre lui. Il m’a serrée dans ses bras avec un rire ravi. Puis il m’a demandé en scrutant mon visage :

— Alors, tu aimes mon entrepôt ?

— Oui, bien sûr, à condition que tu ne m’y entreposes pas, moi.

Quand l’ascenseur s’est arrêté, il m’a poussée dehors avec une petite tape. Je suis sortie en hâte. Nous nous trouvions dans un nouveau couloir étroit, éclairé au néon, terminé par des doubles portes d’acier. Je regardais derrière moi pour m’assurer qu’il ne m’abandonnait pas dans ce sous-sol sans âme. Il a pris mon coude :

— N’aie pas peur, c’est mon dernier royaume souterrain.

Les portes ouvraient sur une galerie aux parois de verre, surplombant une pièce si grande que je n’en voyais pas le fond. L’endroit baignait dans une lumière vive. Le long des murs blancs, des lampes à fluorescence étaient disposées de telle manière qu’il n’y avait d’ombre nulle part. L’ordre et la propreté de cette pièce étaient incroyables. Le seul bruit qui s’y faisait entendre était un bourdonnement bas et ténu. Emballées dans du plastique, d’énormes carcasses de bœufs et de moutons pendaient du plafond par des crochets de métal flambant neuf.

— Mon Dieu !

Je n’avais jamais vu autant de viande de ma vie.

— De quoi nourrir toute la France pendant un jour, prétendait Philippe.

Je sentais monter la nausée, sans pouvoir détacher mes yeux des alignements impeccables d’animaux sans tête.

Il a ouvert une porte au bout de la galerie. Je ne voulais pas rester seule et je me suis hâtée de le suivre. Nous marchions entre des rangées interminables de carcasses pendues. Au fond de la pièce, trois personnes – hommes ou femmes, je n’aurais su le dire, car ils étaient entièrement couverts de blancs, comme des chirurgiens en salle d’opération – étaient penchées au-dessus d’un tapis roulant couvert de nouvelles dépouilles, avec des règles graduées à la main. Ils mesuraient, se faisaient un signe de tête affirmatif, pressaient un bouton. Un crochet de métal descendait et ils y accrochaient la carcasse. Puis ils poussaient un levier, la carcasse remontait et s’éloignait pour rejoindre les autres.

— Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de sang, ni d’odeur ?

— Parce que les animaux sont congelés dans l’azote liquide à très haute pression avant d’aboutir ici.

— Et ça supprime l’odeur de viande ?

— Oui. Et ça la garde parfaitement fraîche. Ensuite, a-t-il ajouté avec fierté, on la découpe au couteau laser, le même que celui des joailliers. Je l’ai fait spécialement modifier pour ça. C’est la meilleure idée que j’aie jamais eue.

Nous sommes retournés vers la sortie. Cette fois, je prenais mon temps pour regarder chacun des corps gelés sans tête. Chaque animal avait une belle forme, de la courbe de l’épaule au doux modelé du ventre et des cuisses. Je pouvais presque sentir la chair ferme et dense sous mes mains. J’ai frissonné, cette fois d’excitation. Je me suis appuyée contre Philippe en me laissant gagner par la chaleur qui filtrait à travers la soie.

— Comment fais-tu pour trouver des animaux aussi parfaits ? Ils ont tous la même taille et la même forme.

— Rien ne t’échappe, hein ? Je suis content de t’avoir trouvée. Il m’a donné un long baiser. Alberto, mon acheteur, va sélectionner les meilleures viandes pour moi. Je l’envoie jusqu’en Australie et en Argentine. Nous ne prenons que les animaux les mieux proportionnés. Ceux qui n’ont pas le poids requis ou le jarret de la forme adéquate, nous les rejetons.

— Mais leur viande doit être la même, non ?

Il a haussé les épaules :

— C’est possible. Mais s’ils n’ont pas belle apparence, ils ne sont bons à rien. Nous entraînons nos clients à reconnaître les « justes » proportions. Celles que vend le Bon Marché sont une garantie de qualité. Les gens y croient.

— Eh bien, heureusement que vous ne vendez pas de « justes » proportions humaines ! ai-je lâché d’un ton acerbe en me hâtant devant lui vers le refuge du couloir.

Je l’ai entendu rire.

— Tu n’as pas à t’inquiéter, les tiennes sont parfaites !

J’étais glacée.

Nous avons repris l’ascenseur. Mon humeur s’allégeait d’étage en étage. Quand les portes se sont ouvertes, j’ai eu l’impression de renaître.

D’immenses fenêtres, hautes de sept mètres, offraient un rideau éblouissant de lumière contre lequel se détachait une luxuriante forêt tropicale de plantes d’intérieur. Perruches, cacatoès et de minuscules oiseaux ciselés comme des bijoux, que je ne reconnaissais pas, voletaient autour de bananiers miniatures. Leur conversation stridente interrompait le gloussement continu de l’eau tombant d’une petite cascade dans un bassin rocheux rempli de nénuphars rouges et blancs. Il faisait chaud, l’air était lourd d’une odeur composite de fruits exotiques et de fleurs. Des paniers de fruits multicolores pendaient aux branches des arbres. D’autres étaient accrochés à des étalages flottants. Une patte de minuscules bananes jaunes s’ouvrait en éventail autour d’un ananas vert bouteille, et d’énormes mangues orange de l’Inde du Sud voisinaient avec des fruits de la passion venus d’Afrique du Sud, des mangoustans d’Indonésie et des kumquats de Chine. Dans une débauche de cramoisi, de violet et de blanc, des buissons de bougainvilliers abritaient de petites tables blanches en fer forgé couvertes de hors-d’œuvre, de fruits tropicaux confits et de pâtes d’amandes.

L’élégance du décor et la quantité phénoménale de nourriture étaient époustouflantes. Des sons produits par l’eau et les oiseaux aux couleurs vives des aliments, l’endroit irradiait d’harmonie.

Tout avait été prévu dans les moindres détails. A côté des cerises noires, par exemple, il y avait des paniers de paille à l’usage des clients. Je regardais une femme vêtue avec goût remplir de fruits un de ces paniers. Elle était très grande et son dos, la seule chose que je voyais d’elle, était large, presque masculin. Son pantalon de satin rouge moulait ses hanches musclées. J’aurais aimé porter ce genre de vêtements. Je me sentais mal fagotée dans mon sari qui ne soulignait aucune forme. La femme s’est dirigée vers les melons, qu’elle palpait un par un de ses longs doigts. Elle a fini par en choisir un vert, de forme ovale. Brusquement, elle s’est retournée et m’a vue la regarder. Elle a agité la main :

— Salut, Philippe !

— Est-ce que ce n’est pas quelqu’un de célèbre ? ai-je demandé naïvement à Philippe. J’ai l’impression que je devrais savoir qui elle est.

— Tu ne crois pas si bien dire. Le monde entier la connaît. C’est Elizabeth Bouchon.

A ce moment, j’ai compris combien j’étais ignorante de ce monde dans lequel il m’entraînait.

— Est-ce… est-ce qu’elle vient souvent ?

— Oui, quand elle n’est pas en train de filmer une tribu ou une autre à Zanzibar, a répondu Philippe en plissant les yeux. Puis son visage s’est dégagé. J’ai souvent pensé me servir d’elle pour une publicité, avec un sous-titre du genre : Quand elle n’est pas en train de manger des chenilles avec les Shalli Wak, elle est au Bon Marché !

J’ai ri, comme il l’attendait de moi. J’essayais de mémoriser son nom.

Philippe m’a tournée face à lui et a plongé son regard dans mes yeux :

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— C’est comme un rêve. Je n’aurais jamais pu imaginer un endroit pareil, si raffiné, si parfaitement élaboré en vue du plaisir.

Il a souri et m’a serré la main dans un élan de possessivité.

— Personne aujourd’hui n’aurait pu même rêver de ça. Moi, oui. Et j’étais le seul à pouvoir le concrétiser.

Je le regardais d’un œil nouveau. Il paraissait si différent de l’homme arrogant que je connaissais.

— C’est plus qu’un rêve, c’est un fantasme réalisé.

— C’est beaucoup plus qu’un fantasme. Pour les gens qui viennent s’approvisionner ici, c’est une obsession. Ils ont besoin de venir tous les jours. Ils ne font pas confiance aux autres magasins, la marchandise qu’ils y trouvent ne comble pas leur manque, elle n’est pas assez belle à voir.

Nous avons continué notre chemin. A présent, nous étions entourés de légumes arrangés en bouquet de feu d’artifice. Des aubergines grenat surgissaient d’un cœur de poivrons d’un rouge et d’un jaune éclatants. Des courgettes vertes et jaunes entouraient des tomates rouges et des betteraves violettes. Tous les légumes de la même espèce avaient exactement la même teinte, une peau sans défaut, bien hydratée, brillante de gouttelettes qu’y déposaient des brumisateurs suspendus. Derrière ces échafaudages impressionnants, d’autres palmiers, d’autres bougainvillées abritaient des oiseaux bavards. Le soleil, en se déversant à l’intérieur, dénonçait la présence de miroirs astucieusement dissimulés.

Philippe poursuivait :

— Au début, c’était facile de pousser les gens à acheter, il suffisait de faire fonctionner leur imagination. Mais lier un fantasme à un objet ne crée le désir que si on ne le possède pas. Quand on l’a, il n’y a plus de quoi vous empêcher de dormir.

J’avais la tête qui tournait, l’impression de marcher sur un nuage.

— Les gens ne savent plus rêver par eux-mêmes. Ils ont tellement l’habitude que leurs rêves soient transformés pour eux en objets accessibles que les objets qu’ils veulent acheter ont pris la place de l’imagination dans leur tête. Leur imagination s’appauvrit à tel point qu’ils perdent la capacité de désirer posséder de nouveaux objets. Acheter ne les satisfait plus, et ils consomment de moins en moins, sans pour que soit pour autant supprimé l’ennui qu’a engendré la mort de leur imagination. Privés de rêves, ils se sentent vides, ils ne peuvent plus donner forme à l’avenir, même à un avenir comblé de possessions acquises par l’argent. Ils ne voient plus que le temps qui passe, les heures, les minutes, les secondes qui leur restent à vivre, et cette vision tourne à l’obsession. Ils vivent dans l’angoisse de la mort, la seule pensée qui leur reste. C’est une espèce d’hystérie qui s’installe avec la perspective du vide en guise d’avenir.

Il s’est arrêté là. J’étais encore perdue dans sa démonstration, dont les mots me martelaient le cerveau. Tout à coup, il s’est tourné vers un petit homme grisonnant vêtu d’un costume lamé argent de coupe insolite, aux lèvres rouges et humides figées dans une espèce de moue, et lui a fait un signe de la main. « Simon, mon cher ami ! » s’est-il exclamé, soudain jovial et complètement transformé.

— Reste là, m’a-t-il murmuré, je reviens dans une seconde.

Il s’est éloigné à pas vifs pour rejoindre l’homme, avec qui il s’est mis à parler. Leurs corps se touchaient presque. Ils donnaient l’impression d’être de vieux amis intimes. J’en éprouvais de l’envie. Finalement, ils se sont séparés et Philippe est revenu vers moi.

— C’est un homme bien, Simon. Il est chef cuisinier à La Pirogue.

J’ai écarquillé les yeux. La Pirogue était le plus ancien et le plus fameux des restaurants de nouvelle cuisine.

— Il a été un des premiers à comprendre dans quel sens le monde était en train de changer. Il s’est rendu compte que les gens n’allaient plus acheter que deux sortes de choses : ce qui est indispensable, et ce qui les obsède. Alors il a inventé la nouvelle cuisine, qui se proposait de séduire tous les sens et qui était si difficile à réaliser que personne ne pouvait la reproduire. Elle est été populaire un certain temps, mais elle n’est jamais devenue une obsession. Tu sais pourquoi ?

J’ai fait non de la tête, sachant que c’était ce qu’il voulait.

— Ce qu’il n’a jamais tout à fait compris, c’est que sa cuisine prenait tout simplement trop de temps à préparer. Que pour devenir une obsession qui dure, une mode doit poser un défi au temps.

— Au temps, pourquoi ?

J’étais un peu perdue.

— Parce que le temps nous rappelle que nous sommes en chemin vers la mort.

— Et qu’est-ce qui pourrait faire oublier le temps ? Le sexe ?

Il a secoué la tête.

— Non, même le sexe n’est pas assez efficace pour vendre. Il est tristement exploité par les publicitaires. Ils se jettent sur les images comme une nuée de sauterelles. Mais la réponse à ta question – et il fit un grand geste des mains comme un magicien –, elle est tout autour de toi, c’est la nourriture. Les hommes ne peuvent pas s’en passer. Elle est plus facile d’accès que le sexe, elle peut se consommer dans la solitude ou en compagnie. Elle peut remplacer le sexe, le précéder, le suivre ou l’accompagner. Si le sexe devient ennuyeux, on peut vivre sans. Mais que la nourriture nous ennuie ou pas, il faut bien manger.

— Mais se nourrir est une nécessité. Donc c’est ordinaire, ennuyeux. Comment est-ce que ça peut devenir une obsession ?

Mon incompréhension semblait le ravir.

— Un jour, je me suis dit : si le fait d’acheter satisfait des besoins créés par l’imagination, pourquoi la nécessité de satisfaire un besoin physiologique ne pourrait-elle pas coïncider avec la satisfaction d’un besoin imaginaire ? Et c’est à partir de là que j’ai pu concevoir ce grand magasin.

— Je… je ne comprends toujours pas.

Il m’a regardée pendant une seconde.

— C’était simple. Tous les ingrédients de l’obsession étaient déjà là. Mon génie a été de les réunir. Il a ouvert grand les bras : J’ai offert au système marchand un nouveau royaume à conquérir, un royaume sans limites. Et pas seulement ça. J’ai procuré de la satisfaction, en quantité inépuisable, et du soulagement devant la peur de mourir. Une satisfaction renouvelable quotidiennement. Tout à coup, les gens n’ont plus à se demander que vouloir, que désirer, à quoi rêver. Tout à coup, la vie a cessé d’être ennuyeuse. Ce que je vends, ce n’est pas de la nourriture, c’est de la vie. Et je m’enrichis avec chaque repas consommé.

J’essayais de digérer tout ce qu’il m’avait dit. Cela me paraissait fantaisiste, mais la preuve s’étalait autour de moi. Partout où je regardais, des gens beaux et habillés avec beaucoup de goût circulaient parmi les marchandises avec une expression de sérieux et de concentration. J’ai pris peur. Comment pouvais-je espérer satisfaire un homme aussi brillant que Philippe ?

J’étais arrivée au milieu d’un marché aux épices. J’ai éclaté d’un rire passablement hystérique en découvrant le paysage familier des piments de toutes les couleurs, tailles et formes, pendus en grappes énormes aux montants de charrettes en bois. Des pyramides de poudres, cannelle, cardamome, poivre rouge, orange ou jaune, curcuma, coriandre, gingembre, garnissaient des brouettes multicolores. Entre les bras de chacune d’elles, était assise une poupée grandeur nature en costume traditionnel du pays d’origine de l’épice, entourée de pots en terre, de plats en cuivre et en laiton, de cuillères de formes étranges. L’arrière-boutique miteuse de l’épicerie de mon oncle m’est revenue en mémoire. J’ai fermé les yeux et respiré à pleins poumons pour absorber les différentes senteurs de si belles épices, mais je n’ai senti qu’un arôme confus et poussiéreux. Puis leur parfum s’est précisé, comme en hésitant. Humble, effrayé, il n’avait rien de la puissance et de l’assurance des senteurs qui venaient si facilement à bout de l’odeur du pain dans la boutique de mon oncle. Ici, les effluves de beurre venus de la boulangerie toute proche étaient nettement dominants. J’ai secoué la tête en fronçant les sourcils.

— Qu’est-ce qu’il y a ? m’a demandé Philippe, anxieux. Quelque chose ne va pas ?

— Elles n’ont pas d’odeur. Ou si peu, ai-je rectifié pour ne pas le blesser.

Son visage s’est éclairé et il a pris mon bras.

— Et alors ? Elles ont l’air bonnes, non ? Je suis le premier en Europe qui réussit à vendre des épices aux Français.

— Mais il faut qu’elles sentent. Comment peut-on cuisiner, sinon ? Comment peut-on dire si le plat est bon ?

— On n’a pas besoin de sentir pour goûter. Qu’est-ce que ça peut faire, si le goût est correct ?

Je me suis mise à rire. Il avait l’air boudeur d’un petit garçon à qui l’on vient de dire qu’il existe quelque chose qu’il ne peut obtenir.

— Ces épices-là n’ont pas d’odeur. Or, on ne peut pas cuisiner correctement si on ne sent pas les épices. On ne peut pas goûter non plus. Le goût commence dans le nez.

— Dans ce cas, ma chère, je devrais haïr la nourriture car je n’ai pas un bon odorat. Je ne l’ai jamais eu, depuis mon enfance, mais je connais ma nourriture. Arrête avec tes théories idiotes, elles ne font que prouver ton ignorance.

J’ai compris que je l’avais blessé. Soudain, je le voyais tel qu’il était physiquement : un homme d’un certain âge, lourd, aux yeux trop rapprochés et au visage gagné par l’embonpoint. L’espace d’un instant, il m’a fait pitié. Pendant que je le regardais, la colère a quitté ses traits et fait place au désir.

— Tu es belle quand tu es en colère, a-t-il dit doucement.

A ce moment, j’ai senti son odeur douceâtre de saucisse chaude qui se jetait sur moi pour me saisir. J’ai reculé, mais elle était plus rapide que moi, elle m’environnait de toutes parts. J’ai fait demi-tour et je me suis éloignée à l’aveugle dans les travées bordées de sacs dorés remplis de café en grains et de pots en cristal contenant du miel de toutes les nuances de couleurs, du brun rouille au jaune paille. J’ai plongé derrière une muraille de parmesan, et je me suis retrouvée dans un espace en demi-cercle entouré d’un aquarium de poissons aux teintes éblouissantes qui piquaient de la tête et ondulaient entre des coraux rouges. L’ensemble faisait l’effet d’un mur mouvant de couleurs. Du plafond, pendaient deux squelettes de poissons énormes, incrustés de berniques et d’algues. Je me suis arrêtée pour reprendre mon souffle.

Soudain un bel homme s’est trouvé à mes côtés. Dans l’école où j’allais à Nairobi, on nous avait lu des histoires tirées de la Bible aux réunions des élèves chaque lundi. Cet homme était exactement comme j’avais imaginé Jésus, avec des yeux en amande couleur de miel sauvage. Je l’ai regardé fixement, bouche bée. Il a souri avec compréhension et m’a touché les cheveux.

— Tout va bien ? Puis-je vous aider ?

J’ai levé la main à mes cheveux avec gêne.

— Oui, ça va mieux maintenant. Je cherchais désespérément quelque chose à dire. Ce sont de ma… magnifiques poissons que vous avez là.

Je me sentais rougir. Il m’a adressé un sourire lent et plein de chaleur :

— N’est-ce pas qu’ils sont beaux ?

Il m’a accompagnée jusqu’au comptoir dont il a désigné une extrémité. Il se tenait si près de moi que je sentais l’odeur de poisson et de sang sur son tablier.

— Celui-là, c’est celui que je préfère, un requin à griffes de la mer Baltique. Très rare, à la chair délicieuse. Vous voyez les cinq griffes au bord de son aileron ?

J’ai penché le buste par-dessus le comptoir et il s’est penché au-dessus de moi, le corps contre le mien. Nous sommes restés comme ça quelques secondes.

— C’est délicieux en steak, mademoiselle, a-t-il roucoulé dans mon oreille.

J’ai entendu des pas qui s’approchaient et l’homme s’est écarté vivement. Je me suis redressée. C’était Philippe. Il s’est approché de moi et a passé son bras autour de ma taille.

— Tu aimes notre service spécial clientèle ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ? ai-je demandé avec un sentiment de culpabilité.

— Michel est un excellent vendeur, surtout avec les femmes. Il ne recule pas devant le contact humain, tu comprends. Ça les fait revenir, a-t-il expliqué avec un clin d’œil à l’autre.

Une femme est entrée, dans les soixante-dix ans, habillée d’un tailleur de tweed coûteux un peu passé de mode. Elle s’est avancée vers Michel, lui a mis le bras autour de la taille en ronronnant comme un chaton affectueux. Il répondait dans la même veine, le bras autour de ses épaules.

J’ai reculé. Tout à coup, j’avais honte. Philippe s’en est aperçu et a éclaté de rire.

— Michel dit que les femmes sont comme les poissons. Une fois prises à l’hameçon, elles se tortillent dans tous les sens et elles saignent, mais ne s’enfuient pas.

En regardant de nouveau Michel, j’avais la nausée.

— Allez, tu en as assez vu. Je te ramène à la maison, a déclaré abruptement Philippe.

Nous sommes sortis par la porte principale. La voiture était garée le long du trottoir. Un vent froid et malicieux soufflait. Il s’est jeté sur moi, soulevant de mon épaule le pan de mon sari. Je l’ai ramené et serré autour de moi, intensément consciente du regard de Philippe. Dans la voiture, je me suis renversée contre la douceur moelleuse du dossier, les yeux fermés.

La voiture a démarré silencieusement. Je me suis tournée brusquement vers Philippe.

— Ça ne marche que si tout le monde désire la même chose, mais ce n’est pas le cas, si ?

Il m’a regardée sans comprendre.

— Mais de quoi parles-tu ?

— De ta théorie sur la vente. Tout le monde ne se donne pas la nourriture pour obsession.

— Mais je les fais changer d’avis. Je peux les faire vouloir tout ce que je veux qu’ils veuillent. Pour cela, une chose suffit : passer dans les journaux, dans les magazines et bien sûr, à la télé.

— Et moi alors ?

— Quoi, toi ?

— Tu peux faire de moi quelque chose que tout le monde veut ?

Il a ri.

— Facilement ! Si je le voulais. Ses yeux ont glissé vers mes seins. Mais je préfère te garder telle quelle pour moi tout seul.

Je me suis redressée avec colère.

— Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je ne devrais pas changer ?

Il évitait mes yeux, regardait par la fenêtre. Puis il a répondu avec irritation :

— Tu ne devines pas ?

J’ai fait non de la tête. Il a approché son visage tout près du mien.

— Parce que si tu changes, tu te perdras. Ta culture répugne au changement. Les autres ne changent pas en bien, et ce serait pareil pour toi.

Ce qu’il disait me paraissait inepte.

— Es-tu sûr que je sois si différente de toi ?

— Bien sûr, ma belle. Et c’est ça qui est excitant.

J’ai voulu le défier.

— Pourquoi ? Ça ne te fait pas peur ?

— Non. Pourquoi ça devrait me faire peur ?

— Parce que moi aussi je pourrais te changer, te rendre différent de tout le monde ! ai-je crié avec passion. Je détestais sa suffisance.

Son visage s’est détendu, et il a hurlé de rire.

— Et alors ? Je n’ai pas peur de changer. Je sais que je suis différent, dépravé, même. Je rends les femmes folles, c’est ce qu’on dit. Tu n’as pas peur de moi ?

— P… pourquoi est-ce qu’elles ont peur ?

Je me sentais nerveuse, tout à coup.

— Elles disent que je leur fais du mal.

— Et c’est vrai ? ai-je demandé dans un murmure.

Il a haussé les épaules.

— Seulement quand elles m’ennuient. Il a pris mon menton doucement entre ses doigts. Mais toi, tu es différente des autres, si douce et pourtant impénétrable. Je ne crois pas que tu m’ennuieras trop vite. Il m’a touché les lèvres. Tu es comme un nouveau jeu extraordinaire dont je ne connais pas encore les règles.

Nous traversions le pont Neuf vers la rive droite. Les arbres portaient leurs couleurs d’automne, rouge et or, comme mon sari. Ils avaient l’air apprêtés comme des femmes pour une réception.

— Et si tu ne les découvres jamais ?

La transpiration perlait sur ma peau. Il m’a saisie par les cheveux et a attiré mon visage vers le sien.

— Ne t’inquiète pas, je trouverai.