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Pour connaître Philippe, il était indispensable de comprendre son rapport à la nourriture. Il ne la dégustait pas, il l’engloutissait, avant de l’oublier totalement. Cinq minutes après avoir consommé un repas de quatre plats, il ne se rappelait plus son goût, quel avait été le plat de résistance, s’il avait mangé chaud ou froid, s’il avait bu du vin rouge ou du blanc, et même pas s’il avait pris son repas seul ou en compagnie. Si bien qu’il avait toujours faim.

Philippe ne pouvait se souvenir de ce qu’il mangeait parce qu’il vivait sur un seul plan temporel, le présent immédiat. Ce qu’il voulait, il devait le réaliser au moment même de sa conception. Son désir frappait comme l’éclair et disparaissait tout aussi vite. Alors il fallait trouver quelque chose d’autre pour remplir le vide.

Philippe voulait me posséder parce que j’étais aux antipodes de sa façon d’être. Je vivais dans un temps constitué presque exclusivement de souvenirs. Peut-être avais-je toujours éprouvé du plaisir à me souvenir, peut-être était-ce un élément de ma personnalité, voire un élément inscrit dans mes gènes. Mais avec Philippe, c’était devenu un mode de survie. Car son entreprise était une maîtresse exigeante. Il fallait chaque jour la nourrir, la nettoyer, la protéger du vol et de la concurrence. Il fallait prendre soin de sa publicité en la maintenant en permanence sous les feux de la rampe. Combler ses besoins gardait Philippe éloigné de moi la plupart du temps depuis que les médias ne trouvaient plus rien à révéler de nous. Quand il partait, c’était comme si je cessais d’exister. Le monde se vidait de tout et perdait ses couleurs. La pratique du souvenir était donc devenue pour moi un moyen de rester vivante. Je méditais sur les moments que nous avions passés ensemble, je les laissais occuper progressivement l’espace de mes pensées jusqu’à ce qu’ils remplissent les heures et les jours, jusqu’à en oublier le monde extérieur.

Sentir était le stimulus qui m’attirait vers ce monde. Parce que l’odeur – j’en avais l’intime conviction – commence dans le cerveau. Philippe n’a jamais compris d’où venait mon plaisir, mais il en était envieux. A sa place, il prenait possession de moi, poussé par une jalousie étrange qui donnait à sa passion une tonalité brutale. Mais sa faim de moi, tout comme ses autres désirs, était de courte durée. Dès qu’elle était satisfaite, il l’oubliait. Et je devais constamment inventer de nouvelles façons de capter son intérêt.

Partant de cette connaissance bizarre, j’avais élaboré une série de petits jeux pour prolonger son plaisir. Le jeu des odeurs restait pourtant son préféré. Je lui décrivais ce que sentaient les différentes parties de son corps à diverses heures du jour, avant, pendant et après l’amour. Parfois nous prenions une ligne de cocaïne avant d’entrer dans le jeu. Enflammé de désir, il se jetait sur moi. Après l’amour, nous restions entrelacés, fatigués et contents, et nous parlions. Il me disait en quoi consistait son travail, me racontait ses voyages dans les capitales étrangères, partageant avec moi le plaisir que lui procurait son entreprise. C’était en effet la seule chose qui restait vivante dans sa mémoire. Je l’écoutais. J’offrais parfois une suggestion ou un commentaire sur ce qui avait eu lieu. Bientôt, notre vocabulaire d’odeurs a pris l’ampleur d’une langue à part entière, pure et indépendante, qui ne nécessitait aucune explication. Peu à peu, la signification du jeu s’est diluée dans la répétition, et il est devenu un rituel, sacré par nature.

A vivre uniquement dans le moment immédiat, Philippe n’avait l’usage ni du plaisir, ni de la douleur que l’amour apporte. Pour aimer, on ne peut se passer de mémoire. Les moments de Philippe étaient vécus sans mémoire et sans culpabilité, mais cela signifiait que, telles des pièces vides, ils devaient être remplis.

Il collectionnait les antiquités afin de conquérir le passé, et ne voyait l’avenir que sous les traits de son magasin, un autoportrait en brique et en mortier. Sa déclaration d’immortalité.

Je me suis mis à étudier l’exotisme sous toutes ses formes, des objets anciens aux nourritures insolites. Je me suis inscrite à un cours où l’on enseignait la distinction entre les antiquités authentiques et les copies. Quand j’ai pensé en avoir appris suffisamment sur le sujet, je me suis mise à explorer les marchés spécialisés de France, à Lyon, à Strasbourg et à Amiens. J’ai voyagé en Belgique, en Suisse et même en Allemagne et en Autriche pour localiser les bibelots que Philippe affectionnait. Je déployais tous mes efforts pour me documenter sur leur histoire et je la reconstituais quand j’en perdais la trace. Je lui racontais des anecdotes sur ce que je lui achetais et il écoutait avidement.

J’ai cherché les fournisseurs des meilleures épices, fait poser des lampes spéciales, émettrices de chaleur, pour que s’exaltent leur odeur et leur couleur. Mais comme l’odeur dépend aussi de l’humidité, j’ai dessiné une fontaine parfumée qui répandait dans l’air l’odeur de la pluie sur la terre sèche. Et enfin, pour populariser les épices, les fruits et les légumes exotiques, nous avons engagé certains des meilleurs chefs de nouvelle cuisine pour expérimenter et créer un livre de recettes du Bon Marché, qui est devenu un best-seller universel d’un jour à l’autre et qui a encore augmenté la popularité du magasin.

Mais plus Philippe réussissait en affaires, plus il passait de temps loin de moi à gérer son empire en expansion.

Pour combler les temps morts, je me suis mise à lire avec voracité. D’abord des magazines, dont le français plus courant est plus facile à comprendre que celui de la fiction, puis, à mesure que je connaissais mieux la langue, des romans, de la poésie, tout ce qui me passait par la tête. En conséquence, je devenais plus bavarde, je débordais d’idées.

— Mais qu’est-ce qui va se passer, Philippe, quand l’imagination de tout le monde sera épuisée ? lui ai-je demandé un jour au lit.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Comment l’imagination pourrait-elle s’épuiser ? Ce n’est pas du pétrole, que je sache.

— Oui, mais si l’imagination des gens est perpétuellement occupée par les objets à acheter, ils perdent le pouvoir d’imaginer par eux-mêmes, non ?

— Et alors ? Il devenait légèrement impatient.

— Alors, à la fin, il ne leur restera plus aucune imagination et donc aucun désir d’acheter. Et quand l’imagination sera épuisée, que toute consommation s’arrêtera, est-ce que l’Europe sera détruite ? Qu’est-ce qui la remplacera ?

— Bien sûr que non, a-t-il répondu avec brusquerie. Vous, les Indiens, vous êtes illogiques. Tant qu’il naît des bébés, l’imagination ne peut pas se tarir.

J’ai souri. J’avais anticipé cette réponse-là.

— Mais est-ce que les bébés des gens qui ont perdu l’imagination naîtront avec leur propre imagination intacte ? ai-je demandé d’un ton suave.

— Evidemment, chaque génération est différente.

— Mais ils restent les enfants de leurs parents. Ils ne peuvent pas être très différents. Si leurs parents subissent l’ennui, s’ils n’ont plus la capacité d’imaginer, comment leurs enfants peuvent-ils l’acquérir ?

— Parce que c’est une réalité biologique. Ils naissent avec de l’imagination comme avec des doigts et des orteils.

Il s’est redressé pour allumer une cigarette. Je craignais d’avoir perdu la partie.

— Mais il naît des enfants malformés tout le temps, ai-je dit un bout d’un moment de silence.

— Si tu avais fait des études, tu saurais que statistiquement, leur proportion est négligeable.

— Je me demande si l’imagination des enfants se remplit plus facilement que celle de leurs parents, et si par conséquent ils s’ennuient de plus en plus vite.

— Leur imagination est excitée par des choses différentes, c’est tout. Ils ont moins peur, leurs désirs sont plus audacieux, plus impatients. Ils veulent les réaliser sans attendre.

— Mais quand les choses qui excitent leur imagination s’épuisent, leur imagination en fait autant. C’est un cercle vicieux.

Il n’a pas répondu tout de suite. Je me suis soulevée sur les coudes et je l’ai regardé avec un air de victoire.

— Alors, professeur, quelle solution proposez-vous ? a-t-il demandé, sarcastique.

J’ai fait semblant de réfléchir, alors que l’idée me trottait dans la tête depuis plus d’un mois.

— Peut-être que c’est pour ça qu’on passe d’un pays à l’autre, là où les techniques de vente n’ont pas atteint le même niveau, où elles n’en sont pas au stade de l’imagination.

Il a éclaté de rire, et repris son air supérieur.

— Petite idiote, on vend de la même façon dans le monde entier. On change de pays pour gagner de l’argent, un point c’est tout.

Les séjours de Philippe à Paris se faisaient de plus en plus rares. Je me sentais vide et irritable la plupart du temps. J’ai cessé mes voyages en quête d’antiquités. Ils avaient perdu leur sens puisque Philippe n’était presque plus jamais là. Les objets disposés çà et là dans la maison prenaient la poussière, témoins de mon impuissance à le retenir. Mais ce n’était pas de ma faute, il m’avait volé mon énergie. J’avais perdu ma volonté de sortir seule. Je me sentais laide et vieille. J’avais honte de rencontrer les gens qu’il m’avait fait connaître, et peur de leur voir une expression de triomphe dans le regard. Je n’avais pas le courage d’affronter Olivier ou Annelise. Le monde extérieur me rappelait que Philippe n’était pas près de moi. Je redoutais de passer devant les affiches publicitaires sur lesquelles il figurait en gros plan, un sourire assuré aux lèvres. Dans ma frustration, je me suis tournée une fois de plus vers l’art culinaire. Mais cette fois pour apprendre la cuisine française auprès d’Alfredo, le cuisinier du père de Philippe, gérant du Bon Marché. Je l’ai obligé à m’enseigner la préparation de tous les plats que la mère de Philippe préparait jadis. Après quoi, je lui ai demandé de m’initier à d’autres recettes, encore plus subtiles et sophistiquées. En matière de cuisine, la conception française se révélait très différente de la conception indienne. Le secret d’un plat réussi résidait moins dans la façon de le relever et de le cuire que dans le temps de cuisson et le choix et la proportion des ingrédients. J’ai appris à cuisiner de mémoire, et avec mes yeux, laissant de côté le goût et l’odorat jusqu’à ce que je sois sûre d’avoir assimilé correctement les autres aspects de la question. Puis j’ai commencé à improviser en utilisant ma connaissance des épices pour créer de nouvelles sauces.

Je cuisinais d’énormes repas très élaborés en attendant Philippe. Et quand il revenait enfin de ses voyages, de ses soirées, de ses inaugurations de nouvelles succursales et de ses nuits blanches, il nous dévorait, eux et moi.

Mais ces moments étaient de courte durée. Car Philippe n’était jamais satisfait. Il se lassait du jeu, de moi, et de l’appartement qui était devenu mon domaine plus que le sien. Il lui fallait plus. Il lui fallait quelque chose de réel, venant du monde qui m’était hostile, le monde extérieur. Il avait besoin d’un nouveau défi, d’un nouveau projet, d’un nouvel agencement du magasin.

— Je crois qu’il est temps de repenser la décoration des magasins, a-t-il déclaré un matin au petit-déjeuner.

— Mais tu l’as déjà rénovée l’année dernière dans la section des produits du monde entier, tu as réorganisé le département des articles ménagers à Bruxelles il y a six mois, et changé les éclairages à Rio au trimestre dernier. Jusqu’où veux-tu donc aller ? ai-je demandé, exaspérée. Tu n’en as pas assez fait comme ça ?

— Assez ? Assez n’existe pas. Dire assez, c’est mourir. Il faut être constamment en train de faire quelque chose, sinon la presse vous oublie. En l’occurrence, je pensais au magasin de Paris. La grande dame se fait vieille. Les gens vont se lasser d’elle.

— Ce n’est pas l’avis des livres de comptes.

— Les livres de comptes sont en retard d’un an sur l’actualité, ma chère. Et c’est moi qui te le dis. Je le sens là, dans mes tripes. Les gens commencent à en avoir marre du Bon Marché. La grande dame commence à les ennuyer.

— A les ennuyer, ou à t’ennuyer, toi ? Tu n’es jamais à Paris, comment est-ce qu’elle peut t’ennuyer ?

— Je n’ai pas besoin d’être là pour savoir de quoi elle a besoin. Elle fait partie de moi, a-t-il répliqué en regardant la salière d’un air maussade. Je l’ai négligée trop longtemps. Il est temps de lui rendre sa visibilité.

Et moi, pensais-je avec colère, quand est-ce que je retrouverai ma visibilité ? Mais je ne pouvais pas lui poser la question. Il se délecterait de ma douleur. Il en ferait un nouveau jeu. Mais sur ce jeu-là, je n’aurais aucun contrôle. Il fallait que je me taise.

— Si tu veux rendre sa visibilité au Bon Marché, lance une campagne publicitaire.

Il a ouvert la bouche pour me ridiculiser… et l’a refermée.

— Une nouvelle campagne publicitaire, mais oui ! s’est-il exclamé avec ravissement. Nous n’avons pas fait ça depuis l’ouverture du magasin. Brillante idée ! Et pour la préparer, je devrai passer plusieurs mois à Paris. Avec toi, a-t-il ajouté avec condescendance, afin de me montrer que tous mes efforts pour dissimuler ma détresse d’esseulée avaient été vains.

Je me suis levée en hâte et j’ai quitté la pièce.

C’était décidé. On a contacté le publicitaire, M. Binet, un ami de longue date de la famille. Son entreprise avait beau connaître le succès, il avait réussi à sauvegarder son humour et sa lenteur. Chaque fois qu’il venait à la maison, il prenait le temps de parler avec moi. Philippe l’a convié à dîner à la maison. Je me réjouissais d’avoir un invité après si longtemps. Je voulais qu’au moins un des amis de Philippe sache que j’existais toujours.

La sonnette a retenti à sept heures. L’homme qui se tenait à la porte n’était pas le vieux M. Binet, mais un bel homme de trente ans à peine. Son visage s’est éclairé en me voyant.

— Oui, monsieur, qu’est-ce que vous voulez ?

L’homme s’était sûrement trompé d’adresse. Dommage, il avait l’air sympathique.

Il m’a souri. Il avait de belles dents, blanches et régulières.

— Mon nom est Marc Després. Je suis le concepteur-créateur principal de M. Binet. Il a été obligé de s’absenter de Paris pour raison familiale.

La femme de M. Binet avait dû se plaindre d’être négligée et M. Binet avait cédé. Le nouveau venu me regardait d’un air admiratif. Tout à coup, l’horizon s’éclaircissait.

— Tant pis, ai-je dit avec un sourire et un haussement d’épaules pour attirer son attention sur leur nudité. Je vous en prie, entrez.

La conscience de mon pouvoir de séduction me donnait le frisson. Nous nous regardions.

— Je suis désolée que M. Binet n’ait pas pu venir. Rien de grave, j’espère.

— Non, mais il avait prévu un dîner ce soir chez lui, et cette réunion a été décidée au pied levé. C’est dommage, a-t-il répondu sans broncher.

J’ai ri et ma tension s’est évaporée. Il s’est joint sans retenue à ma gaieté, avant de reprendre :

— Dommage pour M. Binet, mais pour moi, c’est une chance. J’ai beaucoup entendu parler de vous. Et j’ai vu des photos de vous.

— Il y a des années de ça !

J’étais surprise qu’il se souvienne de l’époque où le visage de Philippe et le mien s’étalaient dans les magazines.

— Peut-être est-ce pourquoi elles sont loin de vous faire justice, madame, a-t-il répondu avec douceur.

— Je ne suis pas mariée, appelez-moi Lîla.

— Lîla ? Quel joli nom.

C’était de toute évidence un homme galant, grisant comme un verre de vin.

A ce moment, Philippe est apparu, l’air surpris. Il s’est renfrogné quand je lui ai présenté le remplaçant de M. Binet. Il semblait trouver l’homme trop jeune à son goût et donnait libre cours à son agressivité.

— Pourquoi est-ce que M. Binet n’a pas pu venir ? C’est son budget le plus important, et il faut qu’il délègue quelqu’un ? Et pourquoi vous ? Qu’est-ce que vous connaissez à la publicité du Bon Marché ?

Puis il s’est tourné vers moi et m’a dit en anglais :

— Comment est-ce que je peux discuter avec ce blanc-bec ? Dis-lui de partir.

J’étais sûre que M. Després parlait l’anglais et je le regardais avec inquiétude. Mais il n’avait pas l’air vexé du tout. Il s’est adressé à Philippe :

— Il se trouve que je connais assez bien le budget du Bon Marché. Je m’occupe du dossier depuis quatre ans.

En se tournant imperceptiblement vers moi pour m’intégrer dans la conversation, il a poursuivi :

— Vous avez une sensibilité extraordinaire. L’attention que vous portez à chaque détail, à la texture, au goût et même à l’odeur, transparaît clairement dans chacune de vos recettes.

Il ne m’avait pas quittée des yeux en parlant. J’étais perplexe. Savait-il que c’était moi qui avais veillé à la présentation des produits ?

— Eh bien, je suis ravi que ça vous ait plu, a répondu Philippe, amadoué, d’un ton bourru, en lui tendant la main. Je ne savais pas que vous vous étiez occupé de cette publicité. Binet, ce vieux filou, ne me l’a jamais dit. Mais le monde est ainsi fait, pas vrai ? On fait travailler les autres et on ramasse les lauriers. Il a éclaté d’un rire sonore, en mettant le bras autour des épaules de son visiteur. Vous devriez rester dîner avec nous, tout compte fait. Lîla adore cuisiner, et elle serait déçue si personne ne mangeait ce qu’elle a préparé.

Soudain, je me sentais de nouveau laide.

— Je… je vais voir où en est la cuisson, ai-je bégayé avant de me précipiter vers la cuisine.

A mon retour, Philippe était en train de montrer sa nouvelle acquisition, un miroir Art déco qu’il avait déniché dans une galerie bruxelloise chic, mais excessivement chère. A mon avis, il s’agissait d’un faux.

— Vous aimez les antiquités ? ai-je demandé à Després quand Philippe s’est trouvé à court de phrases.

— Oui, mais je ne les collectionne pas. Je préfère les regarder.

— Heureusement pour vous. Vous ne pourriez pas vous les offrir, de toute façon, a remarqué Philippe.

— Je les aime à cause des détails. Quand on s’y intéresse, on apprend à regarder de près, à apprécier toutes les subtilités qui président à leur fabrication.

— A quoi bon aimer quelque chose qu’on ne peut pas posséder ? a raillé Philippe.

— Parfois, on ne peut pas s’en empêcher, a dit Marc.

— Et connaître, c’est aussi posséder, ai-je ajouté, incapable de tenir ma langue.

— Absolument, a-t-il renchéri avec un sourire ravi, connaître quelque chose, c’est le posséder pour toujours.

— Vous le croyez vraiment ? ai-je demandé avec intérêt. Pourquoi ?

— Pour toujours ! a coupé Philippe. Toujours n’existe pas. Nous mourrons tous un jour, voilà tout. Point final.

Il s’est tourné vers Després.

— Assez papoté. Passons dans mon bureau pour discuter du projet.

Leurs pas se sont éloignés et j’ai entendu la porte se refermer sur eux.

Ils ont poursuivi leur discussion d’affaires pendant tout le dîner.

— Il y a des gens qui nous plagient partout, à Lyon, à Genève, à Tôkyô. Vous savez pourquoi ?

Després s’est agité nerveusement sur sa chaise.

— A cause de l’ampleur de votre succès ?

— Oui. Parce que nous avons réinventé la nourriture. Je vends de la sensualité, de l’esthétique, de la séduction. Je transforme l’acte de se nourrir en obsession, en quelque chose qui dépasse de loin le désir. C’est pour ça que je suis devenu un symbole de succès.

Després, en bon acolyte, acquiesçait d’un léger mouvement de tête, mais sans rien dire.

— Mais mon succès est mon pire ennemi. Une fois lancée, l’idée a été la proie de tous les plagiaires, des imitateurs du tiers-monde, des escrocs. Je l’ai inventée, mais je ne touche aucun droit d’auteur dessus comme vous le faites dans la publicité.

Mon esprit s’était mis à vagabonder. Les vantardises de Philippe m’ennuyaient. Ils avaient à peine touché au plat, qui refroidissait peu à peu. En mûrissant, son odeur tournait à l’aigre, déplaisante comme celle d’un vieux fromage. Je m’étais donné beaucoup de mal pour le préparer, j’avais même renvoyé le cuisinier pour tout faire moi-même. Mais il serait consommé plus tard, je le savais. Philippe se jetterait dessus une fois débarrassé de l’invité. Després avait très peu mangé. Quand mes yeux se levaient vers lui, je me rendais compte avec un tressaillement que les siens étaient posés sur moi. Nous détournions tous deux le regard avec gêne et je m’obligeais à écouter Philippe parler.

— Puisqu’on ne peut pas poursuivre les plagiaires, il faut changer, trouver une autre dynamique, un autre parapluie sous lequel on puisse vendre.

Il s’est arrêté pour reprendre son souffle.

— C’est pour ça que j’ai besoin de vous. Je voudrais que vous m’apportiez quelque chose de différent, qui me redonne une place bien à moi.

— J’en serais très honoré.

— Mais à part ça, vous avez des idées ?

Després a cligné des yeux.

— Je ne sais pas, a-t-il dit finalement. J’ai quelques difficultés à réfléchir, ce soir. Et vous, madame, avez-vous une idée ?

— Moi ? La sollicitation me prenait par surprise. Peut-être que vous devriez trouver un débouché à ces odeurs, ai-je improvisé en désignant le plat auquel ils n’avaient pas touché, ça, ce serait nouveau.

— Ne parle pas comme une idiote, a lancé Philippe, Després va te prendre pour une folle.

— Désolée… Je plaisantais…

J’ai jeté un coup d’œil inquiet en direction de notre invité. Il avait l’air de penser à quelque chose.

— Mais non, attendez, c’est une excellente idée ! Le ton de sa voix était chaleureux. Pouvez-vous nous en dire plus ? Comment est-ce que vous verriez ça ?

— Oh, je ne sais pas… C’était une bêtise. Une façon de signaler que le plat est en train de refroidir. Rien de plus.

Després a balayé mes excuses.

— Beaucoup plus, j’en suis sûr. Ne vous dénigrez pas. Vous voyez les choses d’un point de vue neuf, inédit. Vous remarquez des choses qui échappent aux Occidentaux.

Plein d’enthousiasme, il s’est tourné vers Philippe.

— L’odeur pourrait être notre troisième angle d’attaque, une ligne de percée originale, une façon d’infiltrer le subconscient des gens sans qu’ils s’en aperçoivent. Plus puissante que les mots et que les images. Inconnue, inexplorée, différente.

Philippe a interrompu son flot d’adjectifs.

— Quand vous aurez fini de faire de l’humour avec elle, on pourra revenir aux choses sérieuses ? Je suis très occupé, je ne vais pas passer la nuit à écouter n’importe quoi.

— Ce n’est pas n’importe quoi, monsieur, a répliqué calmement Després, c’est l’idée la plus fraîche que j’aie jamais entendue. Il est seulement nécessaire d’y travailler pour savoir comment la présenter.

Le visage de Philippe a viré au noir.

— Fraîche ? Vous voulez dire qu’elle pue, oui ! J’ai une entreprise à protéger, une entreprise fondée sur sa réputation d’intégrité, de qualité.

J’étais surprise d’entendre Philippe parler de cette façon, lui qui ne se lassait jamais du jeu des odeurs.

— Mais est-ce que les gens ne réagiront pas aux odeurs fortes par la frayeur ? Avec pour conséquence qu’ils n’achèteraient plus ? ai-je demandé.

— Pas si on s’y prend correctement, a répliqué Després avec vigueur. Nous n’utiliserons pas d’odeurs trop fortes ou trop facilement identifiables. Nous ferons dans la fantaisie. Après tout, c’est l’idée d’odeur, pas l’odeur, que nous voulons vendre.

Brusquement, je me suis énervée.

— Qu’est-ce que entendez par « l’idée d’odeur » ? Une odeur n’est pas une idée. C’est du réel. Tout a une odeur, et l’odeur se transforme constamment, selon le traitement qu’elle reçoit. Une odeur est un monde… et une mémoire.

Mais Després a écarté mes objections avec légèreté.

— C’est le concept qui est unique. Les odeurs sont insignifiantes, elles peuvent être légères et plaisantes, facilement oubliables. L’important, c’est que nous soyons les premiers à associer l’idée d’odeur à un produit alimentaire. Un produit du Bon Marché.

Je m’attendais à ce que Philippe mette l’homme à la porte. Mais à ma surprise, il avait son visage impavide d’homme d’affaires, et les yeux comme des pierres.

— Comment on s’y prendrait ?

— Par les magazines, comme les publicités pour les parfums ? ai-je plaisanté.

Nous n’étions plus trois personnes unies par le repas et la conversation, mais trois espèces différentes d’êtres, écartés les uns des autres par le tourbillon de nos pensées respectives. Mais nous continuions à parler.

— Un parfum de fine table ! Voilà une idée foncièrement originale. Félicitations, madame ! s’est exclamé Després.

Philippe a coupé sèchement :

— Bon, ça suffit. On part sur quelle somme ?

Je me suis mise à rire. Je ne pouvais pas me retenir. Le rire se déversait hors de moi, un rire fou qui n’en finissait pas, qui cherchait à combler les gouffres qui nous séparaient et se répandait comme du ciment sur les ruines de notre dîner.

Philippe a fini par me gifler, et je me suis calmée. J’ai porté la main à ma joue brûlante, puis je me suis adressée à Després :

— Excusez-moi.

Je me suis levée, j’ai commencé à débarrasser les assiettes encore pleines. Després a voulu m’aider, mais Philippe l’a fait rasseoir.

— Laissez-la faire. Nous avons encore des choses à discuter.

Quand je suis revenue, il n’y avait plus personne à table. J’entendais le jeune homme parler avec animation dans l’entrée. La voix de Philippe, basse et caverneuse, lui répondait. Je ne distinguais pas les mots de leur conversation. Ils se sont mis à rire. D’un rire d’homme, bref et circonstancié. Suivi d’un raclement de gorge.

Je me suis servi un verre de vin que j’ai bu très vite. J’ai voulu le remplir de nouveau, mais la bouteille était vide. Alors, j’ai levé à mes lèvres le verre aux trois quarts plein de Després et je l’ai bu.

J’ai entendu la porte se refermer. J’ai retenu mon souffle. Quelques minutes plus tard, les pas de Philippe ont traversé l’entrée et se sont éloignés hors de portée de mon ouïe.

J’ai fini de débarrasser la table. Dans la cuisine, j’ai jeté le contenu des assiettes et je les ai empilées dans l’évier. Je les ai regardées un moment, puis j’ai tourné le robinet. J’ai laissé la cuve s’emplir tout en nouant les cordons d’un tablier à ma taille et en passant des gants de caoutchouc. Le bruit de l’eau me calmait.

Quand j’ai eu fini, j’ai sorti une bouteille de vin du réfrigérateur et, armée de deux verres en cristal en forme de lis, je suis partie à la recherche de Philippe. L’appartement était plongé dans l’ombre. Seule la clarté de la lune se déversait par la fenêtre. Philippe était étendu sur le lit, nu, un bras derrière la tête.

Je me suis approchée de lui, mais il n’a pas bougé. J’ai posé la bouteille et les verres près du lit.

— Je t’ai apporté ton vin favori. Tu en prendras bien un peu ?

Il n’a pas bougé.

J’ai rempli un verre et je l’ai bu à petites gorgées. Il était très léger, vert, comme la groseille à maquereau et l’herbe fraîchement coupée. Je sentais le liquide désintégrer les sédiments de goûts dans ma bouche, effacer leur souvenir de mon palais. Bientôt, il arriverait au cerveau et effacerait aussi le souvenir de cette soirée.

— C’était un drôle de dîner, hein ? ai-je commencé pour rompre le silence. Et Després est amusant.

— Amusant ! Un imbécile, oui ! a craché Philippe. Je ne comprends pas ce que Binet lui trouve.

Il m’a pris le verre des mains et s’est mis à boire. J’ai commencé à me déshabiller.

— Il doit avoir une haute opinion de lui s’il lui confie le budget du Bon Marché.

— C’est un con.

— Ce n’était pas une si mauvaise idée pourtant, de créer des parfums de nourriture pour la nouvelle campagne. Il m’a semblé que tu étais d’accord, tout à l’heure.

— Se servir d’odeurs pour vendre ? Quelle ineptie ! Ça ne marcherait jamais. Les odeurs, c’est sale, il n’y a que les esprits détraqués pour imaginer des choses pareilles. Je ne voulais pas t’embarrasser en face de lui en disant ce que j’en pensais. Mais il m’a donné la nausée avec ses flatteries. Ça me dégoûtait de le voir baver d’admiration devant toi. Je veux travailler avec des hommes, pas des courtisans. Parfum de fine table, tu parles !

Je l’écoutais, atterrée. Pourquoi restait-il avec moi, dans ce cas ?

— Mais pourquoi ? Pourquoi ça ne marcherait pas ? Tu aimes m’entendre parler d’odeurs.

Il a gardé le silence un instant avant de reprendre :

— Ce n’est pas la même chose.

— En quoi c’est différent ?

— C’est du domaine de l’intimité.

— Mais tu aimes ça, je sais que tu aimes ça.

Il m’a regardée avec lassitude.

— C’est possible. Mais c’est parce que je suis différent. Les plaisirs normaux, ceux des Européens normaux, ne me satisfont plus.

— Il n’y a rien d’anormal à être sensible aux odeurs. C’est naturel.

— L’odeur, c’est comme la saleté. Il y a des gens qui l’aiment. Qui trouvent ça naturel. Mais la saleté n’est pas un objet désirable. Pas plus qu’elle ne fait vendre les pommes de terre bio.

— L’odeur n’a rien à voir avec la saleté !

Je me suis levée, furieuse. Mais il m’a tirée pour me ramener sur le lit.

— Ne sois pas idiote. L’odeur est sale, malpropre, occultée. C’est pourquoi elle est excitante, érotique et sauvage, comme toi. Il me frottait le ventre tout en me parlant. Puis il a tiré mon slip vers le bas et enfoncé ses doigts dans la chair de ma fesse : Mais tu ne peux pas changer l’ordre des choses, mon amour. Ce serait le chaos. Il s’est saisi de ma main, l’a serrée autour de son membre. Et les gens te prendraient pour une folle. On t’enfermerait à l’asile.

Je me sentais disparaître peu à peu, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une main sans force tenant un roc doux et glissant. Alors Philippe a entouré ma main de la sienne et l’a maintenue fermement tout en se balançant d’avant en arrière jusqu’à ce qu’il bande, tout en parlant.

— L’ordre des choses ne doit pas être menacé, certaines choses doivent rester dans l’ombre.

— Philippe ! ai-je crié, incapable d’en supporter plus. Je t’en prie, ce n’est pas possible. Notre plaisir ne peut pas être sale.

L’obscurité est tombée comme une couverture, protégeant l’ordre de son monde. Au-dessous, mon corps se changeait en cloaque.

Il a baissé le regard sur moi et l’y a maintenu un long moment. Enfin, il a dit :

— Toi, ma douce, tu es une petite sauvage. Et les sauvages n’ont pas de morale. C’est pour ça que tu m’excites encore après toutes ces années. Tu as ouvert la porte d’un domaine interdit. C’est là que tu vis, dans ton petit taudis d’odeurs, de sexe et de décomposition. Tu t’y complais. Je ne comprends pas ce qui alimente ta passion, ça doit être une maladie, sinon ça ne durerait pas tout ce temps.

Le sang me battait aux tempes, mes yeux se révulsaient. Je me suis mise à gémir :

— Non, non, non… Une puanteur terrible montait de dessous ma peau, venue d’un égout de Nairobi où l’on jetait les chiens morts.

Sa main a voulu me toucher la joue. Je me suis rétractée. Soudain son visage était là, juste au-dessus du mien, l’air inquiet.

— Je ne voulais pas dire ça. Ça me plaît que tu me préfères à de jeunes punks comme Després, a-t-il dit en farfouillant dans mes cheveux.

— Laisse tomber.

Je lui ai tourné le dos et me suis pelotonnée sur le côté. Il s’est allongé près de moi. Je me sentais prisonnière. Je me demandais, lugubre, comment j’allais pouvoir continuer à vivre avec lui. Son doigt traçait une ligne le long de mon dos.

— Tourne-toi vers moi. Je t’ai pardonné.

Qu’avais-je donc à me faire pardonner ?

— Tourne-toi, je veux te voir, a-t-il ordonné d’une voix aiguë en m’empoignant par les cheveux pour me rejeter la tête en arrière.

— Arrête, tu me fais mal ! ai-je hurlé. Et je lui ai mordu la main.

Il m’a lâchée aussitôt.

— Maintenant tourne-toi. Son ton était calme. Je me suis tournée lentement.

— Voilà qui est mieux.

Il m’a souri, et ses yeux ratissaient mon visage. J’ai voulu lui rendre son sourire, mais mes joues étaient comme prises en glace.

— Maintenant dis-moi ce que je veux entendre, a-t-il gazouillé d’une voix de bébé. Sur ses traits se lisait une jouissance anticipée.

— Te dire quoi ?

Il a eu une moue puérile.

— Tu sais bien ce que j’ai envie d’entendre.

Alors, j’ai compris. Il voulait jouer au jeu des odeurs. Il attendait que je commence. Je revois le jeu commencer.

 

— Je veux entendre ces mots-là… Il se lèche les lèvres.

— Quels mots ? Je l’asticote.

— Des mots d’odeurs, répond-il avec gourmandise. Le rituel m’enveloppe dans son étreinte. Les mots s’agitent dans ma tête.

— Des mots comme… dit-il de sa voix de bébé.

— Des mots comme… – j’imite sa voix de bébé – comme tes aisselles ont une odeur hurlante de métal contre les dents. Et te dirai-je que ton haleine sent le pétrole, celui qui se mêle à la graisse d’un corps embrasé dont la chair grésille. Et ton…

Je m’arrête. Ses yeux ont un regard vitreux, fixe. Il est perdu dans la magie du jeu au point de ne pas se rendre compte que j’ai changé de texte.

— Et mon… relance-t-il en me caressant les fesses.

Je veux trouver quelque chose qui lui fasse du mal.

— Je ne me rappelle pas.

— Comment ça, tu ne te rappelles pas ? Vas-y. Dis-le ! rugit-il.

— Tu n’as pas d’odeur particulière. Tu es comme tout le monde. J’ai tout inventé, du début à la fin.

Il me regarde comme s’il me voyait pour la première fois. Son visage se crispe.

— Tu mens, murmure-t-il, tu mens, hein ?

— Non.

— Tu ne peux pas avoir fait ça. Ce n’est pas possible.

— Si. Je l’ai fait.

On dirait que son visage se brise en mille morceaux.

Lentement sa main se retire. Je sais qu’il va me battre avant que sa main n’atteigne mon visage. Mais il me prend par surprise et me frappe à l’estomac. Je sens le souffle me quitter d’un coup et je replie les genoux contre moi dans un réflexe. Il me frappe, encore et encore. Il se met sur les genoux et me frappe l’estomac, les côtes, le visage, il me frappe les oreilles, et de nouveau les côtes, de nouveau l’estomac.

Et à présent il m’assène un, deux, trois coups de poing au visage. Ma tête valdingue de droite et de gauche sous l’impact. Abrutie, je pense : il va me tuer, ma nuque va se briser, et j’espère qu’il en finira vite.

Brusquement, il s’arrête. Il enfouit sa tête près de la mienne et se met à pleurer. Je sens ses larmes me rouler dans les yeux, former une flaque au creux de mes paupières. De la salive coule de sa bouche, et son haleine de viande chaude se condense sur ma peau.

Son corps lourd est secoué de spasmes. Les tremblements pénètrent le mien, qui les absorbe. Je reste sans bouger jusqu’à ce qu’il s’endorme, puis je me dégage de sa masse et je sors du lit. Je ramasse mes vêtements et je quitte la pièce, en refermant sans bruit la porte derrière moi. Je l’entends se tourner et marmonner mon nom. Je passe outre.