IV

 

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Je suis assise à une terrasse de café de la gare du Nord, du côté des arrivées. Terrasse, c’est beaucoup dire, puisqu’elle n’ouvre pas sur le ciel mais sur le toit de poutrelles métalliques entrecroisées, de plaques de tôle et de fibre de verre qui abrite les trains. Peint en gris, il fait écho aux couleurs austères de novembre. Au-dessous, les gens et les trains vont et viennent au rythme d’une voix insipide et lasse, qui ne s’anime que pour annoncer les TGV. Elle se fait alors forte et insistante comme la vapeur dans une bouilloire.

Autour de moi, les tables orange fluo, toutes vides, forment un contraste criard avec le sol gris et les murs brun fumé du café. Par les portes de verre, j’aperçois des ombres assises au bar. Leurs bras se lèvent et retombent à l’unisson quand elles portent leur verre à leurs lèvres.

Je viens ici tous les jours depuis deux mois, depuis que j’ai quitté Philippe, prisonnière du manège incessant de mon désespoir.

Au début, je me tenais éloignée de lui pour le punir. Ce n’était pas la douleur de ses coups qui me faisait mal, mais la pensée qu’il ait pu faire si peu de cas de ma douleur. Je savais qu’il ne m’aurait pas battue s’il ne m’avait considérée comme un objet qu’on possède, sans volonté et sans vie. Mais la faute m’en revenait. Car bien avant cette dernière soirée, j’avais cessé de me sentir nécessaire, et donc vivante. Il fallait faire en sorte qu’il ait de nouveau besoin de moi. Alors seulement, je me sentirais en vie. Pendant six jours, je suis restée couchée dans ma chambre d’hôtel minuscule le long de la voie ferrée et j’ai attendu.

Le septième jour, affaiblie par la faim, avec à peine assez d’argent pour un ticket de métro, je suis retournée chez lui. Mais Philippe n’était pas là. Il était parti pour l’Argentine, m’a dit le cuisinier à visage de pierre qui me barrait le chemin de son corps trapu.

— Et quand revient-il ?

— Il n’a rien dit.

— Ah bon.

J’ai essayé d’entrer, mais il refusait de bouger. Il a tiré une lettre de sa poche.

— Il m’a donné ça pour vous, mademoiselle.

J’ai déchiré l’enveloppe. La lettre, qui venait de son avocat, M. Albin, était formelle et concise. Elle avisait Mlle Patel que M. Lavelle ne souhaitait pas la revoir. Qu’elle devait retirer ses effets personnels du domicile de M. Lavelle sous trois jours à dater de la réception de la présente, faute de quoi il en serait disposé. Et qu’une somme de cinquante mille francs avait été déposée sur son compte en compensation du préjudice subi. En outre, si elle s’avisait de reprendre contact avec M. Lavelle, son permis de séjour français serait résilié.

Je suis donc retournée à l’hôtel. En bas, le bar était rempli des mêmes clients qu’avant, représentants, touristes, immigrants et employés de chemin de fer. A la réception, le même Italien à peau olivâtre parlait au téléphone. Il ne m’a pas regardée quand je lui ai tendu l’argent en échange de ma clé. Ses yeux indifférents m’ont suivie tandis que je montais l’escalier.

A côté de moi, sous la table du café, un sac de toile noire avec une tour Eiffel blanche est couché comme un chien fidèle. C’est un sac de touriste, produit pour les touristes, vendu aux touristes et acheté par les touristes ou par ceux qui ont une vision touristique des lieux. Je l’ai acheté à un Sri Lankais – à moins qu’il n’ait été indien ou pakistanais – sur le quai du métro. L’homme sentait l’huile capillaire et le métro. J’ai pris le sac et je suis partie en courant. Le sac avait son odeur. Je voulais le jeter. Mais pendant que je marchais à travers tout Paris en essayant de me décider, je me suis retrouvée devant un immeuble où des boubous africains de couleurs vives flottaient au vent devant les fenêtres du troisième étage. Au-dessous, une pancarte annonçait des studios à louer à la semaine. Le lendemain, j’ai quitté l’hôtel et je suis retournée chez Philippe chercher mes affaires. Je n’ai pas pu regarder en face le cuisinier, devenu carrément dédaigneux. Dans la chambre, les murs blancs immaculés m’ont renvoyé un regard de colère, comme à une intruse. Je n’appartenais plus à leur espace. Tout à coup, j’ai compris que le cœur de Philippe était aussi froid qu’eux. Seul mon besoin de lui, quoi qu’il ait signifié, m’avait aveuglée. A présent, il ne restait rien. Pas de Philippe, pas de magasin chic pour lequel faire des projets, rien ni personne pour qui faire des courses. Alors, j’ai pris l’habitude de venir à la gare du Nord.

J’arrive chaque jour au café à huit heures et quart. Chaque jour habillée de noir. « Vous êtes en deuil ? » m’a demandé le troisième jour la serveuse aux yeux de raton laveur. J’ai remarqué qu’elle se tenait à une saine distance de moi. J’ai haussé les épaules. Au bout d’un moment, elle a hoché la tête d’un air satisfait, pensant que j’avais subi un malheur dont la nature lui avait échappé. « Des comme vous, il en vient beaucoup ici, a-t-elle dit en me regardant d’un air entendu comme elle aurait regardé un écran de télé. Je m’en doutais. » Et elle est partie sans prendre ma commande. Je l’ai suivie des yeux en silence. Un mois plus tôt, j’aurais crié après elle, ou j’aurais quitté les lieux. Mais je suis restée où j’étais, sans bouger, à attendre.

Elle a fini par revenir me demander ce que je voulais. Mais seulement après être allée murmurer quelque chose à l’oreille du barman à l’air triste, par-dessus le comptoir, et ses coudes ont laissé des traces de graisse sur le zinc qu’il aime tant garder propre. Je l’ai vue regarder de côté dans ma direction en secouant la tête. Le barman n’a pas répondu. Il a enlevé sa casquette et baissé les yeux, comme si lui aussi avait perdu quelqu’un, un jour. J’ai remarqué qu’il avait un beau visage. J’aurais voulu lui dire que ça n’était vraiment douloureux que la première fois, quand l’expérience de la perte était une nouveauté, et qu’ensuite, ça ressemblait à un épisode de feuilleton, sans remords ni couleur. C’est comme ça que je me rappelle Philippe, aujourd’hui. Neutre, comme un numéro.

Je fais ce trajet chaque jour à partir de mon petit studio près de la gare de l’Est. J’aime cet endroit parce qu’il est tout proche des voies. Il y en a treize. Je les ai comptées la nuit où je suis arrivée. Les rails luisaient sous la lune, dessinant un paysage d’un autre monde, plat et symétrique, sans mystère.

Je quitte mon studio à huit heures moins dix pile. Marcher jusqu’au café me prend vingt minutes. Il faut d’abord traverser les voies qui partent de la gare de l’Est. Puis je gagne par des rues reculées le pont qui enjambe les voies du Nord. J’y fais une pause en me rappelant ma première vision de cette gare superbe. Les rails argentés me paraissaient suspendus par des kilomètres de câbles qui s’étiraient à l’infini vers le nord. L’endroit me fait toujours une forte impression. Peut-être est-ce pour cela que je reviens jour après jour. Ou peut-être, comme disait parfois mon père en plaisantant, parce que nous, les Gujaratis, nous sommes un peuple nomade. Nous avons construit les chemins de fer en Afrique. Et avant, nous avons construit des bateaux.

Mon premier train, j’y suis née, en route vers Mombassa où vivait mon oncle médecin. « Toujours impatiente, disait ma mère, elle était trop pressée de venir au monde. » Au Kenya, les trains de mon enfance étaient en bois et les wagons cahotaient sur les rails, déséquilibrés chaque fois qu’un animal entrait en collision avec eux dans la nuit. C’était fréquent. Le plus souvent, il s’agissait de gnous, mais un jour un bébé rhino avait été tué. Plusieurs nuits de suite, les meilleurs chasseurs blancs du pays ont monté la garde dans ce train, attendant que la mère vienne l’attaquer pour se venger. Mais elle les a tenus en échec en restant toujours hors de portée des tirs. Nuit après nuit, ils ont attendu qu’elle s’approche. Puis un jour, elle a disparu. Peut-être la peine s’était-elle atténuée. Peut-être les rhinos ont-ils la mémoire plus courte que les hommes. Mes parents discutaient de cette question pendant des heures. Dans mes rêves, je voyais la tête cornue de la mère rhino crever la cloison de bois de notre compartiment. Mon père nous racontait cette histoire tous les ans, chaque fois que nous nous rendions à Mombassa en famille pour les vacances d’été. Il était toujours avec nous, sauf la dernière année, quand il avait décidé de rester à Nairobi pour superviser la rénovation de la boutique avant de se faire tuer. La mémoire de ma mère s’était révélée plus courte que celle d’un rhino.

Je ris tout haut. Les gens me regardent, inquiets.

A ce moment, la voix, dans le haut-parleur, annonce l’arrivée du train en provenance de Dunkerque.

Dunkerque ? Je lève les yeux. Le nom a quelque chose de familier, comme un rappel du passé. J’aime le son des syllabes, je me demande où peut se trouver Dunkerque. Dunkerque. Je l’imagine au creux d’une cuvette, entre des collines basses. Dunkerque, Dunkerque. Je me répète le mot. Il me rassure. Et si c’était au bord de la mer ?

— On peut prendre le bateau, là-bas, dit la femme qui est assise en face de moi.

Ses cheveux gris se soulèvent et retombent à chaque mouvement de son cou squelettique quand elle parle. Elle a le corps maigre, desséché comme une vieille carotte, et elle est vêtue d’un tissu pelucheux. Je demande sans enthousiasme :

— Quel bateau ?

— Le ferry pour l’Angleterre, tiens donc. Elle ajoute rêveusement : Mon mari m’a emmenée là-bas, un jour.

Au mot d’Angleterre, un frisson me parcourt. Il me rappelle la promesse non tenue de ma mère de venir me chercher pour m’y emmener. Mais mon excitation retombe très vite. Elle ne voudrait pas me voir arriver. Elle a un nouveau mari, une nouvelle vie. Et il ne me reste presque plus d’argent. « Ma mère. » Je prononce ces mots à voix haute. Ils ont cessé d’être familiers.

— Qu’est-ce que vous dites ? demande la vieille femme, irritée. Vous ne parliez pas allemand, j’espère ? Je n’aime pas les Allemands. Ces gens-là ne savent pas rester chez eux, ils veulent toujours s’installer dans le pays de quelqu’un d’autre.

La serveuse revient avec une minuscule tasse de café qu’elle pose devant la femme.

— Elle n’est pas allemande, au moins ? demande la vieille en me montrant du doigt.

— Non, elle est en deuil, répond la serveuse.

— Quoi ? Ce n’est pas possible. Elle se moque de vous. Elle veut vous apitoyer pour ne pas payer. Les étrangers, tous les mêmes.

Je regarde la serveuse s’éloigner. Elle a les cheveux tout raidis de laque et ses hanches ondulent à chaque pas de ses mollets lourds et musclés. Je lui crie :

— Dunkerque, c’est où ?

Le rugissement d’un train qui quitte la gare noie les derniers mots de ma question.

— Rien de spécial, répond-elle par-dessus le bruit.

Et elle ajoute quelque chose que je ne comprends pas, quelque chose comme « industriel ». Et autre chose encore, que noie le sifflet de la locomotive. Quand le bruit s’arrête, j’entends le dernier mot, « bois flotté », renvoyé par le silence soudain. Qu’est-ce qu’elle peut bien vouloir dire ? Mais elle est déjà retournée au comptoir et murmure quelque chose à l’oreille du barman au visage chiffonné avant que je puisse lui demander de répéter.

Brusquement, j’ai envie de revoir la mer. Je sors mon porte-monnaie et pose les onze francs de ma consommation sur la table. Pas de pourboire pour la serveuse. Je ne reviendrai pas ici. Puis je saisis mon sac de touriste et je pars en quête du panneau d’affichage des départs.

Le train pour Dunkerque est un TGV qui passe par Lille. Pourtant la voix qui l’annonce n’a pas le ton qu’elle réserve d’ordinaire aux trains à grande vitesse. Surprise, j’y regarde à deux fois, mais il n’y a aucun doute possible. Je cherche ma voiture le long de la rame aux lignes orange et argent, entre les deux museaux allongés en forme d’obus qui la terminent de part et d’autre comme un dragon de Nouvel An chinois. J’entre, je repère ma place, je m’assois. Le train se remplit de voyageurs aux visages fatigués. Les sièges orange et gris me lorgnent sans aménité. Je cherche à croiser un regard pour m’assurer que je ne rêve pas, mais les yeux des passagers me traversent comme si j’étais transparente. Une femme en robe vert olive, le visage pincé, avance dans le couloir. Elle porte une valise et un sac. Elle s’arrête, examine son billet, puis ma personne. Ses lèvres se crispent encore un peu plus. Sa place se trouve à côté de la mienne. Elle range son sac avec précaution dans le porte-bagages au-dessus de moi, puis s’assoit, les mains croisées très raides sur ses genoux, les chevilles à angle bien droit par terre. Elle a une tête d’institutrice. Ses petits yeux m’observent avec dureté par leurs fentes minuscules. Je lui demande :

— Où va ce train ?

Elle détourne le regard pour me répondre du bout des lèvres :

— Dunkerque, par Lille.

Son nez bouge quand elle dit « Lille ».

— Vous allez à Lille ou à Dunkerque ?

Elle renifle sans mot dire.

Le chauffage est allumé, mais je ferme mon manteau et plaque mes bras contre mon corps. J’ai encore plus chaud. Peu à peu, la sueur sourd à mes aisselles, le long de mon dos, et me pique un peu. Je me frotte le dos contre le siège, et mes genoux s’ouvrent. L’un d’eux va cogner la jambe de ma voisine, qui serre les lèvres. Ses narines se dilatent de colère, mais elle ne dit rien.

Je fais une nouvelle tentative.

— C’est beau, Lille ?

Elle fait un quart de tour vers moi et me regarde droit dans les yeux. La fureur lui met des couleurs au visage.

— Comment est-ce que vous savez que j’habite à Lille ? Qui êtes-vous ?

— Je… je ne savais pas… Je voulais juste…

Mais elle est déjà debout et je parle à son gros derrière mou. Elle ôte son sac du porte-bagages, avance de trois rangs de sièges dans le couloir et se penche vers une voyageuse pour lui demander si la place à côté d’elle est libre. Avec un sourire de gratitude, elle range son sac en me lançant un dernier regard. Elle s’assied, déjà lancée dans une conversation précipitée avec sa voisine. Ses lèvres minces ont perdu leur crispation.

Le train a quitté la gare. Il ne fait pas de bruit, ne cahote pas comme presque tous les autres. Mon corps reste en place, en suspension comme dans un planeur. Les maisons disparaissent brusquement, on est en plein milieu des champs. La vitesse du train n’est pas perçue par le corps, seulement par les yeux. Dans le calme silencieux, je n’ai pas tant l’impression de voyager que de regarder un film au cinéma. Le paysage change comme celui d’un dessin animé, les arbres, les haies, les maisons s’effacent et se recomposent en d’autres formes sans lien avec les précédentes à mesure que le train accélère. Je m’obstine à essayer de capter des entités successives, jusqu’à en avoir mal à la tête. Quand cela devient insupportable, je ferme les yeux. Peu à peu, mon angoisse s’apaise. Je m’endors.

Quand je me réveille, le train quitte Lille. Je regarde disparaître la gare, et ce sont de nouveau les champs. Le paysage s’adoucit dans les couleurs du soir qui tombe. Avec la vitesse, tout recommence à se troubler. Le beige et le rose se fondent, tous deux consumés par un bleu de plus en plus dense. Je découvre qu’il est possible de profiter du paysage quand, au lieu de focaliser le regard sur des lignes définies ou sur des formes fixes, on se concentre sur les couleurs.

J’ai dû me rendormir, car une voix joyeuse annonçant Dunkerque me fait ouvrir les yeux. C’est le premier signe de bonheur que j’entends depuis longtemps. Les passagers font la queue dans le couloir pour sortir, mais je reste à ma place sans savoir que faire de moi-même. C’est la première fois que je me retrouve seule dans une ville inconnue. Un employé de la SNCF parcourt une dernière fois la voiture, réveille ceux qui dorment, regarde sous les sièges pour s’assurer que personne n’a oublié de bagage.

Il arrive à ma hauteur, s’arrête et fronce les sourcils :

— Vous devez descendre, maintenant.

Je le regarde d’un œil vide. Il a l’air perplexe.

— Vous n’avez nulle part où aller ? Vos amis doivent vous attendre.

Je me lève et me dirige rapidement vers la porte, mais il a dû sentir mon indécision, car il me suit, tout en redressant les sièges et en ramassant au passage des détritus qui traînent par terre.

Debout sur le marchepied, je lève les yeux sur le ciel bas et plombé de Dunkerque. Austère sans être hostile, comme le portrait de mon grand-père accroché face à l’entrée de la maison de Parklands. Son unité est rompue çà et là par les longs cous de grues qui s’élancent vers lui comme des mains de squelettes entre les entrepôts et les aciéries aux petits fourneaux rebondis – pour fondre le fer – et par de hautes cheminées minces, dont aucune fumée ne sort. Les usines sont toutes arrêtées. Après le tumulte incessant et familier de la gare du Nord, le silence de celle-ci est terrifiant. Le petit bâtiment qui se découpe contre l’immense étendue de ciel semble à peine plus grand qu’une boîte d’allumettes. J’inspire profondément et je serre les pans de mon manteau contre moi.

L’homme m’aide à sortir du train et se dirige par le quai presque désert vers l’intérieur de la gare et la sortie. Je lui emboîte le pas.

— Vous habitez ici, monsieur ?

— Non, répond-il abruptement. Mais arrivé à l’entrée du bâtiment, il se tourne vers moi et son visage s’éclaire d’un sourire : J’aime Dunkerque. Ça me rappelle quand j’étais enfant, avant la guerre. Je passais mes vacances ici. Ma famille était de Lille.

Son accent est sans relief, comme les paysages traversés, avec de légères inflexions en fin de phrase.

— Ce pays est si plat, et le ciel si grand qu’on dirait qu’il a dévoré la terre.

Il sourit en acquiesçant de la tête et lève les yeux.

— Eh oui ! grommelle-t-il.

Je me sens mieux.

— C’est la première fois que je viens ici. Qu’est-ce qu’il y a à voir ?

Il a l’air surpris.

— Vous êtes une touriste ! s’exclame-t-il. Pas en cette saison, quand même, on est presque en novembre.

— Pas exactement une touriste. Je vis à Paris.

— Ah bon !

Son expression se fait distante et il détaille avec soin les boucles d’oreilles en or, le manteau de cachemire, l’écharpe coûteuse signée Hermès.

— Vous, les Iraniens, je vous connais. Vous êtes le genre à préférer les plages du Sud.

— Moi, je ne suis pas allée à la plage depuis mon enfance. Mon… mon mari n’aimait pas les plages.

Le mensonge n’est que partiel. Philippe n’aimait pas les plages, il avait peur d’attraper un cancer de la peau. Mais il se rendait quelquefois dans le Sud de la France. Il passait le plus clair de son temps à l’hôtel, ne sortant que pour faire des courses, manger des repas pantagruéliques sur le vieux port et se rendre à des réceptions fastueuses. Penser à lui me fait frissonner.

L’employé se remet à parler avec précipitation.

— Eh oui, les plages de l’enfance… On y retourne toujours, vous savez.

Il a un sourire sentimental.

— J’ai beaucoup de collègues qui ont pris leur retraite ici. Ce n’est pas cher, et les plages sont les plus belles de toute la France. J’en ferais volontiers autant le jour venu, mais ma femme n’aime pas nos plages du Nord. Elle dit qu’il y fait trop de vent.

— Du vent ?

— Oh oui, il y en a toujours ici.

Tout à coup je m’en aperçois. En dépit des usines, l’air sent bon et une petite brise raide emporte mon haleine qui, à Paris, dans ce froid, aurait formé de la vapeur devant ma bouche. J’offre mon visage au vent et je respire à pleins poumons. Je sens l’odeur du sel, à présent, et celle du fer rouillé, d’où filtrent des relents huileux de peinture.

L’homme tend la main vers l’horizon.

— Là-bas, c’est le port. On n’y trouve plus rien que des entrepôts à l’abandon. Avant, on y construisait les plus gros bateaux du monde.

Je suis le doigt tendu et je remarque les signes du déclin : les espaces vides là où étaient les bateaux, les entrepôts abandonnés sans fenêtres, les docks immobiles. La note sourde et pénétrante émise par le vent dans les câbles ajoute une bande sonore à cette vision de déchéance industrielle.

Nous marchons vers la sortie.

— La promenade est de ce côté, dit-il en agitant son chapeau dans la direction opposée aux usines. Vous avez un bus devant l’entrée, qui mène au centre ville. Vous pouvez aussi marcher sur la promenade Charles-de-Gaulle jusqu’à la plage.

Il s’arrête et m’observe en réfléchissant à ce qui a bien pu m’amener ici.

— C’est la fin de la saison, maintenant, il n’y a presque plus de touristes. La plupart des restaurants sont fermés, mais essayez celui de la Gare, sur la route parallèle à la mer, deuxième à droite, rue Palombine. Et pour trouver une chambre, il y a La Maison d’Agnès, juste un peu plus loin.

Je le remercie et opte pour le chemin de la plage. La promenade est une mince bande de ciment gris, flanquée d’un mur bas, gris lui aussi, du côté de la mer. Je la suis jusqu’à un groupe de petites constructions cubiques peintes en gris et brun, qui pourraient être des logements sociaux. Elles cèdent peu à peu la place à des pavillons semi-individuels crépis de couleurs vives, pourvus de jardins minuscules et fragiles.

De l’autre côté du mur, la mer est lointaine et léthargique, d’un gris un peu plus foncé que le ciel. Entre elle et moi, la plage s’étire, vaste et plate. Le sable est gris-brun avec des traînées olivâtres. La différence est grande entre le lieu où je me trouve et le bord de mer à Mombassa où mes frères et moi allions jouer. Ici, pas de palmiers et en fait, pas d’arbres du tout. Pas de bougainvillées éclaboussant de rose les murs des maisons. L’espace infini et vide me donne l’impression d’être une survivante. Je me sens fière d’être en vie, et de me battre contre le vent omniprésent.

Je me taille un chemin contre lui, il me repousse. Nous luttons pied à pied. La chaleur m’a gagnée et je pique une suée sous mon manteau et mon gros pull. L’espace d’une seconde, je perçois l’odeur de ma transpiration, puis le vent s’en empare et la déchire à belles dents.

Brusquement, le ciel se dégage. Aux confins occidentaux de la mer, le soleil s’est extirpé de la couverture nuageuse et suspend son mouvement avant de plonger dans la mer. La plage change de couleurs, le gris argenté vire au platine et le brun au bronze doré. Le sable gris foncé se teinte de rouge. Je suis pétrifiée par la beauté de cette transformation. En quelques minutes, tout est fini. Le soleil descend lentement derrière l’horizon et les nuages se referment sur le ciel.

L’obscurité grandissante me rappelle qu’il fera bientôt nuit et que je n’ai rien mangé de la journée. Je marche à pas lents à la recherche de la rue Palombine. Quand j’arrive en vue du restaurant, une petite tempête s’est levée dans mon estomac. Je pousse la porte. Un bruit de voix m’accueille, conversations posées et discussions animées. L’endroit est petit et obscur. Autour du comptoir sont massés des gens, des hommes pour la plupart. La salle à manger est vide, à l’exception d’un dîneur assis dans un coin près de la fenêtre. On m’indique la table voisine de la sienne.

Il est si proche que je pourrais le toucher. Il mange une saucisse tendue d’une peau transparente, que je regarde, affamée. La fourchette perce la chair. Tenu par la main ferme aux veines bleues, le couteau glisse et coupe avec précision. La tranche disparaît comme une flèche dans la bouche presque sans lèvres cachée dans l’ombre d’un nez proéminent.

Il fait du bruit en mastiquant. A chaque mouvement des mandibules, son menton long et informe entre en contact avec son cou en faisant un petit bruit intime, phat, phat, phat.

Fascinée, je me penche en avant. Nos coudes se touchent.

— Excusez-moi, dis-je en reculant.

— Il n’y a pas de mal. Le vieil homme sourit. Maintenant, je peux vous parler.

Je le regarde, surprise. Son sourire s’élargit.

— Mais oui, c’est une question de contact humain. Vous m’avez touché, et maintenant nous pouvons nous parler.

Il se penche par-dessus la table et me touche la joue délibérément.

— C’est merveilleux d’entrer en contact avec les gens, surtout avec les jeunes.

Je me raidis, surprise, un peu inquiète. Je ne veux pas m’imposer un échange avec ce vieil homme bizarre qui s’adresse si facilement à des inconnus.

— A quoi vous pensiez en me touchant ? demande-t-il sur le ton de la conversation.

La question me prend par surprise.

— Je… j’ai oublié… Ce n’était pas très important.

— Si, dites-moi, à quoi ?

Je préfère changer de sujet. Je lui demande à brûle-pourpoint :

— Quel est votre plus beau souvenir ?

Il se renverse sur le dossier de sa chaise et réfléchit quelques secondes.

— C’était de coucher avec ma femme pendant l’année qui a précédé notre mariage. Il acquiesce de la tête à sa propre réponse : Oui, c’était le meilleur moment.

— Et après, qu’est-ce qui s’est passé ?

— On a ouvert un restaurant. Je faisais la cuisine, elle servait et faisait le ménage.

Il regarde autour de lui.

— Mais ça ne vaut rien de rester toujours au même endroit. Il faut voyager, changer d’air. Il me lance un regard perçant : Alors, je voyage, je vais de restaurant en restaurant. J’en vois des grands, des petits, des bons, des médiocres et même d’excellents. J’ai trois filles. Elles font toutes très bien la cuisine. Elles m’encouragent à voyager. Dans notre petite ville des Alpes, on s’abrutit à ne voir que des vaches et nous-mêmes. Les gens et le bétail finissent par se ressembler.

— Là où ma famille habite, on les échange contre des épouses, dis-je pour plaisanter.

— Vraiment ? Il porte une tranche de saucisse à sa bouche. Des vaches humaines. Peut-être qu’après tout, les gens de chez vous ne sont pas si différents de ceux de chez moi.

Il part d’un rire sonore, saisit son verre de vin et trinque avec moi avant de boire. Je l’imite. Tout à coup, le kir a meilleur goût.

Il m’observe avec curiosité, un sourire malin aux lèvres.

— Mais je parie que vous n’avez pas de vaches solitaires, dit-il en gloussant d’un rire triomphal.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Mon rire est teinté d’irritation. Les vaches solitaires n’existent pas, elles font toujours partie d’un troupeau.

Je bois une gorgée de kir.

— Les vaches humaines sont toujours solitaires, dit-il tristement, c’est une nouvelle variété. Peut-être qu’elle n’existe pas encore chez vous.

Il tend la main vers son pichet de vin, mais il est vide. Je lui en sers un verre du mien. Il me remercie, en avale une grande lampée. Puis il se remet à parler. Sa voix basse est à peine audible par-dessus le brouhaha du café.

— A la fin, l’uniformité se transforme en isolement, et on s’emmitoufle dedans. Avec l’isolement vient l’oubli, et tout est de plus en plus gris. Dans notre village, il y avait un peintre qui mélangeait chaque jour un peu plus de blanc à son noir avant de peindre un tableau. Quand il avait fini, il se prenait en photo à côté de son travail. Au début, les toiles étaient presque noires. Puis elles ont commencé à changer, elles sont passées imperceptiblement du gris foncé au gris le plus clair, et le peintre s’est trouvé entouré de toutes les nuances innombrables de gris.

Il se coupe une tranche de saucisse. Je finis mon kir pour passer au vin.

— Et après ? Comment finit l’histoire ?

— Elle ne finit pas. Il fait toujours la même chose, chaque jour, répond le vieil homme simplement.

Je suis déçue.

— Mais alors, pourquoi m’avez-vous raconté ça ?

Il me regarde d’un œil vide :

— Pourquoi ?

Il se remet à glousser.

— Je ne sais pas, j’ai oublié.

Une quinte de toux l’interrompt. Quand elle est passée, il s’essuie le front avec la serviette glissée dans son col et pousse un soupir.

— J’oublie facilement, maintenant. Mais j’ai une façon de damer le pion à l’oubli. Je garde toutes mes notes de restaurant dans ma poche droite et mes billets de train dans la gauche. Ma fille Isabelle me laisse à la gare de Martigny. Je prends un kir au Café de la Gare, pour marquer le point de départ de mon voyage. A partir de là, je garde toutes les additions. Et s’il y en a une qui ne porte pas le nom de l’établissement, je demande qu’on l’écrive. Comme ça, je sais où je suis, où j’ai été, ce que j’ai fait aujourd’hui et hier. Il opine du chef : Un système très efficace.

Je l’écoute avec un brin d’envie. Le vieil homme est plus heureux sans ses souvenirs. Peut-être le sait-il, et c’est pourquoi il les oublie, comme il m’oubliera pour ne garder en mémoire que le nom du restaurant.

Il finit son repas sans parler, perdu dans son monde intemporel. Puis il se lève brusquement et sort. Son assiette est parfaitement nettoyée. Le pichet est vide. Entre les deux, l’addition, un peu sale et impayée, avec le nom du restaurant bien en évidence. Je saisis la note et me précipite à la porte pour le rappeler. Mais le vent détourne mon cri. Le vieil homme est happé par la nuit.

 

Le lendemain matin, la promenade n’est plus la même. Les cafés ont déroulé leurs stores à rayures et le manège de chevaux de bois tourne au son d’un accordéon. Le trottoir est noir de monde. Ce ne sont pas les hommes et les femmes vêtus à la mode et pleins d’assurance qu’on voit à Nice ou à Cannes, mais des gens de tous âges et de toutes tailles, des hommes vieux au visage creusé de rides, des femmes replètes en vêtements noirs, un foulard noué autour de la tête. Seules les jeunes filles sont belles, mais leur beauté a un air de passage, ici. Ce sont les gens âgés qui semblent appartenir au lieu. Certains d’entre eux sont assis sur le mur bas et regardent la mer sans tristesse ni gaieté. D’autres restent debout, fument une cigarette, oublieux du monde autour d’eux, mais seulement parce qu’ils en font partie. D’un côté, un groupe d’hommes âgés jouent aux boules. Un enfant passe près d’eux en vélo, en hurlant de joie, suivi par un petit chien. Puis vient la mère, vêtue d’un manteau noir élimé, poussant un landau à moitié déglingué.

Le vent, loin d’être violent comme hier, murmure une complainte. Je contemple la mer qui s’étale, là-bas, derrière une immense étendue de sable couleur de miel. Elle ressemble à un rêve, si lointaine et si bleue. Le ciel sans limites ni nuages, très pâle, s’incline au-dessus de la plage, réduisant les cheminées et les grues du port à d’inoffensives têtes d’épingle.

Le sable très doux glisse sous mes pieds. J’enlève chaussures et chaussettes comme je le faisais à Mombassa dans mon enfance. Il est chaud, malgré la fraîcheur de l’air. Je m’éloigne de la ville par la plage.

Les gens sont les premiers à disparaître, suivis par les maisons quand les falaises viennent bloquer la vue du paysage traversé. L’herbe folle, vert pâle et jaune, qui pousse à leur sommet donne à la plage rétrécie un air désolé. Le vent la couche avec un sifflement qui noie le bruit de la mer. Une odeur de rouille et de sel m’emplit les narines.

Je poursuis ma marche. Je ne viens plus d’ailleurs, je ne suis plus étrangère. Les falaises font place à de gigantesques dunes, un paysage tout en courbes douces.

Je me décide enfin à faire demi-tour. La marée est montée, la mer recouvre plus de la moitié de la plage. Des mouettes viennent se poser sur le rivage. Il n’y a plus grand monde sur la promenade à présent. Les parasols de couleurs vives des cafés ont été repliés. Je m’assois sur le rebord du mur qui longe la plage et j’époussette mes pieds avec mes mains. Ils sont glacés, insensibles. Je les frotte jusqu’à ce que le sang revienne irriguer mes orteils. La tranquillité de cet endroit s’infiltre doucement en moi. Je ne bouge pas, de peur que l’impression se retire.

Il arrive si silencieusement que je ne m’en rends pas compte avant d’entendre le bruit et de sentir l’odeur d’urine chaude. Je bondis, mais il est trop tard. Mon sac est déjà trempé. Je le considère avec dégoût, puis je me tourne vers le chien et lui crie :

— Hé là, qu’est-ce que tu fais !

Le chien s’arrête aussitôt de pisser et se fige, patte en l’air. C’est la créature la plus étrange que j’aie jamais vue. Des pattes postérieures courtes et puissantes, aux cuisses massives comme celles des bouledogues, sont attachées à un abdomen très creux, taille de guêpe et dos cambré. La queue n’est pas recourbée, mais droite et hirsute, dépassant à l’horizontale du corps, raide comme une épée. « Tcha ! » Entre dégoût et peur, je cherche à éloigner les pattes arrière, mais ma réaction manque de conviction, même à mes propres oreilles. Pourtant, le chien comprend. Il repose la patte, se retourne et m’adresse un regard désolé de ses grands yeux tristes. Sa face est étrange, elle aussi, avec son front plissé et son museau retroussé et camus de bouledogue. A la différence qu’il a de grandes oreilles tombantes.

Le chien me considère avec un air toujours plus soucieux. Puis il s’approche lentement de moi en remuant la queue, hésitant. Je me fige. Il me pousse gentiment le mollet de la tête, les yeux levés vers moi, réclamant mon amitié. Je sens la force de son museau contre ma jambe. Son poil ras paraît propre. Il est doux et velouté sous mes doigts. Je commence à le caresser. Le chien se serre plus étroitement contre moi. C’est alors que je remarque la présence des autres.

Brusquement, l’espace environnant pullule de bruns, de noirs et de blancs. Tout un assortiment de pelages s’ébat autour de moi. Certains chiens ont un corps élégant, mais d’autres sont si étrangement bâtis que j’ai du mal à en croire mes yeux. Pendant un de ces courts silences durant lesquels le vent reprend son souffle, j’entends le bruit caoutchouteux de roues sur le ciment et les graviers. Le son s’amplifie. A quelque distance, un fauteuil roulant avance vers moi à bonne vitesse. Son occupant furieux hurle à pleins poumons :

— Blandine ! Léo ! Castel ! Qu’est-ce que vous faites ? Combien de fois faut-il que je vous dise de ne pas ennuyer les inconnus ?

Les chiens s’arrêtent de jouer, leurs queues cessent de s’agiter et tous se tournent vers la voix. Mon ami, celui qui a pissé sur mon sac, m’adresse un regard d’excuse et prend lentement la tête de la meute.

Le fauteuil roulant s’arrête près de nous. Il est vaste et compact, avec de grandes roues épaisses. L’homme qui y est assis a la carrure puissante, les épaules et les bras trapus, et un énorme dôme en guise de tête. Il s’adresse à mon ami :

— Léo, je t’ai dit cent fois de ne pas venir effrayer les gens que tu ne connais pas ! Qu’est-ce qui te prend aujourd’hui, à désobéir comme ça ?

Léo va vers lui et couche sa grosse tête lourde en travers de ses genoux. Aussitôt la main de l’homme se pose sur elle et il commence à gratter le chien derrière les oreilles, puis plus bas, autour du cou, sur le poitrail. Je l’observe. Une part de moi-même s’applique à retenir comment un chien aime être gratté.

La voix de l’homme se transforme tandis qu’il cajole le chien. Elle a perdu sa stridence. Il réprimande encore, mais plus bas. Les autres chiens, qui s’en sont aperçus, s’élancent vers lui et l’entourent en bondissant. Ils se battent pour lui lécher les mains. Je me sens de nouveau seule, presque jalouse de l’homme dans son fauteuil roulant.

Puis Léo se rappelle mon existence. Il se retourne vers moi, puis de nouveau vers son maître.

— Léo, reste ici, avertit l’homme.

Léo fait un pas vers moi. Je l’appelle, pour voir, en tendant la main vers lui. Il fait un pas de plus et son expression semble s’éclairer. J’entends les roues bouger. L’homme se gare entre Léo et moi. Il me regarde avec colère et dit :

— Alors comme ça, vous essayez de me le voler, hein !

Piquée au vif, je réponds :

— Bien sûr que non ! Il a pissé sur mon sac.

— Pissé sur votre sac ! Elle est bien bonne !

— Mais c’est vrai, regardez !

Il regarde le sac en silence, puis dit :

— Léo est un chien de grande valeur. Est-ce que votre sac l’était aussi ? Il n’en a pas l’air.

Le sac est en lambeaux à présent. Les autres chiens ont joué avec.

— Pas vraiment, mais…

— L’urine de mon chien vaut sans doute cent fois plus cher que votre sac, coupe-t-il avec un geste grandiloquent du bras. Léo est unique.

— Là n’est pas la question. Je n’ai pas d’autre sac que celui-là.

Ses yeux se plissent.

— Donc, vous prétendez que votre sac est unique lui aussi ? Connerie.

Il se fait rouler en avant et pointe un doigt accusateur vers moi.

— J’ai élevé ce chien, je l’ai créé. Léo est un être vivant, vous comprenez ? Un sac n’est qu’un objet.

J’en conviens.

— Vous avez raison. Léo est adorable. Ils le sont tous.

— Vous les aimez ? demande-t-il.

Je fais oui de la tête. Il garde le silence pendant une seconde, puis se met à parler :

— C’était mon métier de promener les chiens, avant mon accident. Il désigne ses jambes, couvertes d’un plaid bleu clair. Je ne les aimais pas particulièrement, c’était juste un job. Parfois, je m’enduisais les jambes du sang d’une chienne en chaleur et ils me suivaient sans que j’aie besoin de les tenir en laisse. Je traversais la ville avec tous les chiens sur mes talons, comme les rats du joueur de flûte de Hamelin. Les gens s’arrêtaient pour regarder. C’était bon pour ma réputation. Et puis un jour, je les ai promenés trop près d’une mine laissée par les Allemands pendant la guerre. Je l’ai vue juste au moment où un des chiens, un lévrier afghan mal dressé, la piétinait et s’amusait à lui donner des coups de patte. Comme un imbécile, au lieu de m’enfuir, je me suis précipité vers le chien et la mine a explosé. J’ai été éjecté et je suis tombé de la falaise. Ce qui restait de mes jambes était éparpillé autour de moi sur la plage. C’est là qu’on m’a trouvé.

Je ne sais pas quoi dire. Je finis par murmurer :

— Au moins, vous êtes vivant.

— Bien sûr, dit-il avec un rire amer. C’est la meilleure chose qui me soit arrivée. Il tourne la tête vers les chiens : Je suis devenu éleveur de chiens, vous voyez. Ils sont la preuve vivante de mon génie.

Il m’observe de son fauteuil.

— Votre génie ? Où est-il ? Ce sont tous des bâtards ! Quelle valeur peuvent-ils avoir ?

— Ce ne sont pas des bâtards ! Ce sont des créations artistiques dont je suis l’auteur ! Je les imagine, puis je les crée.

Je prends un ton sarcastique.

— Bien entendu…

— Je vends un chiot pour plus d’argent que vous n’en gagnerez de toute votre vie !

— Qu’est-ce que vous en savez ? Vous ignorez tout de moi. Quant à vos chiens, ce ne sont que… – je cherche le mot juste –… des erreurs !

— Vous ne connaissez rien à l’élevage des chiens !

— Non, pas grand-chose. Mais je sais reconnaître un bobard quand on m’en raconte un.

Je descends du mur et j’arrange mes vêtements. Voyant que je me lève, Léo me saisit la main.

— Dites à votre chien de me lâcher.

Il rit.

— Je ne peux pas. Il va falloir que vous nous accompagniez à la maison.

— Dites-lui d’arrêter.

— Je ne peux pas. Léo n’en fait qu’à sa tête.

— Je vous en prie, essayez de le convaincre.

Il hausse les épaules :

— Léo ne se laisse pas facilement convaincre quand il a décidé qu’il aime quelqu’un.

Je cède avec réticence.

Nous nous éloignons de la ville en grand cortège le long de la promenade, l’homme au fauteuil roulant en tête, comme le joueur de flûte.

Sa maison est un de ces bâtiments construits par la municipalité en retrait de la promenade. Elle est isolée, tournant le dos à la ville, face au port abandonné et à la mer.

Il ouvre la porte, entre en faisant tourner les roues de son fauteuil. Nous suivons. Les chiens aboient et jappent, surexcités. Léo me tient toujours la main. Je me trouve dans une vaste pièce qui sert à la fois de cuisine et de chambre. Derrière les immenses fenêtres, la mer, partout elle.

Dès mon entrée, je sens l’odeur de chien qui emplit la maison – une odeur chaude, concentrée, inhabituelle, qui évoque la sueur, la viande et le vinaigre. Je fronce le nez. Je ne suis pas sûre de l’aimer, mais elle ne me déplaît pas non plus, tant elle est naturelle.

Il me verse un verre de vin, l’apporte jusqu’à moi.

— Asseyez-vous sur le lit, dit-il, j’ai si rarement des visites que j’ai évacué les meubles. Comme ça, les chiens ont plus d’espace.

Je regarde les animaux, couchés dans tous les coins sur le sol, langue pendante, et je me mets à rire.

— C’est pour eux que je vis ici, dit l’homme en partageant ma gaieté. Ils peuvent faire tout le bruit qu’ils veulent sans déranger les voisins. Et puis, il y a l’odeur. L’hiver, avec vingt chiens enfermés, elle est particulièrement forte. C’est pour ça que j’aime vivre ici, en plein vent.

Il me regarde :

— L’odeur ne vous gêne pas, j’espère ? Si vous voulez, je peux ouvrir une fenêtre.

— Non, ça va. Mais vous devez vous sentir très seul ici.

— Je ne suis pas seul, répond-il d’un ton bourru, j’ai les chiens.

— Mais les chiens ne remplacent pas les gens.

— Les gens ? Quels gens ? Il rit avec amertume : Quand j’avais mes jambes, j’avais besoin des gens. Maintenant, ce n’est plus le cas. C’est un mensonge de plus que j’ai percé à jour. Personne n’a besoin des gens. On a seulement besoin de quelque chose à aimer.

— Mais…

Léo s’avance vers moi et me lèche la main. L’homme aux chiens rit.

— D’un certain point de vue, vous avez raison, ces chiens étaient des erreurs. J’avais une chienne d’une fertilité incroyable. Elle a été en chaleur quand j’étais malade. Tous les chiens le savaient, et ils l’ont tous fécondée. Je n’avais pas le cœur de les empêcher de faire ce dont moi, j’étais incapable. Et voilà les résultats.

Les yeux pleins de tendresse, il promène son bras devant lui pour désigner sa meute hétéroclite.

— Personne d’autre ne voudrait d’eux. Alors, je les garde tous.

Léo retourne vers lui et lui lèche la main à son tour. Il caresse les oreilles du chien, qui ferme les yeux de plaisir. Sa joie se reflète dans les yeux de son maître.

— Vous êtes heureux, alors ?

— Heureux, non, mais j’ai appris à être content de ce que j’ai.

Je le regarde, assis dans son fauteuil roulant, Léo à ses côtés, et je souris. Il croit que je me moque de lui.

— Vous pensez qu’un homme privé de jambes est nécessairement malheureux. Qu’il n’existe que comme objet de pitié.

Son visage est convulsé de rage.

— Vous fuyez, et vous êtes heureuse. Vous croyez avoir résolu vos problèmes. Vous avez tort. Ils sont plus malins que vous. Ils vous poursuivront comme des chiens de chasse, à l’odeur, et ils vous feront courir, courir jusqu’à l’épuisement. Mais vous ne pouvez pas vous arrêter, vous êtes contaminée par la maladie de la fuite, et vous fuirez jusqu’à votre mort. Je suis déjà mort une fois, c’est comme ça que je suis devenu sage. Il baisse la voix jusqu’au murmure : Mais tout sage a besoin d’un bouffon, vous devez être mon bouffon. Bienvenue.

Et il se met à rire, d’un rire laid et bruyant.

Je me mets à pleurer en silence. L’homme aux chiens m’observe avec un air de plus en plus soucieux et finit par rouler son fauteuil jusqu’à moi.

— Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous faire de la peine. Je m’emporte quelquefois, mais ça ne vise personne en particulier.

— Non, non, ça va. Je ne pleurais pas à cause de vous. Je pleurais sur moi-même.

Il ne dit rien, mais son visage parle pour lui. Qu’est-ce qui a bien pu vous arriver qui soit comparable à ce qui m’est arrivé à moi ?

J’ai honte de m’apitoyer sur mon sort et mes larmes s’assèchent peu à peu. Puis je me lève et je lui touche l’épaule.

— Je suis contente de vous avoir rencontré, lui dis-je en le regardant en face.

Ses joues et ses oreilles deviennent rouges. Il dit d’un ton bourru :

— Vraiment. Pourquoi, parce que c’est la première fois que vous rencontrez un cul-de-jatte ?

— Non. Parce que vous m’avez fait comprendre que je ne peux plus fuir.