3

 

Un autre monde. Séparé de moi par une vitre fine, contre laquelle j’appuie la tête. De l’autre côté, un couple de gens d’un certain âge me regarde. Ils murmurent quelque chose au serveur d’un air effrayé en me montrant du doigt. Il se retourne, me regarde, lui aussi, l’œil vide et dur. Je ne bouge pas. Il hausse les épaules et tire la chaise de la femme anxieuse. Son mari, un homme d’aspect fragile, aux cheveux blancs, lui offre un bras protecteur. Ils suivent le serveur plus loin à l’intérieur. Le restaurant détourne la tête et je suis seule dans la rue.

Je marche. La rue grouille de monde. Africains, Indiens, Arabes, Chinois, Français, Tamouls du Sri Lanka. Tout ce peuple fait désordre, avec ses étrangers dont les couleurs et les formes contrastent de façon discordante avec les vieux bâtiments gracieux et leurs cours secrètes. La bourgeoisie qui les habite encore s’est retranchée derrière des portails en fer forgé bardés de dispositifs de sécurité. La rue appartient désormais aux sans-emploi, aux affamés et aux putrides qui l’envahissent de leurs perpétuels besoins informulés. Je ne suis pas des leurs. J’appartiens au monde de l’intérieur, à un restaurant, à un appartement bien tenu dont toute l’ordonnance évoque le désir. J’ai besoin d’un endroit calme, empli de nourriture et de parfums, pourvu d’un confort subtil de laine et de fumée. Mais comment dissimuleront-ils ton odeur ? demande une petite voix.

Alors je descends à pas rapides l’avenue de Clichy. Je marche avec l’air d’aller quelque part, le front barré d’un pli comme les gens occupés. D’autres passants ont la même expression que moi, des hommes maigres, en costume élimé, un attaché-case en similicuir sous le bras. Je connais leur genre. Il en vient à l’agence tous les jours, leur serviette pleine de CV. Ils traînent encore avec eux l’odeur du café où ils ont bu la veille jusqu’à la nuit en sortant d’un bureau semblable, une odeur qui persiste quand ils s’en vont, mêlée dans leur dossier à celle de la photocopieuse.

Je dépasse les sex-shops où des hommes ventrus comme des barriques me font des signes, me proposent de l’argent, une carte de séjour, n’importe quoi, pour poser pour eux et les laisser me toucher. Ils ne paraissent pas remarquer mes vêtements coûteux, seulement mon odeur. Avides, le nez sur la trace, comme des chiens qui flairent une chienne en chaleur.

Je me mets à courir. Je dépasse la place Blanche et les ailes géantes du Moulin-Rouge, des restaurants clinquants bondés de touristes aux visages affamés et vides, agrippés à leurs sacs, des bouis-bouis où la viande empalée sue sa graisse en vitrine, « sandwichs » étalé en majuscules irrégulières sur la vitre. Un élan me propulse et je les devance tous, landaus, bébés, quidams hommes et femmes, maquereaux, dealers, combinards, paumés. Je les devance parce que je vais plus vite qu’eux. Le vent me fouette les cheveux, transperce mes vêtements, me refroidit la peau, mue mes os en verre. Mais l’odeur me poursuit, hâte le pas en même temps que moi, trahit le moindre de mes mouvements.

Je trébuche, tant je me presse. Je tourne à droite, à gauche, encore à droite. Peu à peu le tumulte du boulevard s’estompe. Plus de boutiques alentour. La rue est calme. Les immeubles vieux et gris se dressent plus haut, plus fiers. Conscients d’avoir marqué un point sur l’époque.

Le trottoir est plus étroit. Disparus, les gens. Les maisons en courbe ondulent comme des rubans déroulés dans un ciel impatient. Je ralentis. J’examine les immeubles. Volets de bois au premier étage. Fenêtres à rideaux au deuxième. Plantes au cinquième. Lequel va m’accueillir ? Je m’arrête. Un portail d’acier noir s’entrebâille, d’où émerge un homme. Il inspecte prudemment les environs, un casque dans une main, un sac dans l’autre. Il pose précautionneusement le pied sur le trottoir, sur une surface libre de crotte de chien, de détritus, d’implication. J’épie et j’approuve. La rue est dangereuse, me disent les pieds chaussés de lourdes semelles. Son visage est hermétiquement clos. Puis la peur traverse son regard en me voyant l’observer. Il se retourne et ferme soigneusement, à double tour, la porte de son monde. Et vérifie. Son blouson de cuir chatoie dans la lumière d’octobre. Il traverse la rue en hésitant. En un éclair, un rugissement, il a disparu sur ses pneus ailés.

Soudain, je suis assaillie par une impression de familiarité. Je connais ces lieux, je suis déjà venue. Je tourne dans une rue. Derrière les cours et leurs grilles, il y a une maison avec jardin et enfants où il faut que j’aille. Les enfants sont des sauvages, ils n’ont rien contre les odeurs fortes. Il faut que je la trouve, la maison des baleines. Il ne me restera plus qu’à me remémorer le code, et le tour sera joué. Je passerai le portail et j’effacerai le passé.

Les immeubles retrouvent l’horizontale, font bloc derrière leurs façades blanches et lisses. Les rues deviennent d’une uniformité trompeuse. Je croise une gouvernante, des soupçons plein son sac. Son nez frémit ; je noircis de honte. Je fais demi-tour et je poursuis mon chemin sans m’arrêter. Les rues ne sont plus qu’un décor sur lequel mon ombre se déplace. Je ne sais plus où je suis. Les maisons perdent de la hauteur et se rapprochent les unes des autres.

Je tourne dans une rue sordide aux petites boutiques obscures. Au-dessus d’elles, les fenêtres laissent filtrer une lumière avare qui respecte le secret des gens et les biens qu’elles abritent. Quelques-unes ont été murées avec des planches. Toutes les trois ou quatre minutes, une bouffée d’air venue du métro monte par les grilles et agite les vêtements de couleurs vives aux motifs tapageurs pendus aux cordes à linge. L’odeur du métro imprègne l’air, donne à l’endroit une atmosphère de mouvement, comme une promesse d’évasion. Une lumière, un unique néon rouge, contredit l’obscurité de la rue. Je me dirige vers lui. Je dois me cacher. Me reposer.

Je pousse la porte. Les vieux murs de bois absorbent la faible lumière des lampes. Le café est presque vide. Quatre hommes sont assis au comptoir, dans la pénombre. Ils lèvent la tête à mon arrivée, mais je ne distingue pas leurs yeux. Je ne vois que le gros tenancier en tablier blanc et veste noire. Il essuie et dispose sur l’étagère au-dessus de lui des verres qui reflètent la lumière sur son crâne chauve. Le silence est apaisant, rompu par le seul bruit du verre touchant le bois.

Puis il s’approche de moi.

— Vous voulez quoi ? demande-t-il rudement.

— Un cognac.

— C’est trop tôt pour le cognac.

Les autres lèvent le nez, flairant une altercation. Je reste calme.

— C’est ce que vous croyez, mais dans mon monde, il n’est jamais trop tôt pour rien.

Un des hommes s’avance et hurle :

— C’est quoi ce monde, le monde des singes ?

Dans un éclair d’irritation, le tenancier répond :

— La ferme, Jules, bois ton whisky et mêle-toi de ce qui te regarde.

Et il me tend le verre de cognac.

Les vapeurs qui s’en dégagent me réchauffent le visage. Le liquide doré et chaud me coule dans la gorge, désinfecte ma chair sur son passage.

— Merci.

— De rien, dit-il en me rendant mon sourire.

— Est-ce que vous voudriez vous asseoir avec moi un moment ? Je vous paie un verre.

Soudain, je suis d’humeur bavarde. La main qui essuie le zinc suspend son geste.

— Quand je te disais qu’elle cherche un homme ! lance l’un des clients à son voisin.

— Mais elle ne t’a pas choisi, pas vrai ? caquète l’autre.

— Ta gueule ! gronde le premier.

— Je suppose que beaucoup de gens viennent vous ennuyer avec leurs histoires, non ?

Le tenancier se tourne vers moi et croise patiemment les bras sur la poitrine.

— Mais moi, ce n’est pas la même chose.

— Vous en voulez encore ?

— Si j’en veux encore ?

— A boire.

Mon verre est vide. Le patient a bien besoin d’un supplément de désinfectant.

— Tenez, buvez ça.

Cette fois, c’est du vin, épais, sombre, avec une odeur de médicament. Et il retourne à l’autre bout du comptoir.

J’avale d’un trait.

Il revient, me verse une nouvelle rasade du même vin, pousse le verre vers moi. Mais avant qu’il ne retire sa main, je pose la mienne dessus. Le geste violent qu’il fait pour la dégager fait déborder un peu de vin sur mes doigts et sur le comptoir.

— Tenez-vous correctement, ou je vous fiche dehors.

Il recommence à essuyer le zinc.

L’odeur dresse sa tête immonde de dessous ma jupe. Le souffle coupé, je saute du tabouret en annonçant à la cantonade :

— Je vais aux toilettes.

Un rugissement de rires conjugués jaillit du fond du café.

— Non, dit le tenancier en faisant le tour du comptoir. Vous payez avant d’aller où que ce soit.

— Mais je ne vais nulle part, seulement aux toilettes.

— C’est entendu, mais vous réglez d’abord votre consommation.

— D’accord.

Je farfouille dans mon sac à la recherche d’un billet de cent francs. Je finis par le trouver et le lui tends. Il le prend et tire la monnaie du petit sac qu’il porte à la taille.

— Gardez tout, dis-je, maussade.

— Vous aurez besoin d’une pièce de deux francs pour l’accès aux toilettes. Sinon, c’est celles des hommes.

De nouveau, les rires masculins se déchaînent et me poursuivent dans l’escalier.

 

Je mets longtemps à remonter. Le tenancier s’est remis à essuyer des verres avec un torchon blanc. Les dîneurs ont remplacé les buveurs. Pour le moment, ils ne sont encore que deux, assis solennellement à chaque extrémité du comptoir.

— Je peux avoir un autre verre ? dis-je au barman en grimpant sur un tabouret au centre du comptoir. Mes vêtements puent encore l’urine aigre des toilettes. Il rit.

— Dis donc, te voilà enfin ! J’ai failli envoyer un de mes braves clients te chercher !

Je ne daigne pas répondre. Je lui demande d’un ton brusque :

— Où est mon vin ?

Les dîneurs n’ont pas l’air de s’apercevoir que je sens les toilettes, le barman non plus. Je m’avachis sur le comptoir avec gratitude.

Le tenancier se penche pour prendre un verre sous le comptoir, sort une carafe vide et la remplit du breuvage sombre et ordinaire qu’il m’a déjà versé.

— Maintenant, on sert à dîner. Pas de consommations sans repas. Et puis, je ne veux pas que vous soyez soûle trop vite.

— J’aurais pu être le meilleur chef cuisinier du monde, alors vous avez intérêt à me servir quelque chose de bon.

Mais il est déjà en route vers la cuisine.

L’homme à ma gauche me demande :

— Alors comme ça, vous êtes chef ?

Je lui lance un coup d’œil critique. Imper marron, chaussures de cuir brun, tous ses vêtements défient la mode. Il a en guise d’yeux des petits trous noirs sous des sourcils épais et bas. Ses cheveux bruns, clairsemés sur le front, sont noués en une minuscule queue-de-rat derrière la nuque. Des rides prononcées courent de son nez triangulaire jusqu’au-dessous de sa bouche pâle. Je réponds froidement :

— J’aurais pu, mais ce n’est pas le cas.

— Alors, qu’est-ce que vous faites ?

— Je suis dans les affaires.

— Vraiment ? Quelle coïncidence ! Moi aussi. Peut-être pourrions-nous faire affaire ensemble.

Il se glisse précipitamment sur le tabouret inoccupé à côté du mien.

— Vous permettez que je dîne en votre compagnie ?

Je hausse les épaules.

— Ça m’est égal.

Le tenancier laisse tomber sans cérémonie deux assiettes devant nous. Je m’insurge.

— C’est quoi, ce service ?

— Je ne suis pas là pour faire du zèle auprès des clients, lance-t-il en s’éloignant.

Mon voisin se penche vers moi avec un sourire entendu.

— Ne faites pas attention à lui.

Je l’ignore. Il faut que je fasse disparaître mon odeur.

Nous mangeons en silence pendant un moment, puis il me demande brusquement :

— Vous êtes dans quel genre d’affaires ?

— Le commerce. Je vends.

— Moi aussi. J’ai ma propre entreprise en Auvergne. Chauffage central, sols stratifiés. C’est la ruée.

— Tant mieux. C’est bien d’avoir ce que les autres désirent.

— Vous êtes très sexy, vous avez ce que je désire, me murmure-t-il à l’oreille.

Je me recule en sursaut. Il ne sent donc rien ? Puis je le regarde avec stupéfaction. Et s’il était le remède, susurre une petite voix. Je n’attends pas.

— Allons à votre hôtel, dis-je d’un ton urgent.

Il s’éjecte du tabouret, farfouille dans son porte-monnaie. Ses mains tremblent. Il paie l’addition, la mienne aussi.

Dans la rue, les voitures passent sans bruit, comme dans un rêve. La bruine s’est remise à tomber, de la vapeur sort de mon nez et du sien. Il s’arrête et me fait face :

— Mon hôtel est un peu plus loin dans cette rue. Mais si vous voulez aller ailleurs, je n’ai rien contre.

— Ça m’est égal. Votre hôtel fera l’affaire.

Je lui prends le bras énergiquement. La pluie tombe doucement sur la peau de nos visages. Les phares des voitures captent les gouttes minuscules qu’on croirait en suspension dans la lumière. Je suis suspendue moi-même entre espoir et peur. Je ris en lui serrant le bras et lui demande :

— Vous me raconterez votre histoire ?

Il s’arrête.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Son ton est méfiant.

— Je veux tout savoir de vous. Vos problèmes, votre vie, ce genre de choses. Je sais très bien écouter. Les hommes aiment se confier à moi.

Il se détourne.

— Merde. Sur quelle tarée je suis tombé aujourd’hui ? Puis il se force à sourire : Je préfère vous prévenir, si c’est votre façon de vous faire payer plus cher, ça ne sert à rien, je n’ai pas vendu un stratifié depuis des années.

— Vous n’êtes pas représentant en linos, plutôt agent d’assurances !

Je suis pliée en deux de rire. Dégoûté, il hoche la tête.

— De toutes les putes de Paris, il me fallait celle-là !

J’entends « pu » et je me fige sur place.

— Qu’est-ce que vous avez dit ?

Il paraît gêné.

— Que je puais, c’est bien ça ?

— Jamais de la vie.

Il se met à reculer, l’air coupable.

— Pourquoi est-ce que j’aurais dit ça ?

— Je peux lire en vous. Vous trouvez que je sens mauvais.

L’incrédulité lui fait secouer la tête dans tous les sens.

— C’est pourtant vrai que tu es fêlée. C’est bien ma veine.

— Votre veine ? C’est moi qui n’ai pas de veine. Me voilà coincée avec un psychotique qui trouve que je pue.

Je me tourne vers les passants et me mets à hurler.

— Chut !

Il me pose la main sur la bouche. Je le mords, j’ai le goût de son sang sur la langue. Il me repousse et s’éloigne. Je m’élance pour le rattraper.

— Attendez !

Je lui saisis la main et la pose sur mon sein.

— Je suis désolée. Je… Laissez-moi venir avec vous. J’essaierai de ne pas sentir et… et au bout d’un moment, vous ne remarquerez plus rien. Je vous promets.

Je cours pour rester à sa hauteur.

— Fous-moi le camp, espèce de sorcière !

Il me fait un croche-pied. Je trébuche. Mes pieds battent dans le vide, mais je m’accroche à son bras et me laisse traîner. Je gémis :

— Non-on… Laissez-moi venir avec vous, je vous en supplie…

Il s’arrête brusquement.

— Lève-toi !

Derrière l’ordre, j’entends la peur. Je ne bouge pas.

— Tu vas te relever, oui ?

— Vous me laisserez venir ?

Il acquiesce avec lassitude.

— Mon hôtel est à deux pas, mais je n’irai pas en te traînant.

— Et vous aimez mon odeur ? Parce qu’elle est spéciale ?

— Oui, spéciale.

Il se penche pour me remettre debout.

— Et même un peu exotique ?

— Mais oui. Très exotique.

Je suis sur les genoux.

— Irrésistible ?

Je ris, la tête levée vers lui.

— Evidemment.

Il me tire vers le haut et me voilà sur mes pieds, rivant mes yeux aux siens avec bonheur. Alors son visage prend une expression de plaisir sauvage, il lève le bras gauche et m’assène un coup sur la tempe.

— Tiens, prends ça, connasse !

Et il se met à courir. Mes jambes cèdent sous moi. Je sombre dans la nuit.