Le texte qui suit a été écrit pour servir d’introduction à Killer Art de Lynn A. Powers, un splendide livre illustré consacré à l’« art dangereux » publié par Pontalba Press, un éditeur louisianais. Lequel, non content de réécrire ma prose, non content de ne pas tenir compte de mon titre, a encore aggravé son cas en lui substituant celui de « Forward ». Un texte rédigé pour présenter un livre peut être appelé une introduction, ou encore une préface (« foreword »), mais il ne saurait passer pour une injonction comme « forward » (« en avant »). Veuillez vous en souvenir si vous ne souhaitez pas être pris pour des illettrés.
Ceci est la première publication intégrale de mon texte, avec son titre correct.
Permettez-moi de commencer par la déclaration suivante : je pense que l’art ne devrait jamais être soumis à de quelconques restrictions, quelles que soient les circonstances. Certaines personnes, qui s’opposeraient vigoureusement à toute censure émanant d’un gouvernement ou d’une entreprise privée, avanceront l’argument stupide selon lequel les artistes devraient pratiquer une sorte d’autocensure, se discipliner afin d’empêcher leurs plus sombres ichors de suinter de leur âme. L’art le plus sublime, je le crois sincèrement, est issu de telles blessures. Devons-nous autoriser la représentation de mots et de circonstances jugés insultants par certaines minorités ? Certainement – sauf à vouloir tout interdire, de Mark Twain à Dennis Cooper. Y compris la représentation d’un viol d’enfant ? Absolument – sans cela, Vladimir Nabokov n’aurait jamais écrit Lolita.
Le mot clé est représentation. Les événements décrits dans ce livre, sur cet écran, dans cette chanson ne se produisent pas en réalité. Une société qui cherche à réglementer des événements imaginaires est une société qui serait bien inspirée de s’interroger sur la perception qu’elle a de la réalité.
En quête d’œuvres d’art susceptibles de blesser ou de tuer, Lynn Powers a déniché nombre d’histoires amusantes, mais ce qui me séduit le plus dans son livre, c’est qu’on doit se montrer bien littéral pour trouver un art « dangereux » pour son public : une sculpture qui vous tombe sur la tête, un créateur de performances qui vous casse la figure si vous partez avant la fin. Par-delà ces exemples extrêmes, les cas abordés dans Killer Art suggèrent que l’art est surtout dangereux pour ceux et celles qui le pratiquent. Certains des artistes qui courtisent ce danger courent le risque de subir la satire ou la simplification à outrance : la seule réserve que j’émets sur ce livre concerne le chapitre consacré aux performances publiques. Je ne considère pas l’œuvre de ces artistes comme nécessairement stupide, embarrassante ou ridicule ; je n’estime pas non plus que le but premier des altérations corporelles effectuées en public soit de « choquer et d’écœurer » les spectateurs. Certains m’accuseront d’être dépourvue de sens de l’humour, mais je ne vois rien de risible dans le courage dont font preuve Ron Athey et feu Bob Flanagan. Ces artistes ne limitent pas leur propos à l’insertion de clous dans leur scrotum ou à l’exhibition de serviettes en papier imbibées de sang contaminé. Ils nous donnent l’occasion de parler franchement de maladies qui nous inspirent le plus souvent un silence terrifié. Ils nous offrent une occasion de catharsis publique. Si ce n’est pas votre truc, personne ne vous oblige à regarder.
Et là réside la valeur de Killer Art : ce livre nous montre que nous sommes prêts à supporter bien des choses stupides, insultantes et apparemment laides au nom de la liberté artistique. Les Américains sont capables de pratiquer une censure à l’échelle individuelle en fermant le livre, en éteignant la télé, en n’entrant pas dans le musée. C’est là un droit chèrement acquis, et la plupart d’entre nous, je pense, préfèrent supporter une avalanche de merde plutôt que de renoncer à ce droit en faveur d’une institution.
Jouissez bien de votre art tueur. N’oubliez pas : il ne peut vous faire mal que si vous le voulez.