Dépravée à Dublin

 

Il se passe plein de choses dans les rues de Dublin. La vie s’écoule dans les pubs, les restaurants et les coffee-shops, et déborde dans les antiques venelles crasseuses avec une vigueur que je n’ai observée dans aucune autre ville. Il y a des musiciens partout, dont le répertoire va de l’hymne interprété à la cornemuse aux reprises catastrophiques de Nirvana. Il y a des artistes des rues – certains vendent leurs œuvres, d’autres se contentent de décorer les trottoirs à la craie pour le plaisir de tous – et des poètes vantant leurs plaquettes. J’ai acheté celle d’un dénommé James Anthony Kelly, auteur de poèmes parmi lesquels figurent Dieu orgasmique et inconnu, Ces hommes qui ne peuvent combiner masculin et féminin et – mon enthousiasme retombe – Alerte à Malibu.

Mon amie et moi étions invitées par la Science Fiction Society du Trinity College, un groupe de jeunes gens sympathiques, cultivés et cosmopolites, sans aucun rapport avec la plupart de leurs homologues américains (et ne s’en portant pas plus mal). Ils nous avaient logées dans Temple Bar, un quartier bohème de Dublin où l’on trouve des fresques graffitées de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, des adeptes du piercing qui ne sortent que la nuit et le Bad Ass Café, où Sinéad O’Connor était jadis serveuse.

L’amie qui m’accompagnait est un splendide transsexuel goth mesurant plus d’un mètre quatre-vingts, qui a l’habitude de recevoir des lazzi quand elle se promène en ville – mais jamais on ne l’avait aussi peu embêtée qu’à Dublin. Le seul jour où ça s’est mal passé, c’était le Vendredi saint – les pubs étaient fermés et le pourcentage de connards dans les rues avait été multiplié par cent. Je n’entendais pas tout ce qu’ils lui disaient, mais quand on accompagne un transsexuel qui vient de se faire repérer, on sent la température baisser autour de soi. La plupart des gens supposaient sans doute que nous étions des lesbiennes, car celles-ci semblent s’être emparées de la ville. Jamais je n’avais vu autant de charmantes jeunes gouines.

Au sud de Temple Bar se trouve Grafton Street, un quartier commercial piétonnier qui va du campus du Trinity College à Saint Stephen’s Green. C’est en même temps La Mecque des bonnes affaires – on y trouve une paire de Doc Martens à huit œillets pour 85 dollars – et le cœur de la vie de la cité. C’est là que nous avons trouvé le poète des rues ; c’est là que nous avons vu une vieille dame fendant la foule, brandissant un placard où était collée la photo en couleur d’un fœtus ; c’est là que nous avons reçu des rubans blancs pour la paix en Irlande des mains d’une jolie jeune femme dont le compagnon – un barbu hirsute portant une casquette à laquelle était cousue une feuille de cannabis – nous a qualifiées de « jeunes filles hippifiées ».

À Dublin, la nourriture est abondante et bon marché. Parfois même bonne. Mon restaurant préféré est Beshoff’s, un fish-and-chips fondé en 1905 par un survivant de la mutinerie du cuirassé Potemkine. Celui qu’a préféré mon amie était un bistro à la française, bruyant mais élégant. Le plus étrange, selon nous deux, était le Bewley’s Oriental Café, une monstruosité Art déco où, quelle que soit l’heure de la journée, on nous a invariablement servi des œufs, des toasts, des haricots, des saucisses et deux petites crottes baptisées – euphémisme – « pudding noir » et « pudding blanc ».

Le dernier jour de notre séjour, nous avons visité la tour James Joyce à Sandycove, à vingt minutes de Dublin par le train. C’est dans cette tour, située sur une plage rocheuse, que débute Ulysse ; Joyce y a vécu brièvement. Nous avons vu plein de gens céder à la tradition et piquer une tête dans l’eau, en ressortant aussi roses et aussi fripés que des crevettes (il faisait environ dix degrés, et un vent fort soufflait du large). Dans la tour (transformée en musée James Joyce), nous avons aperçu une affiche annonçant une lecture publique dans un pub : Traduction en espagnol des passages obscènes du monologue de Molly Bloom. Ce mélange de perversité et d’intellect – sans aucun doute copieusement imbibé de Guinness – résumait le zeitgeist de Dublin mieux que tout ce que j’ai pu voir.