Note : certaines parties de l’article qui suit sont parues dans un numéro de la revue britannique Squanes Journal consacré à Ramsey Campbell. Vu que Campbell mérite d’être mieux connu des amateurs d’horreur américains, vu que je lui ai dédié mon dernier livre et vu qu’un ouragan a frappé La Nouvelle-Orléans au moment où j’étais censée rédiger cette chronique, j’ai tenu à répéter ici ce que je disais sur lui.
« C’est plus étrange que ce que j’avais imaginé. »
Comme il décrivait la genèse de son œuvre lors d’une interview réalisée en 1993, Ramsey Campbell ne cessait de répéter des variations de cette phrase : « Mon Dieu ! C’est plus étrange que ce que j’avais imaginé… » La plupart de ses lecteurs ont eu la même impression, je pense.
À propos de son roman Incarnate : « Le moment où je me suis dit : “C’est en fait plus étrange que ce que j’avais imaginé, mais tant pis, continuons”, c’est la scène où le vendeur de timbres examine des feuilles de timbres et où les têtes de la reine se tournent toutes vers lui. » Ensuite, les têtes de la reine en question décollent de la page comme un essaim d’insectes, et cette image est la plus psychédélique que j’aie jamais vue dans toute la littérature d’horreur. « Est-ce que c’est terrifiant ? » s’est demandé Campbell. Eh bien, pas particulièrement, si l’on pense à certaines de ses images les plus crues, les plus sombres. Mais, pour quelqu’un qui a pris de l’acide, c’est à la fois dérangeant et hilarant.
J’ai découvert Ramsey Campbell alors que j’avais huit ou neuf ans. Dans une librairie d’un centre commercial de Caroline du Nord, j’ai aperçu un livre de poche intitulé La poupée qui dévora sa mère1. Je ne l’ai pas attrapé pour le regarder ; pas plus que je n’ai fait attention au nom de l’auteur ou à l’illustration de couverture. Ce titre à lui seul a suffi à me foutre la trouille, tant et si bien que j’ai refusé d’aller aux toilettes toute seule une heure plus tard : j’étais sûre qu’un fœtus cannibale allait se matérialiser sous mon petit cul pour le mordre à belles dents.
J’étais plus courageuse à treize ans, mais il a encore réussi à me faire mourir de peur. Suivant les recommandations de Stephen King et de sa formidable Anatomie de l’horreur (à qui je dois aussi ma découverte de Harlan Ellison, Robert Bloch, Peter Straub et Shirley Jackson), je suis partie en quête des œuvres de Campbell. L’une des premières que j’ai trouvées fut une nouvelle intitulée Trick or Treat, parue dans une anthologie Weird Tales, que j’avais dénichée dans une librairie d’occasion près de chez moi. Il ne lui a fallu que deux paragraphes pour me filer des cauchemars pendant deux ans. « Le visage qui avait regardé par la fenêtre de sa chambre une nuit, lorsqu’elle était malade : un visage pareil à celui, fripé, d’un singe, à la mâchoire tombante, comme en train de fondre, de plus en plus bas ; un visage qui lui avait parlé d’une voix qui s’effondrait autant que ce visage… » Parfois, j’ai encore l’impression de voir cette horreur à la fenêtre de ma chambre.
Trick or Treat m’a terrifiée, mais Le Parasite2 a représenté pour moi un tournant. C’est le premier roman de Campbell que j’ai lu, et il a bouleversé toutes mes conceptions sur la description, le style et la structure narrative de façon plus radicale que tout ce que j’avais pu lire jusque-là depuis que j’avais découvert Ray Bradbury. Jamais je n’avais vu quelque chose de semblable. L’auteur était-il défoncé ? Sa prose était si cristalline, si hallucinatoire ; il me semblait qu’il avait exploré la substance même de mes cauchemars et en avait aspergé ses pages, créant un monde où les choses sinuaient, tremblotaient et croissaient, toutes de mollesse, pour ramper irrésistiblement vers vous. (L’aspect lovecraftien de son œuvre m’échappait encore – plusieurs années devaient s’écouler avant que j’apprenne à apprécier le Pervers de Providence.)
À mesure que je dévorais tout ce que je pouvais trouver de Ramsey Campbell, j’ai découvert que, oui, il était (ou avait été) drogué et que (en dépit de sa mise en garde relative aux retours d’acide dans l’introduction de son roman The Face That Must Die) j’aimais vraiment l’effet de la drogue sur son style. Go Ask Alice3 et Harlan Ellison4 m’avaient éloignée de la drogue jusqu’à l’âge de seize ans ; Ramsey Campbell, les Beatles et mon premier mec m’ont finalement convaincue de les tester. Comme vous le voyez, ces six hommes ont gâché ma vie. Néanmoins, j’aime encore cinq d’entre eux (le premier mec a fini dans les poubelles de l’histoire).
Mon mari me fait remarquer que ce n’est pas gentil de gâcher cet hommage à l’un de mes écrivains préférés en déclarant qu’il m’a incitée à prendre de la drogue. Mais je persiste et je signe : cela amusera sans nul doute Ramsey, ainsi probablement que ses lecteurs les moins coincés.
Car Ramsey est apprécié des vautours universitaires de l’horreur, des critiques nécrophiles engoncés dans leurs linceuls imperméables à l’humour, tout comme des plébéiens comme moi. David J. Schow et lui sont à peu près les seuls écrivains populaires qui semblent épargnés par leur ire. Ce n’est pas parce que Campbell et Schow ont appris à lécher les bons culs, j’en suis certaine. Le premier attaque les culs à coup de pagaie et le second y met le feu, mais ni l’un ni l’autre n’ont jamais été vus en train de tutoyer la raie livide d’un critique. J’aime à croire qu’ils sont tout simplement incapables de raconter une histoire médiocre et que cela est tellement évident que ça n’a pas pu échapper même aux sens pusillanimes d’un critique comme, par exemple, T. Linkwetter McJobless.
La fiction de Ramsey Campbell est susceptible de balancer de façon répétée de l’humour le plus malicieux au désespoir le plus total. Cette caractéristique est merveilleusement en évidence dans son roman Spirale de malchance5, mais elle est à l’œuvre dans la quasi-totalité de ses livres. Si vous avez lu At the Back of My Mind : A Guided Tour6, son introduction à The Face That Must Die, vous savez ce qui dans sa vie explique cela. Aussi éprouvante que le très éprouvant roman qui la suit – et peut-être plus encore, car il s’agit ici de réalité et non de fiction –, cette introduction d’une bouleversante honnêteté laisse le lecteur sans voix. Penser que Campbell a survécu à cet enfer, qu’il a trouvé le courage d’en parler, qu’il n’a pas assassiné ses parents et qu’il n’est pas devenu un tueur en série… ou pire encore.
At the Back of My Mind, je crois bien, donnerait un choc au plus blasé des lecteurs. Mais pour celui qui a rencontré Ramsey Campbell en personne, ce que dit ce texte est presque inconcevable. Quoi, cette âme ouverte et généreuse, cet amateur passionné de bons vins, ce père de famille attentionné a été jadis ce jeune homme torturé ? La seule chose qui permet de n’en pas douter, c’est la perversion de ses nouvelles et de ses romans. Et si Ramsey Campbell a pu transformer toute cette souffrance en œuvres d’art, alors peut-être y a-t-il encore un espoir pour le reste d’entre nous.
Le chemin menant à cet espoir, toutefois, est sans doute plus étrange que tout ce que nous pouvons imaginer.
1. Éditions J’ai lu. (N. d. T.)
2. Éditions J’ai lu. (N. d. T.)
3. Livre antidrogue conçu pour terroriser les jeunes Américains, « inspiré du journal intime d’une droguée de quinze ans » qui, après avoir pris du LSD lors d’une soirée, suit la pente naturelle la conduisant au shit, au speed, à l’héroïne, à la promiscuité sexuelle, à la prostitution et à la mort par overdose. (N. d. A.)
4. Qui présente des arguments bien plus rationnels contre les substances récréatives ; cependant, je suis beaucoup moins bien équipée que Harlan pour faire face à la réalité crue. (N. d. A.)
5. Éditions J’ai lu. (N. d. T.)
6. Littéralement : « Au fond de mon esprit : une visite guidée ». (N. d. T.)