Coupable no 5

 

Le philosophe Wittgenstein a écrit : « Si un lion pouvait parler, nous ne le comprendrions pas. » Je dis que grâce à l’écriture, et en particulier l’écriture de fiction, nous pouvons comprendre le lion d’une façon qui transcende les limites de l’imagination.

Le lion, bien entendu, est sous ma plume une métaphore de l’« autre », de l’étranger. Beaucoup trop d’écrivains se cantonnent à leur petite sphère d’expérience bien confortable. Bien qu’ils décrivent ladite sphère d’une façon détaillée qui se révèle parfois fascinante, nous finissons par nous lasser de leur œuvre car ils ne progressent jamais en tant qu’écrivains. Considérez John Updike. On le qualifie souvent de grande voix américaine, et peut-être est-ce vrai, mais c’est là une voix bien monotone qui a fini par perdre tout intérêt. Son dernier roman dissèque une fois de plus les névroses d’un écrivain new-yorkais d’un certain âge, qui vitupère contre les librairies à succursales multiples et traite de tous les noms les jeunes écrivains qui vendent plus que lui. Updike ne semble pas avoir envie de comprendre le lion.

Comparez Updike avec un autre écrivain new-yorkais, Peter Straub. Les premiers romans de Straub, parmi lesquels Ghost Story, ont été publiés sous l’étiquette « horreur ». Ghost Story, en particulier, a connu un succès démesuré. Il aurait été facile pour Straub de rester sagement dans la catégorie « horreur », où il suffit d’un best-seller pour se voir garantir plusieurs années de succès et de notoriété. Au lieu de quoi, il a suivi ses obsessions et produit des romans policiers complexes, des thrillers érotiques et des sagas familiales – réunissant parfois ces trois genres dans un seul livre. Il a situé ses histoires dans maints lieux fort différents, il a décrit toutes sortes de personnages venant de tous les horizons de la vie. Sa voix, toujours pleine d’autorité, est devenue aussi mûre, aussi agréable, que la tonalité d’un vieil instrument de musique de qualité. C’est peut-être pour cela que Straub a connu bien plus de réussite que la plupart des écrivains d’horreur de sa génération, qui sont restés prisonniers des contraintes de ce genre.

Écrire, c’est comme voyager. Certains touristes américains voyagent en gardant sur leur nez leurs lunettes d’Amerloque et, en conséquence, ils n’apprennent que peu de chose sur les lieux qu’ils visitent. Pour voir vraiment une autre terre – ou une autre personne, y compris vos propres personnages –, vous devez vous débarrasser de vos préjugés. Vous devez accepter d’être surpris. George Harrison a écrit : « Plus on voyage, moins on en sait. » De prime abord, cela ressemble au psycho-baratin hippie d’un type qui a pris trop de LSD, mais plus je voyage, plus je perçois la vérité de cette observation. Voyager vous montre que vous n’avez vu (et ne risquez seulement de voir) que la partie émergée de l’iceberg ; que les croyances que vous avez entretenues toute votre vie durant ne sont pas nécessairement partagées par autrui ; que si nous voulons comprendre le lion, nous ne devons pas nous attendre à ce qu’il parle un anglais châtié.

À mon avis, la lecture et le voyage sont les meilleures façons d’élargir son expérience, mais il en existe beaucoup d’autres ; en règle générale, elles vous demandent de tout apprendre sur ce que vous aimez et, bien entendu, sur ce que vous haïssez. J’imagine l’écrivain comme une huître stimulée par un grain de sable : le résultat à court terme est une certaine irritation, mais le résultat à long terme sera peut-être une perle fabuleuse. De Jonathan Swift à Harlan Ellison, les écrivains ont produit des chefs-d’œuvre en s’inspirant de ce qui les mettait en rage. Une œuvre écrite qui fait grimper votre pression artérielle est sans doute une œuvre qui vous est bénéfique. Idem pour la vie réelle. On me demande souvent quelles recherches j’ai effectuées pour écrire mon roman Le Corps exquis, avec ses descriptions amoureusement détaillées du corps humain, de l’intérieur comme de l’extérieur. Eh bien, entre autres choses, j’ai visité des morgues et assisté à une autopsie. Bien que cette expérience ne m’ait pas enseigné grand-chose vu ce que j’avais déjà appris dans les livres d’anatomie, elle a été précieuse car elle m’a permis de découvrir l’effet que ça faisait de regarder à l’intérieur d’un cadavre, de voir ces organes jadis vitaux et maintenant sans vie, de tenir un cerveau humain au creux de mes mains gantées. Peut-être ne souhaiterez-vous pas pousser vos recherches aussi loin, mais il est important que vous sachiez ceci : il vous est possible de vivre des expériences dont le commun des mortels n’a même jamais rêvé.

À un moment ou à un autre, la plupart des écrivains tentent de situer une histoire dans un endroit où ils ne sont jamais allés. Ce n’est pas facile, mais c’est possible. Il y a sept ans, j’ai écrit une nouvelle qui se passe à Calcutta. Je n’avais jamais vu cette ville, et je ne l’ai toujours pas vue, mais, à ce jour, il existe des lecteurs qui m’en attribuent une connaissance intime. Mes secrets : une passion pour un lieu que j’espère bien visiter un de ces jours et des recherches d’enfer. Mes trois principaux outils étaient un roman, Le Chant de Kali de Dan Simmons1, une impressionnante histoire d’horreur se déroulant en grande partie à Calcutta ; un livre de Geoffrey Moorhouse intitulé tout simplement Calcutta, mélange d’histoire et de récit de voyage ; et un vieux numéro du National Geographic, pour ses photos en couleurs. Voici un exemple de ce que j’ai pu créer à partir de ces sources :

 

« La plupart des rues de la ville grouillent littéralement de bâtiments. Ceux-ci sont collés les uns contre les autres, joue contre joue, sans plan préétabli, comme des livres de tailles différentes débordant d’une bibliothèque bancale. Certains d’entre eux empiètent même sur la rue, si bien qu’en levant les yeux on ne voit qu’une étroite bande de ciel où s’entrecroisent des milliers de kilomètres de fil à linge. L’éclat de ces oriflammes de soie et de coton contraste vivement avec la saleté du ciel brumeux. Mais il existe certains lieux où la ville s’entrouvre soudain et où l’on peut jouir d’une vue panoramique sur Calcutta. On découvre alors une colline aux longs flancs boueux qui abrite un bustee, un bidonville où des milliers et des milliers de feux sont entretenus la nuit durant. […] On peut aussi découvrir un paysage désolé d’usines désaffectées, d’entrepôts déserts, de cheminées noircies par la suie qui se dressent sur fond de ciel couleur de rouille. Ou encore l’éclat du fleuve, le Hooghly, gris acier dans son linceul de brume, barré par le réseau complexe des entretoises de Howrah Bridge.2 »

 

Je pense que cette description de Calcutta est nettement plus réussie que les descriptions que j’ai pu rédiger de lieux que j’ai visités mais pour lesquels je n’ai aucune affection, Los Angeles par exemple. La passion est parfois plus importante que l’expérience, à condition d’effectuer correctement ses recherches.

Il me semble évident de remarquer qu’un écrivain de fiction doit être doué de la capacité de se glisser dans l’esprit d’un tiers. Cependant, chaque fois que nous faisons du bon travail sur un personnage qui n’est pas une copie conforme de nous-mêmes, on nous demande forcément : « Comment avez-vous fait pour créer une lesbienne, un Afro-Américain, un lion si convaincant ? » Il m’est difficile de discuter des raisons pour lesquelles je préfère souvent les personnages d’homosexuels masculins, mais ils m’ont toujours semblé familiers et confortables. C’est pour cette raison que je m’efforce délibérément de traiter d’autres types de personnages. La première tâche d’un écrivain est de capturer ses obsessions, mais la deuxième est de se jeter des défis qui le pousseront à dépasser ses limites.

C’est pour cela qu’il est tellement important d’écouter le lion, l’« autre ». D’essayer de le comprendre même si on s’en juge incapable. Sa voix est peut-être terrifiante, mais l’histoire qu’il a à raconter est peut-être la plus belle que vous ayez jamais entendue.


1.  Éditions J’ai lu. (N. d. T.)

2 Extrait de « Calcutta, seigneur des nerfs », in Contes de la fée verte, Éditions Denoël, traduction de Jean-Daniel Brèque. (N. d. T.)