Coupable no 7

 

En avril 1993, l’excellent et regretté bulletin Afraid a publié un essai/diatribe de Richard Laymon, un écrivain dont j’apprécie l’œuvre. Dans cet essai, Laymon répondait à des remarques selon lui inutilement méchantes émises par des critiques à l’encontre de ses livres. Bien que j’admirasse les cojones qu’il lui avait sans doute fallu pour publier un tel texte, j’ai songé qu’il aurait été mieux inspiré de le laisser dans ses tiroirs plutôt que de l’envoyer à Afraid, car un auteur qui répond à ses critiques risque le plus souvent de passer pour capricieux et paranoïaque. Cela posé, parfaitement consciente que tel sera probablement mon sort, je me propose de consacrer cette chronique à la question suivante : Pourquoi nous, écrivains d’horreur, sommes-nous si méchants les uns avec les autres ?

Laymon a traité plusieurs questions cruciales dans son essai, mais il en est une qu’il a négligée (sans doute parce qu’il en ignorait tout, mais j’aimerais néanmoins connaître son opinion si jamais il lit ces lignes), à savoir pourquoi son ami Gary Brandner avait décidé de publier dans un autre numéro d’Afraid le commentaire suivant :

« Il existe de bons écrivains d’horreur du sexe féminin, mais […] Poppy Z. Brite n’en fait pas partie. »

Comme je n’avais jamais rencontré Gary Brandner, pas plus que je n’avais sollicité son opinion sur quoi que ce soit, j’ai été fort surprise en lisant ces lignes, un peu comme si j’avais reçu une claque dans la gueule. Qu’il entretienne cette opinion, c’est une chose ; comme tous les écrivains le devraient, j’accepte le fait que plein de gens n’aiment pas ce que je fais. Qu’il publie cette opinion (dans une revue où il avait toutes les raisons de croire que je la lirais), c’en est une autre ; quel but cela a-t-il pu servir, excepté celui de procurer à Brandner une satisfaction plutôt mesquine ? Je lui ai écrit aux bons soins d’Afraid pour lui poser cette question, et nous avons échangé une série de lettres de plus en plus inamicales, dans la dernière desquelles Brandner me traitait de gouine ou de pédé (apparemment, il n’arrivait pas à se décider sur le terme le plus approprié).

En repensant à cette histoire, je me sens gênée et un peu stupide d’avoir réagi à la toute première insulte de Brandner, mais je continue de me demander pourquoi il a jugé que cette insulte était nécessaire. Contrairement aux critiques si détestés par Laymon, Brandner n’avait même pas l’excuse de devoir chroniquer un de mes livres. Cet écrivain d’horreur bien connu, installé, qui n’avait aucune raison de se sentir menacé par mon modeste succès, a décidé pour une raison inconnue de s’en prendre à moi.

Le milieu de l’horreur grouille d’écrivains qui décident un jour d’allumer leurs collègues. Je ne suis pas innocente de cette faute – aux yeux de Brandner, je suis peut-être en train de la commettre en publiant ma version clairement biaisée de notre échange –, mais cela m’attriste néanmoins. Comme si le reste du monde ne s’en prenait pas assez à nous, ce monde des Lettres qui sait que l’horreur, c’est de la merde, sans avoir besoin d’en lire une seule ligne. Devons-nous nous y mettre, nous aussi ?

Apparemment, oui, car nos carrières nous semblent si fragiles que le succès d’un collègue nous horripile, en particulier si nous détestons son œuvre. Lequel d’entre nous n’a jamais lu le livre médiocre d’un titan et ne s’est jamais dit : « Je peux faire mieux que ça ; comment se fait-il que ce soit lui/elle qui ait droit aux meilleurs à-valoir et à la meilleure promotion ? »

J’ai remarqué que lesdits titans, les véritables géants du genre, étaient rarement méchants envers leurs collègues. Vous vous souvenez avoir entendu Stephen King, Clive Barker ou même Anne Rice, qui n’a pas sa langue dans sa poche, casser du sucre sur le dos d’un autre écrivain ? Ouais, mais ils n’en ont plus besoin maintenant, me direz-vous. Mais l’ont-ils jamais fait ? Traitez-moi de folle si vous voulez, mais j’ai une théorie à vous soumettre : on a davantage de chances de connaître la réussite en travaillant dur pour s’améliorer qu’en se plaignant du succès des autres.

Arrête de râler, Poppy Z., me direz-vous. Il y a plein de gens talentueux qui ont dit des choses sympas sur tes bouquins, alors fais le gros dos et arrête de pleurnicher à cause d’une poignée de méchants. Je me répète tout le temps la même chose. Si seulement ça marchait. Si vous avez connu ça, vous savez que les amabilités dont on vous gratifie ne compensent jamais tout à fait les méchancetés dont on vous accable.

J’ai encore des résidus du lycée, comme on dit. Parmi mes cauchemars récurrents, le pire est celui où je retourne là-bas bien que j’aie trente-deux ans et six livres à mon crédit. Et, parfois, la condition d’écrivain d’horreur semble paradisiaque comparée à celle de lycéenne – surtout dans les petites classes. Sauf que, dans mon cauchemar, ceux qui me dénigrent ne sont pas les élèves les plus populaires du bahut ; ce sont les autres exclus, les autres marginaux, ceux dont je voudrais appartenir à la famille. Et j’ai l’impression qu’ils ne voient pas que je me défonce pour devenir comme eux, que je tiens à mon travail autant qu’ils tiennent au leur. Que je serais dans leur camp s’ils voulaient bien de moi.

Une écrivaine d’horreur dont j’ai fait la connaissance en ligne m’a raconté qu’on avait récemment critiqué une nouvelle qu’elle avait postée sur son site web. L’auteur de cette critique était une écrivaine d’horreur et de fantasy bien connue et, apparemment, elle s’était montrée impitoyable, déclarant à ma correspondante que ses nouvelles étaient « nulles » et qu’elle ferait mieux de renoncer complètement à l’écriture. Sans doute ne faut-il pas prendre au sérieux une critique si délibérément cruelle, et non sollicitée qui plus est, mais il se trouve qu’elle admire l’écrivaine qui l’a commise et que ses paroles l’ont profondément blessée.

Et voilà l’ironie de l’histoire : nous avions fait connaissance sur une liste de discussion consacrée à l’horreur où elle disait des méchancetés sur moi. Plus tard, nous avions plus ou moins fait la paix, et j’ai découvert en lisant son œuvre que j’aimais bien celle-ci ; je pense que la critique que lui a adressée l’écrivaine bien connue était imméritée. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de me dire : Te voilà punie par où tu as péché.

Bon, c’est là une tempête dans un dé à coudre, et elle n’a aucune importance pour quiconque n’appartient pas au milieu de l’horreur. Nous nous faisons du mal, à nous-mêmes et à personne d’autre.

Peut-être que nous devrions laisser tomber.