Un homme n’est vraiment mort, disait Jorge Luis Borges, que lorsque le dernier homme qui l’a connu est mort à son tour. C’est le cas aujourd’hui pour Freud, bien qu’il existe encore quelques rares personnes qui ont pu l’approcher dans leur enfance. Freud a passé sa vie à écrire, et même si un jour il détruisit des documents de travail et des lettres afin de compliquer la tâche de ses futurs biographes, il voua une telle passion à la trace, à l’archéologie et à la mémoire que ce qui fut perdu n’est rien en regard de ce qui a été conservé. S’agissant d’un tel destin, l’historien est confronté à un excès d’archives, et en conséquence à une pluralité infinie d’interprétations.
Outre une bonne vingtaine de volumes, et plus de trois cents articles, Freud a laissé un nombre important de notes, brouillons, agendas, dédicaces et annotations dans les ouvrages de son immense bibliothèque installée au Freud Museum de Londres. Il a rédigé, semble-t-il, environ vingt mille lettres, dont ne subsiste que la moitié1. La plupart de celles-ci sont aujourd’hui publiées en français ou, lorsqu’elles ne le sont pas, elles sont en cours d’établissement en allemand. À quoi s’ajoutent des interventions et des entretiens d’une très grande richesse réalisés dans les années 1950 par Kurt Eissler, psychanalyste émigré de Vienne à New York, ainsi que des textes concernant environ cent soixante patients désormais identifiés mais pour la plupart peu connus.
Traduites en une cinquantaine de langues, les œuvres de Freud sont tombées dans le domaine public en 2010, et ses archives sont désormais accessibles, pour l’essentiel, au département des manuscrits de la Library of Congress (LoC) de Washington (la bibliothèque du Congrès), après trente ans de polémiques et de batailles furieuses2. Des documents divers peuvent également être consultés au Freud Museum de Vienne.
Plusieurs dizaines de biographies ont été écrites sur Freud, depuis la première parue de son vivant en 1934 sous la plume de son disciple Fritz Wittels, devenu américain, jusqu’à celle de Peter Gay publiée en 1988, en passant par le monumental édifice en trois volumes d’Ernest Jones, mis en cause à partir de 1970 par Henri F. Ellenberger et les travaux de l’historiographie savante, auxquels je me rattache. Sans compter le travail historiographique réalisé par Emilio Rodrigué, premier biographe latino-américain, qui a eu l’audace, en 1996, d’inventer un Freud de la déraison plus proche d’un personnage de García Márquez que d’un savant issu de la vieille Europe. Chaque école psychanalytique a son Freud – freudiens, post-freudiens, kleiniens, lacaniens, culturalistes, indépendants –, et chaque pays a créé le sien. Chaque moment de la vie de Freud a été commenté à des dizaines de reprises, et chaque ligne de son œuvre interprétée de multiples manières, au point que l’on peut dresser une liste, à la façon de Georges Perec, de tous les essais parus sur le thème d’un « Freud accompagné » : Freud et le judaïsme, Freud et la religion, Freud et les femmes, Freud clinicien, Freud en famille avec ses cigares, Freud et les neurones, Freud et les chiens, Freud et les francs-maçons, etc. Mais aussi, à l’intention de nombreux adeptes d’un anti-freudisme radical (ou Freud bashing) : Freud rapace, Freud ordonnateur d’un goulag clinique, démoniaque, incestueux, menteur, faussaire, fasciste. Freud est présent dans toutes les formes d’expression et de récits : caricatures, bandes dessinées, livres d’art, portraits, dessins, photographies, romans classiques, pornographiques ou policiers, films de fiction, documentaires, séries télévisées.
Après des décennies d’hagiographies, de détestation, de travaux savants, d’interprétations novatrices et de déclarations abusives, après les multiples retours à ses textes qui ont ponctué l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle, nous avons bien du mal à savoir qui était vraiment Freud, tant l’excès de commentaires, de fantasmes, de légendes et de rumeurs a fini par recouvrir ce que fut la destinée paradoxale de ce penseur en son temps et dans le nôtre.
C’est pourquoi, ayant moi-même fréquenté pendant longtemps les textes et les lieux de la mémoire freudienne, dans le cadre de mon enseignement ou à l’occasion de mes voyages et de mes recherches, j’ai entrepris d’exposer de manière critique la vie de Freud, la genèse de ses écrits, la révolution symbolique dont il fut l’initiateur à l’aube de la Belle Époque, les tourments pessimistes des Années folles et les moments douloureux de la destruction de ses entreprises par les régimes dictatoriaux. L’ouverture des archives et l’accès à un ensemble de documents non encore exploités m’ont offert la possibilité d’une telle approche, et l’entreprise a été facilitée par le fait qu’aucun historien français ne s’était encore aventuré sur ce terrain dominé depuis des lustres par des recherches anglophones d’une belle qualité.
À cet égard, je veux remercier, à titre posthume, Jacques Le Goff qui, au cours d’une longue conversation et devant mon hésitation, m’encouragea vivement à me lancer dans cette entreprise et me donna des indications précieuses sur la façon dont il convenait d’observer Freud construisant son époque tandis qu’il était construit par elle.
On trouvera donc dans ce livre, divisé en quatre parties, le récit de l’existence d’un homme ambitieux issu d’une longue lignée de commerçants juifs de la Galicie orientale, qui s’offrit le luxe, tout au long d’une époque troublée – le démantèlement des Empires centraux, la Grande Guerre, la crise économique, le triomphe du nazisme –, d’être tout à la fois un conservateur éclairé cherchant à libérer le sexe pour mieux le contrôler, un déchiffreur d’énigmes, un observateur attentif de l’espèce animale, un ami des femmes, un stoïcien adepte des antiquités, un « désillusionneur » de l’imaginaire, un héritier du romantisme allemand, un dynamiteur des certitudes de la conscience mais aussi et surtout peut-être un Juif viennois, déconstructeur du judaïsme et des identités communautaires, tout aussi attaché à la tradition des tragiques grecs (Œdipe) qu’à l’héritage du théâtre shakespearien (Hamlet).
Tout en se tournant vers la science la plus rigoureuse de son temps – la physiologie –, il consomma de la cocaïne pour soigner sa neurasthénie et crut découvrir, en 1884, ses vertus digestives. Il s’aventura dans le monde de l’irrationnel et du rêve, s’identifiant au combat de Faust et de Méphisto, de Jacob et de l’Ange, puis fonda un cénacle sur le mode de la république platonicienne, entraînant avec lui des disciples habités par la quête d’une révolution des consciences. Prétendant appliquer ses thèses à tous les domaines du savoir, il se trompa sur les innovations littéraires de ses contemporains, qui lui empruntaient pourtant ses modèles, méconnut l’art et la peinture de son temps, adopta des positions idéologiques et politiques plutôt conservatrices, mais imposa à la subjectivité moderne une stupéfiante mythologie des origines dont la puissance semble plus que jamais vivante, à mesure que l’on cherche à l’éradiquer. En marge de l’histoire de « l’homme illustre », j’ai abordé, en contrepoint, celle de certains de ses patients qui menèrent une « vie parallèle » sans rapport avec l’exposé de leur « cas ». D’autres reconstruisirent leur cure comme une fiction, d’autres enfin, plus anonymes, ont été sortis de l’ombre par l’ouverture des archives.
Freud a toujours pensé que ce qu’il découvrait dans l’inconscient anticipait ce qui arrivait aux hommes dans la réalité. J’ai choisi d’inverser cette proposition et de montrer que ce que Freud crut découvrir n’était au fond que le fruit d’une société, d’un environnement familial et d’une situation politique dont il interprétait magistralement la signification pour en faire une production de l’inconscient.
Voilà l’homme et l’œuvre immergés dans le temps de l’histoire, dans la longue durée d’une narration où se mêlent petits et grands événements, vie privée et vie publique, folie, amour et amitiés, dialogues au long cours, épuisement et mélancolie, tragédies de la mort et de la guerre, exil enfin vers le royaume d’un avenir toujours incertain, toujours à réinventer.
1. Spécialiste des éditions des œuvres de Freud, Gerhard Fichtner (1932-2012) a passé sa vie à rechercher les inédits de Freud et à réunir ses lettres. Cf. « Les lettres de Freud en tant que source historique » et « Bibliographie des lettres de Freud », Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 2, 1989, p. 51-81. Cf. également Ernst Falzeder, « Existe-t-il encore un Freud inconnu ? », Psychothérapies, 3, 27, 2007.
2. Je donne, dans l’épilogue et les annexes, toutes les indications nécessaires à l’établissement des sources utilisées dans cet ouvrage. On trouvera aussi, en fin de volume, un essai historiographique ainsi que des indications généalogiques et chronologiques permettant de comprendre les querelles autour des archives Freud. La plupart des biographies existantes sont mentionnées dans les différentes notes.