En 1895, l’hystérie de toutes les femmes observées par tant de savants conservait son mystère. Et c’est aux romanciers et à leurs héroïnes – de Flaubert à Tolstoï, d’Emma Bovary à Anna Karénine – qu’était revenu le mérite d’avoir su leur donner un visage humain : celui d’une révolte impuissante conduisant au suicide ou à la folie. On avait beau affirmer à Paris comme à Vienne l’existence d’une hystérie masculine, la « maladie » semblait frapper surtout les femmes.
Le paradigme de « LA femme hystérique », progressivement abandonné au cours du XXe siècle1, demeura lié à un état de la société dans lequel les femmes n’avaient pas d’autre moyen, pour exprimer leur aspiration à la liberté, que l’exhibition d’un corps souffrant. Si, à la fin du XIXe siècle, les femmes folles ou demi-folles issues des faubourgs parisiens avaient servi d’enjeu à l’élaboration d’une clinique du regard – celle de Charcot –, les femmes viennoises, accueillies dans le secret d’un cabinet privé, furent les actrices majeures de la construction d’une clinique de l’écoute : une clinique de l’intériorité et non plus de l’extériorité. Au contraire des femmes du peuple, ces bourgeoises eurent droit à une vie privée, à un sens intime. Leur détresse existentielle permit aux hommes de science d’élaborer une nouvelle théorie de la subjectivité. Par leur présence muette, et à travers des récits cliniques qui travestissaient leur vie réelle, elles furent à l’origine de l’invention de la psychanalyse : origine indicible que l’historien a le devoir de retracer.
On ne s’étonnera donc pas que les Études sur l’hystérie, publiées en 1895 par Freud et Breuer, aient pu autant impressionner les écrivains du fait que la parole était accordée autant aux patientes qu’aux médecins, même si seuls les médecins étaient autorisés à retracer l’histoire de leurs patientes2. Au fil de ces récits de cas, le lecteur de l’époque assistait à un abandon de la clinique du regard au profit d’une clinique de la relation transférentielle : un renouveau de la cure dynamique, issue des anciens magnétiseurs.
Mais la véritable nouveauté venait du fait que les deux auteurs prenaient le contrepied des descriptions froides et truffées de termes techniques dont les médecins de l’âme, leurs contemporains, étaient si friands. Soucieux de frapper l’imagination, ils privilégiaient, avec talent, le récit romanesque au détriment de l’exposé de cas, et ils avaient le souci de pénétrer de manière littéraire dans la géographie intime des turpitudes familiales de leur époque afin de rendre vivants et insolites les drames quotidiens d’une folie privée dissimulée sous les apparences de la plus grande normalité : « Elle me raconte, écrit Freud, que sa propre mère a été pendant quelque temps soignée dans un asile. Elles auraient eu à leur service une domestique dont la patronne avait, elle aussi, longtemps séjourné dans un asile d’aliénés et qui avait pris l’habitude de lui raconter des histoires terrifiantes. » Et encore : « C’est ainsi qu’elle en vient à parler de sa famille, et par toutes sortes de détours, à conter l’histoire d’un cousin original et borné auquel ses parents avaient fait arracher toutes les dents en une seule séance […]. Elle me raconte encore comment elle soignait son frère malade qui, à cause de la morphine, était sujet à de terribles crises pendant lesquelles il la terrorisait en la saisissant […]. Elle a fait des rêves affreux, les pieds des chaises et les dossiers des fauteuils étaient tous des serpents, un monstre à tête de vautour l’avait becquetée et mordue par tout le corps3… »
Jamais sans doute les femmes dont Freud et Breuer déroulaient les angoisses n’auraient imaginé que leur histoire – réelle ou inventée – pût ainsi être exposée au public, tant leur « maladie » semblait encore suspecte aux représentants de la science médicale : paralysies, contractures, tics, hallucinations, grimaces, terreurs inscrites sur le visage, angoisses, frayeur, et surtout obsessions sexuelles accompagnées de récits de traumatismes et d’abus vécus dans l’enfance.
Toujours soucieux de donner corps à ce qu’il découvrait, Freud avait poussé Breuer, très hésitant, à passer à l’acte, notamment à propos de l’étonnante histoire de Bertha Pappenheim, une jeune femme viennoise de la bonne bourgeoisie juive, dont la cure s’était déroulée entre 1880 et 1882. Mais Breuer résistait, n’étant guère satisfait des résultats obtenus auprès de cette patiente qui, après un marathon thérapeutique au cours duquel elle avait développé une série impressionnante de symptômes4 – hallucinations, paralysies, quintes de toux, etc. –, avait été placée au sanatorium Bellevue à Kreuzlingen, magnifique clinique dirigée par Robert Binswanger et située au bord du lac de Constance. En ce lieu idyllique, elle avait rejoint l’élite des malades mentaux fortunés issus des quatre coins de l’ancienne Europe. Morphinomane et toujours en proie aux mêmes angoisses, elle avait ensuite été admise dans de nombreux autres établissements de soins avant de réintégrer le giron familial5.
En 1895, Breuer n’utilisait plus la méthode cathartique et il ne voulait pas interpréter comme des phénomènes transférentiels le fait que des patientes pussent vouloir séduire leurs thérapeutes. Freud pensait au contraire que le traitement de Bertha apportait non seulement la preuve de l’étiologie sexuelle mais que, comme il était bien antérieur aux expériences menées par Pierre Janet6 avec des patientes présentant les mêmes symptômes, il permettait de démontrer que ce rival français n’était pas, comme il le croyait, l’inventeur de ce type de cure. Freud eut le dernier mot et sa ferveur l’emporta. Bien qu’il fût parfaitement au courant de l’histoire de Bertha, laquelle avait d’ailleurs été l’amie de Martha Bernays, il ne pouvait pas se passer de la collaboration de Breuer, plus connu que lui, et initiateur de la méthode.
Dans leur présentation de l’ouvrage, les deux auteurs soulignaient que leur choix n’avait pas été dicté par des considérations d’ordre scientifique : « Les malades étudiées, disaient-ils, appartiennent toutes à un milieu instruit et cultivé, celui de notre clientèle privée. Cette étude nous a souvent fait pénétrer dans leur intimité et nous a permis de connaître leur existence secrète. Ce serait commettre un grave abus de confiance que de publier de pareilles observations en négligeant le risque de faire reconnaître les malades et de répandre dans leur milieu des faits confiés au seul médecin. C’est pourquoi nous avons renoncé à publier les observations les plus instructives et les plus convaincantes7. »
Il fallait donc privilégier des tranches de vie tout en évitant d’étaler au grand jour des vérités susceptibles de troubler un ordre social commun aux médecins et aux patientes. Les femmes traitées par Breuer et Freud faisaient partie d’une famille élargie : elles étaient bien souvent les amies, les sœurs ou les cousines de leurs épouses, aux yeux desquelles elles pouvaient devenir des rivales. Et puis, si elles présentaient de tels symptômes, cela voulait dire que ces mêmes épouses risquaient d’être porteuses, à leur insu, du grand fléau de l’hystérie. Il fallait aussi présenter toutes ces cures comme autant de réussites thérapeutiques plutôt que comme des « expériences » dont la validité aurait pu être immédiatement contestée. Sinon, à quoi bon une telle publication ?
Voilà donc dans quel état d’esprit se trouvaient Freud et Breuer à la veille de la parution de leur ouvrage. Breuer doutait de tout, privilégiait la causalité physiologique et refusait de s’enfermer dans la seule étiologie sexuelle, redoutant d’ailleurs les attaques virulentes de son collègue Adolf Strümpell qui affirmait, comme Richard von Krafft-Ebing et bien d’autres encore, que les malades induisaient, par leurs symptômes, les médecins en erreur. De son côté, Freud soutenait que la dissociation mentale rencontrée dans le symptôme hystérique était provoquée par une défense psychique et par des réminiscences liées à un traumatisme sexuel d’origine infantile. Confiant en son destin et convaincu de la justesse de sa théorie de la séduction, il était bien décidé, contre le nihilisme, à prouver la valeur curative de la psychothérapie : « J’ai très souvent entendu mes malades m’objecter quand je leur promettais un secours ou une amélioration par le procédé cathartique : “Mais vous dites vous-même que mon mal est en rapport avec les circonstances de ma vie, avec mon destin. Alors, comment pourrez-vous m’aider ?” J’ai alors donné la réponse suivante : “Certes, il est hors de doute qu’il serait plus facile au destin qu’à moi-même de vous débarrasser de vos maux, mais vous pourrez vous convaincre d’une chose, c’est que vous trouverez grand avantage, en cas de réussite, à transformer votre misère hystérique en malheur banal. Avec un psychisme redevenu sain, vous serez plus en état de lutter contre ce dernier.”8 »
Les deux auteurs étaient en désaccord. Mais ils s’entendaient sur la question des réminiscences et sur la nécessité d’affirmer que les huit patientes dont ils exposaient les cas avaient été guéries, sinon de leur maladie, du moins de leurs symptômes : « Fräulein Anna O. », « Frau Emmy von N. », « Miss Lucy », « Katharina », « Fraülein Elisabeth von R. », « Fraülein Mathilde H. », « Fraülein Rosalie H. », « Frau Cäcilie ». La véritable identité de cinq de ces femmes fut révélée par des historiens à partir des années 19609. Elles se nommaient Bertha Pappenheim, Fanny Moser, Aurelia Öhm, Anna von Lieben, Ilona Weiss10. Aucune d’elles ne fut « guérie », mais rien ne permet de dire que leur existence ne fut pas transformée par l’expérience de la cure.
À cet égard, ces Études, considérées comme l’acte de naissance de la pratique psychanalytique, ne relataient que des cures hypnotiques et cathartiques. À quoi s’ajoutait une méthode de concentration (Ilona Weiss, « Miss Lucy ») par pression sur le crâne ou sur une cuisse que Freud utilisait afin de persuader ses patientes de lui raconter tout ce qui leur venait à l’esprit.
S’agissant du « cas fondateur » – « Anna O. » –, il ne fut rien d’autre qu’une expérience de cure qui fascinait Freud mais qui avait été menée par Breuer. Quant à Bertha Pappenheim, elle n’accepta jamais d’être Anna O. Et jamais les patientes dont les cas étaient rapportés tout au long des Études sur l’hystérie ne se reconnurent dans les portraits que Freud avait faits d’elles à partir de ses notes. Ainsi Ilona Weiss, questionnée un jour par sa fille, répondit qu’elle se souvenait que le fameux « médecin barbu de Vienne », à qui on l’avait envoyée, avait tenté, contre son gré, de la convaincre qu’elle était amoureuse de son beau-frère. Dans cette histoire pourtant, aucun des protagonistes ne peut être suspecté de mensonge ou de malversation. Exposés par les savants, les récits de cas n’ont pas grand-chose à voir, en général, avec la réalité vécue des patients.
Disons simplement que se mesure par cet écart l’opposition dialectique entre deux régimes de subjectivité – celle du médecin d’un côté, celle du malade de l’autre – et que ces régimes expriment un partage inhérent aux relations entre la folie exprimée et le discours de la psychopathologie. Partage entre une conscience de soi et une conscience critique : d’un côté l’existence anonyme d’un patient plongé dans la détresse, de l’autre la rationalité d’un regard clinique qui s’en éloigne pour mieux la saisir.
À cet égard, on constate que les études de cas sont toujours construites comme des fictions, des nouvelles ou des vignettes littéraires destinées à valider les hypothèses des savants. D’où les nécessaires révisions qui font en général apparaître combien le malade refuse la validité d’un discours reconstruit dont il se sent la victime.
Telle fut l’attitude de Bertha Pappenheim. Après sa cure avec Breuer et son périple thérapeutique, elle rejeta tout ce qui avait trait à son traitement et elle exigea de sa famille qu’elle ne fournisse jamais aucune information sur cet épisode de sa vie11. À plusieurs reprises, elle manifesta une grande hostilité à l’égard de la psychanalyse, refusant d’apporter quelque commentaire que ce soit sur le destin légendaire d’Anna O., notamment après la publication des Études sur l’hystérie. Fut-elle guérie de quelque chose ? Oui sans aucun doute. Sa vie eût-elle été la même si elle n’avait jamais croisé Breuer ? Nul ne le sait.
Par une sorte de sublimation, Bertha parvint à convertir ses symptômes pathologiques en une activité humanitaire au point de devenir, en quelques années, une grande figure du féminisme juif allemand. D’abord directrice d’un orphelinat à Francfort, elle voyagea ensuite dans les Balkans, au Proche-Orient et en Russie pour mener des enquêtes sur la traite des Blanches. En 1904, elle fonda le Jüdischer Frauenbund12, une organisation destinée à promouvoir l’émancipation des femmes par le travail. Elle rédigea d’innombrables articles, contes et pièces de théâtre pour enfants avant de côtoyer Martin Buber et Gershom Scholem. Hostile au sionisme, et aussi pieuse et autoritaire que l’avait été sa mère, elle se prononça contre l’émigration des Juifs hors d’Allemagne. Elle mourut en 1936, trois ans avant Freud et après avoir échappé de peu aux persécutions des nazis.
Tandis que Bertha poursuivait son existence publique, Anna O., son double détesté, connaissait un tout autre destin. Convaincu que Breuer avait été effrayé par le caractère sexuel du transfert amoureux de sa patiente envers lui, Freud donna, entre 1915 et 1932 – et notamment à Stefan Zweig13 –, plusieurs versions de la fin de cette cure, reconstruisant à sa manière l’histoire de sa rupture avec son ancien ami. Cherchant à démontrer que celle-ci avait eu pour enjeu une divergence à propos de l’étiologie sexuelle de la névrose hystérique, il affirma qu’Anna aurait manifesté un jour tous les signes d’une grossesse nerveuse. Craignant pour sa réputation, Breuer se serait enfui, tandis que Mathilde, sa femme, aurait été tentée de se suicider par jalousie.
Reprise par Jones, la fable de cette grossesse nerveuse se transforma, en 1953, en un véritable roman des origines de la psychanalyse, mettant aux prises le « peureux » Breuer et le « vaillant » Freud. Selon cette version, Breuer aurait littéralement « fui » à Venise avec son épouse pour une nouvelle lune de miel au cours de laquelle sa fille, Dora, aurait été conçue. Et Jones en rajouta en racontant que, dix ans plus tard, Breuer aurait appelé Freud en consultation pour un cas identique. Quand celui-ci, dit-il, lui signifia que les symptômes de cette nouvelle malade révélaient un fantasme de grossesse, il ne put supporter cette répétition d’un fait passé : « Sans prononcer une seule parole, il prit sa canne et son chapeau, et s’empressa de quitter la maison14. »
Quoi qu’il en soit, la rupture entre Freud et Breuer était inévitable. Non seulement parce qu’ils ne partageaient pas la même conception de l’approche des névroses, mais parce que Freud ne supportait pas d’être contredit par un homme qui avait été son bienfaiteur. Désireux de s’affirmer au moment où s’amplifiait sa passion pour Fliess, et incapable de dominer son orgueil, il transforma une fois de plus l’ami intime en un ennemi.
En 1925, à la mort de Breuer, il regrettera son attitude en apprenant que son ancien protecteur n’avait pas cessé, bien des années après leur rupture, de s’intéresser à ses travaux. Âgé de soixante-dix ans et ayant atteint la célébrité, il avouera alors au fils de celui-ci combien lui-même s’était trompé pendant des décennies : « Ce que vous avez dit du rapport de votre père à mes travaux plus tardifs était nouveau pour moi et a agi comme un baume sur une blessure douloureuse qui ne s’était jamais fermée15. »
C’est donc dans un climat conflictuel que Freud attribua à Breuer, en mars 1896, l’invention d’une nouvelle méthode d’exploration de l’inconscient : la psychoanalyse16. Mais, de fait, lui-même la pratiquait déjà depuis six ans en plaçant le patient sur un lit très court orné de tapis d’Orient et de coussins, que lui avait offerts une certaine Mme Benvenisti. Au fil du temps, il avait pris l’habitude de s’asseoir derrière ce divan afin de mieux écouter le flux des paroles du patient17. Véritable manifeste contre les héritiers français de Charcot, le texte où apparaissait pour la première fois le terme « psychoanalyse » contenait la première grande classification freudienne des névroses.
L’auteur y affirmait aussi que la sacro-sainte hérédité – tant prisée par les psychiatres, les psychologues et les tenants du nihilisme thérapeutique – ne pouvait en aucun cas expliquer l’origine des névroses. La véritable cause résidait, à ses yeux, dans un traumatisme réel survenu dans l’enfance. Avec une telle conception des troubles psychiques, Freud effectuait une sorte de révolution thérapeutique. Il soutenait en effet que, grâce à la nouvelle méthode de cure par la parole inventée par Breuer et reprise par lui, les troubles psychiques pouvaient être entendus, soignés et parfois guéris. Il suffisait pour cela que l’origine du mal fût mise à jour par le patient lui-même avec l’aide du thérapeute et selon l’ancienne technique de l’aveu. Ainsi renouait-il, sans y avoir songé, non seulement avec l’héritage de Mesmer mais surtout, de manière beaucoup plus lointaine, avec le grand principe de la confession hérité de la Contre-Réforme et surtout du concile de Trente qui avait fait de l’aveu un sacrement, un exercice intime sans contact visuel ou physique entre le confesseur et le pénitent18. Qu’il le voulût ou non, Freud était aussi, peu ou prou, l’héritier de certaines traditions catholiques, religion à laquelle sa chère gouvernante l’avait initié en même temps qu’elle avait été son « professeur de sexualité ».
Et pour répondre aux accusations de ceux qui soutenaient que les aveux des hystériques n’étaient pas fiables ou qu’ils étaient induits par les médecins eux-mêmes, Freud se faisait le vigoureux défenseur des patients en souffrance tout en se livrant à une mise en pièces féroce de l’ordre familial de la fin du siècle. Il justifiait donc, après coup, la validité des cas exposés dans les Études sur l’hystérie.
Le plus souvent, disait-il, les filles sont victimes des abus commis par leurs frères plus âgés, lesquels ont été initiés à la sexualité par une gouvernante ou une servante. Mais pire encore, Freud affirmait l’existence, au sein de toutes les familles, d’un « attentat précoce » toujours commis par un adulte sur un enfant âgé en général de deux à cinq ans.
De là découlait sa classification des névroses fondée sur la différence des sexes : la névrose obsessionnelle d’un côté, la névrose hystérique de l’autre. Selon lui, la première résultait chez le garçon d’une participation active à l’agression subie, tandis que la deuxième conduisait chez la fille à l’acceptation passive de l’abus : « L’importance de l’élément actif pour la cause des obsessions comme la passivité sexuelle pour la pathogenèse de l’hystérie semble même dévoiler la raison de la connexion plus intime de l’hystérie avec le sexe féminin et de la préférence des hommes pour la névrose d’obsessions. On rencontre parfois des couples de malades névrosés qui ont été un couple de petits amoureux dans leur première jeunesse, l’homme souffrant d’obsessions, la femme d’hystérie ; s’il s’agit d’un frère et de la sœur, on pourra prendre pour un effet de l’hérédité nerveuse ce qui en vérité dérive d’expériences sexuelles précoces19. »
Le 2 mai 1896, Freud, toujours aussi téméraire, exposa de nouveau sa théorie de la séduction devant l’Association de psychiatrie et de neurologie de Vienne. Il reçut un accueil glacial, notamment de la part de Krafft-Ebing, spécialiste de la sexologie et des perversions, qui qualifia sa communication de « conte de fées scientifique20 », soulignant une fois encore que les « aveux » des hystériques pouvaient fort bien avoir été obtenus sous l’effet d’une suggestion induite par le médecin. Freud se sentit une fois de plus persécuté par les mandarins de la Faculté. Et pourtant, quinze mois plus tard, il devait admettre que sa théorie ne tenait pas debout.
En attendant, il continuait à errer. Lorsque Jacob mourut, le 23 octobre 1896, il éprouva une réelle souffrance au souvenir de ce père défaillant qui avait joué un rôle si important dans sa vie, avec cette façon d’associer la plus profonde sagesse à une manière d’être pleine de fantaisie : « Sa vie était finie depuis longtemps lorsqu’il est mort, mais à cette occasion se sont sans doute réveillées au fond de moi toutes les choses du passé21. »
Trois mois plus tard, Freud se persuada que le malheureux Jacob s’était comporté comme tous les autres adultes, abuseurs d’enfants : « [Il] a été l’un de ces pervers et a été responsable de l’hystérie de mon frère (dont les états correspondent tous à une identification) et de celle de quelques-unes de mes plus jeunes sœurs. La fréquence de cette relation me donne souvent à penser22. » Cependant, n’étant guère enclin à se considérer lui-même comme un père éprouvant des désirs coupables pour sa progéniture, il se mit à douter de sa théorie.
Adepte de l’abstinence, Freud se livrait, comme on le sait, à toutes sortes de passions substitutives auxquelles s’ajouta la fièvre voyageuse. À partir de 1895, saisi par un profond désir d’explorer les hauts lieux de la culture gréco-latine et de l’art de la Renaissance, il avait décidé de braver sa crainte des accidents ferroviaires et sa hantise des passages de frontières pour se rendre chaque année en Italie23. En septembre 1895, il avait découvert les merveilles de Venise. Un an plus tard, en compagnie de son frère Alexander et de Felix Gattel, il effectua un long périple en Toscane et, l’année suivante, il visita de nouveau Venise avant de descendre vers Sienne, Orvieto, Pérouse, Arezzo, Florence. Par la suite, accompagné par Minna, puis par Alexander, puis par Sandor Ferenczi ou par sa fille Anna, il ne cessera jamais de tendre vers le sud : Rome d’abord, puis Pompéi, Naples, Ravello, Sorrente, Capri, Palerme, Syracuse, Athènes24. Fasciné par l’égyptologie, admirateur de Champollion, il songea bien souvent, sans jamais y parvenir, à se rendre sur les bords du Nil à la rencontre de l’ancienne terre des pharaons.
Toujours est-il qu’en septembre 1897, enivré par sa recherche d’un monde souterrain semblable à celui décrit dans un poème de Heinrich Heine, il envoya à Fliess une missive dans laquelle il affirmait rechercher en Italie un « punch au Léthé », une ivresse de l’oubli, une nouvelle drogue, source de créativité : « J’en prends ici et là une gorgée. On se délecte d’une beauté étrange et d’une énorme poussée créatrice, en même temps mon penchant pour le grotesque et le psychisme pervers y trouve son compte25. »
Cette première plongée dans l’ivresse du voyage italien fut le dernier acte d’une longue réflexion qui le conduisit, à son retour à Vienne, à renoncer à sa théorie de la séduction : « Je ne crois plus à ma neurotica […] J’aurais lieu de me sentir très mécontent. Une célébrité éternelle, la fortune assurée, l’indépendance totale, les voyages, la certitude d’éviter aux enfants les graves soucis qui ont accablé ma jeunesse, voilà quel était mon bel espoir26. » Trop tard, néanmoins, pour rendre justice à Jacob injustement soupçonné !
N’ayant jamais adhéré aux critiques de ses contemporains qui regardaient sa théorie de la séduction comme la validation d’une falsification induite par une suggestion, Freud se heurtait à une réalité complexe. Il était certes impensable que tous les pères fussent des violeurs. Mais, pour autant, les hystériques ne pouvaient pas toutes être considérées comme des simulatrices ou des mythomanes quand elles affirmaient avoir été victimes d’abus. Aussi bien fallait-il avancer une hypothèse susceptible de rendre compte de deux vérités contradictoires : tantôt les hystériques inventaient des scènes de séduction qui n’avaient pas eu lieu, tantôt, lorsque ces scènes avaient existé, elles n’expliquaient pas à elles seules l’éclosion d’une névrose.
En abandonnant sa neurotica, Freud s’éloignait tout autant de la neurologie et de la physiologie que de la sexologie, discipline liée à la psychiatrie et à la biologie et ayant pour objet d’étudier le comportement sexuel humain afin d’édicter des normes et des pathologies.
Soucieux d’hygiénisme, de nosographie et de description des « aberrations », les grands sexologues de la fin du XIXe siècle – Krafft-Ebing, Albert Moll ou Havelock Ellis – se préoccupaient moins de thérapeutique que de recherches érudites sur les différentes formes de pratiques et d’identités sexuelles : homosexualité, bisexualité, transvestisme, transsexualisme, pédophilie, zoophilie, etc. En un mot, ils s’intéressaient avant tout à la question des perversions sexuelles et à leur origine infantile. Si le paradigme de la femme hystérique avait envahi tout le champ de l’étude des névroses, les deux figures majeures du « sexe non procréatif » – l’homosexuel et l’enfant masturbateur – étaient le domaine réservé des sexologues, des hygiénistes, des pédiatres. Et ceux-ci laissaient aux psychiatres, héritiers des aliénistes, le soin de s’occuper de la folie, c’est-à-dire des psychoses.
En renonçant à l’idée que l’ordre familial bourgeois pût être fondé sur l’alliance entre un parent pervers et un enfant abusé, Freud déplaçait la question de la causalité sexuelle des névroses sur un terrain qui n’était plus celui de la sexologie, ni d’ailleurs de la psychiatrie ou de la psychologie. Il quittait le domaine de la description des comportements pour celui de l’interprétation des discours, considérant que les fameuses scènes sexuelles décrites par les patients pouvaient relever d’un fantasme, c’est-à-dire d’une subjectivité ou d’une représentation imaginaire. Et il ajoutait que même quand une séduction avait réellement eu lieu, elle n’était pas nécessairement la source d’une névrose. Aussi bien acceptait-il à la fois l’existence du fantasme et celle du trauma. Et il soulignait que, grâce à la méthode psychanalytique – exploration de l’inconscient et cure par la parole –, le thérapeute devait être désormais capable de discerner plusieurs ordres de réalité souvent enchevêtrés : l’abus sexuel réel, la séduction psychique, le fantasme, le transfert.
Mais encore fallait-il se demander quelle était la place de l’enfant réel dans ces histoires de séductions avouées ou fantasmées.
Depuis des années déjà, le corps de l’enfant était devenu un objet de prédilection pour les hygiénistes et les médecins. Et des centaines de livres relataient les méfaits de la masturbation infantile dans la genèse des névroses et des perversions. Freud s’était intéressé à cette question en 1886 lors de son séjour à Berlin, dans le service de pédiatrie d’Adolf Baginsky27. Et en tant qu’enfant ayant lui-même été élevé dans une famille élargie avant de devenir lui-même un père attentif à sa nombreuse progéniture, il n’avait pas cessé de se vouloir l’observateur avisé des relations charnelles réelles ou fantasmées qui semaient le trouble au cœur des relations de parenté.
Tout le débat de cette seconde moitié du XIXe siècle portait sur la question de savoir si un enfant pouvait naître, sinon fou, du moins pervers, et si cette « folie » particulière se manifestait ou non par une pratique sexuelle spécifique – la masturbation – dont on aurait jusque-là méconnu les méfaits. Puisqu’il était désormais admis que l’enfant était un sujet sexué – et non pas seulement un objet inerte déguisé en adulte –, il fallait définir pour lui un cadre juridique, social, psychique. Ayant acquis le droit d’exister, l’enfant devait être protégé contre lui-même et contre les tentatives de séduction qui mettaient en danger son intégrité.
En conséquence, et toujours dans l’optique de l’enfant devant devenir un adulte « normal » bien intégré à l’ordre familial, il fallait aussi le convaincre, en son for intérieur, que l’apprentissage de la vie passait par un redoutable dressage corporel et psychique consistant à le rendre meilleur. Tels furent les principes d’une éducation perverse, pratiquée notamment en Allemagne et consistant à faire admettre aux enfants que les sévices corporels infligés par les adultes les rendaient meilleurs, qu’ils leur permettaient de combattre leurs vices afin d’accéder à un « souverain bien » et, mieux encore, de désirer y accéder.
Parmi les théoriciens de cette « pédagogie noire28 », Gottlieb Moritz Schreber se rendit célèbre en rédigeant des manuels grâce auxquels il prétendait remédier à la déchéance des sociétés en créant un homme nouveau : un esprit pur dans un corps sain. Soutenues d’abord par les sociaux-démocrates, ces thèses seront ensuite reprises par le national-socialisme. Daniel Paul Schreber, juriste fou, sera soumis à cette éducation insensée dont on retrouve la trace dans ses Mémoires, qui seront ensuite commentées par Freud29.
Si la pédiatrie s’enracinait dans la philosophie des Lumières, l’annexion par le discours psychiatrique du domaine de l’enfance se produisit à la fin du XIXe siècle lorsque s’amorça la grande vague de médicalisation de l’ensemble des comportements humains à travers la sexologie, la criminologie et la psychologie. C’est ainsi que la notion d’innocence enfantine fut alors battue en brèche par le savoir psychiatrique au profit de plusieurs thèses contradictoires. Dans la perspective du darwinisme, on pensait que l’enfant, né sans humanité, portait en lui, dans son corps et donc dans ses organes génitaux, les vestiges d’une animalité non encore dépassée. Mais on considérait aussi que, si l’enfant était pervers, cette façon de faire émanait de son âme et donc d’un vice propre à l’humanité elle-même.
C’est alors que la masturbation commença à être regardée comme la cause principale de certains délires qui se manifestaient non seulement chez les enfants, mais aussi, plus tardivement, chez tous les sujets dits « hystériques ». Les uns et les autres étaient catalogués comme des « malades du sexe » : les premiers parce qu’ils se livraient sans limites à la pratique du sexe solitaire, les autres parce qu’ils avaient vécu – ou affirmaient avoir vécu –, dans leur enfance, des traumatismes d’ordre sexuel identiques à ceux induits par l’onanisme (abus, séduction, viol, etc.).
L’idée de la dangerosité de la masturbation avait été magistralement énoncée par Jean-Jacques Rousseau, non seulement en 1762 dans un passage célèbre de l’Émile – « S’il connaît ce dangereux supplément » –, mais aussi dans Les Confessions publiées à titre posthume en 1780 : « J’avais senti le progrès des ans ; mon tempérament inquiet s’était enfin déclaré, et sa première éruption, très involontaire, m’avait donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l’innocence dans laquelle j’avais vécu jusqu’alors. Bientôt rassuré, j’appris ce dangereux supplément qui trompe la nature et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres aux dépens de leur santé, de leur vigueur et parfois de leur vie30. »
Un siècle plus tard, loin d’être regardée comme un « dangereux supplément », la masturbation fut considérée, avec l’homosexualité, comme la plus grande des perversions, comme une exposition périlleuse à la folie et à la mort, en bref, comme une perte de substance qui visait à « suppléer » la nature, à agir à sa place31, à imposer une culture du sexe en rupture avec l’ordre naturel du monde vivant. En conséquence, seul l’homme était jugé responsable de la séduction qu’il opérait sur lui-même par sa manie de l’auto-érotisme. Confiants dans les progrès de l’art chirurgical en pleine expansion, les médecins de l’enfance préconisaient un remède préventif à cette pathologie : excision ou cautérisation du clitoris pour les filles, circoncision pour les garçons. On inventa aussi toutes sortes de « thérapeutiques » pour venir à bout de la peste onaniste : corsets antimasturbatoires, étuis à érection, appareils à écarter les jambes des fillettes, injonctions et menaces de castration, menottage des mains et enfin procès contre les nourrices accusées de « sévices ».
Mais, pour appliquer de tels « traitements » et proférer de telles menaces, encore fallait-il pouvoir prouver l’existence de l’excitation sexuelle. On se mit donc, au sein des familles, à dépister systématiquement les traces de l’infâme pratique. On observa à la loupe chaque inflammation des parties génitales, chaque gonflement, chaque œdème, chaque apparition d’un herpès ou d’une rougeur. Mais la masturbation fut conceptualisée non seulement comme le fruit d’une pratique solitaire mais aussi comme un plaisir « anonyme » supposant parfois la présence d’une altérité : frottement, main inconnue, vêtement, sensation tactile ou olfactive. Longtemps après la victoire des thèses pastoriennes, on croyait encore à la fable selon laquelle toutes sortes de maladies infectieuses ou virales avaient pour origine la pratique de la masturbation.
Mais quelle était l’origine de la pulsion masturbatoire ?
Sur ce plan, deux hypothèses s’affrontaient, établissant chacune un lien entre l’auto-érotisme et la séduction. Si la masturbation était un « dangereux supplément », cela voulait dire qu’elle était induite par la culture et par l’environnement. Et si c’était le cas, il importait alors de savoir si l’enfant était à lui-même son propre séducteur dès lors qu’il devenait un être social en passant de la nature à la culture, ou si la séduction était l’œuvre d’un adulte corrupteur abusant de l’enfant. Tout le débat sur la question du trauma d’une part, et les théories sexuelles infantiles de l’autre, découlait de ces deux hypothèses, qui finiront par être abandonnées par Freud, en même temps qu’il renoncera à toute conception de la masturbation en termes de « dangereux supplément ».
C’est ainsi que la grande furia chirurgicale qui déferla sur l’Europe de 1850 à 1890 frappait autant l’enfant masturbateur que la femme hystérique. N’étaient-ils pas l’un et l’autre, comme d’ailleurs l’inverti (l’homosexuel), les acteurs les plus flamboyants de ce « dangereux supplément » ? Ils avaient en tout cas pour point commun, aux yeux du regard médical, de préférer une sexualité auto-érotique à une sexualité procréatrice.
En abandonnant sa neurotica, et en définissant les conditions originales d’une thérapeutique de l’aveu, Freud explorait une manière inédite de penser la sexualité humaine. Loin de s’attacher à décrire ad nauseam viols, pathologies sexuelles, pratiques érotiques ou comportements instinctuels, et plutôt que d’élaborer des planches anatomiques se perdant en mensurations, calculs divers ou évaluations, ou encore d’édicter des normes ou de rédiger le catalogue de toutes les aberrations sexuelles, il étendit la notion de sexualité à une disposition psychique universelle et en fit l’essence même de l’activité humaine. C’est donc moins la sexualité en elle-même qui devint primordiale dans sa doctrine qu’un ensemble conceptuel permettant de la représenter : la pulsion, source du fonctionnement psychique inconscient, la libido, terme générique désignant l’énergie sexuelle, l’étayage, ou processus relationnel, la bisexualité, disposition propre à toute forme de sexualité humaine, et enfin le désir, tendance, accomplissement, quête infinie, relation ambivalente avec autrui.
Le savant positiviste qu’était Freud, nourri de physiologie et d’expérimentations sur le règne animal, s’orientait donc en 1897 vers la construction d’une théorie de l’amour – ou de l’Éros –, comme l’avaient fait avant lui les maîtres de la philosophie occidentale. Mais en bon darwinien, tout imprégné de la légende de Faust et de son pacte avec le diable, il affirmait non seulement que le principe chrétien d’aimer son prochain comme soi-même allait à l’encontre de la nature agressive de l’être humain, mais que l’acquisition de la liberté subjective passait par l’acceptation d’un déterminisme inconscient : « Je est un autre. »
Ne souhaitant plus être philosophe, Freud avait la conviction que sa doctrine devait être avant tout une science du psychisme, susceptible de subvertir le champ de la psychologie, et dont les fondements s’inscriraient dans la biologie, dans les sciences naturelles. En réalité, il mettait en œuvre tout autre chose : une révolution de l’intime issue des Lumières sombres et du romantisme noir, une révolution tout à la fois rationnelle et hantée par la conquête des fleuves souterrains. Ulysse à la recherche d’une terre promise peuplée de spectres, de mirages, de tentations : telle était la promesse du voyage freudien au cœur d’un inconscient défini comme une « autre scène », et qui supposait une organisation des structures de la parenté susceptible de rendre compte des modalités d’un nouvel ordre familial dont il se voulait le clinicien, mais dont il était aussi l’acteur.
Marqué comme toute sa génération par les fameux « drames de la fatalité » qui mettaient en scène de terribles histoires de rois, de princes et de princesses sur fond d’incestes et de parricides, Freud s’était voulu le témoin privilégié du mal des familles qui sévissait à Vienne au sein même de la dynastie impériale des Habsbourg. Dans ces spectacles, dont il avait horreur, le « destin » intervenait sous la forme d’un deus ex machina qui permettait à un couple de jeunes gens écrasés par la puissance paternelle de se libérer du poids d’une généalogie trompeuse.
Et c’est en pensant à l’un d’entre eux, et après avoir, une fois encore, évoqué son enfance et son sentiment amoureux envers sa mère juive et sa gouvernante chrétienne, que, dans une lettre à Fliess datée du 15 octobre 1897, il eut l’idée géniale de comparer le destin des névrosés fin de siècle à celui d’un héros de la tragédie grecque : « Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe qui s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité, il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel32. »
Mais aussitôt, Freud ajoutait à sa construction théâtrale le personnage de Hamlet, prince mélancolique hésitant à venger son père et à tuer son oncle, devenu l’époux de sa mère. Et il faisait de ce prince du Danemark un hystérique féminisé hanté par le souvenir d’avoir désiré sa mère : « Comment comprendre son hésitation à venger son père par le meurtre de son oncle […] ? Tout s’éclaire mieux lorsqu’on songe au tourment que provoque en lui le vague souvenir d’avoir souhaité, par passion pour sa mère, perpétrer envers son père le même forfait33. »
Œdipe, la figure la plus douloureuse conçue par Sophocle dans sa trilogie consacrée à la famille des Labdacides, devint ainsi sous la plume de Freud l’archétype du névrosé moderne, celui-ci détournant délibérément l’histoire de ce tyran noble et généreux, atteint de démesure et condamné par l’Oracle à se découvrir autre que ce qu’il était. L’Œdipe de Sophocle était bien le meurtrier de son père (Laïos) et l’époux de sa mère (Jocaste) mais il ne connaissait pas l’identité de ce père pas plus qu’il ne désirait cette mère qui lui avait été attribuée par la cité de Thèbes, après qu’il eut résolu l’énigme de la Sphinge, une énigme portant sur les trois stades de l’évolution humaine (enfance, maturité, vieillesse). Œdipe, père et frère des enfants qu’il aura eus de sa mère, finira sa vie en exil, accompagné d’Antigone, sa fille maudite, contrainte de ne jamais procréer. Rien à voir avec l’Œdipe réinventé par Freud, coupable d’un double désir : tuer le père et posséder sexuellement le corps de la mère.
À la fin du XIXe siècle, à la suite des fouilles qui avaient permis de localiser les sites de Troie et de Mycènes, le retour aux tragiques grecs, aux mythologies antiques et à la thématique de la démesure (hubris) était à l’ordre du jour. Dans le déroulement de ces anciennes sagas qui opposaient les dieux et les hommes, sans que jamais les hommes, soumis au destin, ne fussent regardés comme coupables de leurs actes, les penseurs de la modernité croyaient voir se dérouler, telle une catharsis collective, l’histoire présente de l’agonie d’un système patriarcal qu’ils rejetaient mais auquel ils étaient attachés : celui de la puissance impériale européenne.
Les structures de la parenté propres à la famille des Labdacides, celle privilégiée par Sophocle, fascinaient les historiens parce qu’elles semblaient confirmer, tout autant qu’y faire obstacle, la venue de cette apocalypse tant redoutée d’un possible effacement de la différence des sexes. Dans la longue histoire des Labdacides, les femmes, les hommes et leurs descendants sont en effet condamnés à ne jamais trouver leur place autrement que sous le signe de la folie, du meurtre et de la souillure jusqu’à l’extinction finale de leur genos.
En contrepoint, dans l’histoire des Atrides, chaque crime doit être puni par un autre crime et chaque génération, guidée par les Érinyes, doit venger et expier les crimes de la précédente. C’est ainsi qu’Agamemnon, roi de Mycènes, qui a sacrifié sa fille Iphigénie, est égorgé par Clytemnestre, son épouse, avec la complicité de l’amant de celle-ci, Égisthe, fils incestueux de Thyeste. La mère venge la fille, et c’est alors qu’Oreste est contraint de venger son père et de tuer sa mère et Égisthe avec l’aide de sa sœur Électre. À la fin du cycle34, Apollon et Athéna mettent fin à la loi du crime pour instaurer dans la cité le droit et la justice. Oreste, devenu fou, est purifié, les Érinyes, divinités de la vengeance, deviennent des Euménides (des Bienveillantes), et l’ordre de la civilisation triomphe sur celui de la nature, sauvage, incestueuse, destructrice.
Autant l’histoire des Labdacides met en scène une autodestruction implacable et a-historique de la subjectivité de chacun des acteurs de chaque génération, autant celle des Atrides indique que la civilisation peut mettre fin à l’hubris des hommes et des divinités. D’un côté la tragédie de l’inconscient, de l’autodestruction et de la monstruosité, de l’autre celle de l’histoire, de la politique et de l’avènement de la démocratie. Au vu de cette différence, on comprend pourquoi, en 1897, Freud choisit comme modèle généalogique la famille des Labdacides, coupable de s’autodétruire autour de Thèbes, cité presque « viennoise », endogame, close et refermée sur elle-même : une folie interne au psychisme.
Si l’Œdipe de Sophocle incarnait pour Freud l’inconscient conceptualisé par la psychanalyse, le Hamlet de Shakespeare, prince chrétien du début du XVIIe siècle, rendait possible une théorisation de la « conscience coupable ». Sujet copernicien, Hamlet ne parvient pas encore à douter de façon cartésienne des fondements de la pensée rationnelle. Inquiet et défaillant, il ne peut ni demeurer un prince ni devenir un roi, puisqu’il n’a même pas l’assurance « d’être ou de ne pas être ». Dans le système freudien, Hamlet est une sorte d’Oreste christianisé, coupable et névrosé.
En inventant un sujet moderne partagé entre Œdipe et Hamlet, entre un inconscient qui le détermine à son insu et une conscience coupable qui l’entrave dans sa liberté, Freud concevait sa doctrine comme une anthropologie de la modernité tragique, un « roman familial35 » : la tragédie inconsciente de l’inceste et du crime, disait-il, se répète dans le drame de la conscience coupable. Cette conception du sujet n’avait plus rien à voir avec une quelconque psychologie médicale. Quant à la psychanalyse, elle était un acte de transgression, une façon d’écouter les mots à leur insu et de les recueillir sans avoir l’air de les écouter ou de les définir. Une discipline bizarre, une combinaison fragile unissant l’âme et le corps, l’affect et la raison, la politique et l’animalité : je suis un zoon politikon, disait Freud en citant Aristote.
Au moment où s’élaboraient partout en Europe de vastes programmes de recherche, fondés sur l’étude des faits et des conduites, Freud se tournait donc vers la littérature et les mythologies des origines pour donner à sa théorie du psychisme une consistance qui, aux yeux de ses contemporains, ne pouvait en aucun cas se réclamer de la science : ni de la psychologie qui énumérait des comportements et se voulait objective, ni de l’anthropologie qui cherchait à décrire les sociétés humaines, ni de la sociologie qui étudiait des réalités sociales, ni de la médecine qui, depuis Bichat, Claude Bernard et Pasteur, définissait une norme et une pathologie fondées sur des variations organiques et physiologiques. Et pourtant, il affirmait être l’inventeur d’une véritable science de la psyché.
On comprend alors pourquoi cette étrange révolution du sens intime, contemporaine de l’invention de l’art cinématographique – autre grande usine à fabriquer des rêves, des mythes et des héros –, sut intéresser les écrivains, les poètes et les historiens et rebuter les adeptes des sciences positives, ceux-là mêmes que Freud cherchait à convaincre. Fidèle sans le savoir à la tradition du romantisme noir, il épousait l’idée des tragiques grecs selon laquelle l’homme est l’acteur inconscient de sa propre destruction du fait même de son ancrage dans une généalogie dont il n’est pas le maître. Retournement de la raison en son contraire, quête de la part obscure de soi, recherche de la mort à l’œuvre dans la vie : telle était bien la nature de la plongée effectuée par l’inventeur de la psychanalyse à l’aube du XXe siècle et dont Thomas Mann dira à juste titre, contre l’avis de Freud, que l’on avait affaire avec elle à un « romantisme devenu scientifique ».
Depuis son enfance, Freud avait toujours admiré les héros rebelles : conquérants, fondateurs de dynasties, aventuriers, capables tout à la fois d’abolir la loi du père et de réinstaurer symboliquement la souveraineté d’une paternité vaincue ou humiliée. En liant le destin de Hamlet à celui d’Œdipe, il assignait à la psychanalyse une place certes impériale au cœur de ce qu’on appellera plus tard les sciences humaines, mais une place impossible à définir : entre savoir rationnel et pensée sauvage, entre médecine de l’âme et technique de la confession, entre mythologie et pratique thérapeutique.
Freud effectuait au fond une révolution symbolique : il changeait le regard que toute une époque portait sur elle-même et sur ses façons de penser. Il inventait un nouveau récit des origines dont le sujet moderne était le héros, non pas d’une simple pathologie, mais d’une tragédie. Pendant un siècle, cette invention freudienne marquera les esprits. Mais, tout en réactualisant la tragédie d’Œdipe, Freud prit aussi le risque d’enfermer son récit dans un « complexe » et de créer ainsi les conditions d’une réduction de sa doctrine à une psychologie familialiste. Il lui faudra treize ans pour donner corps à ce complexe œdipien, sans jamais consacrer le moindre article à cette notion, partout présente dans son œuvre mais finalement très peu explicitée. C’est en effet en 1910, juste après avoir rédigé son essai sur Léonard de Vinci, qu’il utilisera pour la première fois le terme Ödipuskomplex36.
Freud considérait l’histoire du « cas Dora » comme la première cure psychanalytique qu’il avait menée. Et pourtant, si l’on y regarde de près, on s’aperçoit que la patiente à qui il avait donné ce prénom, Ida Bauer, ressemblait aux autres jeunes femmes viennoises de la bourgeoisie juive aisée dont il évoquait le destin dans les Études sur l’hystérie. Une fois de plus, il se confrontait à une pathologie familiale, autant comme médecin que comme spécialiste des maladies nerveuses. Et une fois encore, il rédigea à propos d’Ida, et avec un immense talent de plume, un récit qui se laissait lire comme une nouvelle de Stefan Zweig ou d’Arthur Schnitzler. Victime d’un quatuor d’adultes cyniques, dont l’un d’entre eux avait tenté de l’abuser sexuellement quand elle avait treize ans, Ida Bauer fut contrainte par son père de se faire soigner par Freud.
Grand industriel, Philipp Bauer, borgne et atteint d’une affection syphilitique, avait contracté la tuberculose en 1888, ce qui l’avait conduit à vivre à Merano, au Tyrol, avec sa femme Katharina et toute sa famille. C’est là qu’il avait fait la connaissance de Hans Zellenka, un homme d’affaires moins fortuné que lui, marié à une belle Italienne, Giuseppina ou Peppina, qui souffrait de troubles hystériques et fréquentait assidûment les sanatoriums. Elle était devenue sa maîtresse et demeura auprès de lui, en 1892, quand il souffrit d’un décollement de la rétine.
À cette époque, revenu à Vienne, il habitait dans la même rue que Freud et il le consulta pour un accès de paralysie et de confusion mentale d’origine syphilitique. Satisfait du traitement, il lui adressa ensuite sa sœur, Malvine Friedmann, gravement névrosée et plongée dans le désastre d’une vie conjugale tourmentée. Elle mourut bientôt d’une cachexie à évolution rapide.
Katharina, la mère d’Ida, était issue comme son mari d’une famille juive originaire de Bohême. Peu instruite et assez stupide, elle souffrait de douleurs abdominales permanentes, dont sa fille avait hérité. Jamais elle ne s’était intéressée à ses enfants et, depuis la maladie de son mari et la désunion qui s’était ensuivie, elle présentait tous les signes d’une « psychose ménagère » : sans rien comprendre aux aspirations de ses enfants, elle consacrait toutes ses journées, si l’on en croit Freud, à nettoyer et à tenir en état l’appartement, les meubles et les ustensiles de ménage, à tel point que l’usage et la jouissance en étaient devenus presque impossibles. La fille ne prêtait aucune attention à sa mère, la critiquait durement et s’était complètement soustraite à son influence. C’est qu’une gouvernante soutenait Ida. Femme moderne et « libérée », elle lisait des livres sur la vie sexuelle et en informait son élève en secret. Elle lui ouvrit notamment les yeux sur la liaison de son père avec Peppina. Pourtant, après l’avoir aimée et écoutée, Ida se brouilla avec elle.
Quant au frère, Otto Bauer, il songeait surtout à fuir les querelles familiales. Dès qu’il devait prendre un parti, il se rangeait du côté de sa mère. À l’âge de neuf ans, il était devenu un enfant prodige au point d’écrire un drame sur la fin du règne de Napoléon. Par la suite, il se révolta contre les opinions politiques de son père, dont, par ailleurs, il approuvait l’adultère. Comme lui, il aura une double vie, marquée par le secret et l’ambivalence. Secrétaire du Parti social-démocrate de 1907 à 1914, puis adjoint de Viktor Adler au ministère des Affaires étrangères en 1918, il sera l’une des grandes figures de l’intelligentsia autrichienne de l’entre-deux-guerres.
C’est en octobre 1900, à l’âge de dix-huit ans, qu’Ida Bauer, sous la contrainte de son père, rendit visite à Freud pour entreprendre une cure qui durera exactement onze semaines. Atteinte de divers troubles nerveux – migraines, toux convulsive, aphonie, dépression, tendances suicidaires –, elle avait subi un deuxième affront. Consciente depuis longtemps de la « faute » paternelle et du mensonge sur lequel reposait la vie familiale, elle avait refusé une nouvelle fois les propositions amoureuses que lui avait faites Hans Zellenka au bord du lac de Garde, puis elle l’avait giflé. Le drame avait éclaté quand elle avait été accusée par Hans et par son père d’avoir inventé de toutes pièces la scène de séduction. Pire encore, elle avait été désavouée par Peppina Zellenka, qui la soupçonnait de lire des livres pornographiques, et notamment la Physiologie de l’amour de Paolo Mantegazza, publiée en 1872 et traduite en allemand cinq ans plus tard. L’auteur de l’ouvrage était un sexologue darwinien abondamment cité par Richard von Krafft-Ebing, et spécialisé dans la description anthropologique des grandes pratiques sexuelles humaines : lesbianisme, onanisme, masturbation, inversion, fellation, etc.
En envoyant sa fille à Freud, Philipp Bauer espérait bien que celui-ci lui donnerait raison et s’occuperait de mettre fin à ses prétendus fantasmes sexuels. Loin de souscrire à l’attente paternelle, Freud s’engagea dans une tout autre direction. En onze semaines et à travers deux rêves – l’un portant sur un incendie dans la maison familiale et l’autre sur la mort du père –, il reconstitua la vérité inconsciente de ce drame. Le premier rêve révélait que Dora s’était adonnée à la masturbation et qu’elle était en réalité amoureuse de Hans Zellenka. Mais cette évocation réveillait aussi un désir incestueux refoulé à l’égard du père. Quant au deuxième rêve, il permettait d’aller plus loin encore dans l’investigation de la « géographie sexuelle » de Dora, et notamment de mettre en lumière sa parfaite connaissance de la vie sexuelle des adultes37.
Freud se rendit compte que la patiente ne supportait pas la « révélation » de son désir pour l’homme qu’elle avait giflé. Il se livra alors à des interprétations hasardeuses et erronées sur le fait qu’une crise d’appendicite avait été la conséquence d’un fantasme d’accouchement. Elle refusa de se laisser enfermer dans ce discours. Aussi Freud la laissa-t-il partir quand elle décida d’interrompre le traitement.
D’abord favorable à la cure, le père s’aperçut vite que Freud n’avait pas accepté la thèse de l’affabulation. En conséquence, il s’était désintéressé de l’affaire. De son côté, Ida ne trouva pas auprès de Freud le réconfort qu’elle attendait de lui. À cette date en effet, il ne savait pas encore manier le transfert dans la cure. De même, comme il le soulignera dans une note de 1923, il était incapable de comprendre la nature du lien homosexuel qui unissait Ida à Peppina : « Si Freud usait d’un langage sec avec Dora, écrit Patrick Mahony, il ne s’exprimait pas non plus avec calme : il était ébranlé et laissait transparaître son excitation dans des tonalités d’ironie, de frustration, d’amertume, de vengeance et de triomphalisme complaisant38. »
Bref, Freud doutait et il résistait à la tentation d’appliquer sa théorie toute neuve à l’histoire de cette malheureuse jeune fille hystérique pour en faire un cas. Ida lui échappait. Mais, quoi qu’elle en eût dit plus tard, il l’avait quand même en partie libérée du carcan d’une famille pathogène.
Ida Bauer ne guérit jamais de son rejet des hommes. Mais ses symptômes s’apaisèrent. Après sa courte analyse, elle se vengea de l’humiliation subie en faisant avouer à Peppina sa liaison et à Hans Zellenka la tentative de séduction. Elle rapporta ensuite la vérité à son père, puis cessa toute relation avec le couple. En 1903, elle épousa Ernst Adler, un compositeur employé à la fabrique paternelle. Deux ans plus tard, elle accoucha d’un fils qui fit plus tard une carrière de musicien aux États-Unis.
En 1923, sujette à de nouveaux troubles – vertiges, tintements d’oreille, insomnies, migraines39 –, elle appela Felix Deutsch, disciple de Freud, à son chevet. Elle lui raconta toute son histoire, parla de l’égoïsme des hommes, de ses frustrations, de sa frigidité. En écoutant ses plaintes, Deutsch reconnut le fameux cas « Dora ». Il affirma qu’elle avait oublié sa maladie passée et qu’elle manifestait une immense fierté d’avoir fait l’objet d’un écrit célèbre dans la littérature psychiatrique. Elle discuta alors des interprétations faites par Freud de ses deux rêves. Quand Deutsch la revit, les attaques étaient passées40.
Le « cas Dora » sera l’un des plus commentés de toute l’histoire de la psychanalyse, plus encore que celui de Bertha Pappenheim, et il donna lieu à des dizaines d’articles, à des essais, à une pièce de théâtre et à plusieurs romans. Il réunissait en effet tous les ingrédients de cette sexualité fin de siècle qui faisait les délices des écrivains et des médecins de l’âme : irritation hystérique, homosexualité, hantise des maladies vénériennes, exploitation du corps des femmes et des enfants, plaisirs de l’adultère.
Avant même d’avoir abandonné sa neurotica, Freud consacrait une bonne partie de son temps à l’étude de ce qui l’attirait le plus depuis des années : l’analyse des rêves. Habitué à la consommation de drogues, il se livrait facilement à d’intenses activités oniriques. Aussi bien tenait-il un journal de ses songes. Il rêvait souvent, et de façon désordonnée : de voyages à venir, de ses collègues, de la vie quotidienne à Vienne, de faits anodins ou au contraire d’événements importants touchant à la vie, à la nourriture, à l’amour, à la mort, aux liens de parenté.
Tout au long de ses pérégrinations nocturnes, il pourfendait ses rivaux, se mettait en situation de risque, revivait des scènes de son enfance, rêvait qu’il faisait un rêve, puis un autre rêve immergé dans le premier, avant de se retrouver au cœur d’une cité en ruine, peuplée de statues, de colonnes ou de maisons ensevelies et dont il parcourait les ruelles tout en s’égarant dans le labyrinthe archéologique de ses désirs coupables. Il rêvait en plusieurs langues, en plusieurs strates ; il rêvait de choses sexuelles, de l’actualité politique, des attentats anarchistes, de la famille impériale, d’Hannibal, de Rome, de l’antisémitisme, de l’athéisme, des mères, des pères, des oncles, des nourrices.
Il rêvait : il inventait des hiéroglyphes et se projetait dans des personnages littéraires, parcourant des fleuves ou s’adonnant à d’immenses randonnées dans des musées européens pour y contempler les tableaux de ses peintres favoris. Dans ses rêveries, il passait en revue toutes les œuvres de la culture occidentale, citait des noms de villes, de lieux ou de savants célèbres ou inconnus. Et c’est ainsi qu’il se mit à rédiger l’ouvrage par lequel il prétendait fonder sa nouvelle théorie du psychisme. Il prit d’abord la forme d’une sorte d’encyclopédie maintes fois remaniée, avant de s’assagir en un parcours initiatique ponctué de grands moments d’exaltation, de doute, d’angoisse et de mélancolie.
Au fil de ce nouveau Sturm und Drang, durant lequel il conversa avec lui-même entre 1895 et 1900, sans toutefois jamais cesser de s’adresser à Fliess comme à un double de Méphisto, Freud prit l’habitude de se référer à La Divine Comédie au point d’envoyer en enfer ennemis et adversaires. Il rassembla ainsi cent soixante rêves, dont cinquante de lui-même et soixante-dix rapportés par ses proches, pour composer un vaste poème en vers libres peuplés de songes en tous genres : rêve de Bismarck, rêve du cheval gris, de Casimir Bonjour, de la monographie botanique, rêve de Fidelio, de l’enfant mort qui brûle, du lynx sur le toit, de mon fils le myope, de Jules César, de Napoléon, d’Œdipe déguisé, rêve du père mort ou de la sonate de Tartini. Ce livre, ajoutera-t-il en 1908, a encore « une autre signification, une signification subjective que je n’ai saisie qu’une fois l’ouvrage terminé. J’ai compris qu’il était un morceau de mon auto-analyse, ma réaction à la mort de mon père, le drame le plus poignant d’une vie d’homme41 ». Étrange remarque qui confirme en tout cas qu’à ses yeux le père est mortel et la mère immortelle.
En se livrant à cette exploration de la psyché, pendant du voyage de Dante comme du périple d’Ulysse, Freud eut conscience qu’il était en train de créer, presque à son insu, une œuvre magistrale qui l’entraînait dans les forêts obscures de son inconscient en pleine effervescence. Cette « science du rêve », issue de la tradition du romantisme, mobilisait des interrogations sur la sexualité infantile et sur l’origine des névroses tout en prenant appui sur un retour aux dieux et aux héros de l’ancienne Grèce. À travers ce voyage dans les profondeurs de l’âme, Freud se voulait le messager d’une réalité refusée, déniée, refoulée : « Je suis destiné, je crois, dira-t-il un jour à Jones, à ne découvrir que ce qui est évident : que les enfants ont une sexualité – ce que toute nurse sait –, que nos rêves nocturnes sont, de la même façon que nos rêveries diurnes, des réalisations de désir42. »
Conscient d’aborder les rives d’un continent connu depuis la nuit des temps, et particulièrement investi durant la seconde moitié du XIXe siècle, Freud décida de lire les ouvrages les plus pertinents sur la question, et c’est ainsi qu’il consacra les quatre-vingts premières pages du premier chapitre de son grand livre à une analyse critique de ce qu’avaient écrit ses prédécesseurs, depuis Aristote et Artémidore de Daldis jusqu’aux contemporains les plus proches, ceux-là mêmes qui, échappant à l’idée que le rêve fût une prémonition, une « clef des songes » ou l’expression d’une activité physiologique induite par des stimuli sensoriels ou somatiques, en avaient fait un objet de savoir et de connaissance de soi : Gotthilf Heinrich von Schubert, Eduard von Hartmann, Johannes Volkelt, Adolf Strümpell, Havelock Ellis, Albert Moll, Joseph Delboeuf, Yves Delage, Wilhelm Griesinger, bien d’autres encore, et surtout Alfred Maury, Karl Albert Scherner, Hervey de Saint-Denys43.
Tous ces auteurs, et plus encore les trois derniers, avaient inventé des techniques d’investigation de cette partie de la vie humaine protégée par le sommeil. Ils avaient perçu que les rêves étaient autant d’expressions déformées de pensées inavouables, de désirs refoulés, de souvenirs d’enfance ou de fantasmes sexuels touchant à des interdits fondamentaux : inceste, masturbation, perversion, folie, transgression. Plusieurs d’entre eux avaient déjà émis l’hypothèse que le déchiffrement rationnel des figures de rhétorique propres à la structure du rêve permettrait aux spécialistes des maladies nerveuses de mieux soigner leurs patients. Et tandis que certains auteurs affirmaient que le rêve était de nature semblable à un syndrome psychotique, d’autres soulignaient que l’activité onirique servait de remède spontané aux troubles des sujets pervers. Ceux-ci, en effet, disait-on, pouvaient fort bien mettre en scène, durant le sommeil, leurs aberrations sexuelles afin de mieux les congédier à l’état de veille. En bref, quand Freud s’engagea dans la voie de l’analyse des rêves, il fut contraint à la fois de recevoir un héritage et de s’en démarquer.
C’est ainsi que, loin de faire référence, comme ses prédécesseurs, à une « vie des rêves » ou à une manière de les diriger, il décida d’effectuer une synthèse de toutes les modalités d’approche possibles de la question du rêve en général et des rêves en particulier, et de présenter son Traumbuch comme le manifeste d’une compréhension nouvelle de la subjectivité humaine. D’où le choix d’une date marquante – 1900 et non pas 1899 – et d’un titre stupéfiant : Die Traumdeutung. Par ce terme générique (L’Interprétation du rêve), Freud renouait, par-delà les expériences savantes, avec la tradition des devins44. Non pas « les rêves » mais « LE rêve », non pas deux mots, Deutung des Traums, mais une seule appellation qui connotait l’idée de livrer au public une somme définitive, universelle, semblable à une bible qui serait en même temps un traité des oracles et l’expression d’une science de la psyché.
Pour l’épigraphe, Freud choisit un vers tiré du chant VII de L’Énéide : « Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo (Si je ne puis fléchir les dieux d’en haut, je saurai mouvoir l’Achéron) », dans lequel Junon défend Didon, reine carthaginoise, contre Énée, Troyen déchu et futur fondateur de Rome. Ne parvenant pas à convaincre Jupiter (les dieux d’en haut) de laisser Énée épouser Didon, Junon fait appel à une furie surgie de l’Achéron, Alecto, sorte de Gorgone bisexuelle capable de déchaîner les passions instinctuelles et les forces armées dans le camp des alliés d’Énée. Délaissée par son amant, Didon se donne la mort et, quand Énée la rejoint aux Enfers, elle lui refuse tout pardon : il parlera à son fantôme.
Avec cette épigraphe, Freud mobilisait en une seule phrase, non seulement l’essentiel de sa doctrine de la sexualité – les forces pulsionnelles réactivées par les puissances souterraines de l’Enfer –, mais aussi quelques-uns des signifiants majeurs de sa propre histoire. On y retrouvait d’abord l’expression de sa révolte contre la ville impériale si désirée et impossible à atteindre, cette ville qu’Hannibal, héros freudien par excellence, n’était pas parvenu à conquérir, échouant ainsi à venger Hamilcar. Identifié à Hannibal, Freud, on le sait, se sentait toujours coupable de n’avoir pas abandonné sa théorie de la séduction avant la mort de son père, injustement soupçonné d’avoir abusé ses filles.
Mais l’imprécation de Junon, dans l’œuvre de Virgile, renvoyait aussi à l’attitude politique ambivalente de Freud envers la monarchie autrichienne et surtout envers son représentant le plus redoutable, le comte von Thun45, auquel il racontait s’être affronté. La scène avait eu lieu sur le quai de la gare ouest de Vienne, le 11 août 1898, alors qu’il partait en vacances. Ce jour-là, il croisa le comte von Thun qui se rendait à la résidence d’été de l’empereur où devaient se conclure des accords économiques avec la Hongrie. Bien que ce dernier ne possédât pas de billet, il écarta le contrôleur et s’installa dans un luxueux wagon. Freud se mit alors à siffler l’air du valet dans Les Noces de Figaro de Mozart : « Si monsieur le comte veut danser, je jouerai de la guitare. » Figaro, on le sait, se moquait ainsi du comte Almaviva qui courtisait sa fiancée.
Le lendemain, Freud fit un « rêve révolutionnaire » au cours duquel il s’identifiait à un étudiant qui avait contribué au déclenchement de la révolution de 1848. Et il voyait surgir un autre médecin juif, Viktor Adler, cet ancien condisciple qu’il avait autrefois défié à l’occasion d’un duel. Dans une autre scène, après avoir fui la scène politique, il se retrouvait sur le quai de la gare. Mais, au lieu de se confronter à von Thun, il accompagnait un homme aveugle auquel il tendait un urinoir. En analysant ce rêve, Freud interpréta que ce vieillard était la figuration de son père mourant, qu’il avait autrefois défié en urinant dans sa chambre. Il avait donc substitué à l’image détestée de von Thun celle de Jacob agonisant.
Comment ne pas voir dans ce rêve l’illustration de la destinée de Freud et de sa conception du pouvoir selon laquelle toute société a pour origine un conflit entre un père tyrannique et un fils rebelle contraint de le mettre à mort ? Freud en fera plus tard la théorie dans Totem et tabou puis dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste.
Mais, en 1900, Freud annonçait aussi, à travers l’épigraphe empruntée à Virgile, sa ferme intention de célébrer la primauté de la psychanalyse sur la politique et de faire de sa doctrine fraîchement élaborée l’instrument d’une révolution : changer l’homme en explorant la face cachée de ses désirs46.
Dans une lettre de 1927 à Werner Achelis, Freud affirmait avoir eu connaissance de cette citation en lisant un pamphlet publié par Ferdinand Lassalle, en 1859, contre la monarchie des Habsbourg jugée obscurantiste : « Vous traduisez Acheronta movebo par “remuer les fondements de la terre”, disait-il à son interlocuteur, alors que ces mots signifient plutôt “remuer le monde souterrain”. J’avais emprunté cette citation à Lassalle pour qui elle avait sûrement un sens personnel et se rapportait aux couches sociales et non à la psychologie. Pour moi, je l’avais adoptée uniquement pour mettre l’accent sur une pièce maîtresse de la dynamique du rêve. La motion de désir repoussée par les instances psychiques supérieures (le désir refoulé du rêve) met en mouvement le monde psychique souterrain (l’inconscient) afin de se faire percevoir47. »
Comme le souligne Carl Schorske, il existait une grande similitude entre les choix politiques du jeune Freud et ceux de Lassalle. Tous deux rejetaient le catholicisme romain et la dynastie des Habsbourg. Mais surtout, Freud posait un parallélisme entre la révolution sociale voulue par Lassalle et celle à laquelle il aspirait.
C’est qu’en célébrant les pulsions, les légendes, les mythes, les traditions populaires, il s’agissait pour lui de s’attaquer aux mandarins et aux représentants de la science officielle. Et le recours au rêve et à son interprétation valait proclamation que la puissance de l’imaginaire, décryptée par un savant ambitieux, pouvait tout aussi bien s’incarner en un vaste mouvement susceptible de défier le pouvoir politique. Sous le masque d’un Hannibal doté de l’humour d’un Figaro, Freud fabriquait un mythe, celui du héros solitaire immergé dans un « splendide isolement48 » et affrontant un monde hostile à son génie.
En vertu de cette construction emblématique, il commença à se regarder lui-même comme le maître d’une révolution de la sexualité placée sous le signe d’une science nouvelle : la psychanalyse. Et pourtant, Freud doutait de lui-même au point de se croire l’objet de toutes sortes de persécutions : « Je me représentais ce destin de la manière suivante : je réussirais probablement à me maintenir grâce aux succès thérapeutiques dus à la nouvelle méthode ; cependant, de mon vivant, la science ne prendrait pas note de moi. Quelques décennies plus tard, un autre tomberait infailliblement sur les mêmes choses, à présent intempestives, imposerait leur reconnaissance et m’honorerait en tant que précurseur nécessairement malchanceux. En attendant, tel un Robinson, je m’installai aussi commodément que possible sur mon île déserte49. »
À cette époque, Freud n’était pourtant ni isolé ni rejeté, mais plutôt regardé comme un brillant médecin plein d’avenir. Et s’il se regardait comme un rebelle, les sexologues le considéraient comme un conservateur et les mandarins de la science médicale comme un « littéraire ».
Fût-elle rédigée comme un somptueux poème, la Traumdeutung n’aurait pas permis d’imposer une nouvelle approche de la psyché humaine. Et c’est pourquoi Freud, tout en adoptant pour écrire cette œuvre un style propre à rendre compte du romanesque de la vie rêvée, s’attacha aussi à en faire un manifeste théorique et clinique d’une force et d’une modernité inégalées.
Dans deux parties fondamentales du livre, il expose sa méthode interprétative : elle est fondée sur la libre association, c’est-à-dire sur l’écoute de ce que le rêveur exprime en laissant libre cours à ses pensées sans discrimination. Dans cette perspective, le rêve cessa d’être un énoncé figé pour devenir narration, travail en mouvement, véritable expression déformée ou censurée d’un désir refoulé dont il s’agit de déchiffrer la signification. Et pour en expliquer les modalités, Freud distingue un contenu manifeste – récit du rêve par le rêveur éveillé – et un contenu latent progressivement mis au jour grâce au processus associatif.
Selon lui, deux grandes opérations structurent la rhétorique du rêve : le déplacement, qui transforme au moyen d’un glissement les éléments primordiaux du contenu latent, et la condensation, qui effectue une fusion entre plusieurs idées de ce même contenu pour aboutir à la création d’une seule image dans le contenu manifeste.
Tout au long du célèbre chapitre VII, maintes fois commenté, et qui constitue un livre en soi, immergé en quelque sorte dans le vaste ensemble de la Traumdeutung, Freud met en place sa conception de l’appareil psychique – ou première topique – à partir des « manuscrits » envoyés à Fliess et pour la rédaction desquels il s’était inspiré de toutes les théories de la psyché énoncées par les penseurs du XIXe siècle. Il distingue ainsi le conscient, équivalent de la conscience, le préconscient, instance accessible au conscient, et enfin l’inconscient, « autre scène », lieu inconnu de la conscience. Mais s’il reprend ce dernier terme, utilisé depuis la nuit des temps et théorisé pour la première fois en 1751, c’est pour en faire le concept majeur d’une doctrine en rupture radicale avec les anciennes définitions : non plus une supraconscience, un subconscient ou un réservoir de la déraison, mais un lieu institué par le refoulement, c’est-à-dire par un processus visant à maintenir hors de toute forme de conscience, tel un « défaut de traduction », toutes les représentations pulsionnelles susceptibles de devenir une source de déplaisir, et donc de troubler l’équilibre de la conscience subjective. Dans le système freudien de la première topique, le refoulement est à l’Achéron ce que l’inconscient était à Œdipe et le préconscient à Hamlet.
Le plus étonnant dans cette affaire par laquelle Freud expliquait que l’analyse du rêve est la « voie royale de l’inconscient », c’est qu’il avait construit son Traumbuch, pourtant à vocation universelle, sur le modèle de ce qu’était devenue Vienne pour les intellectuels de sa génération : une ville partagée entre haine et amour, et dont la grandeur refoulée suscitait en eux une véritable attirance, non seulement pour l’atemporalité et la déconstruction du moi qui s’y vivait, mais aussi pour l’invention d’une bien étrange modernité centrée sur le retour à un passé ancestral. Selon les mots de Robert Musil, Vienne était alors, dans l’imaginaire de cette génération, la « monstrueuse résidence d’un roi déjà mort et d’un dieu encore à venir50 ».
Comment ne pas voir dans le fameux rêve de « l’injection faite à Irma », mille fois interprété51, l’illustration du « roman familial » qui unissait Freud à Vienne ?
Durant l’été 1895, une patiente surnommée Irma avait suivi une cure avec Freud. Constatant qu’elle ne guérissait pas, il lui avait proposé d’interrompre le traitement, ce qu’elle avait refusé. Il passa alors quelques jours en famille à la résidence Bellevue, sur les hauteurs de Vienne, où Oskar Rie vint le rejoindre après avoir séjourné dans la famille d’Irma. Celui-ci lui fit quelques reproches à propos du traitement et Freud rédigea son observation pour la présenter à Breuer. Durant ces quelques jours, Martha devait fêter son anniversaire et recevoir son amie Irma.
Dans la nuit du 24 juillet, Freud rêva qu’il rencontrait Irma à l’occasion d’une soirée et qu’il lui disait qu’elle souffrait encore par sa faute. Néanmoins, en l’examinant, il découvrait des taches grisâtres dans sa bouche qui ressemblaient à des cornets du nez ou aux symptômes d’une diphtérie. Il appelait ensuite à son chevet le docteur M., qui boitait et disait des paroles de consolation, puis il faisait venir deux autres amis, Leopold et Otto, lequel lui administrait une injection de triméthylamine pour guérir l’infection qu’il avait lui-même provoquée à l’aide d’une seringue mal nettoyée.
Freud pensait que ce rêve était d’une importance capitale : le premier, disait-il, qu’il eût soumis à une analyse détaillée à travers une quinzaine de pages. À ses yeux, il s’agissait de l’accomplissement d’un désir qui l’exonérait de toute responsabilité dans la maladie d’Irma.
Il existe un lien entre l’importance majeure que Freud accordait à ce rêve et l’opération d’autofiction à laquelle il se livrait sous couvert d’une impeccable rationalité. Autant que la réalisation d’un désir ou que l’affirmation d’une interprétation menée à son terme, ce rêve contenait en effet une sorte de roman familial des origines viennoises de la psychanalyse. On y retrouvait Oskar Rie (Otto), beau-frère par alliance de Fliess, Ernst von Fleischl-Marxow (Leopold), Josef Breuer (docteur M.) et enfin un condensé d’Emma Eckstein et d’Anna Lichtheim (Irma), fille de Samuel Hammerschlag : la quintessence de la femme juive viennoise de la fin du siècle52.
Au moment de se présenter comme l’inventeur d’une doctrine qui devait révolutionner le monde, Freud rêvait donc de l’échec de la cure d’Emma Eckstein. Il en attribuait la responsabilité à Fliess – par le biais d’Oskar Rie, incarné par Otto – et à Emma elle-même. Puis il se vengeait de ses critiques en transformant ses amis en adversaires. Du même coup, il justifiait ses choix face à Breuer, et se souvenait que sa fille Mathilde avait failli mourir de la diphtérie. Il se libérait ensuite de sa culpabilité envers Fleischl-Marxow et affirmait enfin, face aux mandarins de la science médicale, que le rêve n’était nullement réductible à l’expression d’une activité cérébrale.
Le 12 juin 1900, il écrivit à Fliess : « Crois-tu vraiment qu’il y aura un jour sur cette maison une plaque de marbre où l’on pourra lire : “Ici se dévoila, le 24 juillet 1895, au Dr Sigmund Freud, le mystère du rêve”53 ? » Et, le 10 juillet, se sentant épuisé et inapte à s’attaquer à d’autres grands problèmes, il eut l’impression d’entrer dans un enfer intellectuel et de distinguer, dans le noyau le plus obscur de ses différentes strates, « les contours de Luzifer-Amor54 ».
Jusqu’en 1929, Freud ne cessa jamais de remanier ce livre inaugural, d’approfondir son analyse et d’y adjoindre des listes d’ouvrages en référence ainsi que deux contributions de son ami et disciple Otto Rank.
Pendant longtemps, l’idée a prévalu que le Traumbuch avait été mal reçu. Accréditée par Freud, au même titre que le mythe de « l’auto-analyse » et du « splendide isolement », cette présentation outrée de la réception de l’une des œuvres majeures du fondateur de la psychanalyse fut reprise par Jones et par des générations de praticiens. Dans sa préface à la deuxième édition, en 1908, Freud évoqua lui-même le « silence de mort » qui avait accueilli son ouvrage et, un an plus tard, il se plaignait encore que son travail ne fût pas pris en considération. La réalité des choses invite donc à plus de nuances quand on sait surtout ce qu’était la vie intellectuelle et scientifique de cette époque.
C’est que Freud s’attendait à ce que cet ouvrage eût un destin de best-seller. Surtout, il s’attendait à être salué par les psychologues et les médecins comme un véritable génie de la science. La réalité fut bien différente. Certes, l’ouvrage fut recensé par la quasi-totalité des grandes revues de médecine et de psychologie européennes. Il s’en vendit une moyenne de soixante-quinze exemplaires par an sur une période de huit ans, assurant néanmoins à Freud une renommée internationale55. Et puis, les attaques et les insultes qu’il dut subir, ainsi que les polémiques que le livre suscita, ne témoignaient-elles pas d’une avancée de la doctrine freudienne dans le champ de la psychiatrie et de la psychopathologie ?
Quant à la réception de la Traumdeutung par les milieux littéraires, philosophiques et artistiques – et notamment par les avant-gardes et le mouvement surréaliste56 –, elle contribua à assurer progressivement à Freud la place éminente qui lui revenait dans l’histoire de la pensée occidentale.
Dès 1897, Nothnagel et Krafft-Ebing avaient proposé la candidature de Freud au poste de professeur extraordinaire à l’université de Vienne. Après de multiples tracasseries administratives, et alors qu’il n’avait jamais enseigné puisqu’il avait opté pour la carrière de médecin de ville, Freud obtint enfin, en février 1902, la nomination tant désirée de professeur extraordinaire57, ce qui signifiait bien que ses travaux commençaient à être reconnus. Désormais, il sera Herr Professor.
À cette date, il y avait déjà un avant et un après Freud. Mais lui, tout à son destin, à la fois lucide, conquérant, amer, doutant et ne doutant pas de son génie, semblait ne pas vouloir encore prendre conscience de l’événement dont il était le démiurge.
1. Pour être remplacé par celui de « sujet dépressif », fatigué de lui-même. J’évoque cette problématique dans Pourquoi la psychanalyse ?, Paris, Fayard, 1999. Plus les femmes seront émancipées au cours du XXe siècle et moins elles seront regardées comme hystériques. En conséquence, l’hystérie masculine sera de plus en plus étudiée.
2. L’historien Mark Micale a imaginé que Freud aurait omis d’exposer des cas d’hystérie masculine (dans les Études sur l’hystérie) en raison de sa trop grande proximité avec cette névrose. Et il avance l’hypothèse, sans l’appuyer sur la moindre preuve, que la neurasthénie de Freud était une hystérie masquée, que celui-ci l’aurait « théorisée » en dissimulant son propre cas derrière sa description des cas de femmes hystériques. Cf. Hysterical Men. The Hidden History of Male Nervous Illness, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2008.
3. Études sur l’hystérie, op. cit., p. 41-47.
4. Breuer attribua à Anna O. (Bertha Pappenheim), qui parlait anglais, l’invention de deux termes : talking cure (cure par la parole) et chimney sweeping (ramonage de cheminée permettant une remémoration).
5. C’est à Albrecht Hirschmüller que l’on doit la meilleure reconstitution biographique de l’histoire de Bertha Pappenheim.
6. Comme je l’ai déjà précisé, je n’aborde pas – ou très peu – la question de l’implantation de la psychanalyse en France, que j’ai déjà longuement étudiée. Sur les relations de Freud et de Janet, on se reportera à HPF-JL, op. cit.
7. Ibid., « Avant-propos ».
8. Ibid., p. 247.
9. Notamment par Ernest Jones, Ola Andersson, Henri F. Ellenberger, Peter Swales, Albrecht Hirschmüller, Mikkel Borch-Jacobsen.
10. La plupart de ces patientes figurent sous leur vrai nom et avec leur véritable itinéraire dans le Dictionnaire de la psychanalyse (1997), rééd. Paris, Le Livre de poche, coll. « La Pochothèque », 2011.
11. Cf. Dora Edinger, Bertha Pappenheim. Leben und Schriften, Francfort, Ned-Tamid Verlag, 1963.
12. Ligue des femmes juives.
13. Sigmund Freud et Stefan Zweig, Correspondance (1987), Paris, Payot & Rivages, 1995, p. 88-89.
14. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, t. I, op. cit., p. 249. Sur la révision de cette légende, on peut consulter, outre les textes de Henri F. Ellenberger et Albrecht Hirschmüller, celui de John Forrester, « The True Story of Anna O. », Social Research, 53, 2, été 1986. J’ai, pour ma part, confié à Mikkel Borch-Jacobsen le passage très éclairant d’un manuscrit inédit de Marie Bonaparte sur les confidences de Freud. Cf. Souvenirs d’Anna O. Une mystification centenaire, Paris, Aubier, 1995. Malgré tous ces travaux, les psychanalystes continuent à préférer la légende d’Anna O. à l’histoire de Bertha Pappenheim. Cf. Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit., p. 1127.
15. Sigmund Freud, lettre à Robert Breuer, 26 juin 1925, citée par Albrecht Hirschmüller, Josef Breuer, op. cit., p. 268.
16. Sigmund Freud, « L’hérédité et l’étiologie des névroses » (1896), in OCF.P, III, op. cit., p. 105-120. Publié en français le 30 mars 1896.
17. Selon le témoignage de Marie Bonaparte, qui tenait l’information de Freud lui-même.
18. L’Église médiévale privilégiait la dévotion et les pèlerinages alors que l’Église issue du concile de Trente (1542) instaure la confession en réponse à l’offensive des protestants. Jacques Le Goff a toujours été convaincu, comme Michel Foucault et Michel de Certeau, que cette pratique a partie liée avec l’invention freudienne.
19. Sigmund Freud, « L’hérédité et l’étiologie des névroses » (1896), in OCF.P, III, op. cit., p. 120.
20. Sigmund Freud, « Sur l’étiologie de l’hystérie » (1896), in OCF.P, III, op. cit., p. 147-180.
21. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., p. 258.
22. Ibid., p. 294.
23. Freud était un grand lecteur des œuvres de Jacob Burckhardt. Elles figurent en bonne place dans sa bibliothèque et sont à l’occasion annotées dans les marges.
24. Sigmund Freud, « Notre cœur tend vers le sud ». Correspondance de voyage, 1895-1923, Paris, Fayard, 2005.
25. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., p. 333.
26. Sigmund Freud, lettre du 21 septembre 1897, dite lettre de l’équinoxe, in La Naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 192 et Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., p. 334-336.
27. Sur cette question, cf. Carlo Bonomi, Sulla soglia della psicoanalisi. Freud e la follia infantile, Turin, Bollati Boringhieri, 2007.
28. En 1977, l’historienne Katharina Rutschky a donné le nom de « pédagogie noire » à ces méthodes éducatives. Le terme a été repris par la psychanalyste suisse Alice Miller. Michael Haneke en a illustré les méfaits en 2009 dans son film Le Ruban blanc.
29. Daniel Paul Schreber, Mémoires d’un névropathe (1903), Paris, Seuil, 1975. Sigmund Freud, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa » (1911), in Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 263-321, et OCF.P, X, op. cit., p. 225-305.
30. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions (1780), in Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 108-109.
31. Cf. Jacques Derrida, « Ce dangereux supplément », in De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967. Cf. également Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe. Essai sur le genre et le corps en Occident (1990), Paris, Gallimard, 1992.
32. Sigmund Freud, La Naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 198 ; Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., p. 344.
33. Ibid., p. 198-199 et 344-345.
34. Dont il existe plusieurs versions.
35. « Roman familial » : expression inventée par Freud et Rank en 1909 pour désigner la manière dont un sujet modifie ses liens généalogiques en s’inventant une autre famille que la sienne. Cf. Otto Rank, Le Mythe de la naissance du héros, Paris, Payot, 1983.
36. Le terme apparaît pour la première fois en 1910 dans « D’un type particulier de choix d’objet chez l’homme » (1910), in OCF.P, X, op. cit., p. 197. Notons que Freud se trompe lui-même sur la première occurrence du fameux « complexe » dans son œuvre. Il la fait remonter à L’Interprétation du rêve, op. cit., p. 229, note 1.
37. Sigmund Freud, « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) » (1905), in Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 1-91, et OCF.P, VI, op. cit., p. 183-291. La meilleure reconstitution de l’histoire de Dora est celle qu’a proposée Patrick Mahony, Dora s’en va. Violence dans la psychanalyse (1996), Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001. Cf. également Arnold Rogow, « A Further Footnote to Freud’s “Fragment of an Analysis of a Case of Hysteria” », Journal of the American Psychoanalytical Association, 26, 1978, p. 311-330. Hélène Cixous, Portrait de Dora, Paris, Éditions Des femmes, 1986. Hannah S. Decker, Freud, Dora and Vienna, 1900, New York, The Free Press, 1991. Dans ce livre, on trouve une belle description des Juifs de Bohême de la fin du siècle.
38. Patrick Mahony, Dora s’en va, op. cit., p. 201.
39. La maladie de Ménière.
40. Comme Felix Deutsch, elle émigra aux États-Unis et échappa aux persécutions nazies. Elle mourut d’un cancer en 1945. Deutsch apprit sa mort dix ans plus tard, et affirma qu’elle avait été, selon un informateur, une « des hystériques les plus rebutantes qu’il ait jamais rencontrées ». Kurt Eissler marqua son opposition à ce témoignage dans une lettre à Anna Freud du 10 août 1952. Par ailleurs, il semble bien qu’elle n’avait jamais tenu les propos sur la fierté d’être un cas célèbre que Deutsch lui avait attribués en 1923.
41. Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve, « Préface à la deuxième édition », op. cit., p. 4.
42. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, t. I, op. cit., p. 384.
43. Karl Albert Scherner, La Vie du rêve (1861), Paris, Champ social, 2003. Alfred Maury, Le Sommeil et les rêves. Études psychologiques sur ces phénomènes, Paris, Didier, 1861. Léon d’Hervey de Saint-Denys, Les Rêves et les moyens de les diriger. Observations pratiques (1867), Île Saint-Denis, Oniros, 1995. Joseph Delboeuf, Le Sommeil et les rêves et autres textes (1885), Paris, Fayard, 1993. Pour une étude d’ensemble, cf. Jacqueline Carroy, Nuits savantes. Une histoire des rêves (1800-1945), Paris, EHESS, 2012. Freud avait rassemblé dans sa bibliothèque un nombre impressionnant d’ouvrages sur le rêve.
44. Cf. Frank J. Sulloway, Freud, biologiste de l’esprit, op. cit., p. 309. Henri F. Ellenberger a consacré de très belles pages aux ouvrages sur le rêve en général et à celui de Freud en particulier. Cf. également Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit.
45. Franz von Thun und Hohenstein (1847-1916), aristocrate, propriétaire terrien et bureaucrate caractéristique de la monarchie impériale. Il fut à deux reprises gouverneur de Bohême avant d’occuper brièvement le poste de ministre-président d’Autriche, de mars 1898 à octobre 1899.
46. Carl E. Schorske, Vienne, fin de siècle. Politique et culture (1961), Paris, Seuil, 1981. Notamment le chapitre « Politique et parricide dans L’Interprétation du rêve ». Cf. également Jacques Le Rider, « Je mettrai en branle l’Achéron. Fortune et signification d’une citation de Virgile », Europe, 954, octobre 2008, p. 113-122.
47. Sigmund Freud, Correspondance, op. cit., p. 408. Freud avait annoncé son choix à Fliess dans une lettre du 17 juillet 1899, op. cit., p. 458. Ferdinand Lassalle, La Guerre d’Italie et la mission de la Prusse, in Politische Reden und Schriften, Berlin, 1892.
48. L’expression splendid isolation était couramment employée pour définir la politique extérieure britannique à la fin du XIXe siècle. Freud la reprit à son compte sur une injonction de Fliess qui tentait de le consoler.
49. Sigmund Freud, Sur l’histoire du mouvement psychanalytique (1914), Paris, Gallimard, 1991, p. 39.
50. Freud vécut toute sa vie à Vienne, ville à laquelle il était d’autant plus attaché qu’il la détestait.
51. Didier Anzieu, L’Auto-Analyse de Freud (1959), Paris, PUF, 1988. Max Schur, La Mort dans la vie de Freud, op. cit. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre II : Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (1954-1955), établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1977, p. 177-207. Marthe Robert, La Révolution psychanalytique. La vie et l’œuvre de Freud, Paris, Payot, 1975, 2 vol. Et le Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit.
52. Alison Rose, Jewish Women in Fin de siècle Vienna, Austin, University of Texas Press, 2008.
53. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., p. 527. Il fallut attendre le 6 mai 1977 pour que ce souhait de Freud fût exaucé et qu’une plaque fût apposée sur le mur de la maison de Bellevue. Et Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., p. 532.
54. En 1988, Gerd Kimmerle et Ludger M. Hermanns donnèrent le nom de Luzifer-Amor à une revue d’histoire de la psychanalyse, dirigée depuis 2004 par Michael Schröter. Cf. Renate Sachse, « Luzifer-Amor 51 », Essaim, 32, 2014, p. 103-113.
55. Norman Kiell, Freud Without Hindsight. Reviews of His Work, 1893-1939, Madison, International Universities Press, 1988. Et Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, op. cit.
56. Sur les relations de Freud avec les surréalistes français que je ne traite pas dans ce livre, cf. HPF-JL, op. cit.
57. La lettre était signée de l’empereur François-Joseph, le 5 mars 1902. Cf. Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, op. cit., p. 476-478.