La psychanalyse, cette étrange discipline à mi-chemin de l’archéologie, de la médecine, de l’analyse littéraire, de l’anthropologie et de la psychologie la plus abyssale – celle d’un au-delà de l’intime –, ne fut jamais réduite par son inventeur à une approche clinique de la psyché. D’emblée, Freud voulut en faire un système de pensée à part entière, susceptible d’être porté par un mouvement dont il serait, non pas le chef, mais le maître. Aussi bien inscrivait-il son enseignement dans l’héritage des grandes écoles philosophiques de l’ancienne Grèce, auquel il ajoutait une certaine tradition laïcisée du messianisme judéo-chrétien. À une époque où se développaient le féminisme, le socialisme et le sionisme, Freud rêvait donc, lui aussi, de conquérir une nouvelle terre promise en devenant le Socrate des temps modernes. Et pour réaliser son projet, il ne pouvait se contenter d’un enseignement universitaire. Il lui fallait fonder un mouvement politique.
À l’âge de quarante-quatre ans, il avait acquis une réelle notoriété au sein du vaste mouvement de rénovation de la psychologie et de la psychiatrie dynamique qui traversait l’Europe depuis la fin du XIXe siècle, avec pour toile de fond la montée en puissance de l’incroyance et une mise en cause des illusions de la religion. Aussi commença-t-il à réunir autour de lui, de façon d’abord informelle, un cercle de disciples qui, pour la plupart, n’appartenaient pas de plain-pied au monde académique viennois. Médecin des cures thermales, Rudolf Reitler, issu d’une famille de la bourgeoisie catholique, fut le premier praticien de ce cénacle. Quant à Max Kahane, médecin mélancolique et francophone d’origine roumaine, ami de jeunesse de Freud, passionné d’hypnose et de thérapies multiples, il accompagna les débuts du mouvement sans pour autant adhérer à la conception freudienne de la sexualité1.
À l’automne 1902, Reitler et Kahane participèrent, avec Alfred Adler et Wilhelm Stekel, à la création de la Société psychologique du mercredi (Psychologische Mittwochs-Gesellschaft, PMG)2, premier cercle de l’histoire du mouvement psychanalytique. Ils furent bientôt rejoints par Paul Federn, qui se comparait volontiers à l’apôtre Paul ou à un officier subalterne de l’armée psychanalytique, puis par Hugo Heller, éditeur et libraire, puis par Max Graf, musicologue, et par Eduard Hirschmann, psychobiographe acharné, et enfin par Isidor Sadger et par son neveu Fritz Wittels, tous deux fanatiquement freudiens et misogynes3.
Immergés dans l’esprit viennois, et presque tous juifs, ces hommes d’une trentaine d’années – nés entre 1865 et 1880 – prirent l’habitude de se réunir le mercredi soir, après avoir dîné, au domicile de Freud. À chaque séance, assis autour d’une table ovale, ils obéissaient au même rituel : ils plaçaient dans une urne le nom des futurs orateurs puis écoutaient en silence la communication de celui dont le nom avait été tiré au sort. Pendant une courte pause, ils buvaient du café noir et mangeaient de délicieux gâteaux. Ils se lançaient alors dans d’interminables discussions tout en fumant à profusion cigares et cigarettes : il était interdit de lire un papier rédigé à l’avance, et nulle femme ne venait troubler ce banquet dont Freud était, malgré lui, le prophète séculier. En ce temps-là, et pour une courte durée, il eut toujours le dernier mot et chacun semblait le vénérer. Sans le dialogue qu’il entretint alors avec cette première génération de disciples, jamais Freud n’aurait pu nourrir son œuvre, comme il le fit, en la remaniant sans cesse à la lumière de ce que chacun lui apportait.
Ces hommes qui ne pratiquaient pas encore la cure psychanalytique se comparaient souvent eux-mêmes à des paladins. Intellectuels et militants, ils étaient très représentatifs de la culture de la Mitteleuropa. En créant ce cénacle, ils cherchaient à calmer leurs angoisses et à donner corps à leurs rêves d’un monde meilleur. Quand ils parlaient de leurs cas cliniques, ils se référaient le plus souvent à eux-mêmes, à leur vie privée souvent tumultueuse, à leur généalogie familiale compliquée, à leurs névroses, à leur identité juive, à leurs troubles psychiques et sexuels, à leur révolte contre leurs pères et souvent à leur mélancolie profonde.
En un mot, ils formaient en quelque sorte une famille élargie et ressemblaient eux-mêmes à leurs patients qui étaient issus d’ailleurs de la même classe sociale que la leur. Nombre d’entre eux furent traités pour leurs pathologies par Freud, et plusieurs prirent l’habitude de soigner leurs proches ou de les diriger vers le cabinet du maître ou de leurs collègues. Épouses, amantes et sœurs devinrent ainsi des patientes et ultérieurement des thérapeutes. Quant aux enfants de ces hommes du premier cercle, ils furent les premiers à expérimenter la cure freudienne, qui ne devint effective parmi eux qu’à partir de 1904.
C’est ainsi que le musicologue viennois Max Graf fit la connaissance de Freud par l’intermédiaire d’Olga Hönig4, qui avait été la patiente de celui-ci en 1897, au moment de l’abandon de la théorie de la séduction. Les deux frères d’Olga s’étaient suicidés et elle-même avait souffert d’une solide névrose. Quand Max rendit visite à Freud, il lui demanda si l’état mental de la jeune fille lui permettait de l’épouser. Freud donna sa bénédiction et, en 1902, Graf rejoignit le cénacle du mercredi. Six ans plus tard, sous le contrôle de Freud, il dirigea la cure de son fils Herbert. Il avait commencé à prendre des notes sur la manière dont l’enfant parlait de la sexualité en posant des questions directes et en se livrant à des attouchements sur son « fait-pipi ». Sous le nom du « petit Hans », Herbert Graf deviendra un cas célèbre, qui permettra à Freud d’illustrer ses théories sur la sexualité infantile et de donner un essor décisif à la psychanalyse des enfants. Freud avait donc traité la mère, puis, quand le père fut devenu son disciple, il accepta qu’il devînt, sous son contrôle, l’analyste de son propre fils. En ces débuts, l’histoire de la psychanalyse ne fut rien d’autre que celle d’une famille recomposée5.
Médecin et écrivain prolixe, Stekel regardait Freud comme un Christ dont il serait l’apôtre. Et il adopta les thèses sexuelles de son maître avec un sectarisme qui le renvoyait à ses propres problèmes névrotiques. Souffrant d’une compulsion pathologique à la masturbation, il fut traité par le Herr Professor au cours de huit séances sans parvenir à se libérer de ses symptômes. Freud admirait son talent et son inventivité et il lui emprunta certains thèmes qu’il fera fructifier dans son œuvre : sur le rêve notamment, et sur le refoulement. Très vite, pourtant, il manifesta envers lui une forte exaspération, au point de le regarder comme un « cochon absolu » et de vouloir s’en séparer6.
Si Alfred Adler fut le premier grand dissident de l’histoire du mouvement psychanalytique, dont il se sépara en 1911, c’est bien parce que, contrairement à Stekel, il n’adhéra jamais aux thèses freudiennes. Au sein de cette communauté du mercredi, il élaborait déjà un système de pensée original centré sur la prévalence du moi – la psychologie individuelle –, qui ne devait rien à celui dont il fut le compagnon et le rival pendant neuf ans. Originaire d’une famille de commerçants juifs de la communauté germanophone du Burgenland, bien plus prospère que celle de la Galicie orientale, Adler attachait beaucoup plus d’importance aux liens de groupe et de fraternité qu’aux relations intrapsychiques et généalogiques. Alors que Freud faisait de la famille la clé de voûte de sa théorie, au point de vouloir appliquer son complexe œdipien à toutes les sociétés, Adler la considérait comme une communauté changeante dont le statut devait être étudié par la sociologie, l’histoire et l’anthropologie. À ses yeux, la névrose était la conséquence d’une lutte entre le féminin et le masculin et elle dérivait d’un sentiment d’infériorité refoulé dès la première relation de l’enfant à la sexualité. Adler s’intéressait au marxisme et il fréquenta Léon Trotski après avoir épousé Raïssa Epstein, qui elle-même fréquentait les rangs de l’intelligentsia russe. En outre, il lui était impossible de regarder Freud, de quatorze ans son aîné, comme un père auquel il lui faudrait se soumettre inconditionnellement.
Non seulement Adler ne fut jamais freudien et ne put jamais accepter la mythologie des Labdacides, mais il n’eut pas avec sa judéité la même relation que Freud. Bien qu’il ne fût pas animé, comme Karl Kraus ou Otto Weininger, d’un sentiment de « haine de soi juive », il voulut, en 1904, échapper à sa condition en se convertissant au protestantisme, ce qui ne l’empêcha pas de mener une vie de libre penseur adepte d’un socialisme réformiste7. Dès cette époque, il se rendit compte qu’il ne pourrait pas être un disciple comme les autres membres du cénacle. Et dès lors, il commença à contester l’idée que la causalité sexuelle pût être le pivot central d’une doctrine psychologique centrée elle-même sur une conception quasi ontologique de la famille et de la fixation incestueuse de l’enfant au parent du sexe opposé. La guerre, puis la rupture, entre les deux hommes étaient inévitables. L’un, bourgeois élégant et lettré, doté de titres universitaires, sûr de son génie, voulait constituer une armée de missionnaires ; l’autre, moins brillant et souffrant de non-reconnaissance académique, était en quête d’un forum de discussion et d’échange : « Les théories d’Adler s’écartaient par trop du droit chemin. Il était temps de faire front contre elles. Il oublie les paroles de l’apôtre Paul que vous connaissez mieux que moi : “Si vous n’avez pas l’amour…” Il s’est créé un système universel, sans amour, et je suis sur le point d’exécuter contre lui la vengeance de la déesse Libido offensée8. »
En mai 1906, quelques disciples offrirent à Freud, pour son cinquantième anniversaire, une médaille de bronze gravée par Karl Maria Schwerdtner et inspirée d’un superbe dessin Jugendstil (Art nouveau) dû à Bertold Löffler, qui servait d’ex-libris au Herr Professor9. Sur l’avers figurait son buste de profil et sur le revers une représentation stylisée de la scène d’Œdipe face à la Sphinge. Nu et appuyé sur un bâton, cet Œdipe viennois, pensif et musclé, ne ressemblait à aucun des portraits connus du personnage de Sophocle. Pas plus d’ailleurs que la Sphinge représentée sous les traits d’une femme moderne un peu sorcière dont la partie bestiale était nettement moins importante que la partie humaine. L’inscription gravée en grec avait été choisie par Federn, et elle ne renvoyait nullement au « complexe d’Œdipe » mais à la véritable signification de l’hubris sophocléen : « Celui qui résolut l’énigme fameuse et fut un homme de très grand pouvoir ».
En lisant ces mots, Freud sembla oublier un instant son interprétation détournée de la tragédie de Sophocle pour se souvenir avec émotion que, lors de ses études universitaires, il avait pris l’habitude d’observer les bustes des professeurs célèbres en se disant qu’un jour, peut-être, le sien y serait installé, accompagné de la fameuse citation10.
Cette année-là, l’éditeur Hugo Heller envoya un questionnaire à Freud ainsi qu’à plusieurs autres intellectuels pour leur demander de nommer dix bons livres qu’ils aimeraient tenir toujours auprès d’eux. Freud répondit le jour de la Toussaint, insistant auprès de l’éditeur sur le fait qu’il ne s’était pas agi pour lui de sélectionner des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, mais bien plutôt des « compagnons », des « livres amis » à qui « l’on doit une partie de sa connaissance de la vie et de sa représentation du monde ». Et il donna dix noms et dix titres en vrac : Multatuli (pseudonyme d’Eduard Douwes Dekker), Lettres et œuvres ; Rudyard Kipling, Le Livre de la jungle ; Anatole France, Sur la pierre blanche ; Émile Zola, Fécondité ; Dimitri Merejkowski, Le Roman de Léonard de Vinci ; Gottfried Keller, Les Gens de Seldwyla ; Conrad Ferdinand Meyer, Les Derniers Jours de Hutten ; Thomas Babington Macaulay, Essais ; Theodor Gomperz, Les Penseurs grecs ; Mark Twain, Esquisses11. Soit deux écrivains français, un néerlandais, deux suisses, deux anglais, un russe, un autrichien, un américain, tous attachés à la tradition des Lumières. Un ouvrage sur la beauté de la jungle opposée aux artifices de la vie moderne, un autre contre le colonialisme, un autre sur l’abolition de l’esclavage, un quatrième sur l’archéologie, un autre encore sur l’amour de la Grèce, un sur la maternité (dont l’auteur était un grand dreyfusiste), un autre sur l’apologie d’un réformiste prussien, un autre encore sur la jouissance dionysiaque, un autre sur la vie du plus grand peintre de la Renaissance, et un dernier consacré à des histoires macabres traitées avec humour par un écrivain qui défendait les Juifs. Freud avait accepté de se plier à une sorte de test associatif, qui autorisa ses lecteurs et futurs exégètes à se livrer à une multitude d’interprétations sur sa vie et son œuvre. Tel Œdipe, les déchiffreurs d’énigmes s’en donnèrent à cœur joie.
À cette époque, il fit entrer dans son cercle d’initiés un jeune autodidacte, apprenti tourneur, âgé de vingt-six ans : Otto Rank. Fils d’un artisan joaillier alcoolique, originaire comme Adler du Burgenland12, celui-ci était atteint d’un rhumatisme articulaire et redoutait autant cette maladie que sa laideur physique. En outre, il avait été victime d’un abus sexuel dans son enfance et souffrait d’une phobie qui lui interdisait de toucher quoi que ce soit sans porter des gants.
Freud l’aimait profondément et le considéra très vite comme son fils adoptif. Il le poussa à entrer à l’Université et à obtenir un doctorat de philosophie. Mais surtout il le nomma secrétaire de la Société du mercredi et le chargea de transcrire les procès-verbaux des réunions. Le cénacle devint alors un haut lieu de la mémoire, et Rank en fut le premier archiviste. Dans les Minutes, soigneusement conservées puis transmises à la postérité, il relate la naissance d’un mouvement en se faisant le messager d’une pensée dialectique élaborée par le cénacle.
En 1907, la Société comptait encore vingt et un membres actifs lorsque Freud prononça sa dissolution. Soucieux alors de respectabilité, et cherchant à marginaliser certains Viennois trop exaltés, trop fanatiques ou trop dissidents à ses yeux, il créa une véritable association, la Wiener Psychoanalytische Vereinigung (WPV), la première institution psychanalytique de l’histoire du freudisme. Il abolit la règle qui contraignait chacun à prendre dans certaines conditions la parole et instaura une réglementation qui, de facto, se fondait sur l’existence d’une hiérarchie entre le maître et ses élèves, voire entre des maîtres et des élèves. Mais surtout, il favorisa l’entrée dans cette nouvelle institution de disciples « étrangers13 », notamment Max Eitingon, Sandor Ferenczi, Karl Abraham, Carl Gustav Jung, Ernest Jones.
C’est ainsi que se constitua, entre 1907 et 1910, le premier noyau des grands disciples de Freud – tous des hommes – qui, progressivement, contribuèrent à l’internationalisation du mouvement. Ils pratiquaient la psychanalyse le plus souvent après avoir suivi une cure chez l’un ou l’autre d’entre eux ou avec Freud lui-même, Federn ou Ferenczi. Au banquet socratique succéda ainsi une sorte d’Académie traversée de querelles mais ayant surtout pour fonction de mettre en œuvre une politique de la psychanalyse décentrée de Vienne et tournée vers l’Europe, et bientôt vers le continent américain. Et pour assurer la transmission du savoir psychanalytique, Freud et ses disciples fondèrent trois revues avec l’aide de Hugo Heller : le Jahrbuch für Psychoanalytische und Psychopathologische Forschungen en 1909, le Zentralblatt für Psychoanalyse, Medizinische Monatsschrift für Seelenkunde en 1910, et enfin Imago deux ans plus tard. La première était une publication généraliste, la deuxième l’organe du mouvement international et la troisième était d’inspiration plus esthétique14.
Au contact des membres de ce nouveau cercle, Freud renoua avec l’intense activité épistolaire qui lui manquait depuis sa rupture avec Fliess. Chaque jour, il écrivait une dizaine de missives en caractères gothiques dans lesquelles il traitait aussi bien de questions théoriques, cliniques ou politiques que de problèmes quotidiens. Dans cette correspondance, le tutoiement, réservé aux amis de jeunesse et aux membres de la famille, était exclu s’agissant des disciples, hommes ou femmes : Lieber Herr Kollege, Herr Doktor, Lieber Freund, Dear Jones, Liebe Marie, chère Princesse, Liebe Lou, Verehrter Freund und liebster alle Männer15.
À tous ses correspondants, Herr Professor demandait des nouvelles de leurs épouses et de leurs enfants, s’intéressant à leur santé et n’oubliant jamais la date de leurs anniversaires. Chaque disciple occupait dans ces échanges une place singulière, et à chacun il parlait des autres de façon à installer entre eux un lien qui passait par lui. Parfois, dans la même journée, il énonçait des propos contradictoires et souvent il commettait de véritables indiscrétions sous prétexte de livrer à un tel des confidences sur un autre et réciproquement. Ainsi chacun avait-il l’impression d’être le préféré du maître. Ces hommes, qui avaient désormais pour mission de fonder autour d’eux des écoles et des groupes afin de divulguer la nouvelle doctrine, étaient tous des militants dévoués à la cause de ce qu’ils pensaient être la plus grande révolution du XXe siècle. Aucun d’eux n’était servile et aucun ne doutait du génie de celui qu’ils s’étaient choisi pour maître. Freud faisait partie de leur famille, de leur vie intime, de leur histoire16.
Cette avancée vers une internationalisation du mouvement psychanalytique fut à l’origine, non seulement de ses différents conflits doctrinaux ou transférentiels, mais aussi de la construction d’une histoire officielle fondée sur la « légende du héros ». Au fil des années, Freud fut regardé par les siens comme un penseur solitaire injustement attaqué mais triomphant glorieusement de ses ennemis, de l’extérieur comme de l’intérieur. En 1914, il contribua lui-même à cette légende en publiant une contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique dans laquelle il affirmait que la psychanalyse était sa « chose » (die Sache) : « La psychanalyse est en effet ma création ; pendant dix ans, je fus le seul individu qui s’occupât d’elle, et tout le mécontentement que cette nouveauté suscita chez nos contemporains s’est déchargé sur ma tête sous la forme de critiques17. » Onze ans plus tard, à la demande d’un éditeur, il rédigea, dans la même veine, une présentation de lui-même (Selbstdarstellung) dans laquelle il exposait son ego-histoire et la genèse subjective de ses découvertes18.
Magnifiquement écrits, ces deux ouvrages unifiaient l’histoire chaotique des origines de la psychanalyse en un récit mythique plausible, structuré par la dualité freudienne du père humilié et du fils rebelle promu à un destin héroïque. Entre-temps, Freud ajouta à cette construction l’idée que la psychanalyse, en tant que discipline, supposait un décentrement du sujet passant par trois humiliations narcissiques19 : ne plus être au centre de l’univers, ne plus être en dehors du monde animal, ne plus être maître en sa propre demeure. Non content d’assigner à sa doctrine un destin œdipien, Freud, qui s’était identifié à Hannibal et à Bonaparte, se regardait aussi désormais comme l’héritier de Copernic. Nouvelle confirmation d’un souci permanent : faire en sorte que son mouvement pût se référer à une épopée des origines – une chanson de geste, avec ses fables, ses mythes, son histoire pieuse, ses images.
En 1908 eut lieu à Salzbourg la première grande réunion des nouveaux « psychologues freudiens ». Quarante-deux personnes venues de six pays y participèrent et projetèrent de se retrouver deux ans plus tard à Nuremberg. Bien décidé à faire sortir la psychanalyse du « ghetto juif viennois », Freud fonda alors, en 1910, avec Ferenczi l’Internationale Psychoanalytische Vereinigung (IPV)20 qu’il surnomma le « Verein » (association). Et il en confia la direction à Jung. Dans son allocution, Ferenczi se livra à un brillant exercice d’historien du sérail en distinguant trois grandes étapes dans le mouvement psychanalytique : l’époque dite « héroïque » (1896-1907), durant laquelle Freud avait construit un petit cénacle ; l’époque dite « de Jung » (1907-1909), qui lui avait permis d’implanter la psychanalyse sur le terrain de la psychiatrie ; et enfin l’époque dite « américaine » (1909-1910), consécutive à son voyage outre-Atlantique.
Après cette envolée, Ferenczi affirma la nécessité pour le mouvement de se plier à une discipline rationnelle tout en faisant preuve d’une grande lucidité quant au devenir des organisations : « Je connais bien la pathologie des associations et je sais combien souvent, dans les groupements politiques, sociaux et scientifiques, règnent la mégalomanie puérile, la vanité, le respect des formules creuses, l’obéissance aveugle, l’intérêt personnel au lieu d’un travail consciencieux consacré au bien commun21. » Jusqu’en 1918, après Salzbourg et Nuremberg, le Verein tiendra ses congrès tous les deux ans dans le monde germanophone, celui des Empires : Weimar (1911), Munich (1913), Budapest (1918). Par la suite, après la Grande Guerre, de 1920 à 1936, le choix s’élargira avec des va-et-vient, incluant les Pays-Bas, la Suisse, la Grande-Bretagne : La Haye, Berlin, Salzbourg, Bad-Homburg, Innsbruck, Oxford, Wiesbaden, Lucerne, Marienbad.
Représentant typique de l’intelligentsia budapestoise, Sandor Ferenczi était le fils d’un libraire juif d’origine polonaise qui avait soutenu le printemps des peuples en épousant la cause du libéralisme. Élevé dans l’esprit des Lumières par un père adoré, il s’était engagé avec ferveur dans des études médicales, tout en ayant la conviction, comme les intellectuels de sa génération, qu’il fallait dépouiller l’ancienne Hongrie de ses rêves passéistes afin de la transformer en un pays moderne, semblable aux démocraties occidentales.
Aussi fut-il d’emblée, et contrairement à Freud, ouvert aux débats menés par les revues d’avant-garde à propos de l’Art nouveau (Jugendstil), de l’émancipation des femmes, de la liberté sexuelle et de l’expansion des nouvelles sciences de l’homme. En 1905, âgé de trente-deux ans, et après avoir travaillé à l’hôpital Saint-Roch, il s’était installé dans un cabinet privé où il pratiquait la médecine générale, la neurologie et la psychiatrie, tout en travaillant comme expert auprès des tribunaux. Immergé dans le darwinisme, féru d’hypnose, de spiritisme, de télépathie, d’occultisme et de mythologies, fasciné par l’étude des drogues et des phénomènes psychosomatiques, aussi cultivé en philosophie qu’en littérature, il avait pris la défense des homosexuels – les « uraniens » – dans un texte courageux présenté devant l’Association médicale de Budapest.
Prenant appui sur les travaux de Magnus Hirschfeld22, Ferenczi réfutait toutes les stigmatisations et s’opposait à la théorie de la dégénérescence, valorisant l’idée de la bisexualité propre à l’espèce humaine. Et de citer pêle-mêle Platon, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Oscar Wilde : « Nul ne punit les humains qui s’aiment d’un amour hétérosexuel. De même, l’homosexualité, dans la mesure où elle ne cause aucun dommage à la société, n’a pas à être sanctionnée. Les juristes sont parfois en droit de protéger les intérêts de notre société mais non de punir quelqu’un pour un acte bénin. En faisant cela, ils rejettent immanquablement des êtres de grande valeur mais d’instinct malheureux qui deviennent la proie d’individus louches et misérables. Ceci n’est pas dans l’intérêt de la société23. »
Sensuel, féminin et sensible à la souffrance de ses patients, Ferenczi rencontra Freud en 1908 et devint son plus proche disciple, non pas un dauphin ou un héritier, mais un fils adoptif aimé du maître au point que celui-ci rêva de lui donner sa fille Mathilde pour épouse. Ferenczi se désignait lui-même comme un « paladin », un « grand vizir secret » ou encore un « astrologue de cour », qui adorait rendre visite aux voyantes budapestoises. Il n’hésitait pas à se livrer à des controverses, refusant l’autoritarisme de Freud sans jamais songer à le quitter. Pendant un quart de siècle, les deux hommes échangèrent mille deux cents lettres : un trésor d’invention clinique et théorique ponctué de confidences et de précieux témoignages sur les mœurs et la vie quotidienne des freudiens de la Belle Époque. Beaucoup plus thérapeute que Freud, Ferenczi inventa la notion de contre-transfert et ne cessa, tout au long de sa vie, de modifier les principes de la cure et d’introduire une empathie particulière dans la relation avec ses patients et ses élèves.
Comme la plupart des disciples du premier cercle, il mêlait les cures à la vie privée et aux affaires de famille. En 1908, il prit en analyse sa maîtresse, Gizella Palos, non encore divorcée de son premier mari et dont la fille aînée, Magda, était mariée à son propre frère, Lajos Ferenczi. Trois ans plus tard, il décida d’analyser Elma, la fille cadette de Gizella, qui souffrait de dépression et dont il ne tarda pas à tomber amoureux. Au fil des lettres, il confia ses difficultés à Freud qui, une fois de plus, se livra avec délectation à ses activités de « marieur juif » et de grand connaisseur des amours intrafamiliales. Il avait lui aussi traversé des situations identiques, soit en tombant amoureux d’une jeune fille dont la mère l’attirait, soit en cherchant à arracher une fiancée à l’influence d’une mère tout en devenant le complice de son autre fille. En outre, il ne cessait de s’interroger sur le désir d’inceste propre à l’espèce humaine24 et sur la question des relations entre amour et transfert.
Confondant désir, amour et transfert, Ferenczi décida d’épouser Elma, tout en contraignant Freud à prendre celle-ci en analyse. Quelque temps plus tard, il fit marche arrière et renonça à ce mariage après avoir lui-même analysé son contre-transfert sur le divan du maître. Croyant aimer la fille, il aimait en réalité la mère et il finira par l’épouser quand il s’apercevra qu’elle tenait à lui. En 1919, relisant leur échange épistolaire où se trouvait consignée toute « l’histoire récente des développements de la psychanalyse », Ferenczi adressa un grand merci à Freud pour sa sollicitude : « À cette occasion, j’ai compris comme dans une illumination que, depuis le moment où vous m’avez déconseillé d’épouser Elma, j’avais fait preuve d’une résistance contre votre personne que même la tentative de cure psychanalytique n’a pu surmonter, et qui était responsable de toutes mes susceptibilités. Une rancœur inconsciente au cœur, j’ai cependant suivi en “fils” fidèle tous vos conseils, j’ai quitté Elma, je me suis de nouveau tourné vers ma femme actuelle (Gizella), auprès de laquelle j’ai persévéré, malgré d’innombrables tentations répétées25. »
Autant Freud se montrait affectueux avec Ferenczi, autant avec Karl Abraham il conservait une certaine distance. Affable, attentif, éloquent, cultivé, Abraham resta jusqu’à sa mort prématurée, en 1925, un orthodoxe intelligent de la doctrine psychanalytique, un « rocher de bronze », selon les termes de Freud, consacrant tous ses efforts à l’implantation des idées communes dans le milieu psychiatrique berlinois, et à l’organisation d’une solide association de cliniciens. Seul disciple à ne pas solliciter Freud pour prendre son avis sur certaines affaires sentimentales ou d’éventuelles relations sexuelles avec ses patientes, il analysera néanmoins sa fille, Hilda Abraham, âgée de six ans, qui deviendra psychanalyste, et il décrira son « cas » dans un article de 191326. C’est en décembre 1907 qu’il se rendit à Vienne pour rencontrer Freud qui avait déjà reçu quelques mois auparavant la visite de Max Eitingon, venu de Zurich et qu’il analysera au cours de « promenades vespérales ».
Deuxième fils d’une famille de Juifs orthodoxes issus de Biélorussie, Max Eitingon, sioniste convaincu, était habitué depuis son enfance à mener une vie itinérante. Il avait douze ans quand son père, riche commerçant en fourrures, s’était installé à Leipzig et il y avait effectué sa scolarité avant d’entreprendre, comme auditeur libre, des études universitaires à Marbourg puis à Heidelberg. En 1902, après avoir choisi de devenir psychiatre, il avait poursuivi son assistanat à la clinique du Burghölzli de Zurich, auprès d’Eugen Bleuler, et c’est là qu’il avait fait la connaissance de Carl Gustav Jung et d’Abraham, qu’il rejoindra en 1909 à Berlin où il demeurera jusqu’à son départ définitif en Palestine en 193427. C’est en février 1920, après l’effondrement des Empires centraux, qu’il réalisera, pour l’amour de la psychanalyse, la grande œuvre de sa vie : le Berliner Psychoanalytisches Institut (BPI), premier institut de formation qui allait servir de modèle à tous ceux qui seraient fondés par la suite dans le monde entier28. Tout au long de son existence tumultueuse, il mit sa fortune au service de son Institut, proposant aussi, dans le cadre d’une « policlinique29 », des cures gratuites à l’intention des démunis, mais payantes pour les autres patients. En 1930, il était devenu à lui seul, selon le mot d’Ernest Jones, « le cœur de tout le mouvement psychanalytique international ».
Situé sur la colline boisée du quartier de Riesbach, au sud-est de Zurich, l’immense hôpital du Burghölzli accueillait, depuis sa fondation en 1870, des patients atteints de troubles mentaux. Les architectes avaient pris soin de construire la bâtisse le dos tourné au lac afin d’épargner la vue de l’eau aux pensionnaires tentés par le suicide. Sous la houlette d’August Forel puis d’Eugen Bleuler, une approche nouvelle de la folie s’était imposée, à l’aube du XXe siècle, au cœur de cette prestigieuse forteresse qui allait devenir, au fil des années, un passage obligé pour tous les spécialistes des affections de l’âme. Dans ce contexte, l’ouverture freudienne au monde du rêve et de l’inconscient suscitait l’enthousiasme : les jeunes thérapeutes de la folie regardaient l’œuvre viennoise comme une innovation susceptible de sortir le savoir psychiatrique du nihilisme thérapeutique.
En 1898, au moment où Bleuler commençait à diriger l’établissement, la psychiatrie de langue allemande – rayonnante en Europe et dans le monde entier – était encore dominée par la nosographie d’Emil Kraepelin. Contemporain de Freud, celui-ci avait construit une classification rigoureuse des maladies mentales tout en restant attaché à une conception répressive de la folie, qui ne cherchait guère à améliorer le sort des aliénés. Malgré sa puissance, le système kraepelinien était pourtant déjà en train de se fissurer sous l’effet des progrès réalisés par une approche fondée sur l’écoute des sujets. Entendre la souffrance des patients, déchiffrer leur langage, comprendre la signification de leur délire et instaurer avec eux une relation transférentielle : tel était le programme thérapeutique prôné par l’équipe hospitalière du Burghölzli30.
Et c’est à travers un travail de longue haleine consacré à la démence précoce (Dementia praecox) que Bleuler synthétisa en 1911 cette approche en donnant le nom de schizophrénie à une forme de folie caractérisée par une incohérence de la pensée et une activité délirante. Sans renoncer à l’étiologie organique, il situait la maladie dans le champ des affections psychologiques et il la caractérisait par une dissociation de la personnalité (Spaltung) et un repli sur soi (autisme)31.
Bien qu’il ne partageât pas la conception freudienne de la sexualité, Bleuler proposait d’intégrer l’approche psychanalytique au traitement des psychoses. D’où cette analogie : de même que Freud avait transformé l’hystérie en un paradigme moderne de la névrose, de même Bleuler inventait la schizophrénie pour en faire le modèle structural de la folie au XXe siècle.
Quand Jung, alors assistant de Bleuler, prit contact avec Freud, en octobre 1905, celui-ci savait déjà que cette rencontre allait être décisive pour l’histoire de son mouvement. Jusqu’à cette date, en effet, la cure psychanalytique semblait réservée au traitement des névroses, et voilà que maintenant s’ouvrait pour elle, hors de Vienne et loin de Berlin, le continent de la psychose : une nouvelle « terre promise ». Autant la psychanalyse était un phénomène urbain, qui allait de pair avec la transformation de la famille classique et supposait la confrontation du sujet avec lui-même, autant la psychiatrie, discipline médicale, restait tributaire d’une conception collective du soin psychique. Et d’ailleurs, depuis le milieu du XIXe siècle, l’organisation de l’asile se déployait hors des villes et en pleine nature. Elle supposait la création de lieux de vie, transitoires ou définitifs, capables de suppléer à des familles défaillantes qui ne pouvaient s’occuper de leurs proches. C’est ainsi que s’étaient développés, sur le modèle des pensionnats et des sanatoriums, de grands espaces hospitaliers publics ou privés, à l’intérieur desquels cohabitaient médecins et patients, infirmiers et soignants. Grâce à une organisation fédérale et à une situation géographique privilégiée, associée à une tradition pédagogique intense d’inspiration calviniste, la Suisse était devenue en quelques décennies – avec ses nombreux lacs et ses régions montagneuses – l’un des pays d’Europe où les cliniques étaient les plus prospères. Comme Bleuler et comme toute l’équipe du Burghölzli, Jung ne buvait pas une goutte d’alcool. Ayant une connaissance intime de la folie, il éprouvait une réelle attirance pour les patients psychotiques. Il ne redoutait jamais leurs menaces parce qu’il se savait capable de rendre les coups et il organisait avec eux des soirées dansantes et des bals costumés.
Pour la première fois, Freud allait se confronter à un jeune disciple d’une intelligence exceptionnelle, brillant élève de Bleuler, qui ne lui devait rien et qui était déjà connu pour ses propres travaux sur l’association libre et la psychogenèse des maladies mentales32. Aussi voulut-il d’emblée transformer ce fils de pasteur, talentueux et à l’occasion mythomane, en un dauphin qui lui serait, croyait-il, d’autant plus utile qu’il n’était ni juif ni viennois. En octroyant une telle place à cet homme de trente ans rêvant comme lui d’un glorieux destin, il pensait soustraire la psychanalyse à la qualification tant redoutée de « science juive », qui allait de pair avec l’accusation de « pansexualisme33 ». En conséquence, durant cette période, il refusa de voir que son cher prince héritier, qu’il comparait volontiers à Josué34, entretenait avec la « question juive » une relation pour le moins ambiguë35. Et cela n’avait pas échappé à Karl Abraham : « Soyez tolérant, lui dira Freud en 1908, il vous est plus facile qu’à Jung de suivre mes pensées car […] de par notre parenté raciale, vous êtes plus proche de ma constitution intellectuelle, tandis que lui, en tant que chrétien et fils de pasteur, ne trouve le chemin qui mène jusqu’à moi qu’au prix de grandes résistances intérieures. Son ralliement n’en a que plus de valeur. Je dirais presque que seule son entrée en scène a soustrait la psychanalyse au danger de devenir une affaire nationale juive36. »
Autant Freud était l’héritier d’une conception rationaliste de la science et d’un universalisme qui ne tolérait aucune forme de relativisme, autant Jung était issu d’une tout autre tradition où se mêlaient ésotérisme, antimatérialisme, spiritisme, occultisme, élan vers la spiritualité, attirance pour l’inconscient subliminal et les phénomènes de personnalité multiple37, adhésion enfin à la psychologie des peuples. Neurologue et physiologiste, Freud cultivait l’abstinence tout en fondant sa doctrine sur le primat de la pulsion sexuelle. Psychiatre et lecteur de textes philosophiques – Kant, Nietzsche et Hegel –, Jung se voulait au contraire l’adepte d’une conception élargie de la libido entendue comme « énergie vitale ». Tout à la fois polygame et calviniste, il n’hésitera pas à multiplier les aventures amoureuses avec ses patientes dont il fera des disciples.
La relation entre les deux hommes fut d’abord passionnelle, avant de devenir conflictuelle puis guerrière. Après la rupture de 1913, Freud accusera Jung de céder à la « boue noire de l’occultisme », tandis que Jung vivra comme une libération sa rupture avec Freud, bien qu’il fût ensuite en proie à une crise mélancolique38. Toute sa vie, il aura conscience de la suprématie de la doctrine freudienne sur la sienne39, alors même qu’il se sentait socialement supérieur à Freud, qui n’était à ses yeux qu’un fils de commerçant juif issu d’une classe populaire et marié à une femme pauvre40. Quant à Freud, convaincu de la valeur de son système de pensée, il aura, une fois de plus, aimé un homme qu’il regarda d’abord comme un fils et un disciple, avant de le transformer en ennemi.
Jung avait eu une enfance perturbée, au point d’être hanté, une fois devenu adulte, par des souvenirs terrifiants qui lui faisaient haïr les Jésuites et l’Église catholique, et lui rappelaient combien le sentiment qu’il éprouvait d’une indignité fantasmatique avait été présent tout au long de sa scolarité. Sans cesse en effet on lui avait rappelé qu’il était le petit-fils d’un autre Carl Gustav – dit « l’Aîné » –, médecin et recteur de l’université de Bâle, dont une légende tenace voulait qu’il fût le fils naturel de Goethe.
Coléreux, révolté contre l’ordre patriarcal et sujet à de nombreuses syncopes, le jeune Jung se réfugia très tôt dans la contemplation et l’étude des grands textes de la civilisation occidentale, avant de s’orienter vers des études médicales. Il avait acquis une connaissance intuitive de la folie au sein de sa propre famille, et notamment auprès de sa mère, Emilie Preiswerk, qui s’adonnait devant lui au spiritisme en compagnie de son propre père, un pasteur illuminé, de son frère et de ses nièces. Quand il commença à échanger avec Freud une très riche correspondance, il eut le sentiment d’avoir croisé un messie capable de le sauver de son « indignité » liée à un attentat sexuel : « En fait – ce que je dois vous avouer avec réticence –, je vous admire sans bornes en tant qu’homme et chercheur, et, consciemment, je ne vous jalouse pas. Ce n’est donc pas de là que vient mon complexe d’autoconservation, mais de ce que ma vénération pour vous a le caractère d’un engouement passionné, religieux qui, quoi qu’il ne me cause aucun autre désagrément, est toutefois répugnant et ridicule pour moi à cause de son irréfutable consonance érotique. Ce sentiment abominable provient de ce qu’étant petit garçon, j’ai succombé à l’attentat homosexuel d’un homme que j’avais auparavant vénéré41. »
Devenu l’assistant de Bleuler en 1895, Jung soutint sa thèse sur le cas d’une jeune médium atteinte de somnambulisme et dont on découvrira par la suite qu’il s’agissait de sa cousine, Helene Preiswerk. Dans cette étude, véritable autobiographie masquée, il brossait un tableau terrifiant de l’univers familial de sa patiente qu’il traitait de façon méprisante en la réduisant à un sujet d’observation, soulignant que ses parents étaient des malades mentaux. Bien accueilli par Flournoy, ce texte souleva néanmoins une tempête d’indignations42.
Jung eut alors la chance d’échapper à sa famille en épousant une femme belle, intelligente, riche et distinguée, Emma Rauschenbach, dont la fortune lui permit, non seulement d’écrire sans avoir besoin de se préoccuper de ses revenus, mais aussi de vivre dans des conditions privilégiées tout en fréquentant les meilleurs cercles de la haute bourgeoisie financière de la Suisse alémanique. Malgré la servitude de sa position de mère et d’épouse, épuisée par ses nombreuses grossesses et meurtrie par les infidélités de son mari, Emma devint sa disciple après avoir été analysée par lui.
Le dimanche 3 mars 1907, très élégante comme à son habitude, elle accompagna son mari à Vienne pour sa première rencontre avec Freud. Celui-ci l’accueillit à son hôtel un bouquet de fleurs à la main. Intimidé, Jung avait demandé à Ludwig Binswanger de se rendre avec lui à ce rendez-vous tant attendu. Neveu d’Otto Binswanger, grand patron de la célèbre clinique de Kreuzlingen où avait séjourné Bertha Pappenheim, le jeune Ludwig désirait ardemment faire la connaissance de ce maître qu’il admirait tant43.
Impressionné par Emma, si différente des femmes de son entourage et surtout issue d’une tout autre classe sociale que la sienne, Freud se montra d’une exquise amabilité. Invités à partager le repas de la famille réunie au grand complet, les convives comprirent très vite combien les deux hommes étaient pressés de se retrouver seuls pour entamer un dialogue qui s’acheva au milieu de la nuit44. Jung parla sans s’arrêter pendant trois heures, et Freud finit par l’interrompre pour lui proposer de converser de façon ordonnée. L’échange se poursuivit alors pendant dix heures, et chacun eut le sentiment de partager avec l’autre des opinions convergentes. Pourtant, Jung fut frappé par l’absence « totale de conscience philosophique » de son interlocuteur, par son « positivisme » et par l’importance extravagante qu’il accordait à sa théorie sexuelle.
Tandis qu’ils devisaient, un bruit retentissant provenant de la bibliothèque les fit sursauter. Convaincu qu’il s’agissait d’un phénomène d’« extériorisation cataleptique45 », Jung, toujours à l’affût des voix de l’au-delà, annonça qu’un deuxième bruit ne tarderait pas à se faire entendre. Freud qualifia de « pure sottise » les superstitions de son hôte, qui crut déceler sur son visage une marque de terreur quand un deuxième craquement se produisit.
Convaincu de la profondeur du génie de Freud, Jung fut toutefois d’emblée convaincu que sa névrose deviendrait un obstacle insurmontable dans leurs relations. De son côté, malgré sa crainte que Jung ne fût pas à la hauteur de ses espérances, Freud lui proposa d’entrer dans son cénacle sans se douter que, très vite, celui-ci, imbu de sa supériorité, les regarderait comme un « ramassis d’artistes, de décadents et de médiocres46 ». En réalité, dès cette première rencontre, Freud et Jung se trouvèrent déjà l’un vis-à-vis de l’autre dans une situation intenable. Freud croyait avoir trouvé un héritier susceptible d’adhérer à sa doctrine et Jung pensait avoir rencontré un père capable de l’aimer. Mais, au moment même où l’un et l’autre cherchaient à se convaincre de la puissance de leur union, le fils se révoltait déjà contre le père, tandis que Freud redoutait que ce Josué imaginaire ne devînt son principal rival.
En outre, aucun des deux protagonistes ne voulait voir, à cette époque, que l’invention freudienne n’était guère adaptée, stricto sensu, à la clinique psychiatrique. Or, la majorité des élèves de Herr Professor – Jung en tête – étaient des psychiatres qui pensaient, à juste titre d’ailleurs, que la méthode psychanalytique, héritée de l’approche dynamique, allait transformer de fond en comble le regard que la société occidentale portait sur la folie. Et si Freud considérait cette discipline comme une terre promise à conquérir, les psychiatres regardaient la psychanalyse comme l’arme qui leur permettrait d’effectuer cette conquête.
Quoi qu’il en soit, la conceptualité psychanalytique procédait en effet d’un véritable rejet des notions en vigueur dans la psychiatrie et la psychologie médicale. Jamais Freud, qui pourtant admirait Philippe Pinel, n’usait du vocabulaire des aliénistes : état mental, personnalité, caractère, dédoublement, psychologie clinique, aliénation, conduite, etc. Il ne prescrivait pas de remèdes, ne songeait pas à l’aménagement des asiles et ne s’occupait pas de la gestion de la vie collective des malades mentaux. Il ne prenait en compte que la parole, le langage, la sexualité, la névrose, la vie, la mort. À ses yeux, la destinée humaine s’organisait autour d’instances, de principes énergétiques, de topiques. En un mot, Freud définissait la psychose comme la reconstruction inconsciente d’une réalité délirante et il l’inscrivait dans une structure tripartite en vertu de laquelle elle se différenciait de la névrose et de la perversion.
Ni psychiatre ni sexologue, Freud rejetait toutes les formes de nomenclatures. Et, du coup, il ne pensait pas sérieusement que l’on pût analyser les fous puisque chez eux l’inconscient était à nu. C’est ainsi que, quand il avait affaire à la folie individuelle, il tentait toujours de la « névrotiser ». Freud était avant tout un médecin de la psyché, un humaniste des mots, du rêve et des mythologies, un clinicien de la souffrance solitaire, un homme de science formé à la neurologie et à la physiologie. Le monde de la psychiatrie, avec ses classifications normatives, son univers asilaire, son observation des corps et des comportements, ce monde-là, politiquement organisé comme un État dans l’État, ce monde clos – celui de Bleuler, de Jung, de Binswanger et de bien d’autres – n’était pas le sien.
Le lendemain de la rencontre mémorable à la Berggasse, Freud se livra à son exercice favori en demandant à Jung et à Binswanger de lui raconter leurs rêves : « Je ne me rappelle plus le rêve de Jung, dira Binswanger, mais je me souviens de l’interprétation qu’en donna Freud. Elle tendait à montrer que Jung voulait le détrôner pour prendre sa place. Moi-même je rêvais de l’entrée de la maison du 19 Berggasse, qui se trouvait justement en reconstruction, et du vieux lustre recouvert à la hâte, en raison de la réfection. L’interprétation de Freud qui ne me parut pas précisément convaincante […] était que le rêve contenait le souhait d’épouser sa fille (aînée), en même temps que le refus de ce souhait, puisqu’il déclarait […] : “Je n’épouse pas quelqu’un qui est d’une maison où pend un lustre si miteux.”47 »
Freud et Jung continuèrent pendant longtemps à se livrer à leur passion d’interpréter les rêves. L’un et l’autre, comme tous les disciples du premier cénacle, avaient la certitude que désormais, grâce à leur doctrine commune, l’inconscient avait fait une entrée spectaculaire dans la vie quotidienne des sociétés européennes. Tout se passait comme s’il ne serait plus longtemps envisageable d’immerger le rêve dans le sommeil, de le dissimuler dans le tréfonds d’une vie nocturne, puisque, par le miracle de l’interprétation freudienne, l’homme lui-même était devenu l’incarnation du rêve. Telle était la maxime des temps nouveaux, que le poète Joë Bousquet résumera en une formule saisissante : « J’appartiens désormais à un temps où l’on ne rêvera plus, l’homme étant devenu le rêve. »
Les freudiens de cette génération avaient la conviction que la révolution symbolique dont ils étaient les représentants devait s’étendre à tous les domaines de la pensée. Il fallait « appliquer » la psychanalyse à la littérature, à l’étude des mythes et des religions, à la science historique, à l’anthropologie, à l’art et à l’ensemble des productions humaines. D’intenses discussions se poursuivaient au sein de la Société du mercredi, puis de la WPV, pour distinguer la psychanalyse appliquée de la « pathographie » qui s’était développée à mesure que le discours médical prétendait régenter la vie des fous.
C’est dans ce contexte que Jung reçut, avec un vif plaisir, l’essai de Freud consacré à un roman de Wilhelm Jensen : Gradiva, fantaisie pompéienne48. Le jeune Zurichois adorait, lui aussi, raconter des rêves et comparer les textes littéraires aux récits cliniques. Et il s’intéressait déjà aux grandes mythologies cosmiques et à l’orientalisme. Il savait, à ce propos, que Freud avait été séduit par un fameux bas-relief représentant une jeune fille grecque en train de marcher, le vêtement légèrement retroussé laissant voir des pieds chaussés de sandales, l’un posé à plat sur le sol, l’autre soulevé au point que seul le bout des orteils semblait effleurer la terre. Telle était Gradiva, femme mystérieuse, moulée dans la pierre, drapée dans une tunique aux plis désordonnés, et avançant d’un pas guerrier vers une destination inconnue : allait-elle au combat ou voulait-elle donner la vie ?
Publié en 1903, le récit de Jensen réunissait tous les thèmes de la littérature amoureuse du début du siècle : confusion entre rêve et réalité, voyage entre passé et présent, entre délire et désir, omniprésence de ruines antiques, de femmes mortes, de deuils et de passions évanescentes. Freud fut à ce point attiré par Gradiva qu’il fit l’acquisition d’un moulage du bas-relief et l’accrocha au mur de son bureau.
Dans la nouvelle de Jensen, Norbert Hanold, un jeune archéologue, tombe amoureux de la femme du bas-relief qui captive son regard. Dans un cauchemar, il la voit victime de l’éruption qui avait englouti Pompéi au Ier siècle de l’ère chrétienne. Convaincu à son réveil de la véracité de ce rêve, il part pour Pompéi après avoir aperçu dans la rue une silhouette semblable à celle de Gradiva. Et c’est alors qu’en visitant les ruines il croit la rencontrer en apercevant une jeune fille bien réelle, Zoé Bertgang, dont le nom signifie : « celle qui brille par sa démarche ». Comprenant l’état mental dans lequel se trouve Hanold, elle entreprend de le guérir avec succès en parvenant à faire émerger de sa mémoire des souvenirs refoulés. De fait, elle habite la même ville que lui et, dans leur enfance, ils avaient été de bons compagnons de jeux.
On comprend que Herr Professor ait pu être séduit par ce texte sur lequel Jung avait lui-même attiré son attention. Cette fiction semblait mettre en scène les mécanismes de l’inconscient et du rêve, tout en faisant tenir à des personnages romanesques les rôles respectifs du patient et du thérapeute. Aussi bien Freud pouvait-il conforter sa thèse selon laquelle les rêves inventés par les écrivains sont susceptibles d’être interprétés comme ceux des patients. Mieux encore, ce récit illustrait parfaitement ce qu’il avait affirmé à Arthur Schnitzler : « Je me suis souvent demandé avec étonnement d’où vous tenez la connaissance de tel ou tel point caché, alors que je ne l’avais acquise que par un pénible travail d’investigation. Et j’en suis à admirer l’écrivain que déjà j’enviais49. »
Freud voulut aller plus loin, mais se heurta alors à de sérieuses difficultés. En effet, après avoir envoyé à Jensen un exemplaire de son livre, il reçut en réponse une aimable lettre lui donnant acte de sa compréhension du récit. Mais, sur le conseil de Jung, qui lui avait signalé l’existence de deux autres textes de l’écrivain, il imagina que Jensen avait éprouvé un violent désir incestueux pour sa sœur cadette, handicapée par un pied bot. Une fois de plus, il se trompait et se fit éconduire. Agacé par ses demandes, Jensen expliqua pour finir qu’il n’avait pas de sœur mais que, dans son enfance, il avait en effet éprouvé des sentiments amoureux pour une amie prématurément disparue. C’est ainsi que Gradiva connaîtra, grâce à Freud, une incroyable postérité, notamment chez les surréalistes. Selon la conception freudienne de la névrose, Hanold avait tout de l’hystérique. Mais, pour Jung, ce roman était l’expression d’un vrai délire au sens psychiatrique du terme.
La folie, Freud la rencontra sans cesse parmi ses patients et ses disciples, qui trouvaient dans la tragédie œdipienne de la révolte des fils contre les pères l’écho de leur propre rébellion.
C’est dans ce contexte qu’Otto Gross croisa l’aventure freudienne. Fils unique50, celui-ci avait été élevé comme un prince par ses parents qui voyaient en lui un prodige d’intelligence. Son père, Hans Gross, ami de Krafft-Ebing et admirateur des premiers écrits de Freud, rêvait d’associer cet enfant surdoué à ses propres travaux. Aussi lui donna-t-il une éducation privilégiée sans reproches ni contraintes, qui contrastait singulièrement avec les thèses qu’il défendait et qu’il mettait au service de la police scientifique. Adepte de la lutte contre la prétendue dégénérescence des sociétés, ce célèbre pénaliste entendait en effet combattre la prostitution, l’homosexualité, les perversions et la pornographie, non seulement par la répression policière mais aussi par l’interdiction des romans jugés « immoraux ». Il s’en prenait aux femmes « virilisées », aux anarchistes, aux vagabonds et aux Tsiganes, « fourbes et voleurs ».
Soumis pendant des années à l’amour de ce père dont les théories délirantes semblaient être d’une absolue rigueur et surtout conformes à l’idéologie racialiste de la fin du XIXe siècle51, Otto Gross devint un brillant psychiatre. Mais, au lendemain de l’obtention de son doctorat, il s’embarqua comme médecin de bord sur les paquebots de la ligne Hambourg-Amérique du Sud et s’adonna à diverses drogues : cocaïne, opium, morphine.
À son retour, après différents stages dans des cliniques neurologiques, à Munich et à Graz, il se soumit à une première cure de désintoxication à la clinique du Burghölzli. En 1903, il épousa Frieda Schloffer, et, par elle, il fit la connaissance de Marianne Weber, la femme du sociologue Max Weber52, et des sœurs von Richthofen avec lesquelles il eut une liaison. Nommé privat-docent et agrégé de psychopathologie, Gross devint l’assistant d’Emil Kraepelin à Munich et s’enthousiasma pour l’œuvre freudienne tout en exigeant d’être considéré comme un prophète. Après avoir rencontré Freud, qui n’était pas mécontent d’avoir pour disciple le fils d’une telle célébrité, il s’orienta vers la pratique de la psychanalyse en fréquentant le milieu intellectuel du quartier de Schwabing à Munich où se mêlaient, au début du siècle, les disciples de Stefan George et de Ludwig Klages. Comme le souligne Jacques Le Rider, le nietzschéisme y prenait la forme d’une métaphysique de l’« éros cosmogonique », où se manifestait la nostalgie d’un dionysisme archaïque inspiré par les recherches mythologiques de Bachofen sur le « matriarcat ».
Et c’est à travers ce culte, et en prônant l’immoralisme sexuel et la pratique de l’extase, que Gross milita en faveur de la psychanalyse pour prendre le contrepied des thèses de son père et valoriser tout ce que celui-ci condamnait : la fragilité des êtres, l’hédonisme, le plaisir, le matriarcat, les anormaux, le féminisme, la révolte des femmes : « Les dégénérés sont le sel de la terre » et « l’état le plus sain pour le névrosé doit être l’immoralisme sexuel », dira-t-il. En bref, il mêlait freudisme et nietzschéisme pour élaborer un « programme » de libération sexuelle qui sera repris plus tard mais autrement par Wilhelm Reich et les freudo-marxistes.
En mai 1908, contraint par son père, il fut interné de nouveau à la clinique du Burghölzli pour une deuxième cure de désintoxication, accompagné de sa femme, Frieda, soumise à ses caprices. Freud, qui avait rédigé un certificat en sa faveur, demanda à Jung de le sevrer, espérant qu’il pourrait ensuite le prendre en analyse, ce qui ne fut pas le cas. Tout en vantant ses mérites de théoricien, Jung posa deux diagnostics successifs : névrose obsessionnelle, puis démence précoce. Ainsi Gross devint-il un patient-disciple pris entre un maître et un autre disciple, lui-même futur dissident. Grâce à lui en quelque sorte, Jung put soutenir auprès de Freud la validité de la notion de démence précoce à laquelle celui-ci résistait. Jung entreprit d’abord de regarder Gross comme un fou absolu, puis il s’attacha à lui sans parvenir à l’aider, allant même jusqu’à le regarder comme un frère jumeau.
Gross ne mangeait que des légumes cuisinés à sa façon, il était débraillé, ne se lavait jamais ni ne se rasait, et mélangeait les produits de sevrage avec l’opium. Il se couvrait de multiples vêtements quand il faisait chaud, exigeant que toutes les lampes fussent allumées, il déambulait dans les couloirs de la clinique en gribouillant des dessins sur les murs et les planchers et il dormait avec un oreiller serré sur la tête.
Le traitement se solda par un désastre. Après une phase maniaque, Gross s’enfuit de la clinique et se fit soigner ensuite, sans plus de succès, par Wilhelm Stekel. Au Burghölzli, Jung s’occupa aussi de Frieda, qui lui exposa les bienfaits de leur commune émancipation érotique, tandis qu’à Ernest Jones elle raconta combien elle souffrait de sa situation et des frasques de son mari53.
Bientôt, la plupart des disciples regardèrent Gross comme un dangereux extrémiste susceptible de nuire au mouvement. Débauché, immoral, anarchiste, violemment attaché à la thématique de la révolution par le sexe, il fut lâché sans ménagement par Freud qui considéra soudain qu’il dénaturait la cause psychanalytique. Cela ne l’empêcha pas de continuer à pratiquer et à se réclamer du freudisme. Après avoir fait scandale en soignant une jeune fille en révolte contre l’autorité parentale, il vécut avec une femme peintre anarchiste qui se donna la mort en 1911. Accusé alors d’incitation au suicide, puis plusieurs fois interné, pourchassé enfin par la police qui ne cessera de le harceler pour « activités subversives », il terminera sa vie errante, en 1920, après la mort de son père et la chute des Empires, sur un trottoir de Berlin, emporté par le froid et la faim.
À l’évidence, Freud ne savait que faire de ces disciples fous, transgressifs, inventifs et talentueux54 qui, par certains côtés, prenaient sa doctrine « à la lettre » en lisant dans ses textes ce qu’ils ne contenaient pas, afin d’engager une révolution de soi et de la société beaucoup plus extrême que ce que Freud préconisait. Piètre clinicien de la folie, mais surtout soucieux de bâtir un mouvement susceptible de servir de support à ses thèses, Herr Professor se devait d’apporter la preuve devant l’opinion publique que les soldats de son armée étaient d’honorables thérapeutes. Aussi fut-il toujours très injuste envers ceux qui, par leurs excès, donnaient un tout autre visage à sa doctrine. Ce visage lui rappelait les délires de Fliess et ses propres errances.
À cet égard, Freud ne jouissait pas de la même marge de manœuvre que les écrivains et les poètes : il avait entrepris de construire un mouvement qui devait être accepté par la science. Mission impossible, bien sûr. Mais, dans ces conditions, comment voir que le culte de l’orthodoxie finit toujours par nourrir la stérilité de la pensée autant que ses dérives et ses transgressions ?
Franz Kafka sera donc plus perspicace que lui et donnera de Gross un portrait saisissant de vérité : « Il me faisait penser au désarroi des disciples du Christ debout aux pieds du crucifié55. » En revanche, Max Weber, qui avait eu connaissance de la psychanalyse à travers les extravagances de Gross, se montra très sévère envers Freud et ses disciples, considérant que la psychanalyse n’apportait aucune nouvelle exigence éthique à l’humanité et qu’elle risquait de conduire au remplacement du savant par un « directeur des âmes ».
En 1908, Ernest Jones fut l’homme de la situation, celui qui pouvait apporter à Freud ce que Jung ne lui offrait pas : les moyens politiques nécessaires à la transmission de son œuvre, à la normalisation de la pratique psychanalytique et à l’extension mondiale du Verein.
Né au pays de Galles, dans une famille provinciale de la petite bourgeoisie, et ayant eu une enfance difficile sous l’autorité d’un père convaincu que les enfants ne devaient commettre aucun acte d’insubordination, il s’était orienté vers la psychiatrie après avoir été l’élève du grand neurologue John Hughlings Jackson. Quand il eut connaissance des premiers écrits de Freud, il eut la conviction que la psychanalyse apportait au monde une rationalité nouvelle, et il apprit l’allemand pour lire dans le texte L’Interprétation du rêve.
L’éducation qu’il avait reçue le conduisit, comme beaucoup d’autres, à se rebeller contre l’ordre établi et les mœurs en vigueur dans une Angleterre encore très victorienne. Très tôt il avait eu une connaissance aiguë des pratiques sexuelles et il en parlait avec une franchise qui ne convenait nullement à son entourage, manière de contester la loi du père. Et comme par ailleurs il était un séducteur de femmes habitué aux liaisons multiples, il ne pouvait pas être indifférent à la nouvelle théorie freudienne de la sexualité. Aussi commença-t-il, en 1906, à pratiquer spontanément la psychanalyse. Un an plus tard, à Amsterdam, il rencontra Jung à un congrès de neurologie, lequel l’invita à travailler auprès de lui à la clinique du Burghölzli, où il s’initia à la nouvelle psychiatrie tout en assistant à la dérive d’Otto Gross et de Frieda56.
Le 30 avril 1908, après le congrès de Salzbourg, il rendit visite à Freud en compagnie du psychiatre Abraham Arden Brill, originaire de Galicie, émigré aux États-Unis vers 1890 après de violents conflits avec son père, officier dans l’armée impériale. Jones désirait rencontrer Freud, tandis que Brill voulait devenir son analysant et son propagandiste américain.
Le résultat de cette visite fut désastreux pour Jones mais bénéfique pour Brill, auquel Freud confia la traduction de ses œuvres sans s’apercevoir que ce disciple fantasque ne maîtrisait pas bien la langue anglaise et que, surtout, il rêvait d’adapter la doctrine viennoise à un prétendu « esprit américain ».
En un premier temps, Jones déplut à Freud. D’où cet échange avec Jung : « Jones est certainement quelqu’un de très intéressant et de grande valeur, mais j’ai à son égard le sentiment, je dirais presque d’une race étrangère. C’est un fanatique et il mange trop peu […] Il me rappelle Cassius, l’efflanqué. Il nie toute hérédité. Je suis déjà un réactionnaire pour lui. » Et encore : « Le mélange des races dans notre troupe est très intéressant pour moi. Il est Celte, et pour cela ne nous est pas tout à fait accessible à nous, le Germain et le Méditerranéen57. »
En un premier temps donc, Freud n’éprouva aucune sympathie pour ce « Celte » qui venait d’un autre monde que le sien. Jones n’exprimait aucun intérêt pour la Mitteleuropa, ne comprenait ni les folies baroques de la Vienne impériale, ni les rêves d’atemporalité mélancolique qui hantaient le premier cercle des disciples du maître. Il n’était ni juif comme eux, ni fasciné par le spiritisme et les tables tournantes comme Jung et, s’il respectait le génie clinique de Ferenczi, son futur analyste, il n’avait aucune inclination pour la télépathie et les voyantes budapestoises. Conservateur, pragmatique, plus neurologue que psychiatre et très favorable à l’émancipation des femmes dans un pays où le féminisme était à la pointe de tous les combats, il refusait l’idée que la psychanalyse portât en elle une possible révolution sociale ou philosophique. Aussi voulait-il la rattacher à la médecine tout en l’incitant à ouvrir un débat avec d’autres disciplines, notamment avec l’anthropologie, alors en pleine expansion dans le monde anglophone. En bref, venu de l’autre extrémité de l’Europe et en tant que pur représentant des valeurs libérales d’une des plus puissantes démocraties occidentales, Jones était historiquement, politiquement et géographiquement l’homme de l’avenir de la psychanalyse.
Ne cherchant jamais à séduire un maître auprès duquel il aurait pu trouver un réconfort paternel, il avait pour seule ambition de servir une « cause » et de la défendre, au prix, le cas échéant, d’aller à l’encontre de son fondateur et de lui être infidèle. D’emblée, il se posa, face à Freud, comme un héritier dont la fidélité allait bien au-delà de l’attachement à la personne. Et Freud fut obligé d’admettre que ce travailleur acharné, qui n’avait aucun désir de « surpasser le père », lui apportait non seulement l’efficacité dont il avait besoin dans l’organisation de son mouvement et la fameuse sortie hors du « ghetto viennois », mais aussi l’ouverture à ce nouveau monde dont il rêvait : le royaume de Shakespeare et de Cromwell et, au-delà des océans, celui de la Nouvelle-Angleterre. Et comme Jones ne parvenait pas à déchiffrer son écriture gothique, Freud accepta désormais de rédiger ses missives soit en caractères latins, soit dans son « mauvais anglais ».
À Londres, la situation de ce nouveau disciple n’était guère enviable. Après avoir été dénoncé publiquement par le frère d’une de ses patientes désireuse de divorcer, il fut accusé d’avoir parlé crûment de sexualité à deux enfants auxquels il avait fait passer un test. Certes, il venait d’être blanchi après une nuit en prison, mais il décida de quitter la Grande-Bretagne et de s’installer avec sa compagne Loe Kann58 au Canada, où il demeura pendant quatre ans. Et c’est depuis Toronto qu’il commença à écrire à Freud. Contre Brill, il s’imposa très vite comme le meilleur organisateur de l’implantation du freudisme outre-Atlantique avec notamment la création, en 1911, de l’American Psychoanalytic Association (APsaA)59.
Freud comprit combien il avait eu raison, malgré ses réticences initiales, de nouer le destin de son mouvement à ce Gallois qu’il n’aimait pas mais qui allait jouer un rôle considérable, pour le meilleur et pour le pire, dans l’histoire du freudisme. Quoi qu’il en pensât, Herr Professor avait trouvé en Jones l’indispensable ami qui ne serait jamais son ennemi.
Dès son arrivée à Toronto, Jones se confronta à une situation difficile. D’un côté, il se heurtait à des mouvements religieux qui refusaient toute approche rationnelle du psychisme et vantaient les mérites des guérisons miraculeuses, et, de l’autre, il avait affaire aux partisans de tout un courant de la psychiatrie dynamique, marqué par les travaux de Pierre Janet et de Morton Prince, grand spécialiste des personnalités multiples et pionnier de l’école bostonienne de psychothérapie, qui menaient une guerre sans merci contre la théorie freudienne. Au nom d’une autre approche clinique considérée comme plus « scientifique », ils regardaient les freudiens comme les tenants d’une nouvelle religion. Quant à la bourgeoisie de Toronto, Jones la trouvait détestable, étriquée, obscurantiste.
Bientôt, il fut victime d’une campagne orchestrée par l’une de ces ligues puritaines du Nouveau Monde qui assimilaient le freudisme à un démon sexuel et la psychanalyse à une pratique de débauche et de libertinage. Devenu un véritable bouc émissaire, il fut accusé de toutes sortes de crimes imaginaires : il incitait, disait-on, les jeunes gens à se masturber, distribuait autour de lui des cartes postales obscènes ou envoyait des adolescents de bonne famille chez les prostituées. Ayant notamment pour ennemi Sir Robert Alexander Falconer, ministre de l’Église presbytérienne et président de l’université, il fut également poursuivi en justice par la célèbre Emma Leila Gordon, première femme médecin du Canada et membre de la très puritaine Women’s Christian Temperance Union. Elle l’accusait d’avoir sexuellement abusé une femme hystérique, délirante et morphinomane, qu’il avait eue en traitement et à laquelle, d’ailleurs, il avait sottement donné de l’argent pour qu’elle cessât de le faire chanter. L’affaire tourna à la tragédie quand la patiente voulut le tuer avant de tenter de se suicider. Après avoir été ainsi manipulée par une ligue de vertu, elle fut bannie de l’Ontario.
Empêché de poursuivre son travail dans ce climat de chasse aux sorcières, Jones songea à s’installer à Boston. En 1910, en effet, le sympathique James Jackson Putnam60, converti à la doctrine viennoise malgré son puritanisme, envisageait de lui obtenir un poste à Harvard, tout en hésitant à le soutenir en raison de sa trop forte tendance à parler de sexualité devant un public réticent. Finalement, la tentative n’eut pas de suite et Jones quitta le Canada durant l’été 1912 pour s’installer à Londres61.
Un an plus tard, sur le conseil de Freud, il passa deux mois à Budapest pour se faire analyser par Ferenczi au moment où lui-même demandait au maître de se charger de la cure de Loe Kann qui avait été terrifiée par son séjour à Toronto et prenait de la morphine pour calmer des douleurs dues à une pyélonéphrite. Issue d’une riche famille de la bourgeoisie juive néerlandaise, elle était jolie, spirituelle et généreuse, et n’appréciait pas qu’on lui imposât des interprétations sur elle-même qui ne lui semblaient pas conformes à la vérité. Elle accepta néanmoins de rencontrer Freud. Il la trouva délicieuse et tenta de la guérir de sa frigidité et de ses douleurs abdominales, qu’il prit pour des symptômes hystériques. C’est alors que se noua un imbroglio transférentiel très caractéristique des premières cures psychanalytiques.
Si Jones ne se rendait pas encore compte que Loe était en train de le quitter, il redoutait à juste titre les indiscrétions de Freud et de Ferenczi à son propos. Et de fait, Freud tenait informé son disciple de cœur du déroulement de la cure de la jeune femme, tandis que le Hongrois lui faisait part des confidences de Jones. En septembre 1912, Loe s’installa à Vienne avec Lina, sa femme de chambre, et Jones fut prié par Freud – selon la fameuse règle de l’abstinence qui lui plaisait tant – de s’éloigner « sexuellement » de sa patiente. Quatre mois plus tard, Jones devint l’amant de Lina, tandis que Loe tombait amoureuse de Herbert « Davy » Jones (surnommé Jones II), un millionnaire américain dont la famille possédait des mines de zinc dans le Wisconsin. Par fidélité au premier Jones, elle l’accompagna à Londres pour l’aider financièrement à retrouver une clientèle.
À la veille de la guerre, à Budapest, elle épousa Herbert Davy, en présence de Rank et de Ferenczi. Sceptique à l’égard de la psychanalyse, elle devint néanmoins l’amie d’Anna Freud, et conserva de bonnes relations avec Herr Professor. Elle ne fut jamais guérie ni de son addiction à la morphine, ni de sa frigidité. Mais la cure lui aura permis de se séparer de Jones62.
Toujours enclin à intervenir dans les histoires amoureuses de ses disciples, Freud se servait de la psychanalyse pour interpréter la signification des conflits qui surgissaient, non seulement dans leur vie, mais à chaque étape de la constitution de son mouvement. Aussi regardait-il ses partisans les plus proches comme autant de patients, et eux-mêmes répondaient à ses demandes. Tous partageaient le même intérêt pour l’exploration de leur propre inconscient, de leurs rêves, de leur vie privée. Sans cesse ils s’analysaient les uns les autres tout en exposant leurs cas cliniques à l’occasion de leurs réunions ou de leurs échanges épistolaires. En bref, les disciples du maître développaient, à cette époque, une véritable manie de l’interprétation63, oubliant que celle-ci ne doit jamais verser dans le délire, ni servir de drogue, ni alimenter la jouissance, sous peine de nuire à la cause psychanalytique.
En outre, Freud se livrait à des interprétations systématiques à propos de conflits politiques ou doctrinaux en maniant à tort et à travers le sacro-saint complexe d’Œdipe, transformé progressivement par ses imitateurs en une psychologie familialiste. Ainsi appliquait-il ses concepts, non seulement aux textes littéraires, mais à des situations conflictuelles d’une grande banalité. Et il refusait de voir que cette évolution menaçait de faire de la psychanalyse une nouvelle théologie qui permettrait de neutraliser toute forme de contradiction ou d’engagement.
À l’évidence, cette dérive donnait en partie raison aux anti-freudiens qui considéraient la psychanalyse comme une « méthode dangereuse » et se réjouissaient du spectacle de ses dissidences. Comment ne pas voir que les grands pionniers de cette magnifique doctrine passaient leur temps à se conduire, dans leur existence, comme des êtres incapables de contrôler leurs passions ? Ils jouaient avec le feu.
C’est en 1906 que Freud fut interpellé par Jung à propos du cas d’une jeune fille russe du nom de Sabina Spielrein64, qui appartenait à un milieu de commerçants juifs de Rostov. Elle avait été hospitalisée au Burghölzli le 17 août 1904 à la suite d’un épisode psychotique et après avoir erré de clinique en asile sans que son état s’améliore jamais. Son destin allait devenir emblématique de la saga des premières femmes psychanalystes.
Selon le rapport rédigé par Jung en septembre 1905, Sabina avait été élevée par des parents névrosés, dont le mariage avait été arrangé par leurs propres parents. Terrifiée par les « choses sexuelles », la mère passait son temps à voyager dans de somptueux hôtels européens en achetant des bijoux et de luxueux vêtements. Quant au père, lunatique et suicidaire, il frappait ses enfants, et notamment ses fils, et injuriait sa fille. À l’âge de sept ans, elle parlait déjà plusieurs langues et, à l’adolescence, elle avait fini par éprouver une excitation sexuelle à la vue des mains de ce père qui avait frappé, devant elle, les fesses nues de son frère65. Atteinte d’une compulsion à la masturbation accompagnée de rituels liés à un érotisme anal, elle avait pris l’habitude de replier son pied pour le presser sur son anus afin de retenir ses selles tout en éprouvant un voluptueux frisson à chaque tentative de libérer son intestin. À son arrivée au Burghölzli, âgée de dix-neuf ans, elle semblait jouir de ses rituels et de son onanisme tout en hurlant contre le monde entier de façon convulsive.
En 1906, Jung exposa son cas à Freud en soulignant qu’il avait traité la jeune fille comme une « hystérique psychotique ». Mais celui-ci lui adressa une interprétation de son cru : selon lui, Sabina souffrait d’un auto-érotisme anal avec fixation de la libido sur le père et perversion refoulée66.
Ce n’est qu’entre 1908 et 1909 que Jung lui raconta que Sabina était tombée amoureuse de lui au point de faire un « vilain scandale ». La réalité était toute différente. Au cours de la cure, Jung était en effet devenu l’amant de sa patiente, et leur liaison dura plusieurs années pendant lesquelles elle entreprit des études de médecine. Jalouse et désespérée, Emma ébruita l’affaire et informa les parents de la jeune fille. Paniqué, Jung finit par avouer la vérité à Freud, qui prit le parti de son cher dauphin.
Guérie de ses symptômes, Sabina devint une autre femme autant par la cure que pour l’amour de son thérapeute : itinéraire classique, spécifique des relations transférentielles et contre-transférentielles. Aussi songeait-elle désormais à s’engager en faveur de la grande cause de la psychanalyse. Cependant, toujours amoureuse de Jung, qui, de son côté, continuait de lui vouer un attachement coupable, et désirant un enfant de lui, elle s’adressa à Freud, lequel lui conseilla de faire son deuil d’une relation sans avenir afin d’investir un autre objet.
En 1911, elle soutint son mémoire sur le cas d’une femme psychotique traitée au Burghölzli67. Elle délivra ensuite une conférence à la WPV dans laquelle elle exposait ses thèses sur la pulsion de destruction68, soulignant que celle-ci traversait la pulsion sexuelle. Freud allait s’inspirer de cette hypothèse, en la modifiant, dans son élaboration d’une nouvelle conception de la dualité pulsionnelle.
La même année, elle épousa un médecin juif et russe, Pavel Naoumovitch Scheftel, à la grande joie de Freud qui, à cette époque, ne voulait plus entendre parler de Jung, ni de sa propre critique de Herzl et du sionisme, ni du danger pour la psychanalyse d’être assimilée à une « science juive » : « Pour ma part, comme vous savez, lui écrivit-il, je suis guéri de toute séquelle de prédilection pour les Aryens et je veux supposer, si votre enfant est un garçon, qu’il deviendra un inébranlable sioniste. Il faut qu’il soit brun ou qu’en tout cas il le devienne ; plus de têtes blondes […]. Nous sommes et nous restons juifs69. »
Au cœur de l’imbroglio entre Freud et Jung, Sabina Spielrein joua donc un rôle essentiel dans l’évolution des relations entre celui qui était son amant et celui dont elle épousait la cause. Cherchant à éviter la rupture entre les deux hommes, elle fut, pour l’un et pour l’autre, et en vertu d’une terrible « ruse de l’histoire », le révélateur de la dégradation d’une situation qui marqua la fin d’une certaine époque de la psychanalyse, d’un moment de ferveur où seuls les hommes – disciples ou dissidents – étaient autorisés, non seulement à se livrer à des joutes intellectuelles, mais aussi à se croire les seuls détenteurs d’un savoir sur le psychisme, fondé sur le déclin de l’autorité patriarcale et la révolte des fils. Désormais, on aurait affaire à une autre configuration dans laquelle la place des femmes et l’analyse de la sexualité féminine – et non plus seulement la clinique de l’hystérie centrée sur des jeunes filles viennoises en proie à des réminiscences – servaient l’enjeu d’un combat essentiel dans l’histoire de la psychanalyse.
À partir de 1910, les femmes firent donc leur entrée dans l’histoire du mouvement psychanalytique et, parmi les toutes premières, Hermine von Hug-Hellmuth, Tatiana Rosenthal, Eugénie Sokolnicka, Margarethe Hilferding et la célèbre Lou Andreas-Salomé70.
En septembre 1911, au congrès du Verein à Weimar, ville de Goethe, Freud était entouré d’une cinquantaine de disciples venus de plusieurs pays. Sur la photo prise devant le perron d’un grand hôtel, on le voit haut perché sur un escabeau. En accord avec le photographe, il avait choisi de dissimuler sa petite taille afin d’apparaître comme le maître des lieux, aux côtés de Jung, à sa gauche, et de Ferenczi à sa droite. Plus loin, Abraham, Jones, Brill, Eitingon, Sachs, en désordre. Tous les Viennois étaient présents ainsi que Bleuler et bien d’autres : Oskar Pfister, le Suisse Alfons Maeder, Karl Landauer, Poul Bjerre le Suédois, Ludwig Jekels. Au premier rang, huit femmes avaient pris place sur des chaises élégamment disposées, l’une chapeautée et les autres en cheveux, toutes chaussées de bottines et sanglées dans des corsets : Frau Emma Jung, droite et superbe, Fraülein Toni Wolff71, inquiétante d’étrangeté, Liebe Lou, rayonnante de beauté. Sabina n’était pas au rendez-vous.
Durant ce moment de grand bonheur, Jung était encore le dauphin préféré, et Ferenczi le fils adoré. Face à cette assemblée d’hommes et de femmes, qui avait accepté de poser devant la camera oscura, Freud se livra à un étincelant commentaire des Mémoires d’un névropathe de Daniel Paul Schreber, juriste fou et ancien président de la Cour d’appel de Saxe. L’auteur de cette étrange autobiographie était le fils d’un médecin, Daniel Gottlieb Schreber, adepte de la « pédagogie noire » et qui s’était rendu célèbre en Allemagne pour avoir voulu remédier à la déchéance des sociétés en créant un homme nouveau façonné par des exercices de gymnastique orthopédique : un esprit pur dans un corps sain72.
Par le récit de sa vie, Daniel Paul, le fils, soigné d’abord à la clinique des maladies mentales de Leipzig, par le Pr Paul Flechsig, puis hospitalisé à Pirna près de Dresde, avait réussi à sortir de l’asile en démontrant que sa folie ne pouvait être retenue comme motif d’enfermement. Il affirmait que Dieu, son persécuteur, lui avait confié la mission salvatrice de se changer en femme pour engendrer une nouvelle race d’humains. Freud faisait de lui un paranoïaque en révolte contre l’autorité paternelle et il analysait son délire comme issu d’une homosexualité refoulée et d’une tentative de se réconcilier avec l’image d’un père mort transformé en puissance divine.
Et il concluait son étude par l’évocation du mythe de l’aigle et du soleil, qui lui avait été inspiré par Jung. S’appuyant sur ce que disait Schreber de sa relation avec les rayons solaires et de son incapacité à procréer et à intégrer un ordre généalogique, Freud soulignait que, dans les anciens mythes, les aigles, volant dans les hautes couches de l’atmosphère, étaient considérés comme les seuls animaux à entretenir avec le soleil, symbole de la puissance paternelle, une relation intime. Et du coup, ils imposaient à leurs petits l’épreuve de regarder sans ciller l’astre majeur sous peine d’être jetés hors du nid. Freud faisait revivre ce mythe au présent en affirmant que le névrosé moderne recelait en lui les reliques de l’homme primitif73 : chaque fils doit affronter son père, au risque de mourir, pour faire la preuve de sa légitimité.
Une fois de plus, il déclinait l’histoire de la rébellion d’un fils contre un père : un fils fou dont la folie avait été engendrée par celle d’un père adepte de théories éducatives délirantes qui avaient, pour l’époque, l’apparence de la plus grande normalité : un « meurtre d’âme ». L’histoire de Daniel Paul Schreber présentait nombre de traits communs avec celle d’Otto Gross, mais Freud n’en souffla mot et sans doute n’en avait-il pas conscience. Pourtant, Gross, en 1904, avait commenté avant lui l’ouvrage74.
Le cas Schreber deviendra un classique commenté et révisé par des dizaines de psychanalystes qui, contrairement à Freud, prirent en compte, dans la genèse de la folie de Schreber, les « théories éducatives » de son père75. Dans une tout autre perspective, Elias Canetti se pencha à son tour, en 1960, dans Masse et puissance76, sur le destin de Schreber en faisant de son système de pensée l’un des paradigmes de la conception complotiste du pouvoir propre au XXe siècle. Et il proposait de ramener à la lumière le délire souterrain de ce célèbre paranoïaque pour mieux le comparer à cette poussée des forces obscures qui finiraient par triompher de la démocratie en renversant l’ordre de la souveraineté légale en son contraire : hideuse figure d’un moi unique, abolissant l’altérité, la raison et la pensée.
En 1909, Freud avait accepté, à la demande de ses parents, de prendre en analyse un écrivain viennois âgé de vingt-cinq ans, le baron Viktor von Dirsztay, connu pour ses extravagances et ses délires. Son père, juif hongrois anobli, avait fait fortune dans la banque et le commerce. Ami de Karl Kraus et d’Oskar Kokoschka, Viktor souffrait d’une grave psychose et d’une maladie de peau dont il attribuait l’origine au mépris qu’il vouait à sa famille et à la honte qu’il éprouvait pour ses origines. Pendant plus de dix ans, en trois tranches successives, il revint à la Berggasse pour raconter son calvaire.
Comme Schreber, il se sentait victime d’un « meurtre d’âme ». Prisonnier d’un imbroglio à travers lequel il s’opposait tantôt à Kraus et tantôt à Freud, il finit par se sentir persécuté par la psychanalyse et fut accueilli dans plusieurs sanatoriums pour malades mentaux, dont celui de Rudolf von Urbantschitsch, l’un des fondateurs de la Société du mercredi77. Après ces expériences, il rédigea un roman sur son « cas » dans lequel il mettait en scène un double diabolique qui l’entraînait dans la mort. Au fil des années, le baron fou, qui se croyait ensorcelé, avait fini par accuser Freud et Reik de l’avoir détruit. En 1935, il mit fin à ses jours avec sa femme, traitée elle aussi pour une grave psychose à l’hôpital psychiatrique Steinhof78. Tel fut le destin de ce Schreber viennois, esthète et bohème, que l’on disait disciple de Freud et dont le cas ne fut jamais publié mais seulement évoqué dans certaines correspondances et par la presse.
En 1912, tandis que Freud se débattait avec ce nouveau « meurtre d’âme », après avoir commenté les Mémoires de Schreber, Jung s’intéressait aussi à la thématique de l’astre solaire, mais d’une manière très différente. Il avait en effet traité un patient psychotique – Emil Schwyzer –, entré au Burghölzli en 1901, et qui, en regardant le soleil, voyait un membrum erectum (phallus érigé). Schwyzer était convaincu qu’il pouvait « influencer le climat » en faisant bouger le membre érectile au gré des mouvements de sa tête. Loin de comparer l’appendice phallique à un substitut de la puissance paternelle, Jung rapportait ce délire à la liturgie de Mithra79, divinité indo-européenne. Alors que Freud réinterprétait les mythes à la lumière de la psychanalyse, Jung voyait dans les mythologies l’expression d’un inconscient archaïque propre à chaque peuple et donnant naissance à des types psychologiques. Les deux thèses étaient incompatibles. Jung retournait à l’ancien subconscient des spirites et des mages en croyant que l’homme moderne était l’héritier direct de ses ancêtres, tandis que Freud puisait dans les mythes d’origine les instruments propres à métaphoriser, par le langage, la condition de l’homme moderne.
Après 1913, date de la rupture entre le dauphin et le maître, et à la veille d’une guerre meurtrière qui allait changer le destin de la psychanalyse autant que celui de l’Europe et des femmes, plus jamais Freud n’éprouverait le même enthousiasme pour un disciple et plus jamais Jung ne serait attiré par un père dont il aurait tant voulu être aimé.
Quant à Sabina Spielrein, passant du statut de malade à celui de clinicienne, elle fut la première femme du mouvement psychanalytique à effectuer une véritable carrière, et donc à entrer dans une histoire dont les femmes avaient été exclues, sauf à se contenter du rôle de patientes ou d’épouses. Son destin fut tragique. Après avoir participé à l’essor du mouvement psychanalytique russe, elle sera exterminée avec ses deux filles par les nazis, à Rostov-sur-le-Don, en juillet 1942.
1. En 1923, ruiné par la défaite des Empires centraux, il se donna la mort en se tranchant l’artère radiale.
2. La PMG se réunira d’octobre 1902 à septembre 1907. On ne possède ni photos ni transcription des débats qui s’y déroulèrent entre 1902 et 1906. Pour la période suivante, on consultera : Les Premiers Psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, t. I : 1906-1908 (New York, 1962), Paris, Gallimard, 1976, précédés d’une « Introduction » par Herman Nunberg ; ibid., t. II : 1908-1910 (1967), Paris, Gallimard, 1978 ; ibid., t. III : 1910-1911 (1967), Paris, Gallimard, 1978 ; ibid., t. IV : 1912-1918 (1975), Paris, Gallimard, 1983. On trouve dans ces volumes la transcription de deux cent cinquante réunions. Cf. également Elke Mühlleitner, Biographisches Lexikon der Psychoanalyse : die Mitglieder der Psychologischen Mittwoch-Gesellschaft und der Wiener Psychoanalytischen Vereinigung, 1902-1938, Tübingen, Diskord, 1992. Ainsi qu’Ernst Falzeder et Bernhard Handlbauer, « Freud, Adler et d’autres psychanalystes. Des débuts de la psychanalyse organisée à la fondation de l’Association psychanalytique internationale », Psychothérapies, 12, 4, 1992, p. 219-232. Je m’appuie dans ce chapitre sur le séminaire inédit que j’ai donné à ce sujet à l’université de Paris VII-Diderot en 1998.
3. Entre 1902 et 1907, la Société psychologique du mercredi comptait vingt-trois membres originaires de plusieurs nationalités, parmi lesquels, outre Freud, neuf Viennois de souche, six Autrichiens, trois Roumains (Bukovine), un Polonais (Galicie), un Tchèque (Prague), deux Hongrois. Sur les dix-sept membres juifs, cinq seront exterminés par les nazis (Alfred Bass, Adolf Deutsch, Alfred Meisl, Isidor Isaak Sadger, Guido Brecher). Les autres, encore vivants en 1938 (onze), émigreront en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Dans ce premier cercle, les médecins étaient majoritaires (dix-sept) et le taux de suicide un peu plus élevé que dans d’autres couches de la population : deux sur vingt-trois. Les femmes y seront représentées à partir de 1910, quand la PMG deviendra la Wiener Psychoanalytische Vereinigung (WPV). Margarethe Hilferding, viennoise, sera exterminée par les nazis, comme son mari Rudolf Hilferding.
4. Olga Hönig (1877-1961) avait été abusée sexuellement par deux de ses frères. Elle refusa de donner un témoignage à Kurt Eissler.
5. Sigmund Freud, « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de cinq ans (le petit Hans », (1909), in Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 93-198, et OCF.P, IX, op. cit., p. 1-131. Max Graf, « Réminiscences sur le professeur Freud » (1942), Tel Quel, 1988, p. 52-101 ; « Entretien avec Kurt Eissler » (1952), Bloc-notes de la psychanalyse, 14, 1995, p. 123-159. Kurt Eissler a également réalisé en 1959 un entretien avec Herbert Graf, déposé à la Library of Congress.
6. Wilhelm Stekel, Autobiography. The Life Story of a Pioneer Psychoanalyst, édité par Emil A. Gutheil, New York, Liverigh, 1950. Vincent Brome, Les Premiers Disciples de Freud (Londres, 1967), Paris, PUF, 1978. Paul Roazen, La Saga freudienne (New York, 1976), Paris, PUF, 1986. Stekel se donna la mort, en exil à Londres, le 25 juin 1940.
7. L’écrivain Manès Sperber a consacré à Alfred Adler une admirable biographie : Alfred Adler et la psychologie individuelle (1970), Paris, Gallimard, 1972. Voir également Paul E. Stepansky, Adler dans l’ombre de Freud (1983), Paris, PUF, 1992. Les œuvres d’Adler sont traduites en français chez Payot. La rupture entre Freud et Adler fut, de part et d’autre, d’une violence extrême. À juste titre, Henri F. Ellenberger accorde à Adler et à son enseignement une place importante dans l’histoire de la psychiatrie dynamique et des psychothérapies. Adler fit dix interventions à la Société psychologique du mercredi.
8. Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister, 1909-1939 (1963), Paris, Gallimard, 1966, p. 86.
9. Freud’s Library. A Comprehensive Catalogue, bilingue allemand-anglais, par J. Keith Davies et Gerhard Fichtner, Londres, The Freud Museum, et Tübingen, Diskord, 2006, p. 20. Cet ouvrage est accompagné d’un CD qui contient la totalité des titres de la bibliothèque de Freud.
10. Sigmund Freud et Carl Gustav Jung, Correspondance, t. I : 1906-1909, op. cit., lettre du 19 septembre 1907, p. 141-142.
11. Cf. Alexander Grinstein, Freud à la croisée des chemins (1990), Paris, PUF, 1998. On trouve dans ce livre une longue analyse de la signification possible des livres choisis par Freud. Cf. également Sergio Paulo Rouanet, Os dez amigos de Freud, Rio de Janeiro, Companhia das Letras, 2003.
12. De son vrai nom Otto Rosenfeld. Cf. E. James Lieberman, La Volonté en acte. La vie et l’œuvre d’Otto Rank (1985), Paris, PUF, 1991.
13. C’est-à-dire extérieurs au cénacle d’origine. Le Viennois Hanns Sachs ne faisait pas non plus partie du tout premier cercle. Il adhéra à la WPV en 1909, puis s’installa à Berlin en 1920 pour participer à l’essor du Berliner Psychoanalytisches Institut (BPI). Theodor Reik, Viennois lui aussi, adhéra en 1911. Ami de Jung, le pasteur Oskar Pfister rendit visite à Freud en 1909 et se lia d’amitié avec lui. Freud et lui échangèrent une importante correspondance : Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister, op. cit. Cf. Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit.
14. Les trois titres finiront par fusionner pour donner naissance à l’Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse und Imago (IZP-Imago), laquelle cessera de paraître en 1941 pour être remplacée par l’International Journal of Psychoanalysis (IJP), fondé par Jones en 1920. Cf. Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit.
15. Ami très honoré, le meilleur parmi les hommes. Cf. André Bolzinger, Portrait de Sigmund Freud, op. cit.
16. Cf. Alain de Mijolla, « Images de Freud, au travers de sa correspondance », et Gerhard Fichtner, « Les lettres de Freud en tant que source historique » (accompagnées d’une bibliographie des lettres de Freud), Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 2, 1989, p. 9-108. Élisabeth Roudinesco, séminaire inédit sur la correspondance de Freud, 1999.
17. Sigmund Freud, Sur l’histoire du mouvement psychanalytique (1914), Paris, Gallimard, 1991, p. 13.
18. Sigmund Freud, Sigmund Freud présenté par lui-même, op.cit.
19. Sigmund Freud, « Une difficulté de la psychanalyse » (1917), in OCF.P, XV, op. cit., p. 41-51.
20. Qui deviendra en 1936 l’International Psychoanalytical Association (IPA). À partir de 1910, tous les groupes constitués, y compris la WPV, furent rassemblés dans cette organisation centralisée.
21. Sandor Ferenczi, Œuvres complètes. Psychanalyse, t. I : 1908-1912, Paris, Payot, 1968, p. 166.
22. Magnus Hirschfeld (1868-1935) : psychiatre allemand, il milita pour une meilleure compréhension des « états sexuels intermédiaires » (homosexualité, transvestisme, hermaphrodisme, transsexualisme) et participa entre 1908 et 1911 à la fondation de l’Association psychanalytique de Berlin. En 1897, il avait fondé la première organisation en faveur de l’égalité des droits : le Comité scientifique humanitaire (Wissenschaftlich-humanitäres Komitee) qui deviendra l’Institut Hirschfeld. Cf. Laure Murat, La Loi du genre. Une histoire culturelle du troisième sexe, Paris, Fayard, 2006.
23. Sandor Ferenczi, « États sexuels intermédiaires », in Les Écrits de Budapest, Paris, EPEL, 1994, p. 255. Et Sandor Ferenczi, Œuvres complètes. Psychanalyse, t. I : 1908-1912, Paris, Payot, 1968 ; Œuvres complètes. Psychanalyse, t. II : 1913-1919, Paris, Payot, 1970 ; Œuvres complètes. Psychanalyse, t. III : 1919-1926, Paris, Payot, 1974 ; Œuvres complètes. Psychanalyse, t. IV : 1927-1933, Paris, Payot, 1982 ; Journal clinique, janvier-octobre 1932, Paris, Payot, 1985. Et Otto Rank, Perspectives de la psychanalyse (Vienne, 1924), Paris, Payot, 1994 ; Georg Groddeck, Correspondance, Paris, Payot, 1982. Et Sigmund Freud, Correspondance, t. I : 1908-1914, Paris, Calmann-Lévy, 1992 ; Correspondance, t. II : 1914-1919, Paris, Calmann-Lévy, 1996 ; Correspondance, t. III : 1920-1933, Paris, Calmann-Lévy, 2000.
24. On retrouve ce thème dans Totem et tabou, publié en 1912 (Paris, Gallimard, 1993).
25. Sigmund Freud et Sandor Ferenczi, Correspondance, t. II : 1914-1919, op. cit., lettre de Ferenczi du 23 mai 1919, p. 393-394.
26. Karl Abraham, Œuvres complètes (1965), Paris, Payot, 2 vol., 1989. Sigmund Freud et Karl Abraham, Correspondance, 1907-1925 (Francfort, 1965), Paris, Gallimard, 2006.
27. Freud et Eitingon échangèrent huit cent vingt et une lettres : Correspondance, 1906-1939 (2004), Paris, Hachette Littératures, 2009. Guido Liebermann, La Psychanalyse en Palestine, 1918-1948. Aux origines du mouvement analytique israélien, Paris, Campagne Première, 2012.
28. Sur le développement de la psychanalyse à Berlin, voir infra.
29. « Policlinique » : clinique dans la ville (polis). Ne pas confondre avec le terme « polyclinique », lieu de traitement des pathologies multiples.
30. On trouvera une très belle description des activités de la clinique dans l’ouvrage de Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, op. cit. Et Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit.
31. Eugen Bleuler, Dementia praecox ou groupe des schizophrénies (Leipzig, 1911), Paris, EPEL-GREC, 1993.
32. Il n’existe pas en français d’édition standard des œuvres de Jung. Celles-ci sont partiellement traduites chez Albin Michel. Cf. notamment Psychogenèse des maladies mentales, Paris, Albin Michel, 2001. Entre 1906 et 1914, Freud et Jung ont échangé trois cent cinquante-neuf lettres publiées en deux volumes chez Gallimard en 1975. La meilleure source, pour l’histoire de la vie privée de Jung, est la biographie de Deirdre Bair, Jung, Paris, Flammarion, 2007. L’auteure a eu accès notamment aux Protocoles, transcription d’entretiens qui ont servi d’ébauche à l’autobiographie de Jung (Ma vie). Plusieurs versions des relations de Freud avec Jung ont été données selon les différents biographes. On lira une excellente analyse du destin de Jung dans Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, op. cit. Cf. également Carl Gustav Jung, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, recueillis par Aniéla Jaffé (Zurich, 1962), Paris, Gallimard, 1966. L’œuvre complète de Jung est disponible en anglais et en allemand. Jung s’est entretenu avec Kurt Eissler, le 29 août 1953, LoC, box 114, folder 4.
33. Sigmund Freud et Karl Abraham, Correspondance complète, 1907-1925 (1965), Paris, Gallimard, 2006, lettre du 3 mai 1908, p. 71.
34. « Vous serez celui qui, comme Josué, si je suis Moïse, prendrez possession de la terre promise de la psychiatrie, que je ne peux apercevoir que de loin », Sigmund Freud et Carl Gustav Jung, Correspondance, t. I : 1906-1909, op. cit. Lettre de Freud du 17 janvier 1909, p. 271.
35. Cf. Élisabeth Roudinesco, « Carl Gustav Jung. De l’archétype au nazisme. Dérives d’une psychologie de la différence », L’Infini, 63, automne 1998.
36. Sigmund Freud et Karl Abraham, Correspondance complète, 1907-1925, op. cit., lettre du 3 mai 1908, p. 71. Comme tous ses contemporains, et comme je l’ai déjà souligné, Freud utilisait le mot « race » ainsi que les termes « sémite » et « aryen », inventés par les philologues du XIXe siècle. Cf. Élisabeth Roudinesco, Retour sur la question juive, op. cit.
37. Jung avait été très marqué par l’ouvrage de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars (Genève, 1900), Paris, Seuil, 1983. Cf. Élisabeth Roudinesco, HPF-JL, op. cit.
38. Ce qu’Ellenberger appelle une « névrose créatrice ».
39. Jung deviendra l’initiateur d’une école de psychologie analytique qui n’évitera pas les écueils du sectarisme. Son antisémitisme sera de plus en plus manifeste à partir des années 1930. De nombreux travaux ont été consacrés à la rupture entre Freud et Jung. Deirdre Bair et Peter Gay en ont donné des versions sensiblement différentes, mais néanmoins plus objectives que celle de Jones. Le récit de Linda Donn est le plus intéressant : Freud et Jung. De l’amitié à la rupture (1988), Paris, PUF, 1995.
40. Deirdre Bair, Jung, op. cit., p. 257.
41. Sigmund Freud et Carl Gustav Jung, Correspondance, t. I : 1906-1909, op. cit., lettre du 28 octobre 1907, p. 149. C’est Freud qui le premier avait avancé l’hypothèse de ce « complexe d’autoconservation ». L’auteur de l’attentat était un prêtre catholique, ami de son père. Cf. Deirdre Bair, Jung, op. cit., p. 115.
42. L’affaire fut révélée en 1975 par Stephanie Zumstein-Preiswerk, nièce de Helene, et étudiée par Henri Ellenberger. Cf. Médecines de l’âme, op. cit.
43. Psychiatre inspiré par le courant phénoménologique issu d’Edmund Husserl et de Martin Heidegger, Ludwig Binswanger (1881-1966) fut aussi toute sa vie un admirateur de Freud et de sa doctrine. Cf. Sigmund Freud et Ludwig Binswanger, Correspondance, 1908-1914 (1992), Paris, Calmann-Lévy, 1995.
44. Il existe plusieurs versions de cette rencontre dont Freud ne parle ni dans sa contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique ni dans sa présentation de lui-même. J’ai donc croisé les différentes sources. Cf. C.G. Jung, Ma vie, op. cit. Et « Entretien dactylographié de Carl Gustav Jung avec Kurt Eissler » (1953), LoC. Deirdre Bair donne un récit fort crédible in Jung, op. cit., p. 182-189. Cf. également Ludwig Binswanger, qui relate en partie l’événement : Discours, parcours et Freud, Paris, Gallimard, 1970, p. 267-277. Martin Freud, Freud, mon père (Londres, 1957), Paris, Denoël, 1975. Cf. également Linda Donn, Freud et Jung. De l’amitié à la rupture, op. cit.
45. Les adeptes du spiritisme pensaient qu’un fluide émanant d’un sujet en catalepsie pouvait être la cause des craquements de meubles, des soulèvements de guéridon et des déplacements d’objets.
46. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, t. II : 1901-1919, op. cit., p. 36. Freud lui-même, on le sait, n’avait guère de sympathie pour ses premiers disciples de la Société du mercredi, comme il le confia plus tard à Binswanger : « Alors, vous avez vu maintenant cette bande ? », in Ludwig Binswanger, Discours, parcours et Freud, op. cit., p. 271. D’où sa volonté de s’entourer d’un nouveau cénacle.
47. Ludwig Binswanger, Discours, parcours et Freud, op. cit., p. 268-269.
48. Sigmund Freud, Le Délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen (1907), Paris, Gallimard, 1986. Et, avec le même titre, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2013, avec une belle préface d’Henri Rey-Flaud.
49. Sigmund Freud, Correspondance, op. cit., p. 270.
50. Otto Gross, Psychanalyse et révolution. Essais, Paris, Éd. du Sandre, 2011, avec une longue et remarquable présentation de Jacques Le Rider. Deirdre Bair donne un récit intéressant des relations de Jung et d’Otto Gross : Jung, op. cit., p. 209-223.
51. Il faut rapprocher les thèses de Hans Gross de celles de la « pédagogie noire ».
52. Sur cet aspect de la vie de Gross, on peut consulter l’ouvrage de Martin Green, Les Sœurs von Richthofen : deux ancêtres du féminisme dans l’Allemagne de Bismarck, face à Otto Gross, Max Weber et D.H. Lawrence (1974), Paris, Seuil, 1979.
53. Ernest Jones travaillait alors à la clinique. Cf. Sigmund Freud et Ernest Jones, Correspondance complète, 1908-1939 (1993), Paris, PUF, 1998, lettre du 13 mai 1908, p. 47.
54. Il y en eut beaucoup d’autres et parmi eux Viktor Tausk, Georg Groddeck, Wilhelm Reich, les trois plus célèbres et les plus inventifs.
55. Otto Gross, Psychanalyse et révolution, op. cit., p. 78.
56. Ernest Jones, Free Associations. Memories of a Psychoanalyst, New York, Basic Books, 1959. Outre la biographie de Freud, Jones a rédigé de nombreux articles qui ont fait l’objet de plusieurs recueils : Hamlet et Œdipe (1949), Paris, Gallimard, 1967 ; Essais de psychanalyse appliquée, t. I : Essais divers, et t. II : Psychanalyse, folklore, religion (1923-1964), Paris, Payot, 1973. Entre 1908 et 1939, Freud et Jones ont échangé six cent soixante et onze lettres.
57. Sigmund Freud et Carl Gustav Jung, Correspondance, t. I : 1906-1909, op. cit., p. 210 et 233.
58. De son vrai nom Louise Dorothea Kann.
59. Entre les deux guerres, l’APsaA deviendra la plus grande puissance psychanalytique de l’IPA en regroupant toutes les sociétés psychanalytiques américaines composées, par la suite, de presque tous les émigrés de langue allemande qui fuiront l’Europe à partir de l’avènement du nazisme en 1933. Depuis Londres, Jones conservera un réel pouvoir sur elle.
60. James Jackson Putnam a entretenu une correspondance avec Freud. Cf. L’Introduction de la psychanalyse aux États-Unis. Autour de James Jackson Putnam (1958), édité par Nathan G. Hale, Paris, Gallimard, 1978.
61. Sur l’histoire de l’implantation de la psychanalyse au Canada, cf. Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit.
62. Lisa Appignanesi et John Forrester, Freud’s Women, New York, Basic Books, 1992.
63. En 1910, conscient des effets néfastes de cette manie, Freud donna le nom de « psychanalyse sauvage » à une erreur technique commise par un praticien et consistant à jeter à la tête du patient, dès la première séance, des secrets qu’il avait devinés. Sigmund Freud, « De la psychanalyse sauvage » (1910), in OCF.P, X, op. cit., p. 118-125.
64. L’histoire de Sabina Spielrein a fait l’objet de plusieurs romans et de plusieurs films, notamment celui, très réussi, de David Cronenberg, A Dangerous Method, 2011. Elle a été maintes fois relatée. Cf. Sabina Spielrein entre Freud et Jung, dossier découvert par Aldo Carotenuto et Carlo Trombetta (Rome, 1980), édition française établie par Michel Guibal et Jacques Nobécourt, Paris, Aubier-Montaigne, 1981. Dans ce livre, sont réunis les principaux articles de Sabina Spielrein. Cf. également Sabina Spielrein, un classique méconnu de la psychanalyse (dossier collectif), in Le Coq-Héron, Toulouse, Érès, 2009. Et aussi Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit. Deirdre Bair relate en détail, en apportant de nouveaux éléments, le traitement de Sabina et ses relations avec Jung et Bleuler.
65. Rapport de C.G. Jung, cité par Deirdre Bair, d’après les archives du Burghölzli, in Jung, op. cit., p. 139.
66. Sigmund Freud et Carl Gustav Jung, Correspondance, t. I : 1906-1909, op. cit., lettre du 27 octobre 1906, p. 47.
67. « Sur le contenu psychologique d’un cas de schizophrénie ». D’abord publié dans le Jahrbuch, III, août 1911, ce texte fut repris et commenté par Jung dans Métamorphoses et symboles de la libido, réédité sous le titre Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Genève, Georg, 1973.
68. Sabina Spielrein, « La destruction comme cause du devenir » (1912), in Sabina Spielrein entre Freud et Jung, op. cit., p. 212-262.
69. Sabina Spielrein entre Jung et Freud, op. cit., p. 273. Freud ne cessera jamais par la suite de reprocher à Sabina d’être restée attachée à Jung, allant jusqu’à lui donner des interprétations sauvages sur le fait qu’elle aurait désiré un enfant de Jung, idéalisé comme « chevalier germanique », pour mieux exprimer sa révolte contre un père dont, en réalité, elle aurait souhaité un enfant.
70. Élisabeth Roudinesco, « Les premières femmes psychanalystes », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 16, 1998. Repris dans Topique, 71, 2000. Et séminaire inédit, 1998. Cf. également Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit. Parmi les quarante-deux femmes membres de la WPV en 1938, le taux de suicide, de folie et de mort violente fut un peu plus important que chez les hommes. Séminaire inédit. Et Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit.
71. Antonia Anna Wolff (1888-1953) : patiente puis maîtresse et disciple de C.G. Jung.
72. Daniel Paul Schreber, Mémoires d’un névropathe (Leipzig, 1903), Paris, Seuil, 1975. Sigmund Freud, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa » (1911), in Cinq psychanalyses, op. cit., p. 263-321, et OCF.P, X, op. cit., p. 225-305.
73. Thèse reprise dans Totem et tabou, op. cit.
74. Martin Stingelin, « Les stratégies d’autolégitimation dans l’autobiographie de Schreber », in Schreber revisité, colloque de Cerisy, Presses universitaires de Louvain, 1998, p. 115-127.
75. Le Cas Schreber. Contributions psychanalytiques de langue anglaise, recueil organisé, traduit et présenté par Luiz Eduardo Prado de Oliveira, Paris, PUF, 1979. Chawki Azouri, « J’ai réussi où le paranoïaque échoue », op. cit.
76. Elias Canetti, Masse et puissance (1960), Paris, Gallimard, 1966.
77. Rudolf von Urbantschitsch (1879-1964) : psychiatre et psychanalyste, il émigrera en Californie en 1936.
78. On doit la reconstitution de cette tragique histoire à Ulrike May. Cf. Renate Sachse, « À propos de la recherche d’Ulrike May. Sur dix-neuf patients en analyse chez Freud (1910-1920) », Essaim, 2, 2008, p. 187-194. Ulrike May, « Freuds Patientenkalender : Siebzehn Analytiker in Analyse bei Freud (1910-1920) », Luzifer-Amor, 19, 37, 2006, p. 43-97. Cf. également Mikkel Borch-Jacobsen, Les Patients de Freud, op. cit.
79. C.G. Jung évoque le cas de « l’homme au soleil phallique » dans Métamorphoses et symboles de la libido (1912), Paris, Buchet-Chastel, 1953. Jung avait confié la cure de ce patient à son élève Johann Honneger, lui-même atteint de troubles maniaques et qui mit fin à ses jours en mars 1911 à l’aide d’une dose massive de morphine.