Alors qu’il prétendait détester Vienne et la double monarchie, autant d’ailleurs que l’esprit prussien, Freud fut à ce point surpris par la guerre qu’il se mit à soutenir fermement la Triple Alliance, à souhaiter la victoire de l’Autriche et à fulminer contre la France, les Serbes et la Russie. Il ne crut pas un instant à la victoire de la France et de l’Angleterre, ni au soutien des Américains, ni à la disparition des Empires centraux.
Il n’avait pas vu venir l’élan nationaliste des peuples contre les dernières dynasties impériales, ni monter la haine qui, en une soixantaine d’années, s’était lentement substituée au printemps des peuples. Il n’avait pas encore pris conscience de l’agonie de cette bourgeoisie nobiliaire de la Belle Époque qui, à force de souci d’elle-même, avait méconnu la misère des déshérités. Jusqu’à ce jour, il ne connaissait la guerre que par ses lectures – Alexandre, César, Napoléon, Homère – et par le souvenir que lui avait laissé sa période militaire, durant laquelle il avait joué au médecin des armées avec ses infirmières pour lutter contre sa neurasthénie. Dans l’immédiat, face au déferlement réel des armes, il ne voulait en aucun cas s’en prendre à l’Angleterre tout en regrettant qu’elle ne se tînt pas au côté des trois Empires : prussien, austro-hongrois, ottoman.
Aussi entra-t-il en contradiction avec l’évolution du Verein où cohabitaient des médecins venus de tous les pays d’Europe, ou presque, et des États-Unis, génération nouvelle aspirant à une psychanalyse décentrée de Vienne et donc de l’idéal freudien des paladins unis dans le Ring. Mais surtout, la guerre brisait l’avancée du mouvement et dressait des frontières artificielles entre intellectuels, chercheurs, médecins, écrivains, psychologues.
Cette première guerre du XXe siècle se déroulait dans les airs et au fond des océans, sur mer, sur terre, dans des tranchées boueuses, ravagées par des gaz toxiques et jonchées de corps mutilés. Elle n’avait plus rien à voir avec les guerres des siècles précédents, quand s’affrontaient au grand jour des armées aux couleurs bariolées, avec trompettes, combats sanglants à l’arme blanche et chants de la victoire et de la mort.
D’un coup, cette guerre déplaça sur une autre scène les conflits internes à la psychanalyse et, d’emblée, elle contraignit les freudiens à renoncer à leurs congrès, à cesser leurs activités, à suspendre les échanges épistolaires et les productions éditoriales. En bref, elle les obligeait à s’intéresser à autre chose qu’à leurs travaux scientifiques et à leur lutte dérisoire contre « cette sainte brute de Jung1 », ou contre les « Zurichois », lesquels d’ailleurs ne participaient pas à la fureur des autres nations. La Suisse, l’Espagne, les Pays-Bas et les pays scandinaves n’entraient dans aucune coalition.
À l’exception de Hanns Sachs, réformé pour myopie, tous les membres du Comité furent mobilisés les uns après les autres. En 1915, Eitingon partit le premier comme chirurgien sous uniforme autrichien, à Prague puis dans le nord de la Hongrie, tandis qu’Abraham était affecté, lui aussi comme chirurgien, dans un grand hôpital de la Prusse-Orientale. Rank fut envoyé à Cracovie dans l’artillerie lourde, et Ferenczi incorporé comme médecin-major chez les hussards hongrois, puis à Budapest comme psychiatre dans un hôpital militaire, ce qui lui permit de reprendre ses activités. À aucun moment il n’abandonna sa foi en la psychanalyse et il mena une cure à cheval avec un officier de son régiment souffrant d’un traumatisme après avoir reçu un éclat d’obus. Il tentait en même temps de résoudre ses problèmes avec Gizella.
Demeuré seul à Vienne avec Sachs, Martha, Anna et Minna, Freud entra dans le temps de la guerre en redoutant chaque jour que ses trois fils et son gendre – Martin, Oliver, Ernst, Max Halberstadt –, mobilisés ou engagés dans l’artillerie, le génie ou sur divers fronts, ne fussent les victimes de cette boucherie2. Seul Hermann Graf, son neveu, fils unique de Rosa, ne revint jamais. Il fut tué sur le front italien en juillet 1917. Et de même Rudolf Halberstadt, le frère de Max.
En réalité, dès les premiers mois du conflit, et en dépit de son humeur belliqueuse et de sa certitude de la victoire allemande, il comprit que cette guerre serait longue et meurtrière et qu’elle changerait de fond en comble le monde dans lequel il vivait : « Je ne doute pas que l’humanité se remettra de cette guerre-ci, écrivait-il à Lou Andreas-Salomé en novembre 1914, mais je sais avec certitude que moi et mes contemporains ne verrons plus le monde sous un jour heureux. Il est trop laid. Le plus triste dans tout cela, c’est qu’il est exactement tel que nous aurions dû nous représenter les hommes et leur comportement d’après les expériences éveillées par la psychanalyse. C’est à cause de cette position à l’égard des hommes que je n’ai jamais pu me mettre à l’unisson de votre bienheureux optimisme. J’avais conclu dans le secret de mon âme que puisque nous voyons la culture la plus haute de notre temps si affreusement entachée d’hypocrisie, c’est qu’organiquement nous n’étions pas faits pour cette culture3. »
Une fois de plus, Freud affirmait que sa doctrine était le révélateur des aspects les plus sombres de l’humanité, et il cherchait dans les événements – comme d’ailleurs dans les textes littéraires, les mythes et les légendes – la confirmation de la justesse de ses hypothèses. Et du coup, il ne percevait pas que ses réflexions, et notamment son étude récente sur le narcissisme, n’échappaient pas à l’évolution meurtrière de ce monde, dont il avait déjà la nostalgie. Freud se pensait comme le créateur d’une doctrine sans imaginer que celle-ci pût être aussi le produit d’une histoire qu’il ne maîtrisait pas. La psychanalyse était sa « chose » (die Sache), et il la voyait partout à l’œuvre.
L’époque bénie du voyage en Amérique, de la passion pour Jung et de la conviction des bienfaits de la cure analytique était close. Désormais, Freud songeait à une tout autre organisation de la conceptualité psychanalytique. Et c’est bien durant ce temps de la guerre qu’il commença à effectuer une refonte de son système de pensée. Qu’il le voulût ou non, la guerre l’atteignait de toutes parts : il était irritable, multipliait les lapsus, racontait des histoires juives pour lutter contre l’angoisse. Sa libido, disait-il sans y croire vraiment, était fermement mobilisée pour l’Autriche-Hongrie4. Quant à sa théorie, il n’est pas sûr qu’il aurait su alors la résumer.
L’activité onirique et fantasmatique de Freud prit bientôt une nouvelle tournure. Il rêvait de la mort de ses fils et de celle de ses disciples, de la dispersion de son mouvement, de blessures atroces, de champs de bataille peuplés de cadavres anonymes. En un mot, il était envahi la nuit comme le jour par l’idée que la puissance mortifère des pulsions inconscientes menaçait les formes les plus élevées de la civilisation humaine5.
Et c’est en réfléchissant à cette question, en avril 1915, qu’il rédigea un essai sur la guerre et la mort dans lequel il contredisait radicalement ses premiers élans bellicistes. Dans ce texte désespéré, qui annonçait toutes les hypothèses à venir, il commençait par se livrer à un vibrant éloge de la société européenne issue de la culture gréco-latine et imprégnée des lumières de la science pour montrer à quel point cette nouvelle guerre conduisait l’humanité la plus éclairée, non seulement à un abaissement de tout sentiment moral et à une dangereuse désillusion, mais aussi à un réveil de toutes les formes possibles de cruauté, de perfidie et de trahison, celles-là mêmes que l’on croyait abolies par l’exercice de la démocratie et le règne de la civilisation. Et c’est ainsi, disait-il, que le « citoyen de l’humanité se retrouve en plein désarroi face au monde qui lui est devenu étranger : sa grande patrie ruinée, les biens communs dévastés, ses concitoyens divisés et humiliés6 ».
Autrement dit, Freud prenait acte du fait que cette guerre-là, engendrée par le nationalisme et la haine des peuples envers les autres peuples, traduisait la quintessence d’un désir de mort propre à l’espèce humaine. Elle venait rappeler au sujet moderne qu’il n’était rien d’autre que l’héritier d’une généalogie de meurtriers et que la guerre le ramenait à une archaïcité pulsionnelle dont lui-même avait décrit les contours dans Totem et tabou, et qui l’autorisait à transgresser l’interdit de la mise à mort d’autrui. Pire encore, Herr Professor constatait que, dans ce conflit, plus personne ne savait reconnaître les prérogatives des blessés et des médecins sous l’effet de l’abolition de la distinction entre combattants et populations civiles.
Et c’est sur un ton dramatique qu’il mettait l’accent sur le fait que cette guerre perturbait de façon inédite le rapport de l’homme à la mort. Phénomène « naturel », disait-il, la mort est l’issue nécessaire à toute vie et chacun a le devoir de s’y préparer. Mais, comme notre inconscient est inaccessible à sa représentation, encore faut-il, pour l’accepter, nier son existence, la mettre hors jeu, voire la théâtraliser dans une identification à un héros idéalisé. Or, la guerre moderne, avec sa puissance de destruction massive, abolissait chez l’être humain le recours à de telles constructions imaginaires susceptibles de le préserver de la réalité de la mort.
Évoquant la réponse d’Achille à Ulysse7, Freud reprenait aux Anciens l’idée d’une opposition entre la « belle mort », celle, héroïque, des guerriers qui choisissent une vie brève, et la mort naturelle liée à une vie tranquille de longue durée. Et il laissait entendre que la guerre contemporaine effaçait les frontières entre les deux morts puisqu’elle précipitait le soldat – individu anonyme – dans le quotidien de sa finitude immédiate avant même qu’il ait eu le temps de s’identifier à quoi que ce soit. Aussi bien cette guerre mettait-elle à nu, disait-il, ce qu’il y a de plus ancestral en l’homme : le plaisir du meurtre généralisé au-delà de la mort héroïsée et de la mort naturelle. En conséquence, si la cruauté faisait ainsi retour au cœur de cette période troublée, c’est qu’elle n’avait jamais pu être éradiquée par la civilisation. Malgré son humanisation et l’accès à la culture, l’homme serait donc toujours autre que ce qu’il croyait être. Dans les couches profondes de sa vie psychique se dissimule un barbare toujours prêt à se réveiller.
Et Freud de conclure son essai par une profession de foi sans appel : « Nous nous souvenons du vieil adage : Si vis pacem, para bellum. Si tu veux maintenir la paix, prépare-toi à la guerre. Il serait conforme au temps actuel de le modifier : Si vis vitam, para mortem. Si tu veux supporter la vie, prépare-toi à la mort8. »
À l’âge de cinquante-neuf ans, Freud allait donc à la rencontre du royaume des morts. Il songeait autant à la sienne propre et à celle de ses proches qu’à la mort des combattants perdus dans la « nuit polaire » d’une guerre dont il ne voyait pas l’issue et qu’il comparait à un « artisanat répugnant ». Minna et Martha l’appelaient déjà le « cher vieux ». Quatre mois avant le déclenchement des hostilités, dans la nuit du 10 au 11 mars 1914, il était devenu grand-père, pour la première fois, d’un petit Ernst (surnommé « Ernstl ») Halberstadt, fils de Sophie et futur « enfant à la bobine » dont il décrira le jeu quelques années plus tard : « Très singulier, un sentiment d’avoir vieilli, du respect devant les miracles de la sexualité9. »
À l’automne 1914, il apprit la mort d’Emanuel, son demi-frère chéri, âgé de quatre-vingt-un ans, lequel, disait-il, n’avait pas supporté la guerre. Lors de l’anniversaire de ses soixante ans, en mai 1916, il écrira qu’il avait lui-même franchi le seuil de la vieillesse, que plus rien ne devait être remis à plus tard, que son cœur et ses artères avaient vieilli et qu’il n’était pas ce que son père était au même âge10.
À plusieurs reprises, il quitta Vienne pour rendre visite à sa fille, puis à l’épouse d’Abraham et enfin à Ferenczi, l’ami de cœur. Sa clientèle se faisait rare, les économies fondaient, les membres de sa famille souffraient de pauvreté, la nourriture manquait, les lieux d’habitation n’étaient pas chauffés et la tuberculose menaçait les plus démunis ou les plus fragiles. L’amer Konrad était défaillant : maux de gorge, gonflement de la prostate, troubles somatiques divers. En 1917, âgé de soixante et un ans, Freud essaya une nouvelle fois de cesser de fumer. Mais, contre toute logique rationnelle, il réussit à se convaincre que l’œdème douloureux qu’il ressentait au palais était consécutif au sevrage et il recommença de plus belle à allumer des cigares pour aiguiser ses facultés intellectuelles11.
Le constat des atrocités guerrières et la présence physique de la mort dans sa vie et dans son corps conduisirent Freud à s’abandonner à cette solitude créatrice qu’il aimait tant et qui allait de pair avec sa tabagie, un certain masochisme aussi et son culte de l’abstinence sexuelle. Seul l’homme qui souffre peut accomplir quelque chose, pensait-il, tout en affirmant sans cesse que la passion du cigare n’était pas du ressort de la psychanalyse. Malgré des années de travail sur lui-même, Freud était toujours aussi névrosé.
En 1896, dans une lettre à Fliess, il avait déjà utilisé le terme de « métapsychologie » pour qualifier l’ensemble de sa conception de la psyché afin de la distinguer de la psychologie classique. Fort de ce terme, il entendait réaliser son vieux rêve de s’adonner à la philosophie, ou plutôt de la défier. Par la suite, dans La Psychopathologie de la vie quotidienne, il avait affirmé de façon encore plus nette que la connaissance des facteurs psychiques de l’inconscient se reflétait dans la construction d’une réalité suprasensible que la science transformait en une psychologie de l’inconscient. Et il s’était donc donné pour tâche de décomposer les mythes relatifs au mal et au bien, à l’immortalité et aux origines de l’humanité en traduisant la métaphysique en une métapsychologie.
Autrement dit, si la métaphysique était l’étude en philosophie des causes premières de l’être et de l’existence – et donc de réalités séparées de la matière et du vécu –, la métapsychologie devait être, en parallèle, l’étude de la réalité psychique, c’est-à-dire de tout ce qui échappe à la conscience et à la réalité matérielle. Par cette démarche spéculative, Freud entendait fonder la psychanalyse comme une nouvelle discipline détachée de la psychologie. Jusque-là en effet, il avait toujours ancré sa doctrine dans la psychologie sans jamais théoriser l’idée qu’elle pût la subvertir.
Rivalisant ainsi avec le savoir philosophique, qu’il considérait pourtant comme un système paranoïaque, Freud défiait la psychologie, discipline par laquelle il était sorti autrefois de la neurologie. Entreprise démesurée puisqu’il prétendait faire de la psychanalyse une « science » à part entière, entre psychologie, philosophie et biologie, au point de refuser de la considérer comme une « science humaine » au même titre que l’anthropologie ou la sociologie.
À partir de 1915, il élabora donc, sous l’appellation de « métapsychologie », un ensemble de modèles définis par la prise en compte simultanée des points de vue dynamique, topique et économique. Par l’approche dynamique, il rapportait les processus psychiques à leur origine inconsciente, et donc aux pulsions. Selon l’axe topique, il définissait des lieux : le conscient, le préconscient, l’inconscient12. Et enfin, en vertu de la perspective économique, il distinguait les différents domaines de l’énergie psychique.
Et c’est dans cette perspective qu’entre 1915 et 1917 il regroupa précisément, sous l’appellation de Métapsychologie, cinq essais austères et complexes qui tranchaient avec ses écrits antérieurs : « Pulsions et destin des pulsions », « Le refoulement », « L’inconscient », « Complément métapsychologique à la doctrine du rêve », « Deuil et mélancolie »13. Il proposait de distinguer deux groupes de pulsions, celui des pulsions d’autoconservation et celui des pulsions sexuelles. Il mettait en lumière différents retournements de pulsions avec des objets, des buts, des personnes, des couples opposés : sadisme et masochisme, voyeurisme et exhibition, passivité et activité. Et il dressait un sombre tableau des multiples facettes par lesquelles l’être humain prend plaisir à séduire, à parader, à se tourmenter en tourmentant autrui, à haïr tout en prétendant aimer.
S’agissant du refoulement, concept majeur, Freud inventait une sorte de cartographie de ses ruses, de ses contours, de ses torsions, de ses retraits, de ses persécutions envers le sujet, tout en distinguant le refoulement originaire, la fixation, le refoulement proprement dit et enfin le retour du refoulé, avec ses représentants, ses représentés, ses « quantums d’affects », ses mécanismes de substitution à l’œuvre dans les principales névroses : phobie, angoisse, hystérie, névrose obsessionnelle.
Dans cette nouvelle perspective, l’inconscient, selon Freud, n’avait plus grand-chose à voir avec L’Interprétation du rêve. Certes, il n’était toujours atteignable que transposé ou traduit dans les rêves, les lapsus, les actes manqués ou les conversions somatiques. Mais il était aussi bien autre chose : une hypothèse, un processus « en soi », une forme dérivée de l’ancienne animalité de l’homme revue et corrigée selon un principe issu de la philosophie de Kant. Et Freud indiquait qu’il ne fallait jamais substituer à la perception de la conscience le psychisme inconscient, même si celui-ci demeurait moins inconnaissable que le monde extérieur. À cet égard, il faisait de la psychanalyse une psychologie des profondeurs articulée autour du primat de l’inconscient – instance faite de contenus refoulés – sur le conscient et le préconscient, toujours en devenir.
Au moment d’aborder l’immense continent de la mélancolie, si magnifiquement décrite à chaque époque de l’histoire de l’humanité par les poètes, les philosophes puis les aliénistes, Freud n’essaya pas de rivaliser avec de tels écrits, d’autant moins que lui-même avait déjà fait de Hamlet, prototype du prince mélancolique du début du XVIIe siècle, un hystérique. Il se contenta d’intégrer la mélancolie à sa métapsychologie, et donc de l’arracher autant à la nosographie psychiatrique qu’à la tradition philosophique afin de la redéfinir comme une sorte de délire narcissique14. Les temps étaient propices à une telle réflexion. Vêtues de noir, les femmes remplaçaient les hommes tombés au combat en prenant les rênes des activités économiques de leurs pays respectifs. Loin de regarder la mélancolie comme l’une des grandes composantes de la condition humaine, Freud la définissait comme la forme pathologique du deuil : une maladie de l’autopunition. Avant publication, il envoya son manuscrit à Abraham, qui avait déjà comparé le deuil et la mélancolie et qui lui adressa de nombreuses remarques. Il le remercia et le cita. Ainsi fit-il entrer les tourments de la mélancolie dans un processus de régression de la libido et d’abandon de l’investissement inconscient15.
Freud soulignait que, dans le travail du deuil, le sujet parvient progressivement à se détacher de l’objet perdu alors que, dans la mélancolie, il se pense coupable de la mort survenue, la dénie ou se croit possédé par le défunt ou atteint de la maladie qui a entraîné sa mort. Confronté à cette perte irrémédiable, il éprouve un sentiment d’indignité et croit que sa conscience morale le juge et le persécute. À celle-ci, Freud donnera plus tard le nom de « surmoi ».
Herr Professor projetait de rédiger douze essais et de les regrouper dans un ensemble intitulé Éléments pour une métapsychologie. Mais il doutait de lui-même et laissa finalement tomber sept textes, dont un seul a été retrouvé : Vue d’ensemble des névroses de transfert16. Construit comme un échange avec Ferenczi17, mais aussi comme une « fantaisie phylogénétique », cet ensemble avait été conçu comme une suite à Totem et tabou. Il résultait d’une spéculation « bioanalytique » au cours de laquelle Freud se livrait à une extension de la théorie des névroses et du meurtre du père à l’origine de l’homme. Autrement dit, il prétendait procéder à une récapitulation de la phylogenèse par l’ontogenèse18. Aussi affirmait-il l’existence d’une analogie entre les stades de l’évolution de l’espèce humaine et ceux des névroses. Si l’ordre chronologique montre que, dans le développement individuel, l’hystérie d’angoisse est la plus précoce, suivie de l’hystérie de conversion et plus tard de la névrose obsessionnelle, cela signifie que ces trois types de névrose auraient leur équivalent dans une histoire phylogénétique de l’humanité, située entre le début et la fin de l’ère glaciaire19. On retrouverait ainsi la trace, en chaque être humain, d’une régression névrotique correspondant à un stade déjà présent dans la phylogenèse. À l’aube de l’ère glaciaire, l’humanité serait devenue anxieuse pour ensuite entrer dans un conflit entre autoconservation et désir de reproduction, d’où l’apparition d’une hystérie d’angoisse. À la phase suivante se serait produite une surévaluation de la pensée et du langage correspondant à une névrose obsessionnelle, c’est-à-dire à une conception religieuse du monde. Suivait alors, sous la plume de Freud, une nouvelle version du récit de la « lutte pour l’existence » reconverti en fable psycho-phylogénétique : horde primitive, meurtre du père, fils unis par leur homosexualité, femmes immergées dans un continent inconnu – dark continent –, retour de la figure du père dans la paranoïa, identification au père mort entre deuil et mélancolie.
Une fois de plus, Freud réinventait les composantes de son système de parenté pour en faire un modèle de compréhension du psychisme. On comprend qu’il ait hésité à rendre publiques ses spéculations en détruisant plusieurs manuscrits. Son ambitieuse métapsychologie était pour le moins obscure et défaillante. Quant à l’idée de donner à la psychanalyse un fondement symétriquement identique à celui de la biologie, elle revenait à faire de celle-ci une « métabiologie », comme le souhaitait Ferenczi. Et de fait, Freud avouait alors vouloir déposer la « carte de visite » de la psychanalyse dans la corbeille des biologistes20.
Conscient de la fragilité de son hypothèse, il y renonça sans pour autant abandonner l’idée de transposer les mécanismes de l’évolution dans le champ de la psychanalyse. Et pour cela, il se mit à lire Philosophie zoologique de Lamarck21, non pas pour opposer le lamarckisme au darwinisme22 mais pour montrer que l’idée lamarckienne selon laquelle « le besoin crée l’organe » ne serait rien d’autre que la prise en compte du « pouvoir de la représentation inconsciente sur le corps propre », dont il voyait les vestiges dans l’hystérie. En bref, disait-il, la « toute-puissance des pensées ». L’adéquation par finalité serait alors, ajoutait-il, « expliquée psychanalytiquement et ce serait le parachèvement de la psychanalyse. Se dégageraient deux grands principes du changement (du progrès), le changement par adaptation du corps propre et le changement ultérieur par transformation du monde extérieur (autoplastique et hétéroplastique), etc.23 ».
Freud reprendra cette thèse en 1920, dans des écrits de plus en plus spéculatifs, sans jamais donner un contenu plus solide à sa métapsychologie. Et d’ailleurs, celle-ci n’aura jamais d’autre utilité que de servir de rempart à quelques entreprises de psychologisation de la psychanalyse. Maigre consolation.
Tandis que s’amorçait ce changement de perspective, Freud poursuivait son enseignement à l’Hôpital général de Vienne où se pressaient une centaine d’auditeurs, étudiants, médecins, parents, amis ou futurs disciples : Max Schur, Edoardo Weiss, Anna Freud, etc. Une nouvelle génération émergeait. Comme à son habitude, Freud parlait sans la moindre note et, pour sa dernière année académique, il décida d’exposer en vingt-huit leçons les principaux acquis de ce qu’il appelait encore « une jeune science » : synthèse de L’Interprétation du rêve, de La Psychopathologie de la vie quotidienne, des Trois essais.
À quoi s’ajoutait une série d’exposés sur la technique psychanalytique, le transfert, la définition des névroses. Dans ce nouvel essai d’introduction à la psychanalyse, Freud réaffirmait avec force que le premier choix d’objet de l’être humain est toujours incestueux, qu’il est dirigé chez l’homme vers la mère et la sœur et chez la femme vers la mère puis vers le père et le frère, et que seul un interdit sévère permet de tenir à distance cette tendance pulsionnelle, présente à tout jamais dans la sexualité adulte.
Au lendemain de sa publication, l’ouvrage connut, partout dans le monde, un succès foudroyant24. Il contribua néanmoins à alimenter les rumeurs concernant l’organisation dite « incestueuse » de la vie familiale du 19 Berggasse. Plus que jamais, la psychanalyse fut alors reçue par ses défenseurs enthousiastes – écrivains, philosophes ou poètes – comme une révolution de la liberté, susceptible de changer le destin des hommes, et par ses adversaires comme une fausse science portant atteinte à l’ordre familial, aux vertus de la religion et aux sentiments patriotiques des peuples : une pensée lubrique issue d’un cerveau dégénéré et d’un empire agonisant25.
À cette date, Freud songeait au prix Nobel. Son jeune ami et ancien élève Robert Barany, médecin hongrois, lauréat en 1914 pour ses travaux de physiologie sur l’appareil vestibulaire de l’oreille, l’avait désigné comme son candidat. Mais à quel titre et au nom de quelle discipline ? Malgré sa notoriété mondiale, Herr Professor n’était reconnu ni comme un homme de science ni comme un écrivain. Quant à la psychanalyse, elle n’entrait dans aucun champ du savoir universitaire. Jamais Freud n’obtiendrait le prix tant désiré.
Bien qu’il ne fût pas adepte du marxisme, Freud accueillit avec faveur la révolution d’Octobre qui mettait fin à la participation des Russes à la guerre et, de même, alors qu’il n’était nullement favorable au sionisme, il approuva la déclaration de Lord Balfour, qui ouvrait la voie à la création d’un foyer national juif en Palestine26. En novembre 1917, il était tellement pessimiste qu’il voulait songer à des jours meilleurs.
Avec l’approche de la fin des hostilités, les membres du Comité entrèrent en guerre les uns contre les autres. Bien décidé à prendre en main les destinées du mouvement et à le faire basculer dans le camp des vainqueurs, Jones s’attaqua à Abraham en soutenant Ferenczi. Contre le premier, qui souhaitait organiser le Ve congrès du Verein à Berlin, il souligna que cela risquait de faire passer la psychanalyse pour une « science boche » et, avec l’accord du second, il choisit Budapest comme lieu de la rencontre. Freud approuva cette option. Chacun des « paladins » savait que la Hongrie serait bientôt séparée de l’Autriche : Budapest, berceau d’une certaine idée ferenczienne de la psychanalyse propre à la Mitteleuropa, brillait de ses derniers feux.
Le congrès se déroula les 28 et 29 septembre 1918 à l’Académie hongroise des sciences en présence de représentants des gouvernements hongrois, allemand, autrichien et de quarante-deux psychanalystes, parmi lesquels Geza Roheim, futur anthropologue américain, et d’un nombre important de femmes, discrètement chapeautées et vêtues de robes fluides. À l’exception de Freud, tous les hommes arboraient leur uniforme. Pour la première fois, Melanie Klein, brillante élève de Ferenczi, rencontra le maître et assista à sa conférence sur « Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique27 ».
Au lieu d’improviser comme à son habitude, Freud donna lecture de son intervention pour le moins stupéfiante. Contre lui-même et contre sa propre pratique – mais aussi contre Ferenczi –, il annonçait que le traitement psychique devait autant que possible s’effectuer « dans un état de frustration et d’abstinence ». Freud n’allait pas jusqu’à dire que le patient devait être privé de toute activité sexuelle, mais il préconisait l’idée qu’il fallait lui interdire de profiter des bénéfices issus des premiers résultats de la cure. Sans cette rigueur, disait-il, le patient risquait de replonger dans un échec irrémédiable.
Non content de s’opposer à l’empathie thérapeutique, et tout en désapprouvant l’orientation puritaine adoptée par son ami Putnam, Freud annonçait que la psychanalyse allait devenir une thérapie de masse – comme aux États-Unis – et qu’il fallait créer partout des institutions susceptibles de mener à bien des cures gratuites. Ainsi pourrait-on enfin aider les populations les plus pauvres à sortir de leur condition. En prônant un tel programme d’hygiène sociale, et en appelant les États démocratiques modernes à reconnaître la valeur prophylactique de la psychanalyse, Freud effectuait une rupture avec le monde ancien. Après avoir erré dans son labyrinthe métapsychologique, il voulait croire que la cure n’était plus réservée à de grands bourgeois proustiens attachés à une certaine image d’eux-mêmes qui, déjà, s’était évanouie avec la guerre.
Et il appelait les nouvelles générations à se projeter dans l’avenir : « Nous découvrirons probablement que les pauvres sont moins encore que les riches disposés à renoncer à leurs névroses parce que la dure existence qui les attend ne les attire guère et que la maladie leur confère un droit de plus à une aide sociale. Peut-être nous arrivera-t-il souvent de n’intervenir utilement qu’en associant au secours psychique une aide matérielle, à la manière de l’empereur Joseph II. Tout porte aussi à croire que, vu l’application massive de notre thérapeutique, nous serons obligés de mêler à l’or pur de l’analyse une quantité considérable du plomb de la suggestion directe. Parfois même, nous devrons, comme dans le traitement des névroses de guerre, faire usage de l’influence hypnotique. Mais, quelle que soit la forme de cette psychothérapie populaire et de ses éléments, les parties les plus importantes, les plus actives, demeureront celles qui auront été empruntées à la stricte psychanalyse dénuée de tout parti pris28. »
La question des névroses de guerre fut discutée tout au long du congrès de Budapest avec des exposés d’Abraham, Freud, Ferenczi, Ernst Simmel, Viktor Tausk29. Et le problème était fondamentalement celui-ci : comment inscrire l’intervention de la psychanalyse au cœur de la vie des sociétés, en temps de guerre comme en temps de paix ? Ce qui intéressait Freud et ses disciples, c’était de montrer la différence entre, d’une part, les névroses traumatiques et les névroses ordinaires, et, d’autre part, entre les sujets névrosés et les sujets « sains » pris les uns et les autres dans la tourmente de la guerre.
Alors que les freudiens avaient abandonné depuis longtemps la causalité traumatique dans l’élucidation des névroses, voici qu’ils s’y trouvaient de nouveau confrontés à une tout autre échelle. Impossible dans de telles circonstances de nier que les horreurs de la guerre pussent être pour quelque chose dans l’apparition de troubles tels que les tremblements compulsifs, les amnésies, les terreurs, les cauchemars, les insomnies, etc. Confrontés aux autorités de leurs pays respectifs, les psychanalystes, qui avaient eux-mêmes été mobilisés, tentèrent d’expliquer que les soldats ne réagissaient pas de la même manière au combat selon qu’ils étaient ou non névrosés dans la vie civile. Ainsi tel soldat pouvait-il présenter des signes graves de commotion dus à la dureté des combats sans pour autant être déprimé ou anxieux, alors que tel autre, n’ayant pas été soumis au feu, pouvait parfaitement sombrer dans un état de choc à l’idée même de se retrouver face à l’ennemi. Comment devait-on traiter les soldats atteints de ces névroses ? La cure par la parole était-elle, en toutes circonstances, supérieure à l’électrothérapie, véritable torture imposée aux patients, ou à l’hypnose, jugée très efficace ?
Les contributions furent éditées dans le cadre de l’Internationaler Psychoanalytischer Verlag30, maison d’édition financée par Anton von Freund, fleuron du mouvement. Freud y publierait ses livres à venir.
Au cours du congrès, Hermann Nunberg proposa pour la première fois qu’une des conditions requises pour devenir psychanalyste fût d’avoir fait soi-même une analyse. Rank et Ferenczi s’opposèrent au vote d’une motion en ce sens. Peine perdue. L’idée de l’analyse des analystes – cure didactique et analyse de supervision – s’imposera au fil des années à partir de la grande expérience berlinoise. Lors de la séance de clôture, chacun était conscient que le mouvement psychanalytique reprenait vigueur. Freud crut bon de déclarer que le centre névralgique de la psychanalyse se trouvait en Hongrie : il se trompait.
Deux mois plus tard, les représentants de l’Empire austro-hongrois signaient l’armistice de Villa Giusti, les plénipotentiaires allemands rencontraient les Alliés dans la clairière de Rethondes, Guillaume II abdiquait, la Hongrie devenait une république. Au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et en vertu des quatorze points rédigés par le président Thomas Woodrow Wilson, les diverses populations de l’ancienne Europe centrale et balkanique furent réparties à l’intérieur de nouvelles frontières définies quelques mois plus tard par les traités de Versailles, de Saint-Germain et de Trianon. L’Autriche n’était plus alors qu’une « lueur crépusculaire, une ombre incertaine et sans vie de l’ancienne monarchie impériale31 ».
Lors de la fondation de la première République hongroise, Ferenczi, proche des milieux progressistes et de la revue Nyugat, fut pressenti pour occuper une chaire d’enseignement de la psychanalyse à l’Université. En dépit d’un premier rapport négatif, le décret fut signé par Georg Lukacs, commissaire du peuple à l’Instruction publique et à la Culture du nouveau gouvernement de Béla Kun qui, le 20 mars 1920, avait instauré une république des Conseils sur le modèle de la révolution bolchevique. Le 10 juin, Ferenczi inaugura ses cours dans un amphithéâtre rempli d’étudiants enthousiastes.
À cette occasion, Freud rédigea un article publié directement en hongrois : « Faut-il enseigner la psychanalyse à l’Université32 ? » Il y inventoriait toutes les matières nécessaires au cursus de l’étudiant en psychanalyse. Non seulement il soulignait la nécessité de bien connaître l’histoire des psychothérapies, afin de comprendre les raisons objectives de la supériorité de la méthode psychanalytique, mais il proposait également un programme portant sur la littérature, la philosophie, l’art, la mythologie, l’histoire des religions et des civilisations. Il soulignait avec force qu’en aucun cas la psychanalyse ne devait limiter son champ d’application aux affections pathologiques. Jamais un tel programme ne sera mis en œuvre : ni à Budapest, ni à Vienne, ni dans aucune université du monde. Freud avait fait fausse route en prétendant imposer la psychanalyse comme une discipline à part entière. En réalité, elle ne devait et ne dut son existence qu’à ses institutions privées. Dans les hauts lieux de l’enseignement universitaire, elle ne put s’implanter que vectorisée par d’autres disciplines : la psychiatrie et la psychologie d’une part, les humanités de l’autre. Ainsi fut-elle scindée en deux branches : l’une clinique, rattachée à l’idéal médical du soin, l’autre culturelle, reliée à la philosophie, l’histoire, la littérature, l’anthropologie.
La chute de la Commune de Budapest et la répression sanglante organisée par les troupes de l’amiral Miklos Horthy, qui se proclama « régent », mirent fin à l’expérience. Ferenczi perdit son poste : « L’aspect le plus répugnant des dix premières années du régime de Horthy, écrit William Johnston, fut assurément la terreur blanche de 1920. Dans un esprit de vengeance […] la torture fut employée à tort et à travers et la flagellation publique rétablie, tandis que les assassinats politiques étaient étouffés et que les Juifs réfugiés depuis 1914 étaient expulsés33. »
Freud condamnait tout autant la Commune que la terreur blanche de Horthy, en quoi il se trompait encore. Quant à Jones, il profita de la situation pour prendre la direction de l’IPV (Verein) et déplacer le centre névralgique du mouvement vers l’ouest, c’est-à-dire vers le monde anglophone.
En 1919, Freud n’avait plus que quelques patients autrichiens et hongrois. En Allemagne, ses enfants avaient été ruinés par la guerre et il devait provisoirement les entretenir tout en aidant quelques amis, notamment Lou Andreas-Salomé, à laquelle il versera une pension jusqu’à sa mort. Dans l’attente de recevoir de nouveaux disciples, soucieux de se former auprès de lui, il apprit à parler encore plus parfaitement l’anglais. Une nouvelle fois, il songeait à s’installer ailleurs qu’à Vienne, à Berlin ou à Londres : « Nous sommes tous devenus des mendiants affamés par ici. Mais vous n’entendrez pas de plaintes. Je suis encore debout et je ne me tiens en aucune façon responsable de l’absurdité du monde. » Et il ajoutait : « La psychanalyse est florissante, je suis ravi de l’apprendre de tous côtés, et j’espère que la science sera pour vous aussi une consolation34. » Accueilli chaleureusement à Vienne en septembre, Jones invita Freud et Ferenczi à déjeuner : ils étaient affamés.
Déprimé après la chute de la Commune, Ferenczi entreprit des démarches pour émigrer aux États-Unis. Freud refusa obstinément de le laisser partir, alors même qu’il le délaissait et se tournait de plus en plus vers Jones pour l’organisation du mouvement international. Conscient d’appartenir au camp des vainqueurs et soucieux d’arracher à l’Europe continentale ruinée la gestion des affaires, ce dernier commença à mettre en œuvre sa politique pragmatique de normalisation de la profession. Contre Freud, il défendit même l’idée que la psychanalyse devait être exercée exclusivement par des médecins comme c’était le cas aux États-Unis.
Dans la même perspective, il imposa au Comité une décision catastrophique pour l’avenir en faisant adopter une règle selon laquelle les homosexuels ne pourraient ni être membres d’une association ni devenir psychanalystes, car, « dans la plupart des cas, ils sont anormaux ». Cette directive ahurissante allait à l’encontre de la doctrine freudienne. Elle bafouait le nom de Léonard de Vinci. Les Berlinois s’y opposèrent, et Rank mit en garde ses amis en accusant Jones de ne pas prendre en compte les différents types d’homosexualité35.
Ainsi les homosexuels étaient-ils de nouveau traités comme des pervers par ceux-là mêmes qui s’étaient éloignés des thèses racialistes de la fin du XIXe siècle. Bien entendu, cette directive n’empêcha nullement les homosexuels de devenir psychanalystes, mais ils durent dissimuler leur orientation sexuelle. Et elle eut pour conséquence de favoriser jusqu’à la fin du XXe siècle la diffusion d’une effrayante homophobie au sein de la communauté psychanalytique mondiale36. Cette position du Comité était d’autant plus absurde que Freud avait soutenu l’initiative de Magnus Hirschfeld visant à faire abolir en Allemagne le paragraphe 175 du Code pénal qui condamnait à la prison et au retrait des droits civiques le commerce sexuel entre les personnes du même sexe, et plus encore entre les hommes37.
Les psychiatres des pays en guerre avaient été sollicités par les hiérarchies militaires pour contribuer au dépistage des « simulateurs », considérés comme des déserteurs, des mauvais patriotes ou des lâches38. Au cœur de ce débat revenait donc en force l’ancienne question du statut de l’hystérie : vraie maladie psychique ou dissimulation ?
C’est dans ce contexte que Julius Wagner-Jauregg, célèbre psychiatre viennois organiciste et réformateur de l’asile39, fut accusé de forfaiture pour avoir qualifié de simulateurs des soldats atteints de névrose traumatique, auxquels il avait fait subir des traitements à l’électricité40. L’affaire commença en 1920 à l’occasion d’une plainte portée contre lui et ses assistants – notamment Michael Kozlowski – par le lieutenant Walter Kauders41, un brillant patriote juif de l’armée autrichienne. Freud fut alors convoqué comme expert devant une commission d’enquête présidée par Alexander Löffler et comprenant, entre autres, Julius Tandler. Il rédigea un rapport et participa aux échanges entre les membres du jury, l’accusé et le plaignant.
En 1915, Kauders avait eu une fêlure du crâne à la suite de l’explosion d’un obus. Après plusieurs séjours dans des hôpitaux militaires, il restait à demi hébété, marchait avec une canne et souffrait de migraines. Entre novembre 1917 et mars 1918, regardé comme un malade mental, il avait été mis à l’isolement dans la clinique de Wagner-Jauregg, avant de subir deux « faradisations » aux pinceaux métalliques administrées par Kozlowski et destinées aux simulateurs42 : « Ces tortures sont spécialement préparées psychologiquement. On laisse entendre au patient qu’on va lui appliquer une méthode connue pour être atroce […]. Les douleurs que provoque la faradisation au pinceau sont indescriptibles. C’est comme si d’innombrables vrilles étaient enfoncées au cœur des os à une vitesse vertigineuse43. »
Songeant avant tout à utiliser cette tribune pour défendre sa doctrine attaquée de toutes parts, Freud contourna la question de la responsabilité de Wagner-Jauregg pour faire l’apologie de la méthode psychanalytique. Il souligna d’abord que les médecins devaient être placés au service du malade, et non pas aux ordres de la hiérarchie militaire, et il récusa l’utilité de l’électrothérapie. Moyennant quoi il exonéra Wagner-Jauregg de toute responsabilité dans cette affaire mais regretta qu’il ne fût pas un chaud partisan de la psychanalyse. Il affirma notamment qu’il n’était pas un tortionnaire et qu’il n’avait commis aucune forfaiture en croyant qu’un tel traitement pouvait être un remède à la simulation. Aux yeux de Freud, la simulation n’existait pas pour la bonne raison que « tous les névrosés sont des simulateurs » et réciproquement, dans la mesure où ils « simulent sans le savoir et c’est leur maladie ». Autrement dit, une fois de plus, Freud réduisait à néant la notion de simulation : on ne simule que ce qu’on est.
Wagner-Jauregg, de son côté, ne pouvait accepter d’être ainsi défendu par un homme qu’il estimait, mais dont il récusait le raisonnement. Il n’admettait ni l’idée que la simulation fût une névrose, ni le principe selon lequel le psychiatre, en temps de guerre, devait se mettre exclusivement au service du patient. Il fut néanmoins acquitté.
Freud avait eu le tort de poser un diagnostic de névrose sans s’intéresser à Kauders. Et pourtant, celui-ci ressemblait à bon nombre de ses proches. Il avait eu un père autoritaire, un frère aîné qui s’était suicidé, une demi-sœur atteinte de troubles mentaux, et son enfance avait été marquée par l’humiliation d’être juif. Sans doute était-il névrosé mais il avait surtout subi un véritable traumatisme de guerre, comme le soulignera Eissler en 1979 : « Je dirais que le cas Kauders, malgré son aspect tragique, renfermait en lui une véritable comédie autrichienne. Voilà un homme jeune qui part à la guerre avec enthousiasme. Officier, il est blessé et ne peut plus continuer quelles qu’en soient les raisons […] On ne sait pas si, dans la salle des débats, quelqu’un remarqua qu’avec Wagner-Jauregg et Freud se faisaient face les représentants de deux mondes différents : l’un, celui du point de vue de l’efficacité, l’autre, celui de l’humanité qui voit dans l’homme l’enchevêtrement du destin et de la souffrance44. »
Le nombre des victimes humaines de cette Première Guerre mondiale s’élevait à près de quarante millions de personnes : un peu plus de la moitié pour les morts – civils et militaires –, le reste pour les blessés en tous genres. Les Alliés perdirent cinq millions de soldats, et les Empires centraux quatre millions : parmi eux, Ernst Lanzer.
Cet homme avait rencontré Freud en octobre 1907 à l’âge de vingt-neuf ans. Il avait eu une enfance semblable à celle de nombreux fils de la bourgeoisie juive viennoise et on l’aurait dit tout droit sorti des romans de Schnitzler ou de Zweig. Le père, Heinrich Lanzer, avait épousé sa cousine Rosa Herlinger plus riche que lui, ce qui lui avait permis d’entrer comme employé dans l’entreprise des Saborsky45. Quatrième enfant d’une fratrie de sept, Ernst avait vu sa mère s’épuiser en grossesses successives, et il estimait que son père était devenu violent, suite à des déboires financiers. Dans son enfance, il avait été battu et traité de « futur criminel » par ce père, parce qu’il avait osé répondre à ses insultes par d’autres insultes46.
À l’âge de cinq ans, il s’était réfugié sous les jupes de sa gouvernante et lui avait touché les organes génitaux. D’où une sexualité précoce et de solides érections bien souvent entretenues par les propos des domestiques. Ayant, comme son frère, adopté des « habitudes sexuelles » et des manières de parler peu élégantes, il n’hésitait pas à demander à sa mère de « lui laver le cul ». En 1897, courtisé par une couturière engagée au service de ses parents, il se sentit coupable quand elle se suicida après qu’il eut refusé ses avances. Par la suite, il tomba amoureux de Gisela Adler, une cousine pauvre, stérile et chétive qui déplaisait à son père. Aussi songea-t-il que seule la mort de Heinrich lèverait l’obstacle à un mariage désiré.
Quand cette mort survint, Lanzer fut encore en proie à des rituels sexuels, alors même qu’il était incorporé dans l’armée autrichienne avec le grade de caporal-chef. Hanté par le fantôme de son père qui venait troubler ses nuits, il prit l’habitude de contempler son pénis en érection à l’aide d’un miroir placé entre les jambes. Assailli sans cesse par des idées suicidaires et par la volonté de se trancher la gorge, il eut conscience, à l’âge de vingt-six ans, lors de son premier coït, d’être atteint d’une maladie psychique. Il se rendit alors à Munich pour suivre un traitement d’hydrothérapie et, à cette occasion, il noua une relation sexuelle avec une serveuse tout en songeant que, pour obtenir une telle satisfaction, il aurait été capable de tuer son père. Régulièrement, il se masturbait ou se livrait à des rites religieux. Il fréquenta plusieurs médecins, dont Wagner-Jauregg qui ne lui apporta aucun soutien.
En 1907, devenu officier de réserve, il se rendit en Galicie pour effectuer des exercices militaires, et c’est là qu’il fit la connaissance de Nemeczek, un capitaine particulièrement cruel, adepte des punitions corporelles. Celui-ci lui fit le récit d’un supplice oriental consistant à obliger un prisonnier à se déshabiller puis à s’agenouiller à terre, le dos courbé. Sur les fesses de l’homme était alors fixé, au moyen d’une courroie, un grand pot percé dans lequel s’agitait un rat. Privé de nourriture et excité par une tige rougie au feu introduite dans un trou du pot, l’animal cherchait à fuir la brûlure et pénétrait dans le rectum du supplicié en lui infligeant de sanglantes blessures. Au bout d’une demi-heure, le rat mourait étouffé en même temps que l’homme47. Ce jour-là, au cours d’un exercice, Lanzer perdit son pince-nez et télégraphia à son opticien viennois en lui demandant de lui en envoyer un autre par retour de courrier. Le surlendemain, il récupéra l’objet par l’intermédiaire du même capitaine qui lui fit savoir que les frais postaux devaient être remboursés au lieutenant David, surveillant de poste.
Face à cette contrainte, Lanzer réagit par un comportement délirant, l’histoire du supplice se mêlant à celle de la dette et faisant surgir le souvenir d’une autre affaire d’argent : son père avait un jour contracté une dette de jeu avant d’être sauvé du déshonneur par un ami qui lui avait prêté la somme nécessaire au paiement. Heinrich avait essayé, après son service militaire, de retrouver cet homme, mais, n’y parvenant pas, il n’avait jamais pu honorer sa dette.
Tel était l’homme qui se présenta à la Berggasse le 1er octobre 1907. Il évoqua aussitôt ses souvenirs d’enfance, et chaque soir Freud rédigeait le journal de cette cure pour en restituer les dialogues exacts. Pour une fois, il rencontrait un patient idéal, réellement atteint des symptômes d’une névrose obsessionnelle telle qu’il l’avait décrite : une névrose ayant pour origine un conflit psychique caractérisé par la fixation de la libido à un stade anal. Haine du père, rites conjuratoires, ruminations, doutes, scrupules, inhibitions, mariages consanguins, turpitudes familiales, présence des frères, des sœurs, des oncles, des tantes : face à une histoire aussi « freudienne », Herr Professor n’aurait pas besoin de construire une fiction dans laquelle le patient ne se reconnaîtrait pas. Et comme Lanzer était en quête d’une autorité paternelle qui lui permettrait de comprendre la signification de sa névrose, un transfert positif s’instaura entre les deux hommes, au point d’ailleurs que Freud put le contraindre à raconter la terrible scène du supplice, tout en imaginant que son patient éprouvait, à cette évocation, « l’horreur d’une jouissance par lui ignorée ».
Freud se laissa injurier afin que, par la voie douloureuse du transfert, Lanzer avouât la haine inconsciente qu’il éprouvait pour son père. Et Freud de résoudre l’énigme : c’est le récit du châtiment par les rats, dit-il en substance, qui a réveillé l’érotisme anal de Lanzer. En se faisant l’avocat d’une punition corporelle par les rats, le capitaine avait pris, aux yeux du patient, la place du père et attiré sur lui une animosité comparable à celle qui avait jadis répondu à la cruauté de Heinrich. Selon Freud, le rat revêtait ici la signification de l’argent, et donc de la dette, qui se manifestait dans la cure par une association verbale : « florin / rat » ou « quote-part (Rate) / rats (Ratte) ». Rappelons que, dès le début du traitement, le patient avait pris l’habitude de compter le montant des honoraires sur le mode : « Tant de florins – tant de rats. »
En 1908, pendant cinq heures, au Ier congrès du Verein à Salzbourg, Freud exposa le cas de ce Rattenmann devant un public surpris par la construction logique du récit. Pour la publication, il transforma les propos du patient en lui imputant des interprétations qui venaient de lui, et il omit de relater plusieurs événements. En outre, il présenta le père comme un homme exemplaire et ne dit presque rien de la mère. Pour autant, il ne s’agissait pas d’une pure « construction spéculative » destinée à illustrer sa théorie, comme d’aucuns l’ont prétendu48. Quoi qu’il en soit, Ernst Lanzer jugea que ce traitement de quatre mois lui avait été bénéfique et que l’interprétation freudienne l’avait guéri de sa souffrance et surtout de ses obsessions. Il donna d’ailleurs son autorisation à la parution de son cas49. Freud, de son côté, affirma qu’on était en présence d’un rétablissement complet.
En 1910, Lanzer épousa sa chère Gisela et, en 1913, il devint avocat. Enrôlé dans l’armée impériale en août 1914, il fut fait prisonnier par les Russes en novembre puis exécuté. Sa mère mourut deux mois plus tard. Que serait-il devenu s’il avait survécu ?
Avec Lanzer, Freud s’était à nouveau confronté à une tragédie familiale et à des mariages consanguins, mais certainement pas à un complexe œdipien. L’officier de l’armée impériale avait lu certains de ses ouvrages, et il s’était adressé à lui comme à un déchiffreur d’énigmes, comme à un Œdipe occupant la place de la Sphinge, mais nulle part il n’avait été question, durant sa cure, d’un quelconque désir inconscient de désirer la mère50. Lanzer avait bien eu l’envie coupable de tuer un père défaillant et brutal51 mais pas de posséder la mère, même quand il se souvenait d’avoir cherché auprès d’elle une protection contre un père redouté. Sa mère était restée pour lui un objet de dégoût dont les odeurs nauséabondes, provenant de ses troubles intestinaux, lui faisaient horreur. Et il ne la regardait que comme une femme rigide et frustrée qui avait tenté de l’empêcher d’épouser la femme de sa vie pour le marier à une Saborsky.
Plutôt que d’ajouter une interprétation qui réfuterait ou compléterait toutes celles qui ont été avancées par les psychanalystes depuis la publication de ce cas, il est sans doute plus utile de souligner combien l’histoire de Lanzer est représentative de ce que furent les premières cures freudiennes caractérisées par l’intrication entre un certain état de la famille occidentale – marqué par le démantèlement de l’autorité patriarcale – et le primat donné à une parole individuelle susceptible d’en recueillir l’aveu. Freud lui-même était l’acteur de cette histoire-là, et il s’en nourrissait pour affiner sa doctrine, confronté au risque permanent d’errer dans le labyrinthe des interprétations les plus extravagantes ou tentant de serrer au plus près la signification d’une destinée.
À l’injonction d’un mariage arrangé qui aurait été la répétition de celui de ses parents, Lanzer avait opposé les vertus du mariage d’amour, sans mettre en cause la consanguinité entre cousins. Jamais il n’avait cherché, comme d’autres Juifs viennois, à surpasser le père, et l’entrée dans la vie militaire ne lui avait pas permis de résoudre le conflit qui l’opposait à sa famille. La rencontre avec Freud fit de lui l’acteur de son existence alors même que les autres traitements corporels qu’on lui avait infligés relevaient du nihilisme thérapeutique. Comme bon nombre de jeunes gens de cette époque, il n’eut pas le temps de connaître la suite de son histoire puisque la mort au combat fut son destin : « Le patient auquel l’analyse restitua la santé psychique, écrira Freud en 1923, fut tué pendant la Grande Guerre comme tant de jeunes gens de valeur sur lesquels on pouvait fonder tant d’espoirs52. »
Le 28 juin 1914, Sergius (ou Sergueï) Constantinovitch Pankejeff se promenait au Prater en songeant à son analyse avec Freud quand il apprit la nouvelle ahurissante pour lui de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand par un nationaliste bosniaque. Sa cure avait débuté en janvier 1910, deux ans après la fin de celle de Lanzer, et désormais, sans le savoir, il se trouvait dans un camp opposé à celui de cet officier de l’armée autrichienne qui avait, comme lui, fréquenté le cabinet du 19 Berggasse. Issu d’une riche famille de l’aristocratie russe, Pankejeff avait été élevé à Odessa, avec sa sœur Anna, par trois domestiques (Grouscha, Nania, Miss Owen) et plusieurs précepteurs. Dans cette résidence palatiale, son père, Konstantin, dépressif et alcoolique, menait la vie active d’un homme politique libéral et cultivé tout en organisant des chasses aux loups auxquelles Sergueï prenait un grand plaisir. Le soir, après les battues, sa mère, atteinte en permanence de divers troubles somatiques, dansait souvent avec ses deux enfants devant un amoncellement de bêtes transformées en trophées53.
Des deux côtés de la généalogie, les membres de cette famille pathologique font penser aux personnages des Frères Karamazov. Le grand-père paternel était mort alcoolique et sa femme avait sombré dans la dépression. L’oncle Pierre, premier frère du père, souffrait de paranoïa et avait été soigné par le psychiatre Sergueï Korsakov. Fuyant les contacts humains, il vécut comme un sauvage au milieu des animaux et finit sa vie dans un asile. L’oncle Nicolas, deuxième frère du père, avait voulu enlever la fiancée d’un de ses fils et l’épouser de force. Un cousin, fils de la sœur de la mère, avait été interné dans un asile de Prague, atteint lui aussi d’une forme de délire de persécution. Quant à Konstantin, il avait été soigné par Moshe Wulff, l’un des premiers disciples russes de Freud, qui traitait aussi deux cousins maternels atteints de schizophrénie. Quand Konstantin se rendit à Munich pour consulter Kraepelin, celui-ci diagnostiqua une psychose maniaco-dépressive sans pour autant lui apporter le moindre soutien.
Très tôt, Sergueï (Sergius) fut confronté à des loups et à de drôles de queues. Un jour, Miss Owen, qu’il détestait, brandit devant lui de longs caramels en les comparant à des morceaux de serpent. Un autre jour, elle desserra sa robe par-derrière et, s’agitant de tous côtés, elle s’écria : « Regardez ma petite queue ! » Quant à Anna, la sœur chérie, masculine et téméraire, elle se moquait de son frère en imitant Miss Owen. Cherchant un jour à attiser sa curiosité, elle exhiba sous ses yeux une belle image de fille. Mais derrière la feuille, elle avait dissimulé le portrait d’un horrible loup dressé sur ses pattes et sur le point de dévorer le petit Chaperon rouge. Amoureux de cette sœur qui était la préférée de Konstantin, Sergueï dessinait avec elle des arbres, des chevaux, des loups, des ivrognes et des avares. Et, quand il était saisi de peur, il se réfugiait dans les bras de sa Nania, nourrice adorée, très pieuse, qui lui racontait des histoires de saints, de martyrs et de persécutions.
En 1896, à l’âge de dix ans, Sergueï présenta des signes de phobie des animaux. En 1905, sa sœur Anna se suicida et, deux ans plus tard, ce fut au tour de son père de se donner la mort. À cette époque, Sergueï fréquentait le lycée. Il rencontra une femme du peuple, Matrona, avec laquelle il contracta une maladie vénérienne. Il sombra alors dans de fréquents accès de dépression, qui le conduisirent bientôt – de sanatorium en asile, et de maison de repos en établissement thermal – à devenir, comme tous les membres de sa famille, un malade idéal aux yeux des tenants du savoir psychiatrique fin de siècle : un mélancolique chronique en proie à des accès d’exaltation et de dépression et toujours à la recherche d’une introuvable identité. À chaque médecin, autant pour se faire aimer de lui que pour se donner une consistance, il racontait une version différente de son « cas ».
D’abord soigné par Vladimir Bekhterev, qui utilisa l’hypnose, puis par Theodor Ziehen à Berlin, et enfin par Friedländer à Francfort, il se rendit auprès d’Emil Kraepelin à Munich qui, se souvenant de l’hérédité paternelle, posa de nouveau un diagnostic de psychose maniaco-dépressive. Au sanatorium de Neuwittelsbach, où il suivit des traitements aussi divers qu’inutiles – massages, bains, etc. –, Sergueï, toujours très attiré par les nourrices et les femmes du peuple, tomba amoureux d’une infirmière, Teresa Keller, un peu plus âgée que lui et mère d’une petite fille (Else). Se noua alors une liaison passionnelle à laquelle s’opposèrent non seulement sa famille mais aussi son psychiatre, convaincu que ce genre de commerce avec une femme « inférieure » aurait pour conséquence d’aggraver sa folie.
De retour à Odessa, Pankejeff se fit soigner par un jeune médecin, Leonid Drosnes, qui décida de le conduire à Vienne pour une consultation à la Berggasse. En une phrase cinglante, Freud stigmatisa le nihilisme thérapeutique de ses collègues psychiatres : « Jusqu’à présent, dit-il à Pankejeff, vous avez cherché la cause de votre maladie dans un pot de chambre. »
L’interprétation avait une double signification. Freud visait aussi bien l’inutilité des traitements antérieurs que la pathologie propre de Sergueï qui souffrait de troubles intestinaux permanents, et notamment d’une constipation chronique. À tort, Herr Professor était convaincu que ce trouble avait une origine psychique. Aussi ordonna-t-il à son patient d’arrêter les clystères que lui administrait un étudiant, à cause de leur « caractère homosexuel ».
Sur le conseil de Freud, Pankejeff s’installa à Vienne. Tandis que Drosnes suivait les séminaires de la WPV et s’initiait à la psychanalyse, Sergueï prenait des leçons d’escrime et travaillait à ses études de droit. Le soir, il allait au théâtre ou jouait aux cartes. Il aimait Vienne, le Prater, les cafés, la vie urbaine qui lui faisait oublier son enfance terrienne peuplée de loups et d’ancêtres effrayants.
Au lieu de lui interdire de revoir Teresa, Freud lui demanda simplement d’attendre la fin de la cure pour la retrouver. Il ne s’opposa pas au mariage : « Teresa, dit-il, c’est la poussée vers la femme. » Dans une lettre à Sandor Ferenczi de février 1910, il nota la violence des manifestations transférentielles de son patient : « Le jeune Russe riche que j’ai pris pour patient à cause d’une passion amoureuse compulsive m’a fait l’aveu, après la première séance, des transferts suivants : en tant que je suis Juif escroc, il aimerait me prendre par-derrière et me chier sur la tête. À l’âge de six ans, le premier symptôme manifeste consistait en injures blasphématoires contre Dieu : porc, chien, etc. Quand il voyait trois tas de merde dans la rue, il se sentait mal à l’aise à cause de la Sainte Trinité, et il en cherchait anxieusement un quatrième pour détruire l’évocation54. »
Pour la première fois, Pankejeff eut l’impression d’être écouté et non plus traité en malade. La cure contribua à lui donner une identité et à le sortir de ce néant existentiel dans lequel l’avaient maintenu les divers médecins croisés au cours de ses errances hospitalières. Surtout, il entretint avec Freud des relations amicales et finit par le vénérer. À la fin du traitement, Freud, de son côté, manifesta une forte empathie pour lui. Il finira par rencontrer Teresa et approuva le mariage qui fut célébré à Odessa en 1914. Pankejeff se sentit alors guéri et affirma que l’analyse lui avait permis d’épouser la femme qu’il aimait.
Avec ce patient, Freud avait été confronté, une fois encore, à une histoire qui illustrait parfaitement sa conception des névroses familiales : sexualité précoce, relations ambiguës entre frères et sœurs, rôle des gouvernantes et des mauvaises nourrices, scènes de séduction, pathologie des pères, des oncles, des cousins, asservissement des femmes, etc. Il oublia donc que son patient souffrait d’une mélancolie chronique incurable, et il fit de lui un cas d’hystérie d’angoisse avec phobie des animaux, transformée par la suite en névrose obsessionnelle ou névrose infantile.
C’est dans cet état d’esprit, et dans la tourmente de la guerre, qu’il rédigea en deux mois, d’octobre à novembre 1914, l’histoire de ce Russe dépressif et ambivalent, sans recourir à la dénomination « Homme aux loups ». À la demande de Sergueï lui-même, le récit fut publié en 1918 sous le titre « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile55 ». Freud n’y faisait aucune référence à ce qu’il venait d’écrire sur la mélancolie. À plusieurs reprises pourtant, il devait ajouter des notes au texte original.
Contrairement au cas de l’Homme aux rats, où la logique de la cure était exposée de façon implacable, Freud se livra, pour écrire l’histoire de Pankejeff, à un véritable travail de reconstruction biographique, au point d’« inventer », à coups d’interprétation, des événements qui n’avaient sans doute jamais eu lieu56, tout le récit étant centré sur l’enfance du patient et sur sa sexualité.
Le tableau familial freudien était composé de la mère, du père, de la sœur et des trois employées : la bonne d’enfants (Nania), la gouvernante anglaise (Miss Owen), la servante (Grouscha). Selon Freud, qui s’appuyait sur les souvenirs évoqués par Sergueï dans sa cure, celui-ci aurait été l’objet d’une tentative de séduction à l’âge de trois ans et demi par sa sœur Anna, qui lui aurait montré son « popo », tandis qu’il se serait ensuite exhibé devant Nania, qui l’aurait grondé. Freud racontait que vers l’âge de dix ans le patient russe avait voulu, à son tour, séduire sa sœur, qui l’avait repoussé. En conséquence, il préféra ensuite choisir des femmes de condition inférieure à la sienne. C’est en interprétant un rêve fait par Sergueï à l’âge de quatre ans, puis raconté et dessiné par lui durant la cure, que Freud reconstruisit l’origine de la névrose infantile : « J’ai rêvé, dit-il, qu’il fait nuit et que je me suis couché dans mon lit […]. Je sais que c’était l’hiver. Tout à coup la fenêtre s’ouvre d’elle-même et je vois avec grande frayeur que sur le grand noyer devant la fenêtre quelques loups blancs sont assis. Il y en avait six ou sept. Les loups étaient tout blancs et avaient plutôt l’air de renards ou de chiens bergers, car ils avaient de grandes queues comme les renards et leurs oreilles étaient dressées comme chez les chiens quand ils font attention à quelque chose. Dans une grande angoisse, manifestement, d’être mangé par les loups, je criai et me réveillai57. »
Rapprochant ce rêve sur des loups blancs de plusieurs souvenirs du patient concernant sa sexualité infantile, Freud inventa, en donnant des détails d’une précision inouïe, une extraordinaire « scène primitive » (Urszene)58, qui deviendra célèbre dans les annales de la psychanalyse et sera maintes fois commentée : « Par une chaude journée d’été, le petit Sergueï, alors âgé de dix-huit mois et atteint de malaria, dormait dans la chambre à coucher de ses parents, où ceux-ci s’étaient aussi retirés, à demi vêtus, pour faire la sieste ; à cinq heures de l’après-midi, vraisemblablement à l’acmé de la fièvre, Sergueï se réveilla et, avec une attention soutenue, observa ses parents, à demi vêtus de sous-vêtements blancs, à genoux sur des draps de lit blancs, se livrer par trois fois au coït a tergo : remarquant les organes génitaux de ses parents, et le plaisir sur le visage de sa mère, le bébé, habituellement passif, eut un mouvement intestinal soudain et se mit à crier, interrompant ainsi le jeune couple59. » Selon Freud, le rêve des loups était donc la représentation inversée d’une ancienne scène d’amour. Jamais Sergueï Pankejeff n’admit l’existence de cette scène, mais il ne cessa de la trouver fascinante, soulignant qu’elle avait donné un sens à son existence. Tantôt il affirmait que Freud avait eu raison d’avoir ainsi reconstitué sa vie psychique inconsciente, et tantôt il doutait du bien-fondé de cette interprétation.
Deux autres épisodes de la vie de Sergueï firent l’objet d’une série d’interprétations. L’un concernait Grouscha, dont les fesses, comparées à des ailes de papillon, puis au chiffre romain V, renvoyaient aux cinq loups du rêve et à l’heure à laquelle aurait eu lieu le fameux coït ; l’autre avait trait à une hallucination visuelle. Dans son enfance, Sergueï avait vu son petit doigt coupé par un couteau de poche puis s’était ensuite aperçu de l’inexistence de la blessure. Freud en déduisait que son patient avait manifesté, dans cette affaire, une attitude de rejet (Verwerfung) consistant à ne voir la sexualité que sous l’angle d’une théorie infantile : le commerce par l’anus.
Après cette grande plongée dans l’enfance de Sergueï, Freud eut la certitude de l’avoir guéri. Jusqu’au printemps 1918, celui-ci vécut à Odessa entre sa mère et Teresa, qui s’entendaient mal. Il reprit ensuite ses études et passa bientôt ses diplômes de juriste. Quant à Teresa, elle fut obligée de sortir de Russie pour rejoindre sa fille, qui mourut à Vienne. Sergueï l’y rejoignit. La révolution d’Octobre l’avait ruiné et l’ancien aristocrate fortuné devint un autre homme, un émigré pauvre et sans ressources, contraint de prendre un emploi dans une compagnie d’assurances, où il travaillerait jusqu’à sa retraite.
Les changements intervenus dans sa vie le plongèrent dans une nouvelle dépression, qui l’incita à retourner chez Freud. Celui-ci l’accueillit volontiers, lui fit sans tarder cadeau du récit de son cas qu’il venait de publier, puis il le prit à nouveau en analyse, de novembre 1919 à février 1920. À l’en croire, cette « post-cure » permit de liquider un reste de transfert non analysé et de guérir enfin le patient.
En réalité, Sergueï continuait à présenter les mêmes symptômes, aggravés sous l’effet d’une médiocre situation financière. Freud l’aida en collectant pour lui de l’argent dans le cercle de ses disciples viennois. C’est alors que Sergueï Pankejeff commença à s’identifier à l’histoire de son cas et à se prendre vraiment pour l’Homme aux loups en se donnant à lui-même le nom de Wolfsmann.
En 1926, toujours atteint des mêmes symptômes, il consulta de nouveau Freud, qui refusa de le traiter une troisième fois et l’envoya chez Ruth Mack-Brunswick, morphinomane et presque aussi malade que lui. Il se retrouva alors prisonnier d’un incroyable imbroglio transférentiel. Non seulement Freud analysait en même temps Ruth, son mari et le frère de celui-ci, mais de surcroît il envoya cette année-là, sur le divan de Ruth, une Américaine, Muriel Gardiner, qui allait devenir l’amie et la confidente de Pankejeff, à mesure du déroulement de leurs analyses respectives.
Adepte des théories de Melanie Klein, Ruth Mack-Brunswick identifia chez le patient, après une cure de six mois, non pas une névrose mais une paranoïa. En 1928, elle publia une deuxième version du cas60. Pour la première fois, elle attribua au patient le nom qu’il voulait porter et qui sera désormais le sien : « l’Homme aux loups ». Elle le décrivit comme un homme persécuté, antipathique, avare, sordide, hypocondriaque, obsédé par son image et notamment par une pustule qui lui rongeait le nez. À travers ce nouveau diagnostic, le mouvement psychanalytique se divisa en deux camps : les partisans de la psychose d’un côté, ceux de la névrose de l’autre. Pankejeff jugea que sa deuxième thérapeute était folle, qu’elle avait été d’une dureté incroyable envers Teresa, mais qu’elle l’avait aidé.
Toujours en 1926, au moment où se concrétisait la terrible brouille entre Freud et Rank, celui-ci critiqua l’interprétation freudienne du rêve des loups. Il était impossible à ses yeux qu’un enfant âgé de quatre ans eût pu faire un tel rêve et il affirma que l’on avait affaire en réalité à un souhait transférentiel du patient. Le lit de l’enfant, disait-il en substance, représente le divan, les arbres sont ceux que l’on observe depuis le cabinet de consultation, et les loups ne sont que la figuration des membres du comité dont la photographie orne le bureau de Freud, ou encore des enfants de celui-ci. Et Rank d’ajouter que ce rêve prouvait l’existence de ses propres théories sur le transfert maternel et le traumatisme de la naissance. À ses yeux, le patient avait rêvé d’un « arbre généalogique », ce qui avait réveillé sa jalousie infantile dans laquelle Freud occupait pour lui la place d’une mère affublée d’un pénis61.
Furieux, Freud réduisit à néant les hypothèses de son cher disciple en démontrant, preuves à l’appui, qu’au moment du récit du rêve le patient n’avait pas pu voir les portraits des membres du Comité, puisque sur le mur, au-dessus de la Leçon clinique du Pr Charcot à la Salpêtrière, n’étaient accrochés que deux ou trois portraits. Et, pour confirmer cette assertion, il demanda à Pankejeff de lui adresser un témoignage écrit : « Il n’y a pour moi aucune raison de douter de l’exactitude de ce souvenir […]. De plus, autant que je sache, le souvenir de ce rêve d’enfant n’a jamais subi de changement […]. Le rêve des loups me paraissait toujours être au centre de mes rêves d’enfant […] Je vous ai raconté le rêve des loups au début de la cure62. » À la suite de cet épisode, Freud chargea Ferenczi d’attaquer les thèses de Rank. Triste combat, qui se solda pour Freud par la perte de deux de ses meilleurs disciples63.
Pour des générations de psychanalystes, d’historiens et de philosophes, le nom de Pankejeff resta ignoré dans les annales de la psychanalyse. Seule subsista, pendant des décennies, l’histoire du Wolfsmann telle qu’elle avait été racontée par Freud et réinterprétée à l’infini, en vertu de théories plus extravagantes les unes que les autres, par de prestigieux commentateurs64.
Jusqu’au jour où fut enfin révélée, dans deux ouvrages contradictoires65, et à dix ans d’intervalle, la véritable vie de Sergueï Pankejeff, impossible à cerner de façon claire puisqu’il se faisait toujours appeler « l’Homme aux loups ». Au fil des années, l’ancien patient s’était métamorphosé en une sorte d’archive, en un personnage romanesque surgi d’un autre siècle, ruiné par deux guerres, réfugié à Vienne et dessinant à l’infini son arbre aux loups, multipliant ses dédicaces à l’intention des psychanalystes du monde entier désireux d’accrocher dans leur cabinet le souvenir d’une époque engloutie. Pris en charge par la communauté psychanalytique viennoise, à la fois comme patient et comme légende, Pankejeff ne cessa jusqu’à sa mort, en 1979, de raconter à chacun de ses interlocuteurs plusieurs versions différentes de son histoire.
Ayant acquis une grande compétence sur la réalité de sa mélancolie, il avait appris à rivaliser avec tous les commentateurs de son « cas ». N’avait-il pas eu le privilège, disait-il, d’être un morceau inaltérable de l’œuvre freudienne et « l’ami » d’un « penseur génial » ? Les anti-freudiens affirmèrent alors que le malheureux Russe était la victime d’une entreprise criminelle, et Freud un escroc qui manipulait ses patients pour faire croire que la psychanalyse les guérissait66.
Deux ans avant la Grande Guerre, au cours de laquelle Lanzer avait péri, mais à laquelle Pankejeff, lui, avait survécu, Freud avait mis à l’honneur l’idée que le crime, sous la forme du meurtre du père, était à l’origine de toutes les sociétés. Mais le seul type de crime qui l’intéressât vraiment était celui lié à l’inceste, et il en faisait le paradigme de tous les actes meurtriers. Fort d’une telle hypothèse, Freud laissait entendre que toute société, à mesure de son évolution, répétait cet acte, présent comme un « reste » ou un « reliquat », aussi bien dans les collectivités humaines que dans la vie individuelle. Et ce reste ne devait pas être dénié mais réinterprété comme relevant d’un interdit. Et c’est pourquoi Freud s’opposait à la peine de mort, non pas en tant que simple citoyen, mais, dira-t-il, parce qu’elle est incompatible avec l’enseignement de la psychanalyse : « Si l’humanité continue à dénier à la peine de mort son caractère de meurtre sanctionné par la loi, c’est parce qu’elle s’est toujours refusée jusqu’ici à regarder la réalité en face, à reconnaître l’existence de la vie affective inconsciente. Ma position vis-à-vis de la peine capitale n’est donc pas dictée par des raisons humanitaires, mais par la reconnaissance de la nécessité psychologique de l’interdit universel : tu ne tueras point […]. J’affirme être un adversaire résolu du meurtre, qu’il se présente sous la forme d’un crime individuel ou de représailles exercées par l’État67. »
Freud concevait sa théorie comme une science qui aurait pour objectif de traduire l’épopée psychique de l’espèce humaine et de son origine dans la langue des mythes. Aussi était-il convaincu que, dans le monde qui était le sien, tout se passait comme dans les mythes qu’il avait construits. Dans sa pratique clinique, dans sa vie quotidienne – avec Lanzer, Pankejeff et bien d’autres –, il tentait de retrouver ses savantes constructions. La guerre avait, certes, mis fin à ses anciens élans d’optimisme et, en 1920, il voyait autour de lui la mort à l’œuvre. Mais, au même moment, sa doctrine était partout reçue triomphalement comme une hygiène de vie, comme une nouvelle morale civilisée, non seulement par les tenants d’une nouvelle psychiatrie dynamique, mais aussi et surtout par les écrivains qui voyaient en elle une somptueuse manière d’explorer les profondeurs de l’inconscient.
À la Belle Époque et aux années meurtrières succéda pendant dix ans, tout au moins pour les classes dominantes de la société, l’ère des Années folles, marquée par la reprise économique, l’aspiration à toutes les formes de révolution, littéraire, artistique, politique, sexuelle, musicale. Venu d’Hollywood, l’art cinématographique cherchait à apporter aux masses une représentation inédite de la réalité. À travers l’élan du socialisme, du féminisme et de la psychanalyse, chacun voulait croire que la hiérarchie entre les classes et les sexes était vouée à une prochaine disparition. La famille se transformait, les divorces se faisaient plus fréquents et le taux de natalité diminuait. Dans les milieux urbains s’épanouissait le culte de la bisexualité et des expériences transgressives : à Paris, à Berlin, à Londres, à New York. Quant aux femmes, elles se libéraient du carcan familial, portaient des robes fluides laissant apparaître leurs formes, et elles réclamaient le droit de participer à la vie politique. En un mot, elles refusaient d’être réduites, comme autrefois, au statut de fiancée stupide, de mère épuisée par une succession de grossesses non désirées, d’épouse vouée aux tâches ménagères.
En France, pays de tous les contrastes, la psychanalyse suscitait d’autant plus d’enthousiasme chez les écrivains qu’elle était rejetée, en tant que « science boche » ou « obscénité scientifique », par une bonne part des institutions médicales. Et quand les surréalistes mirent à l’honneur la « révolution freudienne », Freud refusa d’entendre leurs voix et ne comprit pas grand-chose à l’admiration que lui vouaient André Breton et ses amis. Il continuait d’admirer Anatole France, s’obstinait à méconnaître l’importance des avant-gardes littéraires tout en entretenant une correspondance avec Romain Rolland, écrivain prolixe, ami intime de Stefan Zweig, hostile à tous les nationalismes et qui avait reçu le prix Nobel de littérature en 191568. En un mot, Freud restait attaché au « monde d’hier », et plus encore à la manière dont il avait pensé ce monde en lui apportant une révolution, dont sans doute il ne mesurait pas la portée. Étrange contradiction, superbement freudienne.
Alors même que la guerre s’achevait et qu’émergeaient de nouveaux modes de vie, une pandémie de grippe meurtrière s’abattit sur le monde. Venu de Chine, le virus gagna les États-Unis et, après un passage par l’Espagne et une mutation, il se répandit en Europe. En quelques mois, il provoqua une hécatombe plus importante encore que celle des combats.
En janvier 1920, Freud ne manifestait guère de sympathie pour les aspirations des jeunes générations. Peu sensible aux élans de la modernité, il pensait à sa propre mort, à celle de ses proches, au vieillissement des corps et des visages, et à ses vieilles maladies : troubles de la vessie et des intestins, suppuration du nez. Il redoutait de mourir avant sa mère et, plus encore, qu’on fût contraint, au cas où cela se produirait, de cacher à celle-ci la vérité. Quand Jones lui annonça la mort de son propre père, il le consola, considérant comme une chance que ce vieil homme n’eût pas eu à endurer trop longtemps les souffrances d’un cancer qui l’aurait rongé à petit feu.
Ce ne fut pas le cas d’Anton von Freund, son ami et bienfaiteur. Freud croyait à tort l’avoir préservé d’une récidive en traitant sa névrose, et il dut déchanter. L’ami Toni mourut le 20 janvier à l’âge de quarante ans : « Toni Freund est mort hier, paisiblement délivré de son mal incurable. Une lourde perte pour notre cause, une vive douleur pour moi, mais à laquelle j’ai pu me préparer au cours des derniers mois. Il a supporté son absence d’espoir avec une lucidité héroïque et n’a pas fait honte à la psychanalyse69. »
Cinq jours plus tard, Sophie Halberstadt, affaiblie sous les effets d’une grossesse non désirée, succomba à une pneumonie grippale. En raison de la fermeture des réseaux ferroviaires, aucun Viennois ne put se rendre à Hambourg pour l’enterrement : « La brutalité sans voile de l’époque pèse sur nous. On l’incinère demain, notre pauvre enfant favorisée des dieux […]. Sophie laisse deux fils de six ans et de treize mois et un mari inconsolable qui va payer cher maintenant ce bonheur qui aura duré sept ans. Ce bonheur n’existait qu’entre eux, pas extérieurement. Guerre, occupation, blessure, disparition de leur fortune ; mais ils étaient restés courageux et gais70. » Et encore : « À quelle fin écris-je donc ? Je crois seulement que nous ne sommes pas ensemble et qu’en cette misérable époque d’emprisonnement, nous ne pouvons pas aller l’un chez l’autre […]. C’est un acte du destin absurde et brutal qui nous a ravi notre Sophie, quelque chose face à quoi on ne peut ni accuser ni ruminer, mais incliner la tête sous le coup, pauvre être humain sans recours avec lequel jouent les puissances supérieures71. »
Autant la mort le touchait, autant le suicide, très fréquent à Vienne dans les rangs des intellectuels et des psychanalystes, le laissait de marbre. Attaché à une conception héroïque de la mort, et marqué en profondeur par la culture gréco-latine et le romantisme noir, Freud refusait la psychiatrisation de cet acte qu’il regardait à juste titre comme un droit. Mais il ne s’y intéressait que pour le mettre en relation tantôt avec sa conception de la différence des sexes, tantôt pour montrer que le désir de se tuer relevait du renversement du désir de tuer. Il pensait que les femmes ne se suicidaient pas de la même manière que les hommes. Les hommes, disait-il, préfèrent les armes, c’est-à-dire un substitut du pénis, et les femmes choisissent plutôt la noyade, la défenestration, l’empoisonnement : trois manières, selon lui, de donner naissance, d’accoucher ou de désirer une grossesse72.
Autant dire que Freud, obsédé par le meurtre originel, par la guerre, par la belle mort et par l’idée de la finitude biologique de la vie, ne comprenait pas grand-chose à l’essence de la mort volontaire : crime contre soi aux multiples facettes, présent au cœur de toutes les sociétés humaines, défi invariant à toutes les formes d’autorité. Il s’amusait quand on annonçait son propre suicide et citait volontiers le télégramme de Mark Twain73. Certes, il voyait bien qu’il ne s’agissait pas d’un acte fou et il établissait un lien entre le suicide et la mélancolie, parlant même parfois de « délivrance » consécutive à un excès de souffrance psychique, mais il ne saisissait pas à quel point la mort volontaire pouvait être aussi l’expression de la plus haute des libertés. En un mot, il avait tendance à « psychologiser » le suicide.
Et c’est la raison pour laquelle il fut aussi féroce envers Viktor Tausk, l’un de ses disciples les plus brillants de la première génération, qui avait été élevé en Croatie par un père tyrannique et une mère persécutée. Comme Lou Andreas-Salomé, son amante, qui le surnommait « Animal, mon frère, toi », il avait senti en lui la présence d’une force primitive. Habité par la haine du père, Tausk avait adopté envers Freud une attitude ambivalente, faite de rébellion, d’adoration et de soumission. À l’heure des combats, il s’était retrouvé sur le front serbe avant de revenir à Vienne, effondré par la chute de l’Empire, et Freud n’avait rien trouvé de mieux que de l’immerger dans cette triangulation transférentielle dont il avait le secret. Il l’avait en effet envoyé en analyse avec Helene Deutsch, qui se trouvait alors sur son propre divan, et il pensait pouvoir contrôler, à travers elle, le déroulement de sa cure. Or, en juillet 1919, Tausk mit fin à ses jours en s’étranglant avec un cordon de rideau et en se tirant une balle de revolver dans la tempe.
Freud rédigea sur Tausk une notice nécrologique élogieuse. Mais, dans une lettre privée adressée à Lou Andreas-Salomé, il écrivit ces mots : « Le pauvre Tausk, que votre amitié a distingué pendant un certain temps, s’est suicidé de la manière la plus radicale. Il était revenu usé, miné par les horreurs de la guerre, s’était vu dans l’obligation de tenter le rétablissement à Vienne dans les circonstances les plus défavorables d’une existence ruinée par l’entrée des troupes ; il avait essayé d’introduire une nouvelle femme dans sa vie, il devait se marier huit jours plus tard – mais en a décidé autrement. Ses lettres d’adieu à sa fiancée, à sa première femme et à moi-même sont toutes également tendres, témoignent de sa parfaite lucidité, n’accusent personne sinon sa propre insuffisance et sa vie ratée, et ainsi ne donnent aucun éclaircissement sur son acte suprême. » Et il ajoutait : « J’avoue qu’il ne me manque pas vraiment. Il y a longtemps que je le considère comme inutile et même comme une menace pour l’avenir74. »
Une fois la paix revenue, les membres du Comité se livrèrent à de féroces batailles internes. Les sociétés psychanalytiques de Londres et de Berlin avaient acquis une importance plus grande que la WPV et la New York Psychoanalytic Society (NYPS) prenait une ampleur considérable. Ferenczi et Rank s’intéressaient de plus en plus, comme Jung autrefois, à l’origine « féminine » et « maternelle » des névroses et des psychoses et non plus seulement à la question du meurtre du père. Freud avait toujours affirmé que la mère était le premier objet d’amour de l’être humain, mais, en psychologisant la tragédie d’Œdipe, il avait transformé celle-ci en un « complexe » qui ne pouvait pas rendre compte de tous les aspects de la psyché. Et les psychanalystes de la nouvelle génération cherchaient à se détacher de la figure tutélaire du père érigé en totem. Aussi délaissaient-ils le crime originel pour s’interroger sur l’attachement précoce à la mère. Du coup, Ferenczi préconisait, par l’application de la « technique active », une transformation radicale de la pratique de la cure. Au congrès de Budapest, il s’était déjà opposé à Freud sur la question des « voies nouvelles ». Et maintenant, il allait plus loin encore75.
Loin de se limiter à produire des interprétations visant à extirper de l’inconscient des récits de scènes primitives, l’analyste moderne devait, selon lui, intervenir dans la séance par des injonctions et des interdictions. À la figure du Sphinx détenteur de secrets et d’énigmes, il opposait l’image du thérapeute bienveillant, empathique, féminin, sensuel et maternel, soucieux d’alléger la souffrance du patient. À la lumière d’une telle révolution, Freud apparaissait comme un monarque honoré régnant sur un royaume archaïque.
Soutenant Abraham, Jones cherchait de son côté à professionnaliser le métier, et il combattait Rank et Ferenczi afin de mieux faire pencher la direction du mouvement du côté du monde anglophone. Et la victoire des Alliés semblait lui donner raison. Contre Abraham, et malgré les difficultés financières des vaincus, il imposa le choix de La Haye pour la tenue du VIe congrès de l’IPV. Désormais, il en serait le président jusqu’en 1925. Freud lui apporta son soutien76.
En septembre 1920, devant soixante-deux participants, parmi lesquels on comptait de nombreuses femmes, Abraham prononça son allocution d’ouverture en latin afin de ne pas choquer les susceptibilités des vainqueurs de la guerre. La langue allemande domina toutefois les débats. Et Berlin, grâce à la création de son prestigieux Institut, demeurerait, pour une dizaine d’années encore, le centre névralgique d’une expansion de la psychanalyse vers le monde occidental et oriental. Freud délivra une nouvelle fois une conférence sur le rêve, occasion pour lui de remanier encore son cher Traumbuch, tandis que Ferenczi s’exprima sur la technique active, que Binswanger traita de la clinique psychiatrique et que Geza Roheim, en anglais, parla du totémisme en Australie. Les Néerlandais se mêlaient volontiers aux Anglais et aux Polonais pour échanger des impressions de voyage et des idées au cours de longues promenades en automobile, en bateau ou à cheval. Au terme de ces journées de joie et de retrouvailles, un banquet convivial, organisé par les vainqueurs, permit aux vaincus des anciens Empires centraux de ne plus se regarder comme les parias de la nouvelle Europe.
Désormais célèbre dans le monde entier, Freud assistait ainsi au triomphe mondial de son mouvement. Mais il s’ennuyait, surtout, et regrettait le temps où il s’était lui-même regardé comme un découvreur solitaire. Car, de fait, il n’acceptait pas la façon dont ses nombreux disciples et admirateurs interprétaient sa doctrine en la faisant vivre au rythme vibrant des Années folles, et il sentait qu’une brèche irréparable s’était creusée entre « lui et les autres » : « Dans votre dernière circulaire, écrira-t-il à Ferenczi, je trouve excellent le passage où vous dites que cela va mal pour nous tous, mais pour notre cause très bien. C’est vraiment ainsi : la cause nous dévore et nous sommes, en quelque sorte, dissous en elle. Et c’est probablement bien ainsi ; j’aurais simplement souhaité à la deuxième génération analytique, la plus jeune, pouvoir résister encore un certain temps à la dissolution77. »
À La Haye, Freud éprouva pourtant un vrai bonheur en voyant arriver depuis la rive badoise du Rhin, et accompagné de sa maîtresse, un médecin peu ordinaire : Georg Groddeck. Au milieu de cette savante assemblée qui tentait de faire le deuil des années de guerre et de normaliser la formation des praticiens, celui-ci affirma en effet, d’un ton passablement exalté et d’une voix tonitruante, qu’il était un « analyste sauvage » et qu’il entendait guérir les maladies organiques par un traitement psychique adapté. En 1900, il avait d’ailleurs fondé un sanatorium à Baden-Baden pour y appliquer ses théories : une médecine du « sujet » avec hydrothérapie, massages, régime alimentaire et entretiens entre patients et soignants. Ferenczi l’adorait et Freud lui avait déjà dit son enthousiasme : « Vous êtes un analyste de premier ordre. Le médecin qui admet que la résistance et le transfert sont le pivot d’une cure, celui-là, indubitablement, appartient à notre meute. Je suis donc prêt à vous accueillir les bras ouverts. » Et il ajoutait : « Pourquoi vous précipiter dans la mystique, pourquoi prendre appui sur des théories philosophiques ? La portée de votre expérience ne va guère plus loin que de reconnaître au facteur psychique une influence insoupçonnée sur l’origine de la maladie somatique78. »
À l’inverse de bon nombre de disciples et de patients de Freud, Groddeck n’avait pas souffert d’une quelconque tyrannie paternelle mais de la froideur d’une mère qui, à ses yeux, avait éclipsé la figure adorée du père. Élevée elle-même dans le culte d’un père autoritaire, elle n’avait pas su transmettre à ses enfants l’affection nécessaire à leur développement. Atteints de diverses maladies organiques, quatre d’entre eux étaient morts prématurément, et Georg était le seul survivant. Médecin réputé, Carl Theodor, son père, dirigeait un établissement de bains et était connu pour ses engagements ultraconservateurs. Après le printemps des peuples, il avait publié un ouvrage dans lequel il assimilait la démocratie à un fléau, à une épidémie susceptible de « contaminer » l’Europe et de faire disparaître chez les individus toute forme de conscience de soi. Cette thèse, que l’on retrouve chez les sociologues des foules, et notamment chez Gustave Le Bon, faisait de Carl Theodor Groddeck un partisan du chancelier Bismarck79.
Poussé par son père, Georg entra dans la carrière médicale en devenant l’assistant d’Ernst Schweninger, un médecin marginal qui s’était rendu célèbre en soignant avec succès les différentes « maladies » du chancelier Bismarck – tabagie, toxicomanie, obésité – en lui imposant un régime draconien. Ultraconservateur lui aussi, il avait transposé dans la médecine les principes de l’autoritarisme prussien, en instaurant avec ses patients une relation de suggestion et de soumission absolue dont il faisait dépendre le traitement et la nature même de la guérison. Sa devise – Natura sanat, medicus curat80 – fut reprise par Groddeck en 1913 lors de la publication de son premier ouvrage81.
Comme son maître et son père, Groddeck revendiquait l’idée d’une « pureté de la race » et proposait que tout citoyen allemand marié à une personne étrangère fût déchu de ses droits civiques. En 1929, dans ses Lebenserinnerungen82, il regrettera son attitude d’alors et la corrigera sans jamais renoncer à l’utopie hygiéniste qui la sous-tendait, et qui d’ailleurs était partagée par de nombreux médecins et sexologues allemands attachés à l’idée de « l’amélioration de l’espèce humaine83 ». Dans ce même livre, il attaquait vivement la psychanalyse, mettant en garde le lecteur contre les dangers d’une technique souvent mal maîtrisée par des praticiens incompétents.
Très vite, Groddeck avait fait volte-face. Et Freud était fasciné par ce médecin qui lui rappelait Fliess et les délicieux délires d’autrefois. À son contact, il pouvait de nouveau défier la médecine de son temps, rêver de conquérir le territoire du corps, imaginer une amitié avec un double féminin de Jung, défier l’ennuyeux pragmatisme de Jones, et se complaire dans des spéculations sur la nature bisexuelle de l’humanité. En un mot, il retrouvait chez Groddeck l’enthousiasme de ses jeunes années, et peu importe si certaines de ses thèses allaient à l’encontre de la science médicale, puisqu’elles prenaient en compte la souffrance subjective, délaissée par la science.
Au sanatorium de Baden-Baden, Groddeck recevait des patients atteints de toutes sortes de maladies organiques pour lesquelles la médecine de l’époque se révélait impuissante. Pour les faire participer à leur traitement, il eut l’idée, à partir de 1916, de donner des conférences à leur intention, puis de créer une revue, le Satanarium, dans laquelle ils pourraient s’exprimer au même titre que le thérapeute. Groddeck soignait les cancers, les ulcères, les rhumatismes, le diabète, prétendant trouver dans le tracé de la maladie l’expression d’un désir organique. Ainsi voyait-il dans un goitre un désir d’enfant, et dans le diabète le désir de l’organisme d’être sucré. Dans la même perspective, il sexualisait les organes du corps, en rangeant le nerf optique du côté de la masculinité et les cavités cardiaques du côté de la féminité84.
Ce désir organique dérivait de ce qu’il appelait le ça (Es). Par ce pronom neutre emprunté à Nietzsche, Groddeck désignait une substance archaïque, antérieure au langage, une sorte de nature sauvage et irrédentiste submergeant les instances subjectives : quelque chose comme les « grottes » de Jung. La guérison consistait à laisser agir dans le sujet le jaillissement du ça, source de vérité.
Un an après sa rencontre avec Freud, il fit paraître un « roman psychanalytique », Le Chercheur d’âme85, dans lequel il racontait l’épopée d’un homme transfiguré par la révélation de son inconscient et pourchassant à travers le monde des punaises et des « images d’âme ». Freud admira le style picaresque de l’auteur, qui lui rappelait Rabelais et le Don Quichotte de Cervantès. En 1923, Groddeck publia le fameux Livre du ça86, dans lequel il mettait en scène sa relation épistolaire avec Freud à travers un ensemble de lettres fictives adressées par un narrateur, Patrick Troll, à une amie. Il voulait ainsi populariser les concepts de la psychanalyse et sa propre doctrine. Freud s’empara du ça en en changeant radicalement la définition. Et c’est alors qu’il commença à déchanter et à être irrité par ce médecin fantasque qu’il avait tant aimé et qu’il accusa de semer la discorde dans la meute de ses disciples : « Il est pénible que vous cherchiez à élever un mur entre vous et les autres lions de la ménagerie. La pratique de la psychanalyse n’est pas une entreprise solitaire mais une démarche de groupe. Il serait plus plaisant que nous rugissions en chœur et en mesure au lieu de grogner chacun pour soi dans son coin87. » Freud refusa de se rendre à Baden-Baden, alors que Ferenczi allait s’y faire soigner et que Jones et Abraham criaient au scandale. Finalement, Freud affirma que Groddeck avait de bonnes idées mais qu’elles n’étaient pas utilisables pour la recherche scientifique.
C’est à Thomas Mann que revint le mérite de donner de Groddeck le plus beau portrait. Dans La Montagne magique, sous le nom du Dr Edhin Krokovski, médecin-chef du Berghof, il est présenté comme un hypnotiseur à l’ancienne, obsédé par la sexualité, mais qui n’aurait pas encore accédé aux lumières de la raison : « Le voici qui passe, lui qui connaît tous les secrets de nos dames. Prière d’observer le symbolisme de ses vêtements. Il s’habille de noir pour indiquer que le domaine particulier de ses études est la nuit. » Krokovski manifeste un pessimisme radical à l’égard de la santé humaine au point de ne voir en l’homme qu’un sujet habité par la maladie. Évoluant entre matérialisme et occultisme, il se livre à des expériences de télépathie qui le plonge dans l’univers faustien d’un subconscient désordonné88. Tel était le magnifique guérisseur dont Freud s’était épris sans jamais vraiment adhérer à ses extravagances.
Alors que Karl Kraus et Otto Weininger assimilaient la judéité à une essence féminine responsable de la décadence de la civilisation patriarcale, Groddeck prônait au contraire la nécessité de retrouver dans chaque être humain une bisexualité originelle refoulée dans la religion juive par la pratique de la circoncision. À ses yeux, cette pratique aurait favorisé l’affirmation d’une unisexualité de l’homme et le rejet de son essence féminine face à un Dieu bisexuel et tout-puissant. Par cette hostilité à la religion du père et au nom d’une quête messianique de la féminité, seule capable de sauver l’humanité, Groddeck rejetait donc le judaïsme pour des raisons opposées à celles de Weininger89. Pourtant, ils partageaient la même problématique : d’un côté le Juif était assimilé à une femme quand tout le mal de la civilisation provenait de la féminité, de l’autre il incarnait le mal en refoulant les bienfaits du féminin90.
En 1920, Freud songeait beaucoup plus à la valeur de ses découvertes qu’à ses amitiés. Bien décidé à consacrer à son œuvre le temps qui lui restait à vivre, il accepta que les activités du mouvement psychanalytique se fussent déplacées vers le monde anglophone. C’est pourquoi il s’en remit toujours davantage à Jones pour la gestion des affaires. Quant à lui, il allait désormais s’orienter vers trois types de recherche : une étude spéculative sur la vie et la mort, qui allait de pair avec une refonte de sa première topique ; une analyse des mécanismes collectifs du pouvoir social ; une interprétation du phénomène de la télépathie : façon pour lui de s’immerger de nouveau dans ce monde de l’irrationnel qui ne cessait de le hanter à mesure qu’il se définissait lui-même comme un penseur des Lumières et de la raison.
1. Sigmund Freud et Karl Abraham, Correspondance, op. cit., p. 234.
2. Mathilde, l’aînée des filles de Freud, mariée à Robert Hollitscher, et Sophie, qui avait épousé Max Halberstadt, résidaient toutes les deux à Hambourg.
3. Lou Andreas-Salomé, Correspondance avec Sigmund Freud, suivi du Journal d’une année, 1912-1913 (1966), Paris, Gallimard, 1970, p. 29. Lettre du 25 novembre 1914.
4. Sigmund Freud et Sandor Ferenczi, Correspondance, t. I : 1908-1914, op. cit., lettre de Freud du 23 août 1914.
5. Peter Gay consacre de belles pages à ce moment freudien de la guerre. Cf. Freud, op. cit., p. 395-411. Cf. également Phyllis Grosskurth, Freud, l’anneau secret, op. cit., p. 56-86.
6. Sigmund Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et la mort » (1915), in OCF.P, XIII, op. cit., p. 125-157, sous le titre « Actuelles sur la guerre et la mort ». J’ai choisi l’excellente traduction de Marc Crépon et Marc B. de Launay, in Sigmund Freud, Anthropologie de la guerre, Paris, Fayard, 2010, édition bilingue, p. 267. Avec une postface d’Alain Badiou.
7. Homère, L’Odyssée, traduction de Victor Bérard, Paris, Les Belles Lettres, 1925, t. II, p. 178-179.
8. Sigmund Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », op. cit., p. 313.
9. Sigmund Freud et Sandor Ferenczi, Correspondance, t. I : 1908-1914, op. cit., p. 583.
10. André Bolzinger, Portrait de Sigmund Freud, op. cit., p. 80.
11. Sigmund Freud et Sandor Ferenczi, Correspondance, t. II : 1914-1919, op. cit., lettre du 6 novembre 1917.
12. Et à partir de 1920 : le moi, le ça et le surmoi.
13. Ces essais sont réunis dans le volume XII des OCF.P, op. cit. Cf. également Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1986. Sandor Ferenczi, « La métapsychologie de Freud », in Psychanalyse, t. IV, op. cit., p. 253-265. Les textes métapsychologiques de Freud sont parmi les plus commentés par la communauté psychanalytique internationale et peu par les chercheurs. Cf. Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit.
14. Le 30 décembre 1914, Viktor Tausk avait donné une communication sur ce sujet à la WPV. Freud avait ensuite rédigé une première ébauche de son texte en 1915.
15. Sigmund Freud et Karl Abraham, Correspondance complète, op. cit., p. 376-383.
16. Sigmund Freud, Vue d’ensemble des névroses de transfert (1985), Paris, Gallimard, 1986. Texte retrouvé en 1983 dans les archives de Ferenczi et commenté par Ilse Grubrich-Simitis.
17. Sandor Ferenczi, « Le développement du sens de réalité et ses stades » (1913), in Psychanalyse, t. II, op. cit., p. 51-65.
18. La théorie de la récapitulation affirme que le développement individuel d’un organisme reproduit les étapes de l’évolution de ses ancêtres.
19. Cf. Lucille B. Ritvo, L’Ascendant de Darwin sur Freud (1990), Paris, Gallimard, 1992. Dans cet ouvrage, on trouve la meilleure analyse de la théorie freudienne de la récapitulation empruntée autant à Darwin qu’à Jean-Baptiste Lamarck. Elle contredit, à juste titre, la thèse de Frank J. Sulloway selon laquelle Freud serait un cryptobiologiste. Il serait plutôt un biologiste de l’âme, un héritier du romantisme et un continuateur des philosophies du sujet.
20. Sigmund Freud, Vue d’ensemble des névroses de transfert, op. cit., p. 132. Sigmund Freud et Sandor Ferenczi, Correspondance, t. II : 1914-1919, op. cit., lettre de Ferenczi du 26 octobre 1915, p. 97.
21. Jean-Baptiste Lamarck, Philosophie zoologique (1809), Paris, Éd. Culture et Civilisation, 1969.
22. Contrairement à une idée répandue, on sait que les deux conceptions de l’évolution de l’humanité ne s’opposaient pas. Comme Lamarck, Darwin prenait en compte l’idée de l’hérédité des caractères acquis. Cette thèse, soutenue par Freud et Ferenczi contre Jones, avait été invalidée par August Weismann.
23. Sigmund Freud et Karl Abraham, Correspondance, op. cit., lettre du 11 novembre 1917, p. 449.
24. Sigmund Freud, Conférences d’introduction à la psychanalyse (1916-1917), Paris, Gallimard, 1999, et OCF.P, XIV, op. cit., sous le titre Leçons d’introduction à la psychanalyse.
25. Cf. HPF-JL, op. cit.
26. Sigmund Freud et Karl Abraham, Correspondance, op. cit., p. 452-453.
27. Phyllis Grosskurth, Melanie Klein, son monde et son œuvre (1986), Paris, PUF, 1990, p. 101. Sigmund Freud, « Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique » (1918), in La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 1975, p. 131-141, et OCF.P, XV, op. cit., p. 97-109, sous le titre « Les voies de la thérapie psychanalytique ».
28. Ibid., p. 141. Comme on le sait, ce programme commencera à être réalisé avec la création à Berlin du premier Institut de psychanalyse, dont le modèle sera repris dans le monde entier.
29. Sigmund Freud, Sandor Ferenczi et Karl Abraham, Sur les névroses de guerre, Paris, Payot, 2010, avec une belle préface de Guillaume Piketti. –Ernst Simmel (1882-1947) : psychiatre et psychanalyste allemand, fondateur en 1925 du sanatorium Schloss Tegel, sur le modèle des grandes cliniques Bellevue et du Burghölzli. Arrêté par la Gestapo en 1933, il parvint à émigrer aux États-Unis grâce à Ruth Mack-Brunswick qui paya une rançon aux nazis. Il s’installa à Los Angeles et conserva toute sa vie la nostalgie du vieux monde européen. Sur l’itinéraire de V. Tausk, voir infra.
30. Fondée en janvier 1919.
31. Stefan Zweig, Le Monde d’hier, op. cit.
32. Sigmund Freud, « Faut-il enseigner la psychanalyse à l’Université ? » (1920), in OCF.P, XV, op. cit., p. 109-115.
33. William Johnston, L’Esprit viennois, op. cit., p. 398.
34. Sigmund Freud et Ernest Jones, Correspondance complète, 1908-1939, op. cit., lettre du 18 avril 1919, p. 409.
35. Phyllis Grosskurth, Freud, l’anneau secret, op. cit., p. 101. Et Rundbriefe des 1er et 11 décembre 1921, et 11 janvier 1922. Jones avait refusé d’intégrer à l’IPV un certain psychanalyste néerlandais emprisonné pour cause d’homosexualité. Et il prenait prétexte de son cas pour défendre cette position.
36. Un grand nombre d’ouvrages ont été publiés sur cette question et j’en ai fait état moi-même à plusieurs reprises. Cf. « Psychanalyse et homosexualité : réflexions sur le désir pervers, l’injure et la fonction paternelle », entretien avec François Pommier, Cliniques méditerranéennes, 65, printemps 2002.
37. La pétition lancée par Magnus Hirschfeld avait obtenu, au fil des années, six mille signatures, dont celles d’Albert Einstein et de Stefan Zweig. L’article incriminé stipulait : « La fornication contre nature, pratiquée entre personnes de sexe masculin ou entre gens et animaux, est punie de prison. »
38. Sur ce dépistage en France et sur le rôle de Joseph Babinski, disciple de Charcot, cf. HPF-JL, op. cit.
39. En 1927, il obtiendra le prix Nobel pour avoir mis au point la malariathérapie. Admirant le nationalisme allemand, il eut, à la fin de sa vie, des sympathies pour le nazisme. Cf. Clare Chapman, « Austrians Stunned by Nobel Prize-Winner’s Nazi Ideology », Scotland on Sunday, 25 janvier 2004.
40. On nommait ces traitements de choc « électrothérapie » ou « faradisation ».
41. Le dossier de cette affaire comprenant des documents, des témoignages et l’enquête a été exhumé par Kurt Eissler, et publié en allemand en 1979 puis traduit sous le titre Freud sur le front des névroses de guerre, Paris, PUF, 1992, avec, pour l’édition française, une excellente préface d’Erik Porge. On y trouve notamment « L’expertise sur le traitement électrique des névroses de guerre », les auditions des témoins et celle de Freud (OCF.P, XV, op. cit., p. 217-225), ainsi que de nombreux documents. Cf. également le récit qu’en fait Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, op. cit., p. 860-862. N’ayant pas eu accès à la totalité des archives, il donne une version différente de celle d’Eissler, qui a néanmoins le mérite de rectifier les erreurs de Jones. Les documents utilisés par Eissler se trouvent à la Library of Congress.
42. Ibid., p. 29.
43. Témoignage recueilli par Kurt Eissler, ibid., p. 143.
44. Ibid., p. 169.
45. Riche famille industrielle qui avait adopté Rosa.
46. L’identité d’Ernst Lanzer a été dévoilée pour la première fois par Patrick Mahony en 1986, dans un livre remarquable : Freud et l’Homme aux rats, Paris, PUF, 1991. Outre une enquête historique serrée, Mahony compare la version donnée par Freud dans le cas dit de « l’Homme aux rats » avec les notes préliminaires rédigées par Freud lui-même et non intégrées au récit du cas. Elles seront transcrites plus tard, in L’Homme aux rats. Journal d’une analyse (notes de Freud transcrites par Elsa Ribeiro Hawelka), Paris, PUF, 1974. Cf. Sigmund Freud, « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle : “l’Homme aux rats” » (1909), in Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 199-261, et OCF.P, IX, op. cit., p. 131-215, sous le titre « Remarques sur un cas de névrose de contrainte ».
47. Leonard Shengold fut le premier, en 1965, à montrer que ce récit était tiré du célèbre ouvrage d’Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices (1899), Paris, Gallimard, 1988.
48. À cet égard, je ne partage pas l’opinion de Mikkel Borch-Jacobsen : Les Patients de Freud, op. cit., p. 111. Les distorsions qui existent entre les notes et le récit de cas, et qui ont été mises en évidence par Patrick Mahony, montrent au contraire que Freud a trouvé là un patient exemplaire pour lequel il a éprouvé une véritable empathie.
49. Publié sous forme d’un « extrait ».
50. Patrick Mahony pense, au contraire, qu’on est ici confronté à un drame œdipien dans lequel Lanzer tiendrait le rôle d’un « Sphinx viennois ». Et il donne du cas une interprétation kleinienne : Lanzer se serait identifié à sa mère pour introjecter le pénis de son père. Des dizaines de commentaires ont été écrits sur cette histoire au point que le « cas » de « l’Homme aux rats » a éclipsé l’histoire du patient.
51. Même si parfois il en doute, comme le rapporte Freud dans le Journal d’une analyse, op. cit., p. 77 et 85.
52. Sigmund Freud, Cinq psychanalyses, op. cit., p. 261.
53. On trouve à la Library of Congress plusieurs photographies où l’on voit Pankejeff, sa sœur et sa mère devant un amoncellement de bêtes. Elles n’ont guère été prises en compte par les divers commentateurs, alors que Pankejeff en parle dans le récit qu’il fait de sa vie. La véritable identité de ce patient, surnommé « l’Homme aux loups », fut révélée en 1973. Pour reconstituer son histoire, il faut croiser plusieurs sources contradictoires. Muriel Gardiner, L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même (1971), Paris, Gallimard, 1981. Karin Obholzer, Entretiens avec l’Homme aux loups (1980), Paris, Gallimard, 1981. Dans ces deux ouvrages, réalisés à la fin de sa vie, Pankejeff se trompe souvent et donne des versions opposées de son analyse avec Freud : l’une, à destination des psychanalystes, a été confiée à Muriel Gardiner, l’autre, à destination du « grand public », à Karin Obholzer, une journaliste autrichienne. Cf. par ailleurs Patrick Mahony, Les Hurlements de l’Homme aux loups (1984), Paris, PUF, 1995. Sa reconstitution est très fiable. Cf. également Mikkel Borch-Jacobsen, Les Patients de Freud, op. cit. ; Mikkel Borch-Jacobsen et Sonu Shamdasani, Le Dossier Freud. Enquête sur l’histoire de la psychanalyse, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006. Ces deux textes sont trop à charge contre Freud, même si les documents cités sont incontestables. À quoi s’ajoutent les entretiens réalisés par Kurt Eissler et qui sont déposés à la Library of Congress, cinq dossiers, 1954-1955, box 116.
54. Sigmund Freud et Sandor Ferenczi, Correspondance, t. I : 1908-1914, op. cit., lettre du 13 février 1910, p. 149. Pankejeff n’évoque pas cette scène.
55. Sigmund Freud, « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile » (1918), in L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, op. cit., p. 172-268, et OCF.P, XIII, op. cit., p. 1-119, sous le titre « À partir de l’histoire d’une névrose infantile » ; Cinq psychanalyses, op. cit., sous le titre « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile : l’Homme aux loups », p. 371-477.
56. D’où les différences entre les témoignages de Pankejeff et les confidences reçues ou reconstruites par Freud dans le récit de la cure.
57. L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, op. cit., p. 190.
58. Il avait utilisé cette expression dans une lettre à Fliess du 2 mai 1897, à propos des actes de séduction.
59. L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, op. cit., p. 197.
60. « Supplément à l’Extrait d’une névrose infantile », in L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, op. cit., p. 268-317.
61. Otto Rank, Le Traumatisme de la naissance (1924), Paris, Payot, 1928 ; id., Technik der Psychoanalyse, t. I, Vienne, Deutike, 1926. Phyllis Grosskurth, Freud, l’anneau secret, op. cit., p. 173-174.
62. Sigmund Freud et Sandor Ferenczi, Correspondance, t. III : 1920-1933, op. cit., p. 289-293.
63. Cf. la troisième partie du présent ouvrage.
64. Sur les commentaires de Jacques Lacan, Serge Leclaire, Nicolas Abraham, Maria Torok, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, cf. HPF-JL, op. cit. Carlo Ginzburg note que le rêve peut avoir été inspiré par des légendes relatives aux loups-garous : au lieu de devenir un loup-garou, comme il en aurait pris le chemin trois siècles plus tôt, Pankejeff serait devenu un névrosé au bord de la psychose. Carlo Ginzburg, « Freud, l’Homme aux loups, et les loups-garous », in Mythes, emblèmes et traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989.
65. Muriel Gardiner, L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, op. cit., et Karin Obholzer, Entretiens avec l’Homme aux loups, op. cit.
66. C’est le cas, notamment, de Mikkel Borch-Jacobsen et de bien d’autres encore.
67. Témoignage recueilli par Theodor Reik en 1926, Le Besoin d’avouer, Paris, Payot, 1973, p. 400-401.
68. Je n’aborde pas ici l’histoire de la psychanalyse en France.
69. Sigmund Freud et Max Eitingon, Correspondance, op. cit., p. 208.
70. Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister, 1909-1939 (1963), Paris, Gallimard, 1966, p. 119. Sur les circonstances de cette mort, cf. p. 301, n. 2.
71. Sigmund Freud, Lettres à ses enfants (2010), Paris, Aubier, 2012, p. 492.
72. Sigmund Freud, « Contribution à la discussion sur le suicide » (1910), in OCF.P, X, op. cit., p. 75-79.
73. Sigmund Freud et Sandor Ferenczi, Correspondance, t. III : 1920-1933, op. cit., p. 22. Au journal qui avait annoncé sa mort, Mark Twain adressa le télégramme suivant : « Nouvelle de mon décès fortement exagérée. »
74. Sigmund Freud, « Victor Tausk », in OCF.P, XV, op. cit., p. 203-209. Et Lou Andreas-Salomé, Correspondance avec Sigmund Freud, op. cit. Cette affaire suscita un débat historiographique considérable. Cf. Victor Tausk, Œuvres psychanalytiques, Paris, Payot, 1975. Paul Roazen, Animal, mon frère, toi. L’histoire de Tausk et Freud (1969), Paris, Payot, 1971. Kurt Eissler, Le Suicide de Victor Tausk, avec les commentaires du Pr Marius Tausk (1983), Paris, PUF, 1988.
75. Sandor Ferenczi, « La technique psychanalytique » (1919), in Psychanalyse, t. II, op. cit., p. 327-338.
76. Jones raconte sa version des dissensions internes au Comité dans le dernier volume de sa biographie, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, t. III : 1919-1939 (1957), Paris, PUF, 1969, p. 48-87. Il faut la confronter à celles des autres membres du Comité, à travers la lecture des Rundbriefe. Cf. également Phyllis Grosskurth, Freud, l’anneau secret, op. cit.
77. Sigmund Freud et Sandor Ferenczi, Correspondance, t. III : 1920-1933, op. cit., lettre du 25 décembre 1920, p. 44.
78. Lettre de Freud du 5 juin 1917, citée et traduite par André Bolzinger, in Portrait de Sigmund Freud, op. cit., p. 202-203. Et Ça et Moi. Correspondance Groddeck-Freud et autres lettres, Paris, Gallimard, 1977. C’est grâce au travail de Roger Lewinter que l’on connaît l’œuvre de Groddeck en France. Et aussi à Catherine Clément, L’Arc, 78, 1980.
79. Jacquy Chemouni, « Psychopathologie de la démocratie », Frénésie, 10, printemps 1992, p. 265-282.
80. La nature guérit, le médecin soigne.
81. « Nasamecu » : la nature guérit, préface de Catherine Clément, Paris, Aubier-Montaigne, 1992.
82. Georg Groddeck, Lebenserinnerungen (1929), in Der Mensch und sein Es, Wiesbaden, Limes Verlag, 1970.
83. Rappelons qu’en 1911 Freud avait signé, avec Ellis, Hirschfeld et Eduard Bernstein, un Appel aux hommes et aux femmes de tous les pays civilisés afin de promouvoir une politique hygiéniste visant à améliorer la santé physique et psychique de la « race » humaine. Cf. Paul Weindling, L’Hygiène de la race, t. I : Hygiène raciale et eugénisme médical en Allemagne, 1870-1933 (1989), Paris, La Découverte, 1998, p. 53. Sur l’évolution de l’idée eugéniste, cf. HPF-JL, op. cit.
84. Georg Groddeck, Conférences psychanalytiques à l’usage des malades (1915-1916), 3 vol., Paris, Champ libre-Roger Lewinter, 1982.
85. Georg Groddeck, Le Chercheur d’âme. Un roman psychanalytique (1921), Paris, Gallimard, 1982.
86. Georg Groddeck, Le Livre du ça (1923), Paris, Gallimard, 1973.
87. Lettre de Freud à Groddeck du 21 décembre 1924, traduite par André Bolzinger, in Portrait de Sigmund Freud, op. cit., p. 203. Et Ça et Moi, op. cit.
88. Cf. Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit.
89. Georg Groddeck, Un problème de femme (1903), Paris, Mazarine, 1979 ; « Le double sexe de l’être humain » (1931), Nouvelle Revue de psychanalyse, 7, printemps, 1973, p. 193-199. Et Jacques Le Rider, Modernité viennoise, op. cit.
90. En 1965, deux biographes de Groddeck ont imaginé que celui-ci avait eu une correspondance avec Hitler. La rumeur a été invalidée par Roger Lewinter dans un article du journal Le Monde en date du 7 septembre 1980.