En 2007, dans un bel ouvrage consacré aux dernières années de la vie de Freud, Mark Edmundson, un universitaire américain, reprit une idée chère aux historiens – mais aussi à Thomas Mann – en établissant un parallèle entre deux vies viennoises de la Belle Époque : celle, infâme, du jeune Adolf Hitler, âgé de vingt ans en 1909, et celle, éclatante, d’un Sigmund Freud en pleine ascension vers la gloire. Le premier allait devenir le plus grand assassin de tous les temps, destructeur de l’Allemagne, génocidaire des Juifs et de l’humanité dans son essence, et le second, le penseur le plus renommé et le plus controversé du XXe siècle : « Presque en tous points, disait Edmundson, ils étaient ce que le poète William Blake aurait appelé des “ennemis spirituels”1. »
Né dans un milieu de paysans déclassés, maltraité par un père stupide et violent qui avait épousé sa jeune et malheureuse cousine, le jeune Hitler haïssait le monde entier et plus encore l’Autriche dont il rêvait qu’elle fût vouée, un jour, à la domination de l’Allemagne wilhelmienne. À Linz, où il poursuivait une scolarité marquée par l’échec permanent, l’établissement même que fréquentait un jeune Juif qui deviendrait un philosophe célèbre, Ludwig Wittgenstein, et qu’il haïssait déjà, il s’était très tôt laissé séduire par les symboles et les incantations du nationalisme pangermanique, dont il fera un peu plus tard le fer de lance de son combat contre les Juifs. Ainsi s’opposait-il au nationalisme de son père, très attaché à la grandeur de l’empire des Habsbourg.
Après la mort de ses parents, Hitler vint à Vienne dans l’espoir de faire fortune comme peintre et architecte, mais, à deux reprises, il se vit refuser l’entrée à l’Académie des beaux-arts, ce qui amplifia sa haine du monde de la culture, des arts et de l’esprit. Convaincu de son génie, il se rendait souvent à l’Opéra, déguisé en dandy, pour écouter avec ferveur la musique de Wagner. Il méprisait pourtant cette ville « immobile », habitée par le sentiment de l’imminence de sa mort, et se tenait à l’écart de ses prétendus « miasmes » : prostitution, sexualité débridée, hystérie, littérature immorale, homosexualité, peinture et architecture décadentes.
En bref, Hitler rejetait tout ce que cette ville produisait de plus novateur, et dont il était exclu. Paresseux, dénué de talent, préférant s’abandonner aux affects plutôt qu’à la pensée, il adorait les animaux pour mieux haïr les humains. Il ne mangeait jamais de viande, ne buvait ni vin ni alcool, et avait la conviction que le tabac était le fléau le plus nuisible à la santé des peuples. Du fond de sa misère, il se regardait comme un remarquable humaniste, un excellent poète, et il songeait à redessiner Vienne et à la transformer en un paradis digne d’une humanité régénérée. Lui aussi était attaché à cette médecine hygiéniste allemande qui finirait par tourner à la ségrégation raciale.
Bref, Hitler accumulait donc toutes les pathologies qui auraient pu faire de lui un patient viennois idéal, un cas sorti tout droit de la nomenclature de Krafft-Ebing, revue et corrigée à la lumière d’Au-delà du principe de plaisir : « Si Hitler et Freud s’étaient croisés dans la rue, par un après-midi du froid automne de 1909, disait encore Edmundson, qu’auraient-ils aperçu ? Chez Hitler, Freud aurait vu un moins-que-rien, un rat d’égout (il n’était pas populiste). Mais il se serait sans doute senti également désolé pour ce malheureux. De son côté, Hitler aurait vu en Freud un bourgeois viennois (il méprisait la classe moyenne supérieure), et sans doute aurait-il reconnu qu’il était juif. Honteux de porter un manteau élimé et des chaussures trouées, il aurait eu un mouvement de recul. Si sa situation avait été particulièrement mauvaise, il aurait pu tendre la main pour mendier. Le fait que Freud lui ait ou non donné quelque chose – il aurait pu le faire car il avait bon cœur – n’aurait pas fait grande différence : cette rencontre aurait laissé le jeune Adolf Hitler dans un grand état de fureur2. »
En 1925, avec la publication de Mein Kampf, Hitler fixa ses objectifs de haine : les Juifs, les marxistes, le traité de Versailles, les races dites inférieures. Et il affirma ses prétentions : devenir le chef d’un nouveau Reich épuré de tous les miasmes d’une prétendue dégénérescence, un chef capable de prendre sa revanche sur les vainqueurs de la Grande Guerre qui avaient humilié l’Allemagne. À cette date, il avait tout de la figure du chef tel que Freud l’avait décrit dans Psychologie des foules et analyse du moi : celui qui n’a besoin d’aimer personne, version ultime de la folie narcissique, du déni de l’altérité et du repli sur soi. Il avait suffi que la situation politique, sociale et économique de l’Europe fût à ce point dégradée – et plus encore celle du monde germanophone – pour que fût possible l’avènement d’une telle personnalité. Freud l’avait pensée de façon abstraite sans imaginer un instant qu’elle pût exister sous les traits de l’homme qui allait s’emparer du pouvoir en Allemagne douze ans plus tard.
En 1939, soixante-huit ans avant ce brillant commentaire d’Edmundson, Thomas Mann, en exil sur la côte Ouest des États-Unis, avait déjà réfléchi à cette question des deux vies parallèles, celle du monstre et celle du sage, en publiant un étrange essai d’inspiration freudienne qui suscita de nombreuses polémiques : Bruder Hitler (Frère Hitler)3. Il savait que Freud était alors installé à Londres, entouré de sa famille, et qu’il n’avait plus que quelques mois à vivre.
Contrairement à Bertolt Brecht et aux autres exilés allemands, Mann refusait d’opposer de façon radicale l’Allemagne de l’Aufklärung à celle de la barbarie hitlérienne. Certes, il savait parfaitement que l’Allemagne de Goethe était fort différente de celle des nazis mais il éprouvait pour le « monstre » une véritable curiosité clinique et il se demandait comment avait bien pu se produire une telle inversion des valeurs dans l’un des pays les plus civilisés d’Europe. Comment était-il possible que fût advenu au pouvoir – et dans toutes les instances de la république de Weimar et de l’ancien Empire bismarckien – le contraire de ce que la tradition culturelle allemande vénérait au plus haut point : le savoir, la compétence, la science, la philosophie, le progrès ? Hitler était un raté, un « clochard d’asile », un « dévoyé » (Verhunzung), un « vilain petit canard » se prenant pour un cygne, un « charlatan », un « Lohengrin d’arrière-cuisine », écrivait Mann. En bref, il était tout le contraire de ce que l’éthique protestante avait façonné pendant des décennies, de ce que l’Aufklärung avait inventé de plus civilisé. Et voilà qu’il avait réussi à conquérir un peuple là où la social-démocratie avait échoué : « Chassez Hitler, avait déjà écrit Mann en 1933, ce misérable, cet imposteur hystérique, ce non-Allemand de basse origine, ce chevalier d’industrie du pouvoir, dont tout l’art consiste à chercher avec un répugnant talent de médium la corde sensible du peuple et à la faire vibrer dans la transe obscène où le jette un don d’orateur incroyablement bas4. » Et Mann de refuser, à juste titre, de se livrer à quelque comparaison que ce soit entre Napoléon et Hitler : « Il faut interdire, car c’est une absurdité, qu’on les nomme dans un même souffle ; le grand homme de guerre et le grand couard, le maître chanteur du pacifisme, dont le rôle aurait été achevé, dès le premier jour d’une guerre véritable, et l’être que Hegel appela “l’âme du monde” à cheval, le cerveau géant qui dominait tout, la plus formidable capacité de travail, l’incarnation de la Révolution, le tyrannique porteur de la liberté, dont la figure est gravée à jamais dans la mémoire humaine, comme la statue d’airain du classicisme méditerranéen, et ce triste fainéant, ce raté, ce rêveur de cinquième ordre, ce crétin qui hait la révolution sociale, ce sadique sournois, ce rancunier sans honneur5… »
Pour expliquer cette inversion qui avait transformé un monstre venu du néant en un dictateur d’un nouvel ordre germanique, Thomas Mann soulignait qu’il fallait le regarder comme « un frère » inversé, c’est-à-dire comme la partie inconsciente de la culture allemande, sa part ténébreuse, aussi irrationnelle que pouvait l’être ce que Freud avait décrit sous le terme de « pulsion » : une impressionnante projection de l’inconscient dans la réalité. Et plutôt que de fermer les yeux devant ce frère immonde, Mann appelait ses contemporains à regarder le mal en face pour mieux lui opposer une rationalité sans illusion6. Et il ajoutait : « Un homme comme celui-là doit haïr la psychanalyse ! Je soupçonne en secret que la fureur avec laquelle il marcha contre certaine capitale s’adressait au fond au vieil analyste installé là-bas, son ennemi véritable et essentiel, le philosophe qui démasqua la névrose, le grand désillusionneur, celui qui sait à quoi s’en tenir et en sait long sur le génie7. »
Hitler : tel était l’homme, si bien décrit par Mann en termes freudiens, qui allait devenir le pire ennemi du grand désillusionneur et de la ville de Vienne, premier berceau de la psychanalyse.
Une fois encore, contrairement à Thomas Mann, Freud mit du temps à comprendre qu’on avait affaire à une guerre d’un type nouveau, non pas à une guerre entre les nations mais à quelque chose comme l’expression même d’un principe de destruction visant, à travers l’extermination d’une prétendue « race » (les « Sémites »), l’anéantissement de l’espèce humaine et son remplacement par une autre « race » (les « Aryens »), seule autorisée à exister sur la planète. En 1915, n’avait-il pas affirmé que la Grande Guerre, engendrée par le nationalisme et le progrès des techniques de destruction massive, traduisait la quintessence d’un désir de mort ancré dans l’espèce humaine ? Aujourd’hui, confronté à la montée du nazisme en Allemagne, il ne percevait pas encore la nature de la machine de mort mise en œuvre par le national-socialisme. Il n’était pas le seul dans son cas.
Toujours est-il qu’en juillet 1929, quand il mit un point final à un nouvel ouvrage qui faisait suite à L’Avenir d’une illusion, il ne se doutait pas qu’il venait d’écrire celui de ses livres qui serait le plus lu et le plus traduit, le plus noir sans doute, mais aussi le plus lumineux, le plus lyrique, le plus politique : Malaise dans la civilisation. Il s’y était consacré alors qu’il se trouvait en villégiature à Berchtesgaden, dans les Alpes bavaroises, lieu de résidence préféré de la princesse Marie-Élisabeth de Saxe-Meiningen, qui n’avait pas survécu à la chute des monarchies allemandes. Tout près de là, perchée en haut de l’Obersalzberg, se trouvait la maison où, depuis 1927, Hitler recevait les responsables du Parti national-socialiste (NSDAP)8.
Freud pensa d’abord donner pour titre à cet essai Le Bonheur et la culture (Das Glück und die Kultur), puis il songea à Malheur dans la culture (Das Ungklück in der Kultur), pour préférer finalement à Ungklück, Unbehagen : mécontentement, malaise9. Quoi qu’il en soit, au-delà de l’inquiétude que lui inspirait le temps présent, il s’agissait bien pour lui de lancer un manifeste en faveur du bonheur des peuples : hymne à l’amour, au progrès, à la science et à la république platonicienne.
Après avoir rappelé que la religion n’apportait plus aucun remède à la frustration, Freud affirmait que les sources principales du malheur du sujet moderne résidaient dans une absence d’idéal, qui le réduisait à trois déterminants : le corps biologique, le monde extérieur, les relations avec autrui. Confronté à cette finitude, et devenu une sorte de « dieu prothèse » (Art Prothesengott), l’être humain, pour échapper à sa souffrance, n’avait plus d’autre moyen que de s’inventer de nouvelles illusions, à partir de trois choix inconscients : la névrose (angoisse, conflit), l’intoxication (les drogues, la boisson), la psychose (la folie, le narcissisme, la démesure).
Mais une tout autre voie était également possible, expliquait Freud : l’accès à la civilisation (à la culture), seule capable de permettre, par la sublimation10, la domination des pulsions de destruction, c’est-à-dire de l’état de nature, de cet état sauvage et barbare qui est une composante de la psyché humaine depuis l’ancienne « horde sauvage ». Freud soulignait que les hommes qui avaient renoncé à l’illusion religieuse n’avaient rien à attendre d’un quelconque retour à une prétendue « nature ». Selon lui, la seule voie d’accès à la sagesse, c’est-à-dire à la plus haute des libertés, consistait donc en un investissement de la libido dans les formes les plus élevées de la créativité : l’amour (Éros), l’art, la science, le savoir, la capacité de vivre en société et de s’engager, au nom d’un idéal commun, en vue du bien-être de tous. D’où cette apologie du bonheur – ou de la « bonne vie » – dans le progrès que n’aurait pas désavouée Saint-Just. Et Freud de se lancer dans une défense inconditionnelle des réalisations techniques et scientifiques du XXe siècle : le téléphone, les transports maritimes et aériens, le microscope, les lunettes, la photographie, le phonographe, l’hygiène domestique, la propreté, etc.
Et il ajoutait que, puisque « l’homme est un loup pour l’homme », il n’a pas d’autre moyen, pour rompre avec sa pulsion d’autodestruction primaire, que d’accepter de vivre avec ses semblables. C’est ainsi qu’il fondait toute relation sociale sur l’existence de la famille (cellule germinale de la société) d’une part, sur le langage de l’autre : « L’homme qui le premier jeta une insulte à la tête de son ennemi, et non une lance, cet homme-là fut le véritable fondateur de la civilisation. » Et il ajoutait que le premier qui avait renoncé au plaisir d’uriner sur une flamme était aussi le héros d’une grande conquête de la civilisation – la maîtrise du feu – puisqu’il donnait ainsi à la femme (son indispensable alter ego) les moyens d’entretenir un foyer. Freud parodiait ici sans le dire, et pour cause, la célèbre phrase de Jean-Jacques Rousseau sur l’origine de l’inégalité : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire “Ceci est à moi”, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous d’écouter cet imposteur.”11 »
Contrairement à Rousseau et aux héritiers des philosophes des Lumières françaises, Freud ne croyait pas en la possible abolition des inégalités. Convaincu que les forces pulsionnelles sont toujours plus puissantes que les intérêts rationnels, il soutenait qu’aucune société ne peut se construire dans le renoncement à l’agressivité, au conflit et à l’affirmation de soi. Mais il n’en soutenait pas moins que le langage, la parole, la loi étaient les trois seules manières de passer de l’état de nature à l’état de culture. Cette thèse, il l’avait déjà avancée dans Totem et tabou. Mais maintenant, il la transformait en un véritable programme politique articulé autour d’une philosophie psychanalytique, une idéologie, une représentation du monde (Weltanschauung)12.
Bref, Freud affirmait tout à la fois que la civilisation était une source de déception pour l’homme, puisqu’elle le contraignait à renoncer à ses pulsions, mais qu’elle était aussi pour lui une nécessité rationnelle, à condition qu’elle n’induise pas un excès de répression de la sexualité et de l’agressivité nécessaires à toute forme d’existence. D’où le malaise. La civilisation n’est un remède au malheur, expliquait-il, que dans la mesure où elle crée aussi un malheur : la perte des illusions, la contrainte. La pulsion de vie (Éros) n’est pensable que parce qu’elle s’oppose à la pulsion de mort et qu’elle s’articule à la contrainte, au destin, à la nécessité du vivre ensemble (Ananké).
Muni d’un tel manifeste, Freud récusait donc tout à la fois l’American way of life qui, en favorisant un excès d’individualisme, conduisait à des désastres économiques, le catholicisme qui, en se fondant sur l’amour du prochain, méconnaissait la fascination humaine pour sa propre destruction, et la révolution communiste qui, en croyant dur comme fer à l’illusion de l’égalité entre les hommes, prétendait abolir l’un des ressorts majeurs de l’activité pulsionnelle humaine : le désir de posséder des richesses. Autrement dit, Freud s’inscrivait en faux contre toutes les croyances modernes en l’avènement d’un « homme nouveau » qui serait « libéré » de toute emprise du passé. C’est ainsi encore qu’il critiquait tout autant l’utopie du « Juif nouveau », que le rêve américain de l’arrachement au passé et que le projet communiste de l’abolition des classes. Enfin, à l’évidence, il récusait toute forme de dictature. Au terme de son essai, en une ultime phrase, il soulignait, en se référant encore à la dialectique de Faust et de Méphisto, et au combat de l’Ange avec Jacob, combien l’avènement du progrès scientifique pouvait toujours se retourner en son contraire : « Les hommes sont arrivés maintenant à un tel degré de maîtrise des forces de la nature qu’avec l’aide de celles-ci il leur est facile de s’exterminer les uns les autres jusqu’au dernier. Ils le savent, d’où une bonne part de leur inquiétude actuelle, de leur malheur, de leur angoisse. Il faut dès lors espérer que l’autre des “deux puissances célestes”, l’Éros éternel, fera un effort pour l’emporter dans le combat contre son non moins immortel adversaire13. »
En réalité, ce manifeste opposait à ces trois conceptions de la société – religieuse, individualiste, communiste – une représentation de l’homme fondée sur la psychanalyse. Freud se méfiait autant de la démocratie, qui menaçait de donner trop de pouvoir aux masses non éduquées, que des dictatures, qui ne faisaient que parodier dangereusement la noble figure de l’autorité. À cela, il préférait une république des élus issue de la tradition platonicienne et de la monarchie constitutionnelle : un peuple éclairé par un souverain soucieux du bien commun. C’est pour cette raison, d’ailleurs, qu’il soutenait, comme Thomas Mann, Einstein et Ortega y Gasset, le projet de son compatriote autrichien Nikolaus von Coudenhove-Kalergi qui visait à restaurer l’unité européenne en la fondant sur une référence commune à la culture gréco-latine et chrétienne14.
Une fois de plus, Freud faisait de la ville de Rome le signifiant majeur de sa doctrine de la civilisation. Il savait que plus jamais15 il ne se rendrait en Italie et que la cité impériale, lieu de tous ses désirs, lui était désormais interdite. Il savait que résonnait là-bas le bruit des bottes et que s’étalaient entre le Colisée et le Panthéon les sinistres emblèmes des chemises noires. Et plutôt que de croire en l’homme nouveau, quel qu’en soit le projet, il soulignait que la civilisation n’était rien d’autre que l’expression d’une constante réconciliation entre passé et présent, entre temps archéologique – celui de l’inconscient – et temps de la conscience projetée dans l’avenir : « Depuis que nous avons surmonté l’erreur consistant à croire que l’oubli qui nous est familier signifierait une destruction de la trace mémorielle, donc un anéantissement, nous penchons vers l’hypothèse opposée, à savoir que, dans le psychique, rien de ce qui s’est une fois constitué ne peut sombrer, que tout demeure conservé en quelque manière et peut, dans des circonstances appropriées, par exemple du fait d’une régression allant assez loin, être appelé à resurgir. » Imaginons, disait-il encore, que Rome ne soit pas « un lieu d’habitation humaine mais un être psychique au passé semblablement long et riche, où donc rien n’a disparu de ce qui est né un jour et où subsistent encore, à côté de la dernière phase d’évolution, toutes les phases antérieures […]16 ».
Autrement dit, la Kultur, selon Freud, n’était autre que la construction qu’il en avait donnée depuis son Traumbuch en unissant tous les étages du temps humain et en faisant ainsi du « je est un autre » la seule « terre promise » dédiée au sujet moderne. Un ça pulsionnel, enfoui dans les décombres d’une généalogie ancestrale, un surmoi interdicteur, symbole d’un bonheur accessible, un moi partagé entre mémoire et histoire. Tel était bien, en « l’an de grâce 193017 », le fondement de l’espoir en une vie meilleure que Freud promettait à ses contemporains. Dans ce système, Rome se confondait avec Vienne et Vienne avec la Berggasse, lieu peuplé de tous les ornements des civilisations anciennes, dernier refuge d’une Mitteleuropa à l’agonie où affluaient des visiteurs du monde entier. À cette date, le nom de Hitler ne figurait nulle part encore dans les écrits du maître.
Le Malaise fut un best-seller et, à l’occasion de sa réédition de 1931, Freud ajouta quelques mots laconiques à la phrase finale : « Mais qui peut prédire le succès et l’issue ? » Il songeait alors à la victoire électorale remportée par les nazis le 14 septembre 1930. À cette date, le NSDAP devint le deuxième parti d’Allemagne, derrière le SPD (social-démocrate) et devant le KPD (communiste). Hermann Göring, Joseph Goebbels, Heinrich Himmler firent leur entrée au Reichstag. Anéanti par la crise économique, le pays comptait plus de quatre millions de chômeurs.
En 1932, Albert Einstein fut pressenti par le Comité permanent des lettres et des arts de la Société des Nations (SDN) pour rassembler des témoignages d’intellectuels en faveur de la paix et du désarmement. Aussi s’adressa-t-il à Freud, qu’il avait déjà rencontré : « En l’homme vit un besoin de haïr et d’anéantir. Cette prédisposition est, en temps ordinaire, présente à l’état latent et elle ne se fait jour que chez l’anormal. Mais elle peut être réveillée avec une relative facilité et s’intensifier en psychose de masse. » Einstein demandait au « grand connaisseur des pulsions humaines » de l’éclairer18.
Freud s’empressa de répondre par un manifeste politique, Pourquoi la guerre ?, qui prolongeait Malaise dans la civilisation. Contre les maîtres qui cherchaient à devenir des dictateurs et contre les opprimés qui désiraient les renverser, Freud préconisait un grand retour au banquet platonicien en proposant à la SDN la création d’une république internationale des sages, communauté d’élus « ayant soumis leur vie pulsionnelle à la dictature de la raison » et capables, par leur autorité, d’imposer aux masses un véritable État de droit fondé sur le renoncement au meurtre. Tout ce qui promeut la civilisation, disait-il, contribue à l’affaiblissement de l’instinct guerrier19. Une fois de plus, il proposait aux grands de ce monde l’art d’une gouvernance des nations conforme à la doctrine psychanalytique.
Alors même que sa doctrine avait toujours été le vecteur d’une représentation du monde, d’une idéologie, d’un projet politique et d’une pensée anthropologique fondés sur le renoncement au meurtre et sur l’instauration d’un État de droit, Freud n’avait cessé de se contredire en affirmant que la psychanalyse n’était pas une Weltanschauung20. Il désignait par ce terme « une notion spécifiquement allemande dont la traduction soulève des difficultés ». En philosophie, le terme renvoyait à l’idée d’une métaphysique du monde, d’une conception globale de la condition humaine dans le monde. Mais, pour Freud, soucieux de faire de la psychanalyse une science de la nature – ce qu’elle ne fut jamais –, l’expression ne convenait pas. À ses yeux, elle avait partie liée avec le discours philosophique, la religion et l’engagement politique, c’est-à-dire avec toutes sortes d’illusions et autres constructions de l’esprit que la raison scientifique – et donc la psychanalyse – avait pour devoir de déconstruire. Et d’ailleurs, en 1932, une fois de plus, il se moquait ouvertement de la philosophie en la regardant comme une sorte de petite religion à usage restreint : « La philosophie n’est pas contraire à la science, elle se comporte elle-même comme une science, travaille en partie avec les mêmes méthodes, mais elle s’en éloigne dans la mesure où elle s’accroche à l’illusion de pouvoir livrer une image du monde cohérente et sans lacune, qui doit pourtant s’écrouler à chaque nouveau progrès de notre savoir […]. La philosophie n’a pas d’influence immédiate sur la grande masse des gens, elle intéresse un nombre réduit d’individus même parmi la couche supérieure des intellectuels : pour tous les autres, elle est à peine compréhensible. En revanche, la religion est une puissance énorme qui dispose des émotions les plus fortes des êtres humains. » Et Freud de citer la célèbre « raillerie » d’un de ses poètes préférés, Heinrich Heine : « Avec ses bonnets de nuit et les loques de sa robe de chambre, le philosophe bouche les trous de l’édifice du monde21. »
Et de même, comme dans le Malaise, il se livrait à un vibrant éloge des progrès de la science pour mieux fustiger, pêle-mêle, le bolchevisme, le marxisme et l’obscure dialectique hégélienne, tout en affirmant qu’il la comprenait mal puisqu’il attribuait la formation des classes sociales aux luttes ancestrales entre des hordes humaines – ou des « races » – peu différentes les unes des autres.
Freud continuait donc à interpréter les luttes des peuples pour leur émancipation sur le modèle de Totem et tabou. Et, du même coup, il admettait que le despotisme russe était déjà condamné avant que la guerre ne fût perdue, « étant donné qu’aucune union consanguine (Inzucht) à l’intérieur des familles régnant sur l’Europe n’aurait pu engendrer une génération (Geschlecht) de tsars capables de résister à la force explosive de la dynamite22 ». Autrement dit, il attribuait la défaite de l’Empire russe tout autant au progrès des techniques scientifiques qu’à l’incapacité des dynasties royales à se renouveler, du fait des croisements consanguins. Comme les Labdacides, elles étaient condamnées à l’autodestruction. Freud semblait oublier que cela ne suffisait pas à expliquer l’effondrement des anciens empires.
En cherchant ainsi à se démarquer de la philosophie et de la théorie de l’histoire, pour faire de la psychanalyse une science, tout en maintenant son analyse mythographique des dynasties impériales et sa conception d’une république des élus, Freud commit une erreur. Car c’est au nom de ce refus de toute Weltanschauung que s’élabora, avec son accord, l’idée que, puisque la psychanalyse était une science, elle devait demeurer « neutre » face à tous les changements de société, et donc « apolitique23 ». Autrement dit, alors même qu’il avait critiqué le scientisme et le positivisme, alors même qu’il prétendait défier la rationalité scientifique en s’intéressant à l’occultisme, alors même qu’il avait inventé une conception originale de l’histoire « archaïque » de l’humanité, voilà qu’il refusait de voir que sa doctrine était porteuse d’une politique, d’une philosophie, d’une idéologie, d’une anthropologie et d’un mouvement d’émancipation.
Rien n’était plus contraire à l’esprit de la psychanalyse que de la travestir en une prétendue science positive et de la tenir à l’écart de tout engagement politique. Après avoir tant critiqué la religion, Freud, au nom d’une prétendue « neutralité », prit ainsi le risque de voir sa doctrine transformée en catéchisme. Cette attitude fut ruineuse pour le mouvement psychanalytique de l’entre-deux-guerres confronté à la plus grande barbarie que l’Europe eût connue. Et c’est Ernest Jones qui fut le plus vigilant dans l’application de cette ligne « neutraliste » que Freud valida.
Devenu, hors de l’Europe continentale, le principal organisateur du mouvement psychanalytique, Ernest Jones, en bon disciple pragmatique, militant d’une conception médicale de la pratique de la cure, fut ainsi à la fois le destructeur du freudisme originel – celui du romantisme et de la Mitteleuropa – et le sauveur d’une communauté qui n’avait plus d’autre choix, face à la montée du nazisme, que de s’exiler dans le monde anglophone.
Au nom de cette neutralité et de cet apolitisme, Jones n’apporta aucun soutien aux freudiens de gauche – freudo-marxistes notamment – qui, en Allemagne et en Russie, entendaient lier les deux révolutions du siècle : la première visant à transformer le sujet par l’exploration de l’inconscient, la deuxième cherchant à transformer la société à travers la lutte collective.
En 1921, avec l’aide du mouvement psychanalytique russe, Vera Schmidt avait créé à Moscou une maison pédagogique : le Home expérimental d’enfants. Elle y avait accueilli une trentaine d’enfants de dirigeants et de fonctionnaires du Parti communiste afin de les élever selon des méthodes combinant les principes du marxisme et de la psychanalyse. Ainsi avait été aboli le système d’éducation traditionnel fondé sur les brimades et les punitions corporelles. Mais l’entreprise reposait sur l’utopie d’une possible abolition de la famille patriarcale au profit de méthodes éducatives privilégiant le collectif et les échanges égalitaires. Le programme prévoyait aussi que les éducateurs devaient entrer en analyse et ne pas réprimer les jeux sexuels des enfants. Autrement dit, l’idéal pédagogique de Vera Schmidt témoignait de l’esprit nouveau des années 1920, à travers lequel se disait, au lendemain de la révolution d’Octobre, le rêve d’une fusion possible entre la liberté individuelle et l’égalité sociale.
C’est dans ce contexte que Vera, accompagnée de son mari, Otto Schmidt, mathématicien, s’était rendue à Berlin et à Vienne pour obtenir l’appui de Freud et d’Abraham en faveur du Home. La discussion porta essentiellement sur la manière de traiter le complexe d’Œdipe dans le cadre d’une éducation collective. À l’évidence, cette expérience ne collait pas avec les principes de la psychologie œdipienne. Et, pour les mêmes raisons, elle était sévèrement critiquée par les fonctionnaires du ministère soviétique de la Santé.
Freud aurait voulu aider les Schmidt, mais Jones préféra soutenir, contre celui de Moscou, le groupe psychanalytique de Kazan, qui prônait une politique favorable aux médecins, beaucoup plus neutre envers le marxisme. Au terme d’une longue procédure, et en dépit du soutien provisoire de Nadejda Kroupskaïa, la femme de Lénine, il fut mis fin à l’expérience. Critiquée autant par les freudiens que par le régime soviétique, de plus en plus gagné par l’esprit stalinien, Vera Schmidt le fut aussi par son ami Wilhelm Reich, qui lui rendit visite en 1929. Déjà célèbre en Allemagne, celui-ci considérait que l’expérience n’était pas assez révolutionnaire24.
Si l’on considère le débat sur la sexualité, tel qu’il se développait depuis la fin du XIXe siècle, cette position de Reich était en réalité symétrique de celle de Jung. Si, en effet, ce dernier désexualisait le sexe au profit d’une sorte d’élan vital, Reich procédait à une désexualisation de la libido au profit d’une génitalité biologique fondée sur l’épanouissement d’un bonheur orgastique d’où la pulsion de mort était exclue. Après avoir été membre du Parti social-démocrate autrichien, il avait adhéré au KPD25 et militait avec ardeur tout en construisant une mythologie ouvriériste selon laquelle la génitalité du prolétariat serait exempte du « microbe » bourgeois. Ainsi il n’hésitait pas à affirmer que les névroses étaient plus rares dans la classe ouvrière que dans les couches supérieures de la société. Nouvel argument contre la notion de pulsion de mort.
Bientôt, il créa une Société socialiste d’information et de recherches sexuelles ainsi que des cliniques d’hygiène sexuelle destinées à l’information des salariés (Sexpol). Reich avait pour Freud une admiration sans bornes, tandis que Freud se montrait envers lui d’une férocité démesurée. Il redoutait sa folie, sa célébrité et son engagement politique. Quant à ses disciples, ils firent tout pour se débarrasser d’un homme qui bousculait leur conformisme, dérangeait leurs convictions et renouait avec les origines fliessiennes de la doctrine freudienne, dont ils cherchaient à relativiser l’importance. Cette attitude les conduisit, en 1934, à commettre de nombreuses erreurs politiques.
Comme je l’ai souligné, Freud n’avait cessé de revendiquer son identité juive tout en refusant de s’inféoder aux rites du judaïsme. Et, de même, il ne se sentait juif que parce qu’il s’opposait au projet sioniste d’une reconquête de la terre promise. En un mot, Freud était un Juif de la diaspora qui ne croyait pas que la réponse à l’antisémitisme pût se traduire pour les Juifs par un retour à un quelconque territoire. Et même s’il lui arrivait très souvent de soutenir l’implantation de colonies juives en Palestine, il affichait une grande prudence face au projet de fonder un « État des Juifs ». En témoigne la manière dont il répondit à Chaim Koffler, membre viennois du Keren Hayesod26, quand celui-ci lui demanda, comme à d’autres intellectuels de la diaspora, de soutenir la cause sioniste en Palestine et le principe de l’accès des Juifs au mur des Lamentations. Notons que depuis 1925, grâce à l’intervention de Chaim Weizmann qui souhaitait créer un enseignement officiel de la psychanalyse en Israël, Freud était devenu membre du conseil d’administration de l’université de Jérusalem, de même d’ailleurs que son disciple anglais David Eder27.
Cela ne l’empêcha pas de décliner la proposition de Koffler : « Je ne peux pas faire ce que vous souhaitez. Ma réticence à intéresser le public à ma personnalité est insurmontable et les circonstances critiques actuelles ne me semblent pas du tout y inciter. Qui veut influencer le grand nombre doit avoir quelque chose de retentissant et d’enthousiaste à lui dire, et cela, mon jugement réservé sur le sionisme ne le permet pas. J’ai assurément les meilleurs sentiments de sympathie pour des efforts librement consentis, je suis fier de notre université de Jérusalem et je me réjouis de la prospérité des établissements de nos colons. Mais, d’un autre côté, je ne crois pas que la Palestine puisse jamais devenir un État juif ni que le monde chrétien, comme le monde islamique, puissent un jour être disposés à confier leurs Lieux saints à la garde des Juifs. Il m’aurait semblé plus avisé de fonder une patrie juive sur un sol historiquement non chargé ; certes, je sais que, pour un dessein aussi rationnel, jamais on n’aurait pu susciter l’exaltation des masses ni la coopération des riches. Je concède aussi, avec regret, que le fanatisme peu réaliste de nos compatriotes porte sa part de responsabilité dans l’éveil de la méfiance des Arabes. Je ne peux éprouver la moindre sympathie pour une piété mal interprétée qui fait d’un morceau de mur d’Hérode une relique nationale et, à cause d’elle, défie les sentiments des habitants du pays. Jugez vous-même si, avec un point de vue aussi critique, je suis la personne qu’il faut pour jouer le rôle de consolateur d’un peuple ébranlé par un espoir injustifié28. »
Le même jour – 26 février 1930 –, Freud envoya à Albert Einstein une autre lettre, qui reprenait point par point cette argumentation : détestation de la religion, scepticisme à l’égard de la création d’un État juif en Palestine, solidarité envers ses « frères » sionistes – qu’il appelait parfois ses « frères de race » –, empathie enfin pour le sionisme, dont pourtant il ne partageait pas l’idéal en raison de ses « extravagances sacrées ». À nouveau, Freud se déclarait fier de « notre » Université et de « nos » kibboutzim, mais il réitérait qu’il ne croyait pas à la création d’un État juif parce que, disait-il, les musulmans et les chrétiens n’accepteront jamais de confier leurs sanctuaires à des Juifs. Aussi déplorait-il le « fanatisme irréaliste de ses frères juifs » qui contribuait à « éveiller la méfiance des Arabes29 ».
Ainsi Freud eut-il clairement l’intuition que la question de la souveraineté sur les lieux saints serait un jour au centre d’une querelle presque insoluble, non seulement entre les trois monothéismes, mais entre les deux peuples frères résidant en Palestine30. Il redoutait à juste titre qu’une colonisation abusive ne finît par opposer, autour d’un pan de mur idolâtré, des Arabes antisémites à des Juifs racistes.
Autant Freud se montra lucide sur la question de sa judéité et sur l’avenir des Juifs en Palestine, autant il fit preuve d’un véritable aveuglement quant à la nature même de l’antisémitisme nazi et à la réponse politique qu’il convenait d’apporter à la question de la survie de la psychanalyse en Allemagne, en Autriche et en Italie durant la période des années noires. Une fois encore, la référence à la Weltanschauung servit de prétexte à l’adoption d’un dangereux neutralisme.
Dès son arrivée au pouvoir, Adolf Hitler mit en œuvre la doctrine nationale-socialiste, dont la thèse centrale visait à l’extermination de tous les Juifs d’Europe en tant qu’ils étaient assimilés à une « race inférieure ». Ce programme devait s’appliquer à tous les hommes considérés comme « tarés » ou gênants pour le corps social. Ainsi l’homosexualité et la maladie mentale furent-elles traitées comme des équivalents de la judéité. Dans ce contexte, les artisans de la nouvelle médecine du Reich ajoutèrent à leur programme la destruction de la psychanalyse, de son vocabulaire, de ses concepts, de ses œuvres, de son mouvement, de ses institutions, de ses praticiens. Parmi toutes les écoles de psychiatrie dynamique et de psychothérapie, elle fut la seule à recevoir le qualificatif de « science juive », tant redouté par Freud. Quant au programme de nettoyage, il fut orchestré par le sinistre Matthias Heinrich Göring, cousin du maréchal.
Luthérien et piétiste, ce psychiatre avait été l’assistant d’Emil Kraepelin avant de s’intéresser à l’hypnose puis d’adopter les thèses de la psychologie individuelle d’Adler. Il avait ensuite pris pour modèle la psychologie jungienne dont il rêvait de faire le prototype d’une nouvelle psychothérapie hitlérienne centrée sur la supériorité de l’âme allemande. Pragmatique et dogmatique, conservateur et étriqué, nazi convaincu et redoutable sous des allures de gentil papy à grande barbe, il vouait aux gémonies la puissance de la théorie freudienne qui était à ses yeux le fruit de ce qu’il haïssait le plus au monde : l’universalisme « juif » lié à l’Aufklärung. On ne tarda pas à le surnommer le Führer de la psychothérapie31.
En mars 1933, comme bien d’autres Autrichiens, Freud ne percevait pas le danger que le nazisme faisait peser sur son pays. Il se croyait protégé par les lois de la République et, malgré les conseils de ses amis étrangers, il se refusait à toute perspective de quitter Vienne : « Il n’est pas certain que le régime hitlérien s’empare aussi de l’Autriche. C’est possible, bien sûr, mais tout le monde pense que cela n’atteindra pas ici le même niveau de brutalité qu’en Allemagne. Il n’y a sûrement aucun danger personnel pour moi, et si vous supposez que la vie sous l’oppression sera suffisamment inconfortable pour nous, Juifs, n’oubliez pas, à cet égard, le peu d’agrément que promet aux réfugiés la vie à l’étranger, fût-ce en Suisse ou en Angleterre. Je pense que la fuite ne serait justifiée que par un danger vital direct, et, après tout, si l’on vous assomme, c’est une façon de mourir comme une autre32. »
Refusant de voir que le nazisme allait s’étendre à toute l’Europe, Freud pensait que le chancelier Engelbert Dollfuss, conservateur et nationaliste, allié de Mussolini, était le mieux placé pour résister au Parti nazi autrichien, lequel cherchait à promouvoir le plus vite possible l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne (Anschluss). Certes, il n’avait aucune sympathie pour ce dictateur fasciste, catholique et réactionnaire, mais il pensait que l’instauration d’un régime autoritaire serait un moindre mal pour les Juifs. Il accepta donc la dissolution par Dollfuss des libertés fondamentales33 : suppression du droit de grève, censure de la presse, persécution des socialistes et des marxistes. Et lorsque, le 12 février 1934, le chancelier écrasa dans le sang la grève générale déclenchée par les militants socialistes, Freud resta « neutre » : « Nous avons traversé une semaine de guerre civile […]. Aucun doute, les rebelles appartenaient à la meilleure partie de la population, mais leur succès aurait été de courte durée et aurait causé l’invasion militaire du pays. En outre, c’étaient des bolcheviques, et je n’attends pas de salut du communisme. Ainsi ne pouvions-nous accorder notre sympathie à aucun côté des combattants34. »
Freud ne confondait pas le communisme et le nazisme. Il reconnaissait à la révolution bolchevique un idéal révolutionnaire, alors qu’il traitait la barbarie hitlérienne comme une régression majeure vers les instincts les plus meurtriers de l’humanité. Mais, confronté à la réalité du fascisme et du nazisme, il mit du temps à comprendre qu’aucune négociation n’était possible. Il ne regardait pas Hitler en face, ne prononçait pas son nom et n’avait pas lu Mein Kampf. Tout le contraire de Thomas Mann35.
C’est dans ce contexte que, le 25 avril 1933, Edoardo Weiss, installé à Rome depuis deux ans, rendit visite à Freud. Il avait plusieurs fois songé à fuir le fascisme, mais le maître lui avait fortement conseillé de demeurer dans son pays, convaincu qu’aucune autre perspective ne s’offrait ailleurs pour lui, malgré les attaques incessantes de l’Église catholique, et notamment du père Wilhelm Schmidt, directeur du Musée pontifical d’ethnologie du Latran qui dénonçait le freudisme comme une théorie « néfaste », responsable, au même titre que le marxisme, de la « destruction de la famille chrétienne ». Freud s’obstinait à refuser toute perspective d’émigration vers le continent américain. À ses yeux, le combat en faveur du maintien et du sauvetage de la psychanalyse devait être mené en Europe.
Toujours est-il que cette fois-ci Weiss vint à Vienne en compagnie de Giovacchino Forzano et de Concetta, la fille de celui-ci, qu’il traitait pour une agoraphobie et une grave hystérie. Comme il ne parvenait pas à mener correctement cette cure difficile, il demanda à Freud d’intervenir en position de superviseur en présence de la jeune fille. L’expérience fut réussie, et Weiss put ensuite poursuivre l’analyse de Concetta en demandant à Freud des conseils par voie épistolaire36.
Dramaturge marqué par l’œuvre de D’Annunzio, Forzano était devenu un ami très proche de Mussolini avec lequel il avait rédigé une pièce en trois actes sur Les Cent Jours de Napoléon37. Les auteurs s’appropriaient de façon grotesque l’image de l’Empereur pour en faire la préfiguration du Duce. Pour séduire Freud, auquel il confiait le destin de sa fille, Forzano apporta à la Berggasse l’édition allemande de l’ouvrage. Sur le frontispice, il avait rédigé une dédicace au nom des deux auteurs : « À S.F. qui rendra le monde meilleur, avec admiration et reconnaissance38. » Et c’est pour cette raison qu’il demanda à Herr Professor de lui donner à son tour une photo et un livre de lui accompagné d’une mention autographe pour Mussolini. Soucieux de protéger Weiss, qui organisait le mouvement psychanalytique et venait de faire paraître la première livraison de la Rivista italiana di psicoanalisi, Freud alla chercher dans sa bibliothèque un exemplaire de Pourquoi la guerre ? et rédigea un texte appelé à susciter de violentes polémiques : « Pour Benito Mussolini avec les humbles salutations d’un vieil homme qui reconnaît dans l’homme de pouvoir un champion de la culture39. »
S’il admirait les conquérants, Freud avait en horreur les dictateurs, comme le prouvaient tous ses écrits et plus encore le choix d’un tel livre. Mais il ne pouvait en aucun cas se dérober à la proposition de Forzano. Il s’en tira donc avec humour en rendant hommage à un « homme de pouvoir » qui, tout en se prenant pour Napoléon et César réunis, avait mis en chantier des fouilles archéologiques dont raffolait l’humble sage de Vienne40.
Freud était convaincu à tort que Weiss entretenait de bonnes relations avec Mussolini, comme il l’écrira plus tard à Arnold Zweig. La réalité se révéla beaucoup plus complexe. Protecteur de la psychanalyse, Forzano, lié à Weiss, n’obtint en fait aucun soutien de la part de Mussolini, qui n’avait pas la moindre intention de s’opposer à l’Église catholique. Et d’ailleurs, le 30 juin 1933, le dictateur dénonça la psychanalyse comme une « fraude orchestrée par un Pontifex Maximus ». Au point que Weiss, malgré une intervention auprès de Galeano Ciano, ne put empêcher les services de la Propagande de suspendre la parution de la Rivista41. Pire encore, la diplomatie fasciste commanda une ridicule enquête sur les activités de la WPV destinée à prouver que Sigismond (sic) Freud entretenait des relations suspectes avec le penseur anarchiste Camillo Berneri42 et que ses disciples se livraient à des opérations mercantiles soutenues par les socialistes et les communistes. En conséquence, aucun psychanalyste italien ne put s’inscrire à la WPV43.
Trois mois après la prise du pouvoir par Hitler, les nazis dévastèrent l’immeuble de l’Institut de sexologie, dispersant archives, documents, livres, objets et toute l’iconographie réunie par Magnus Hirschfeld sur les différentes formes de sexualités minoritaires. Ils ruinèrent ainsi des décennies de travail et de recherches, alors même qu’Ernst Röhm, chef des sections d’assaut et homosexuel notoire, venait d’entrer au gouvernement un an avant d’être lui-même assassiné sur décision de Hitler.
Absent de Berlin ce jour-là, Hirschfeld, qui se soignait alors en Suisse, décida de s’exiler à Paris puis à Nice, où il mourut, désespéré d’avoir vu s’effondrer l’œuvre de toute une vie. En très peu de temps, les cafés, cabarets, lieux de rencontre et autres institutions qui avaient fait de Berlin la ville de l’est de l’Europe la plus florissante des années 1920, et la plus ouverte aux homosexuels, furent réduits à néant : occupations, fermetures, pillages, destructions44.
Le 11 mai 1933, Goebbels ordonna l’autodafé de vingt mille livres « juifs ». Mis en scène, durant une nuit entière, sur l’Opernplatz, le spectacle réunit professeurs, étudiants, sections des SS et des SA. Tous défilèrent joyeusement en brandissant des torches, en chantant des hymnes patriotiques et en récitant des incantations : « Contre la lutte des classes et le matérialisme, je livre aux flammes les livres de Marx et de Kautsky, contre l’exaltation des instincts et pour l’ennoblissement de l’âme humaine, je livre aux flammes les écrits de Sigmund Freud. » Depuis Vienne, Freud rétorqua : « Quels progrès nous faisons. Au Moyen Âge, ils m’auraient brûlé ; à présent, ils se contentent de brûler mes livres45. »
Quelle phrase ! Freud aurait été mieux inspiré de dire que brûler les livres « juifs » conduirait à brûler, non seulement les auteurs des livres, mais les Juifs eux-mêmes, et autres représentants des « races » dites « inférieures ». Il pensait encore que le nazisme n’était que l’expression d’un antisémitisme récurrent. Comment pouvait-il imaginer, à cette date, que ce qu’il avait écrit en 1930 sur les capacités de l’homme à se détruire lui-même pût se réaliser avec une telle rapidité ? Il avait songé alors à l’American way of life, jamais à l’Europe.
Dans un article de septembre 1933, accompagné d’immondes caricatures, un journaliste nazi affirma que « le Juif Sigmund Freud » avait inventé une méthode « asiatique » destinée à détruire la race allemande en obligeant l’être humain à obéir à ses pulsions destructrices, et donc à « jouir par crainte de mourir ». Il accusait le maître de Vienne de vouloir propager auprès de la jeunesse toutes sortes de pratiques sexuelles transgressives : masturbation, perversions, adultère46. Aussi fallait-il, à ses yeux, se débarrasser de ce fléau. Tel était donc le programme de destruction de cette « doctrine juive » auquel obéissait Göring.
Après avoir proclamé que Mein Kampf lui servirait de guide au moment de la mise en œuvre de sa politique en matière de santé mentale, celui-ci mit alors un soin particulier à s’attirer les faveurs des freudiens désireux de collaborer avec le régime : Felix Boehm et Carl Müller-Braunschweig se rallièrent les premiers, Harald Schultz-Hencke et Werner Kemper leur emboîtèrent le pas. Membres de la Deutsche Psychoanalytische Gesellschaft (DPG) et du Berliner Psychoanalytisches Institut (BPI), ces quatre hommes étaient de médiocres personnages, jaloux de leurs collègues juifs. L’avènement du national-socialisme fut pour eux une aubaine, qui leur permit de faire carrière. Se sentant inférieurs à ceux qu’ils regardaient comme des seigneurs, ils se firent valets des bourreaux.
En 1930, la DPG comptait quatre-vingt-dix membres, juifs pour la plupart. Dès 1933, ils prirent la route de l’exil. À cette date, les échanges épistolaires entre Max Eitingon et Sigmund Freud devinrent d’autant plus tendus qu’ils usaient d’un langage codé, leurs missives étant soumises à la censure. Isolé au sein du BPI, Eitingon fut bientôt poussé à la démission, tandis que Jones, hostile à la gauche freudienne allemande – Otto Fenichel, Ernst Simmel, etc. – et soucieux de renforcer la puissance anglo-américaine, s’appuyait sur Boehm pour favoriser la politique de collaboration avec le nouveau régime. Elle consistait à maintenir, sous le nazisme, une pratique dite « neutre » de la psychanalyse, afin de préserver celle-ci de toute contamination avec les autres écoles de psychothérapie, elles-mêmes introduites au sein du nouveau BPI « aryanisé ».
Hostile à cette ligne, Max Eitingon exigea, avant de prendre une décision, que Freud lui exposât par écrit ses propres orientations. Dans une lettre datée du 21 mars 1933, celui-ci s’exécuta, soulignant que son disciple avait le choix entre trois solutions : 1º travailler à la cessation des activités du BPI ; 2º collaborer à son maintien sous la houlette de Boehm « pour survivre à des temps défavorables » ; 3º quitter le navire, au risque de laisser les jungiens et les adlériens s’emparer du joyau, ce qui obligerait l’IPV à disqualifier celui-ci47. À cette date, Freud avait donc opté pour la deuxième solution, la solution « neutraliste » préconisée par Jones. Elle déboucherait, deux ans plus tard, sur la nazification intégrale du BPI, repris en main par Göring. Cependant, il ne souhaitait pas l’imposer à Eitingon, convaincu par ailleurs – et à tort – que l’Autriche n’était pas menacée par Hitler. Il la croyait protégée par l’austrofascisme.
Le 17 avril, il se félicita que Boehm l’eût débarrassé de Reich, qu’il haïssait, et qui sera ensuite exclu de l’IPV avant d’émigrer en Norvège puis outre-Atlantique, et de Harald Schultz-Hencke, adlérien nazi, qui ne tardera pas à être réintégré dans le BPI. Devant un tel aveuglement, qui consistait à croire que la psychanalyse pouvait survivre sous le nazisme, Eitingon décida pourtant de rester aussi fidèle au freudisme qu’au sionisme. Sans adresser à Freud le moindre reproche, il quitta l’Allemagne pour s’installer à Jérusalem en avril 1934. Il y retrouva Arnold Zweig, et fonda une société psychanalytique et un institut sur le modèle de celui de Berlin, jetant ainsi les bases d’un futur mouvement psychanalytique israélien.
Lorsque Ferenczi mourut, le 22 mai 1933, des suites d’une anémie pernicieuse et alors qu’était réduit en cendres l’ancien royaume de la psychanalyse, Freud éprouva le besoin, comme il le faisait toujours en pareilles circonstances, de réagir à chaud. S’agissant des « traîtres » à la cause, des ennemis ou de ceux qui étaient à ses yeux devenus « inutiles », Freud savait saisir d’un trait de plume l’essentiel d’un moment de vie susceptible d’être retenu dans les annales de son mouvement. Il avait le sens de la mémoire plutôt que de l’histoire. À propos de Ferenczi, le compagnon de toujours, avec lequel il s’était toujours refusé à rompre, Freud voulut masquer sa tristesse derrière l’esquisse d’un bilan clinique. Aussi donna-t-il à Jones une interprétation psychanalytique pour le moins discutable des conflits qui avaient accompagné son agonie : « Une dégénérescence psychique qui a pris la forme d’une paranoïa s’est développée simultanément avec une logique terrifiante. Elle était centrée sur la conviction que je ne l’aimais pas assez, ne voulais pas reconnaître ses travaux, aurais aussi mal fait son analyse. Ses innovations techniques […] étaient des régressions vers les complexes de son enfance, dont la plus grande blessure était le fait de ne pas avoir été aimé, lui un enfant du milieu parmi onze ou treize, assez ardemment, assez exclusivement par sa mère. Ainsi devint-il lui-même une meilleure mère, trouva aussi les enfants qu’il lui fallait, parmi lesquels une Américaine. Lorsqu’elle fut partie, il crut qu’elle l’influençait au moyen d’ondes par-delà l’océan […] Il ajoutait foi à ses plus étranges traumatismes infantiles qu’il défendait ensuite face à nous. Ce fut dans ces aberrations que s’éteignit son intelligence. Mais nous voulons que la tristesse de sa fin reste entre nous comme un secret48. »
Rien ne permet de dire que Ferenczi fût devenu paranoïaque. En témoigne, si nécessaire, son Journal clinique49, dans lequel il reprochait à Freud son désintérêt progressif pour l’aspect thérapeutique de la psychanalyse, son hostilité envers les patients psychotiques, son manque d’empathie dans la cure, son anti-américanisme. Certes, on sait que ces reproches étaient en partie justifiés. Mais force est de constater que Freud et Ferenczi avaient tous les deux raison, le premier dans sa critique du retour à l’explication exclusivement traumatique des troubles psychiques, le second dans sa constatation des errances d’une technique de la cure beaucoup trop centrée sur la frustration et la recherche de l’explication univoque. Toujours est-il que Ferenczi fut réellement persécuté par Jones et critiqué injustement par les freudiens orthodoxes. Il avait choisi de rester fidèle à Freud, lequel ne lui avait jamais fait part de ce qu’il pensait secrètement à propos de son état mental. Dans ses dernières lettres, Ferenczi fit preuve d’une grande lucidité sur lui-même et sur l’évolution de la catastrophe européenne. Le 9 avril 1933, il avait envoyé à Freud ces mots : « Ici, à Budapest, tout est calme : qui aurait pensé, il y a 10-14 ans, que ma patrie serait un lieu relativement tranquille du continent européen50 ? »
Une fois de plus, comme après la mort de Karl Abraham, Freud rédigea la notice nécrologique de Ferenczi. Il y rappela les années heureuses du voyage à Worcester, de la fondation de l’IPV, puis ajouta qu’un jour, peut-être, émergerait cette « bioanalyse » dont le merveilleux clinicien de Budapest avait rêvé. Il évoqua aussi les divergences entre eux tout en affirmant que Ferenczi avait joué un rôle exceptionnel dans l’histoire de la science analytique. Après avoir rédigé cet adieu à l’ami de toujours, il éprouva une sensation de vide et un profond malaise51.
Si Freud perdait son meilleur disciple, Jones perdait son analyste et son adversaire, et était appelé désormais à occuper une place majeure dans l’entourage du maître. Il serait bientôt l’acteur central du mouvement psychanalytique, avant de se faire le premier biographe de celui dont il aurait mené la politique. C’est ainsi qu’au cœur de la tourmente il aurait la charge, depuis Londres, de poursuivre la mise en œuvre du prétendu « sauvetage » de la psychanalyse.
Au XIIIe congrès de l’IPV, qui se déroula à Lucerne en août 1934, au moment même où les psychanalystes juifs quittaient l’Allemagne nazie, Reich fut banni de la communauté freudienne en raison de son « bolchevisme », jugé dangereux pour la psychanalyse. Il s’opposait pourtant, contre Jones et à juste titre, à toute forme de collaboration avec le nazisme, en réclamant la dissolution de la DPG. Exclu du mouvement communiste allemand pour gauchisme, il venait de publier son œuvre majeure, La Psychologie de masse du fascisme52, qui répondait directement à l’ouvrage de Freud sur la psychologie des foules. Loin de regarder le fascisme comme le produit unique d’une politique ou d’une situation économique, il y voyait l’expression d’une structure inconsciente et étendait cette définition à la collectivité pour souligner qu’il s’expliquait par une insatisfaction sexuelle des masses.
L’erreur d’appréciation de Freud, à laquelle Eitingon s’opposa, est attestée par le rapport que Boehm rédigea, en août 1934, après une visite à Freud : « Avant de nous séparer, écrit-il, Freud formula deux souhaits : premièrement, Schultz-Hencke ne devrait jamais être élu dans le comité de direction de notre Société. Je lui donnai ma parole de ne jamais siéger avec lui. Deuxièmement : “Libérez-moi de W. Reich.”53 »
Contraint de s’exiler en Norvège, et traité de psychotique par les freudiens, Reich commença à se sentir encore plus persécuté et sa paranoïa s’amplifia. À partir de 1936, il s’écarta définitivement de la psychanalyse en créant à Oslo un Institut de recherches biologiques d’économie sexuelle, dans lequel se regroupèrent des médecins, des psychologues, des éducateurs, des sociologues et des animateurs de jardins d’enfants. Parallèlement, il inventa une nouvelle méthode, la végétothérapie, future orgonothérapie. Il s’agissait d’associer cure par la parole et intervention sur le corps. Dans cette perspective, il présentait la névrose comme le fait d’une rigidité ou d’un rétrécissement de l’organisme, qu’il fallait soigner par des exercices de décontraction musculaire afin de libérer le « réflexe orgastique ». Par la suite, attiré par la théorie des bions (particules d’énergie vitale), il laissa libre cours à sa fascination pour les théories physico-biologiques, tentant de concilier les thèmes cosmogoniques chers au romantisme avec la technologie quantitative propre à la sexologie54.
Jones s’était trompé d’ennemi en combattant les freudo-marxistes, et maintenant il acceptait de collaborer avec les nazis, tout en aidant les Juifs à quitter l’Allemagne et à émigrer vers le monde anglophone. En 1935, il présida officiellement la séance de la DPG durant laquelle les neuf membres juifs furent contraints de démissionner. Un seul non-Juif s’opposa à cette mascarade : il s’appelait Bernhard Kamm. Il quitta la DPG par solidarité avec les exclus. Prenant aussitôt la route de l’exil, il s’installa à Topeka au Kansas, dans la fameuse clinique de Karl Menninger, véritable plaque tournante de tous les psychothérapeutes exilés d’Europe. Freud qualifia de « triste débat » toute cette affaire. Désormais, les freudiens ralliés à Göring termineraient leurs lettres par la mention « Heil Hitler ».
Tandis que les nazis détruisaient la psychanalyse à Berlin, Freud continuait à recevoir ses patients à Vienne. Parmi eux la poétesse américaine Hilda Doolittle, amante d’Ezra Pound et d’Annie Winifred Ellerman (dite Bryher), déjà analysée à Londres par une kleinienne pour dépression chronique. Elle racontera sa cure en deux temps et à onze ans d’intervalle (1945 et 1956) : d’un côté un verbatim et de l’autre une réinterprétation en forme de récit. Dans ces deux textes, elle relatait de façon lumineuse les interventions de Freud centrées sur ses rêves mais elle témoignait aussi de la vie quotidienne à la Berggasse et de ses rencontres avec les autres patients, psychanalystes pour la plupart. Après cette expérience, elle ne cesserait jamais de poursuivre avec d’autres thérapeutes le travail analytique. Dans le monde anglophone, l’œuvre, la vie et le journal d’analyse de Hilda Doolittle (HD) furent à l’origine de multiples travaux consacrés au lesbianisme et aux études de genre55.
Psychiatre américain issu d’un milieu d’intellectuels juifs et socialistes, Joseph Wortis se rendit lui aussi à Vienne en 1934 pour rencontrer Freud, encouragé par Adolf Meyer et muni d’une lettre de recommandation de Havelock Ellis. Il effectuait des recherches sur l’homosexualité. Révolté contre toute forme de soumission transférentielle, il se refusait à entreprendre une cure, mais Freud l’y obligea, au moins pour une durée de quatre mois, considérant que pour effectuer de telles recherches il fallait avoir traversé l’expérience clinique de la psychanalyse. Et, du coup, Wortis se conduisit en véritable détective, pour la plus grande joie d’Ellis, avec lequel il entretenait une abondante correspondance.
L’analyse, en définitive, n’eut pas lieu mais les deux hommes se livrèrent à un violent corps à corps intellectuel qui eut pour conséquence de transformer Wortis en un anti-freudien radical, obsédé toute sa vie par le spectre du maître de Vienne. Cependant, il réussit le tour de force de recueillir des confidences de Freud sur sa propre vie, ses disciples, ses amis et sa conception du monde, et à produire ainsi un document d’un grand intérêt pour les historiens. Malgré la maladie et la difficulté qu’il avait à s’exprimer, Freud savait, à cette époque, se montrer d’une intense férocité envers ses ennemis, comme si, sentant venir sa fin, il n’hésitait pas, fût-ce devant un adversaire, à donner libre cours à des jugements qu’en d’autres temps il aurait préféré masquer56.
Depuis Zurich, Jung, comme les freudiens, collaborait avec Göring, en succédant à Ernst Kretschmer à la direction de l’Allgemeine Ärztliche Gesellschaft für Psychotherapie (AÄGP)57. Fondée en 1926, cette association avait pour but d’unifier les différentes écoles de psychothérapie européennes sous l’égide du savoir médical. Une revue, le Zentralblatt für Psychotherapie, créée en 1930, servait d’organe de diffusion à l’AÄGP.
Psychiatre de renommée internationale, Ernst Kretschmer, grand patron de la neuropsychiatrie de Marburg, s’était toujours donné pour mission de faire cohabiter au sein de l’AÄGP toutes les tendances de la psychiatrie et de la psychothérapie, y compris la psychanalyse, à condition que tous les praticiens concernés fussent médecins. Au congrès de Dresde en 1932, il avait rendu hommage aux travaux de Freud58. Or, avec l’arrivée de Hitler au pouvoir, il ne pouvait plus prétendre réaliser cet objectif. Aussi préféra-t-il démissionner de la présidence de l’AÄGP. La branche allemande de la société et le Zentralblatt, édité à Leipzig, étaient, au même moment, contraints à la nazification. C’est alors que les psychothérapeutes allemands, soucieux à la fois de complaire au régime et de maintenir leurs activités nationales et européennes, demandèrent à Jung de prendre la direction de l’AÄGP, dont il était déjà le vice-président. Jouissant d’un grand prestige en Allemagne, Kretschmer ne fut pas inquiété par les nazis pendant la période de la guerre.
Désireux d’assurer la domination de la psychologie analytique sur l’ensemble des écoles de psychothérapie, Jung accepta la présidence de l’AÄGP et donc la collaboration avec Göring. Ce faisant, il prétendait protéger à la fois les thérapeutes non médecins, marginalisés autrefois par Kretschmer, et les collègues juifs qui n’avaient plus le droit d’exercer en Allemagne. En réalité, il avait été choisi par les praticiens allemands en raison de la confiance qu’il inspirait aux promoteurs de la psychothérapie « aryenne », férocement opposés à la pensée freudienne.
Poussé par Walter Cimbal et Gustav Richard Heyer, Jung s’engagea ainsi dans une aventure à laquelle il aurait pu facilement se soustraire. Comme le prouve une lettre du 23 novembre 1933 adressée à son disciple Rudolf Allers, qui devait émigrer aux États-Unis, il accepta toutes les conditions dictées par Göring à propos du Zentralblatt : « Il faut absolument, écrivait-il, un rédacteur en chef “normalisé” qui sera meilleur que tout autre et en mesure de prévoir, sans risque d’erreur, ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas l’être, bien mieux que moi. Il faudra en tout cas danser sur des œufs […]. La psychothérapie doit chercher à se maintenir à l’intérieur du Reich allemand plutôt que s’installer en dehors du Reich, quelles que soient les difficultés d’existence qu’elle y rencontrera. » Et Jung d’ajouter : « Göring est un homme très aimable et très raisonnable, ce qui place notre collaboration sous les meilleurs auspices59. »
Jung commença dès lors à publier des textes favorables à l’Allemagne nazie. Le premier parut en 1933. Sous le titre « Geleitwort » (« Éditorial »), il affichait une conception classique de la différence entre les races et les mentalités, chacune d’entre elles étant dotée, selon lui, d’une « psychologie » spécifique : « La tâche la plus noble du Zentralblatt sera donc, tout en respectant de façon impartiale toutes les contributions qui se présentent, de constituer une conception d’ensemble qui rende davantage justice aux faits fondamentaux de l’âme humaine que ce ne fut le cas jusqu’ici. Les différences qui, de fait, existent, et d’ailleurs sont reconnues depuis fort longtemps par des gens clairvoyants, entre la psychologie germanique et la psychologie juive, ne doivent plus être effacées, la science ne peut y gagner. Il y a, en psychologie, plus que dans toute autre science, une “équation personnelle”, et sa méconnaissance fausse les résultats de la pratique et de la théorie. Il ne s’agit pas là, bien entendu, et j’aimerais que ce soit formellement entendu, d’une quelconque dépréciation de la psychologie sémite, pas plus qu’il n’est question de déprécier la psychologie chinoise, lorsque l’on parle de la psychologie propre aux habitants d’Extrême-Orient60. »
Le 26 juin 1933, alors qu’il était de passage à Berlin pour un séminaire, Jung accorda un entretien radiophonique à son disciple Adolf von Weizsäcker, neurologue et psychiatre, devenu nazi. À cette occasion, celui-ci présenta le maître de Zurich comme un éminent protestant de Bâle et comme le « plus grand chercheur de la psychologie moderne ». Habilement, il déclara que sa théorie du psychisme était plus créatrice et plus proche de « l’esprit allemand » que celles de Freud et d’Adler. Puis, il amena Jung à dresser un portrait apologétique de Hitler et de la belle jeunesse allemande et à condamner les démocraties européennes « engluées dans le parlementarisme ». Jung acheva l’entretien en proposant aux nations de « s’enrichir » par l’application d’un programme de rénovation de l’âme fondé sur le culte du chef : « Comme Hitler le disait récemment, déclara-t-il, le chef doit être capable de se trouver seul, et doit avoir le courage de suivre son propre chemin […]. Le chef est le porte-parole et l’incarnation de l’âme nationale. Il est le fer de lance de la phalange de tout le peuple en marche. Le besoin de la masse appelle toujours un chef, quelle que soit la forme de l’État61. »
Refusant de comprendre que la nazification visait à chasser tous les Juifs de la profession de psychothérapeute, pour ensuite les exterminer, Jung n’admettait pas non plus62 que bon nombre de jungiens allemands, avec lesquels il collaborait à la Zentralblatt, eussent adopté les thèses du national-socialisme. À cet égard, sa conduite ne fut pas plus honorable que celle des médiocres freudiens de Berlin. Eux aussi pensaient protéger l’intégrité de la psychanalyse face aux déviations ; eux aussi considéraient le papy-Führer à longue barbe comme un homme aimable et raisonnable. Cependant, si Jung put accepter sans sourciller cette collaboration, c’est aussi parce que sa conception de l’inconscient s’accordait en grande partie à celle prônée par les artisans de la psychothérapie « aryanisée ». Prenant la suite d’une théorie de la différence des races, Jung regardait le psychisme individuel comme le reflet de l’âme collective des peuples. Autrement dit, loin d’être un idéologue de l’inégalité des races, à la manière de Vacher de Lapouge ou de Gobineau, il s’affirmait comme un théosophe à la recherche d’une ontologie différentielle de la psyché. Aussi voulait-il élaborer une « psychologie des nations » capable de rendre compte à la fois du destin de l’individu et de son âme collective. Il divisait l’archétype en trois instances : l’animus (image du masculin), l’anima (image du féminin), le Selbst (le soi), véritable centre de la personnalité. Les archétypes formaient, à l’en croire, la base de la psyché, sorte de patrimoine mythique propre à une humanité organisée autour du paradigme de la différence. Armé de sa psychologie archétypale, Jung classait les Juifs dans la catégorie des peuples déracinés, condamnés à l’errance et d’autant plus dangereux que, pour échapper à leur dénationalisation psychologique, ils n’hésitaient pas à envahir l’univers mental, social et culturel des non-Juifs.
C’est dans ce contexte qu’il évolua vers une conception inégalitariste du psychisme archétypal. Jusque-là, il s’était contenté d’une approche en termes classiquement différentialistes. Mais, en avril 1934, il publia dans le Zentralblatt un long article intitulé « Zur gegenwärtigen Lage der Psychotherapie » dans lequel il faisait l’apologie du national-socialisme tout en affirmant la supériorité de l’inconscient aryen sur l’inconscient juif. Ce texte deviendra tristement célèbre et pèsera d’un poids énorme sur la destinée ultérieure de Jung et du mouvement jungien.
Tous les ingrédients étaient réunis pour transformer la théorie freudienne en un pansexualisme obscène lié à la « mentalité » juive. Jung semblait oublier qu’un quart de siècle plus tôt il avait défendu la psychanalyse contre des arguments du même type qui la comparaient à une épidémie née de la décadence de la Vienne impériale. En voici quelques extraits : « Les Juifs ont en commun avec les femmes cette particularité : étant physiquement plus faibles, ils doivent chercher les défauts de l’armure de leurs adversaires et, grâce à cette technique qui leur a été imposée tout au long des siècles, ils sont mieux protégés là où les autres sont plus vulnérables […]. Le Juif, qui, comme le Chinois lettré, appartient à une race et à une culture trois fois millénaire, est psychologiquement plus conscient de lui-même que nous ne le sommes. C’est pourquoi il ne craint généralement pas de déprécier son inconscient. En revanche, l’inconscient aryen est chargé de forces explosives et de la semence d’un avenir encore à naître. Il ne peut donc le dévaluer ou le taxer de romantisme infantile sous peine de mettre son âme en danger. Jeunes encore, les peuples germaniques peuvent produire de nouvelles formes de culture et cet avenir dort encore dans l’inconscient obscur de chaque être, où reposent des germes gorgés d’énergie et prêts à s’embraser. Le Juif, qui a quelque chose de nomade, n’a jamais produit et ne produira sans doute jamais de culture originale, car ses instincts et ses dons exigent pour s’épanouir un peuple d’accueil plus ou moins civilisé. C’est pourquoi, d’après mon expérience, la race juive possède un inconscient qui ne peut être comparé à l’inconscient aryen qu’à certaines conditions. À l’exception de quelques individus créatifs, le Juif moyen est déjà trop conscient et trop différencié pour porter en lui les tensions d’un futur à venir. L’inconscient aryen a un potentiel supérieur à l’inconscient juif : [Tels sont] l’avantage et l’inconvénient d’une jeunesse encore proche de la barbarie. La grande erreur de la psychologie médicale fut d’appliquer sans discernement des catégories juives – qui ne sont même pas valables pour tous les Juifs – à des Slaves et à des Allemands chrétiens. En conséquence, elle n’a vu dans les trésors les plus intimes des peuples germaniques – leur âme créatrice et intuitive – que des marécages infantiles et banals, tandis que mes avertissements se voyaient soupçonnés d’être marqués d’antisémitisme. Ce soupçon émanait de Freud qui ne comprenait pas la psyché germanique, pas plus d’ailleurs que ses disciples allemands. Le phénomène grandiose du national-socialisme, que le monde entier contemple avec étonnement, les a-t-il éclairés63 ? »
Dans sa correspondance de l’année 1934, Jung se plaignit à plusieurs reprises qu’il était désormais impossible de parler des Juifs sans être taxé d’antisémitisme. Quand les attaques redoublèrent, il les attribua à une polémique antichrétienne : « Le simple fait que je parle de différence entre psychologie juive et psychologie chrétienne, écrivait-il à James Kirsch, suffit à faire exprimer par tout le monde l’idée préconçue que je serais antisémite […]. Il s’agit là tout simplement d’une susceptibilité maladive qui rend toute discussion presque impossible. Comme vous le savez, Freud m’a déjà accusé d’antisémitisme parce que je me sentais incapable d’approuver son matérialisme sans âme. Avec cette propension à flairer partout l’antisémitisme, les Juifs finissent par susciter réellement l’antisémitisme64. »
Tout en reprochant aux Juifs de fabriquer les conditions de leur persécution, Jung prétendit les aider à devenir de meilleurs Juifs. Dans une lettre adressée à son élève Gerhard Adler, en date du 9 juin 1934, il approuva l’idée avancée par celui-ci selon laquelle Freud était en quelque sorte coupable de s’être détaché de son archétype juif, de ses « racines » juives. Autant dire que, conformément à sa théorie, Jung récusait le modèle freudien du Juif sans religion, du Juif des Lumières. Il condamnait la figure moderne du Juif déjudaïsé coupable, selon lui, d’avoir renié sa « nature » juive : « Quand je critique l’aspect juif de Freud, je ne critique pas les Juifs, mais cette condamnable capacité des Juifs à renier leur propre nature qui se manifeste chez Freud65. » Soucieux de ramener les Juifs sur le terrain d’une psychologie de la différence, Jung s’attacha à suivre avec attention l’évolution de ses disciples juifs exilés en Palestine. Enfin ancrés dans la nouvelle Terre promise, ils pourraient devenir vraiment jungiens. À Erich Neumann, installé à Tel-Aviv, il adressa une lettre, datée du 22 décembre 1935, dans laquelle il fustigeait les intellectuels juifs européens « toujours à la recherche du non-Juif ». À l’opposé, il valorisait les Juifs palestiniens ayant enfin trouvé leur « sol archétypique » : « Votre conviction très positive, écrivait-il, que la terre palestinienne est indispensable à l’individuation juive est précieuse pour moi. Comment concilier cela avec le fait que les Juifs en général ont vécu beaucoup plus longtemps dans d’autres pays qu’en Palestine […] ? Serait-ce que les Juifs sont si habitués à être non juifs qu’ils ont besoin concrètement du sol palestinien pour les rappeler à leur judéité66 ? »
Autrement dit, Jung était sioniste par antisémitisme, tandis que Freud refusait le sionisme parce qu’il ne croyait pas un instant en l’idée que les Juifs trouveraient une solution à l’antisémitisme en conquérant la Terre promise. Jusqu’au bout, Freud demeura un Juif de diaspora, un Juif universel, tandis que son ancien disciple s’accrochait à l’idée que les Juifs ne pouvaient survivre qu’en s’assurant un ancrage dans un véritable territoire : opposition entre la Terre promise de l’inconscient, interne à la subjectivité, et le territoire archétypal.
À y regarder de près, on s’aperçoit que Jung usait parfois, dans ses textes, de cette fameuse langue du Troisième Reich – Lingua Tertii Imperii (LTI) – si bien décrite par le philologue Victor Klemperer, une sorte de jargon hitlérien valorisant les termes allemands les plus simplistes afin de faciliter la propagande. Entreprise de destruction de la richesse de la langue allemande, la LTI finira par contaminer tous les discours et écrits de ceux qui collaboraient avec le régime. Souvent, les textes écrits dans cette « novlangue » multipliaient les références aux prétendues spécificités du Juif, toujours désigné comme une « chose » inerte ou nomade, méprisable, nihiliste, hors humanité, par opposition à l’« Aryen » grandiose, sublime, quintessence de toutes les formes de supériorité « raciale »67.
À cet égard, on peut utilement comparer les positions respectives de Carl Gustav Jung et de Martin Heidegger, féroce ennemi de la psychanalyse. Considérant que les Juifs « n’avaient pas de monde » et que la psychanalyse s’apparentait à un nihilisme, le philosophe nota, dans son Cahier XIV de l’année 1940-1941, qu’il ne fallait pas « s’indigner trop bruyamment contre la psychanalyse » du « Juif Freud », comme le faisaient les adeptes du biologisme racial, mais d’ajouter aussitôt que celle-ci était un mode de pensée qui ne tolérait pas l’être et qui ramenait tout aux instincts et à un étiolement de l’instinct. Lui aussi usait du jargon du Troisième Reich (LTI)68.
Autant Jung excluait le Juif de diaspora de tout accès à « l’individuation juive », autant Heidegger excluait le Juif de l’humanité pensante pour le ramener aux marécages des instincts. D’un côté comme de l’autre, cet antisémitisme qui ne voulait pas dire son nom prétendait évacuer l’esprit juif de la scène du monde, en tant qu’il aurait donné naissance à une doctrine spécifiquement juive. Pour Jung la psychanalyse manquait de « sol archétypique », pour Heidegger elle était un nihilisme portant le nom du Juif Freud. Jung et Heidegger avaient en commun d’adhérer à une sorte de théologie anti-judéo-chrétienne et polythéiste69.
En 1936, Göring réalisa enfin son rêve. Il créa son Deutsches Institut für Psychologische Forschung und Psychotherapie (Institut allemand de recherche psychologique et de psychothérapie), bientôt appelé Göring Institut ou Institut Göring. Pour bien marquer le triomphe du nazisme sur la psychanalyse, il s’installa dans les locaux de la prestigieuse BPI, symbole de la puissance freudienne qu’il avait tant voulu anéantir. Il y regroupa des « freudiens », des « jungiens », des « indépendants », des « adlériens » qui se détestaient entre eux.
Pendant toute la durée de la guerre, une vingtaine de freudiens poursuivirent ainsi leurs activités thérapeutiques et leurs querelles d’école en défendant une « bonne psychanalyse » sous la houlette de l’Institut Göring et sous la botte nazie. Au nom d’un prétendu sauvetage, ces hommes se déshonorèrent en collaborant à une destruction qui aurait eu lieu de toute façon et dont il eût été préférable qu’elle se fît sans eux. Ils adhérèrent à la langue du Troisième Reich, acceptèrent l’éradication systématique de tout le vocabulaire freudien et, quoi qu’ils pussent affirmer pour leur défense ultérieure, ils refusèrent de soigner des patients juifs, lesquels étaient d’ailleurs exclus de tout traitement et envoyés dans des camps.
En mai 1936, la célébration de l’anniversaire de Freud prit une ampleur considérable. Submergé par les honneurs, l’illustre savant, désormais confiné à Vienne, reçut des cadeaux et des lettres, comme si tous ceux qui lui rendaient hommage – H.G. Wells, Romain Rolland, Albert Schweitzer, bien d’autres encore – avaient conscience que sa situation était désespérée : « Jusqu’à il y a peu de temps, souligna Albert Einstein, je ne pouvais que saisir le pouvoir spéculatif du cours de votre pensée de même que son énorme influence sur la Weltanschauung de notre époque, sans pour cela être en mesure de me faire une opinion définitive de la vérité qu’il contenait. Il n’y a pas longtemps toutefois, j’eus l’occasion d’entendre parler de quelques cas, pas très importants par eux-mêmes, mais qui, à mon avis, excluaient toute autre interprétation que celle fournie par la théorie du refoulement70. » Ce jour-là, la nièce de Freud, Lilly Freud-Marlé, lui envoya trois essais qu’elle avait rédigés à son intention et qui l’atteignirent au cœur tant il était conscient de l’inéluctable dispersion des membres de sa famille déjà exilés71.
Le lendemain, il reçut la visite de Binswanger et de Thomas Mann, lequel revint le 14 mai, dans sa villa de Grinzing72 où il séjournait souvent, pour lui lire le discours sur la « vie déjà vécue » qu’il avait prononcé en son honneur à l’Akademische Verein für Medizinische Psychologie. Cette fois-ci, Freud fut vraiment impressionné, au point d’accepter que son œuvre fût classée par l’écrivain dans l’héritage de la philosophie et que lui-même fût qualifié de fils de Nietzsche et de Schopenhauer puis de « pionnier d’un humanisme de l’avenir » : « La Science, dit Thomas Mann, n’a jamais fait la moindre découverte à laquelle elle n’ait été autorisée, vers laquelle elle n’ait été orientée par la philosophie73. » Mann achevait son éloge par un vibrant appel à la liberté des peuples, tout en soulignant combien Freud ressemblait à Faust. Les deux hommes engagèrent ensuite une longue conversation à propos du nom de Joseph, héros biblique, fils de Jacob, petit-fils d’Isaac, mais aussi personnage historique, frère de Napoléon Bonaparte, toujours très présent dans les écrits freudiens. En janvier, Freud avait d’ailleurs rédigé un texte sur ce sujet pour un livre d’hommage en l’honneur de Romain Rolland74.
Mann et Freud étaient férus d’égyptologie, et Thomas Mann avait commencé à rédiger un immense roman biblique consacré à Joseph, le dernier des patriarches. Dans le dernier livre de la Genèse, Joseph, fils préféré de Jacob, prend plaisir à être jalousé par ses onze frères auxquels il raconte deux songes prophétiques : dans le premier, onze gerbes des champs s’inclinent devant la sienne, et, dans le second, onze étoiles se prosternent. Pour avoir bravé ses frères, Joseph est d’abord jeté dans une citerne puis vendu pour vingt pièces d’argent aux Ismaélites qui l’emmènent en Égypte où il est acheté par Putiphar, commandant des gardes du pharaon dont il devient le majordome tout en résistant à la passion coupable que la femme de celui-ci éprouve pour lui. Dieu veille sur le destin de Joseph mais, grâce à ses talents de déchiffreur de rêves, il sera vice-roi d’Égypte. Au terme d’une vie d’exil, devenu puissant, il pardonnera à ses frères, retrouvera son père qui bénira ses enfants nés de sa femme Asnah, fille de Putiphar, et le désignera comme héritier privilégié de l’Alliance divine avec la lignée d’Abraham. En mourant, Joseph prophétisera l’Exode. À sa suite, Moïse prendra soin, en conduisant les Hébreux vers la Terre promise, d’emporter avec lui les ossements du fils de Jacob.
Autrement dit, au moment même où Freud s’intéressait à Moïse, après avoir été toute sa vie habité par le combat de Jacob et de l’Ange, Thomas Mann composait un roman en quatre parties dans lequel il faisait de Joseph un héros moderne, une sorte de Narcisse comblé de privilèges par un père soumis sa vie durant à un combat perpétuel. Convaincu que sa beauté et sa supériorité intellectuelle lui apporteraient la puissance et la gloire, Joseph s’enveloppait du voile nuptial de sa mère, Rachel, suscitant la jalousie de ses frères. Et voilà que son destin le faisait basculer dans la servitude. Après avoir été esclave, il déployait tous ses talents d’organisateur auprès du pharaon Amenhotep IV. Il favorisait, ce faisant, la transformation des anciennes mythologies en une religion monothéiste et devenait l’incarnation d’un humaniste progressiste.
Juif et égyptien, pragmatique et gestionnaire, le Joseph de Thomas Mann était le héros d’une spiritualité qui ne pouvait s’accomplir que dans l’exil et dans l’affirmation d’une subjectivité inédite face à un père encore attaché à un univers archaïque. Par cette saga, l’écrivain entendait remettre en lumière, face au nazisme, la thèse de la prédestination des patriarches d’Israël revue et corrigée par l’humanisme qui l’inspirait.
Freud avait lu les trois premiers volumes de cette tétralogie, parus entre 1933 et 193675, et il s’en inspira pour livrer à Mann une stupéfiante interprétation de la place occupée par Joseph dans la destinée de Napoléon Bonaparte. Aux yeux de l’Empereur, celui-ci aurait joué le rôle d’un modèle, tour à tour sublime et démoniaque. Freud partait de l’idée que le jeune Bonaparte avait éprouvé dans son enfance une intense hostilité envers son frère aîné Joseph et que, pour prendre sa place, il avait converti en amour sa haine primitive, tout en conservant en lui quelque chose de l’ancienne agressivité qui s’était ensuite fixée sur d’autres objets. Adulé par sa mère, Napoléon serait ensuite devenu un substitut paternel auprès de ses frères et aurait voué une passion démesurée à Joséphine, incarnation féminine de Joseph. Son amour pour cette jeune veuve, qui pourtant le traitait mal et le trompait, n’aurait donc été, selon Freud, que le produit d’une identification à Joseph. Mais, pour assumer pleinement son rôle de substitut de son frère aîné, Napoléon aurait fixé son dévolu sur l’Égypte, renouant ainsi avec la vie du fils de Jacob. C’est ainsi que la campagne d’Égypte avait marqué un moment sublime dans l’épopée napoléonienne puisqu’elle avait permis à l’Europe, et donc à Freud lui-même, de découvrir les vestiges d’une fabuleuse civilisation et d’ouvrir un champ d’études nouveau à l’archéologie. En répudiant ensuite Joséphine, Napoléon serait devenu infidèle à son mythe et aurait orchestré lui-même son déclin en se transformant en un tyran diabolique. Incorrigible rêveur, il aurait joué en Égypte le même rôle que Joseph, fils de Jacob, pour ensuite contribuer à sa propre destruction et à celle de l’Europe.
Comme la plupart des romanciers du XIXe siècle – de Balzac à Tolstoï en passant par Hugo –, Freud s’était toujours intéressé à la destinée héroïque de ce conquérant moderne, admirateur des sciences, hostile à l’obscurantisme religieux, qui avait transformé le monde européen et donné aux Juifs des droits civiques en favorisant leur assimilation. Il lui avait d’ailleurs rendu hommage en se souvenant qu’Isaac Bernays, le grand-père de Martha, avait bénéficié du Code civil introduit par l’occupant français pour pouvoir entrer à l’Université et devenir ensuite grand rabbin de Hambourg. Et puis le duc de Reichstadt76 appartenait par sa mère à la maison des Habsbourg. Toutes ces généalogies étaient présentes dans la mémoire de Freud. Mais, contrairement à Thomas Mann, il regardait aussi l’Empereur comme un vaurien et une « magnifique canaille », qui avait « parcouru le monde tel un somnambule pour mieux s’abîmer dans la folie des grandeurs77 ». Freud semblait alors avoir oublié que dans son enfance il avait admiré Masséna, franc-maçon et maréchal d’Empire, né un 6 mai comme lui et qu’il prenait pour un Juif.
En bon anglophile, il considérait l’Empereur comme un pur produit du jacobinisme français, tout en proclamant que son histoire familiale intéressait au plus haut point la doctrine psychanalytique et que l’homme avait du génie et une « classe magnifique ». Et d’ailleurs, le destin romantique de cet homme, qui avait rencontré Goethe et incarné la volonté de toute une époque de rompre avec les mythologies des origines pour assurer la promotion d’une nouvelle conscience historique, avait suscité un énorme intérêt dans la communauté freudienne. Jones avait été le premier à parler à Freud de l’histoire de Joseph et du complexe oriental de Bonaparte et, à sa suite, Ludwig Jekels et Edmund Bergler avaient consacré chacun un essai à la vie de Napoléon et à son complexe fraternel ou paternel78.
Toujours est-il que, dans son échange avec Thomas Mann, Freud s’était souvenu de sa visite à l’Acropole et du trouble qu’il avait éprouvé en constatant que son destin était si différent de celui de son père.
L’intérêt de l’échange avec Mann résidait dans la similitude entre les deux démarches. Comme l’écrivain, Freud mobilisait l’égyptologie pour traduire l’histoire biblique du judaïsme en un roman de la judéité moderne, une judéité à travers laquelle un héros contraint à l’exil avait été le fruit de deux identités : l’une juive, l’autre égyptienne. Mann avait choisi Joseph et Freud Moïse, comme si chacun voulait, à sa manière, illustrer la grandeur de cette judéité de diaspora vouée au génocide. Mann achèvera son livre sur la côte Ouest des États-Unis, en compagnie de Brecht, Adorno et Fritz Lang, et Freud le sien dans sa maison de Londres, entouré de sa famille. Ainsi surent-ils préserver l’un et l’autre, du fond de leur exil, la beauté de la langue allemande, ce seul bien dont Hitler ne put jamais les déposséder.
En août 1936, Jones présida à Marienbad le XIVe congrès de l’IPV. Il proposa l’abandon du sigle allemand pour celui d’International Psychoanalytical Association (IPA). Ce choix était justifié puisque, désormais, la langue anglaise était devenue majoritaire dans les échanges internationaux et que les exilés de l’ancienne Mitteleuropa la parlaient parfaitement. Tandis que s’affrontaient une nouvelle fois les partisans de Melanie Klein et ceux d’Anna Freud, et que Melitta Schmideberg, soutenue par Edward Glover, livrait bataille contre sa mère, Jacques Lacan, psychiatre français déjà connu dans son pays, fit son entrée dans le mouvement psychanalytique international en donnant un exposé sur le « Stade du miroir ». Au bout de dix minutes, Jones lui coupa la parole. Lacan se rendit alors aux manifestations de la XIe Olympiade de Berlin, de sinistre mémoire. Lui aussi voulait regarder Hitler en face. Devant ce spectacle, dont il eut horreur, et après l’humiliation infligée par Jones, il sentit que le moment était venu d’effectuer une deuxième « révolution freudienne ». Aussi rédigea-t-il un manifeste, « Au-delà du principe de réalité79 », qui se voulait le corollaire d’Au-delà du principe de plaisir. Pour l’heure, personne encore sur la scène de l’IPA ne se doutait de l’impact qu’aurait un jour la refonte lacanienne de l’œuvre de Freud.
En novembre, lors d’une réunion de la WPV, Boehm fit le constat, comme Anna Freud, que de nombreux étudiants suivaient des cours de psychanalyse dans le cadre de l’Institut Göring. À cette date, Freud commençait à se rendre compte que la politique de « sauvetage » de la psychanalyse n’était sans doute pas la meilleure option. Il demanda à Boehm de lui exposer la situation, juste avant de reprendre ses attaques contre Adler en recommandant de ne faire aucune concession aux partisans de la « psychologie de la protestation masculine ».
Boehm avait réussi à se faire passer pour un défenseur du freudisme, tout en concédant que ce qui arrivait maintenant en Allemagne n’aurait jamais été toléré par le mouvement un an auparavant. L’inacceptable était désormais banalisé. Il proposa toutefois d’inviter un membre de la WPV à Berlin : « Qui inviterez-vous ? » interrogea Freud. Et Boehm avança le nom de Richard Sterba, le seul non-Juif de la WPV, hostile d’ailleurs à toute forme de collaboration avec le nazisme : « J’accepterai volontiers l’invitation, répondit Sterba, après qu’un de mes collègues juifs de Vienne aura été invité à parler à l’Institut de Berlin. » Sterba voulut croire que Freud désapprouvait entièrement la politique de Jones. Ce n’était pas encore le cas. Sinistre réunion80.
À l’Institut Göring, chacun se consacrait à ses recherches et à ses expériences. Dans les rangs de la défunte DPG, John Rittmeister, August Watermann, Karl Landauer et Salomea Kempner furent les principales victimes de cette politique – exterminés ou assassinés –, comme d’ailleurs plusieurs autres thérapeutes hongrois ou autrichiens qui ne parvinrent jamais à s’exiler.
Certains partisans allemands d’Alfred Adler participèrent, eux aussi, à cette politique de collaboration. Pourtant, les thèses adlériennes ne furent jamais considérées par les nazis comme une « science juive » bien que le père fondateur de la psychologie individuelle fût aussi juif que Freud. Mais, à la différence de la psychanalyse, la psychologie adlérienne opposait un particularisme étranger à l’universalisme freudien. En bref, seule la psychanalyse fut considérée comme une « science juive », du fait de sa prétention à s’appliquer à la subjectivité humaine en tant que telle. À ce titre, elle tombait sous le coup d’une condamnation beaucoup plus radicale. Il fallait non seulement exterminer ses partisans mais aussi détruire sa langue et sa conceptualité.
Acharnés à se combattre les uns les autres, freudiens, adlériens et jungiens, réunis à l’Institut Göring, collaborèrent donc à leur propre éradication. Jusqu’à sa mort, Adler traita Freud d’escroc et de comploteur81, tandis que celui-ci ne cessait de tenir des propos du même type contre son ancien rival : « paranoïaque, petit Fliess », etc. Quand Adler mourut en Écosse, en mai 1937, au cours d’une tournée de conférences, Freud eut ces mots vengeurs : « Pour un jeune garçon juif sorti des faubourgs de Vienne, mourir à Aberdeen est une fin inespérée et la preuve du chemin qu’il a parcouru. Les gens l’ont réellement bien récompensé de s’être chargé d’apporter la contradiction à la psychanalyse82. »
Depuis l’été 1934, Freud travaillait à son ouvrage sur Moïse, inspiré par celui de Thomas Mann et par leur réaction commune aux persécutions antisémites. Il avait parlé de ce projet d’abord à Arnold Zweig puis à Lou Andreas-Salomé : « Moïse n’était pas juif, disait-il, mais un Égyptien distingué […] ardent partisan de la croyance monothéiste dont Amenhotep IV avait fait en 1350 avant J.-C. une religion d’État83. »
Lou Andreas-Salomé s’était réjouie de l’annonce de ce nouvel essai. Mais un an plus tard, elle évoqua sa déchéance physique qui coïncidait à Göttingen avec l’avancée toujours plus criminelle de la fureur nazie. Poursuivie par la haine d’Elisabeth Förster, qui avait contribué, jusqu’à sa mort en 1935, à la nazification de l’œuvre de Nietzsche, elle avait été contrainte d’adhérer à l’Association des écrivains du Reich, puis de remplir des formulaires attestant de son appartenance à la « race aryenne ». Chaque jour, elle constatait que ses voisins, galvanisés par l’hitlérisme, arboraient à leurs volets de flamboyantes croix gammées : ils l’appelaient la « Sorcière ». Dans un moment de détresse, elle rédigea un texte qu’elle comptait confier à un éditeur sur son Adhésion à l’Allemagne d’aujourd’hui. Mais quand elle se rendit compte qu’il pouvait être utilisé comme une preuve de son soutien au régime, elle le déchira. Son fidèle ami, Ernst Pfeiffer, en recolla les morceaux et le conserva dans ses archives. Sous ce titre ambigu, Lou évoquait l’âme allemande plutôt qu’une adhésion à ce qu’était devenue l’Allemagne. Et elle usait d’un style qui avait toujours été le sien : culte de la nature, vitalisme, aspiration à une spiritualité84.
Quand Freud apprit la mort de Lou, il rédigea aussitôt sa notice nécrologique en saluant la mémoire de cette femme exceptionnelle qu’il avait tant aimée : « Quiconque l’approchait était au plus haut point impressionné par l’authenticité et l’harmonie de son être, et, à son grand étonnement, pouvait constater que toutes les faiblesses féminines, et peut-être la plupart des faiblesses humaines, lui étaient étrangères ou avaient été surmontées par elle au cours de son existence85. »
Quelques jours plus tard, un fonctionnaire de la Gestapo fit irruption dans la maison de Lou pour confisquer sa bibliothèque : elle serait déversée dans les caves de la mairie. On justifia cette réquisition par le fait qu’elle avait été psychanalyste, qu’elle pratiquait une « science juive », qu’elle avait été l’amie de Freud et que les rayons de sa bibliothèque contenaient des livres d’auteurs juifs.
De plus en plus attaché au passé et à ses anciennes amitiés, Freud voulut, en cette année très sombre, revenir au débat qui l’avait opposé à ses deux disciples préférés : Ferenczi et Rank. Et c’est pourquoi il publia en 1937 deux articles majeurs sur la technique psychanalytique : « L’analyse finie et l’analyse infinie » et « Constructions dans l’analyse86 ».
Dans le premier, il soulignait que Rank cherchait, par l’hypothèse d’un traumatisme de la naissance, à éliminer la causalité psychique de la névrose. Et, de même, il s’en prenait à la tentative de raccourcir la durée de la cure en soulignant qu’elle était liée à une conjoncture historique : « Celle-ci était à son époque, disait-il, conçue sous la pression que représentait le contraste de la misère de l’Europe d’après guerre avec la prosperity de l’Amérique, son projet était d’adapter le tempo de la thérapeutique analytique à la hâte de la vie américaine. »
Quant à Ferenczi, Freud critiquait chez ce « maître de l’analyse » le danger que représentait la quête permanente d’un retour à l’hypnose comme substitut à l’analyse du transfert. Et il ajoutait que la pratique de la psychanalyse était l’exercice d’une « tâche impossible87 » et que l’on ne pouvait jamais être sûr, à l’avance, de son résultat. L’effort thérapeutique, disait-il, oscille entre un bout d’analyse du ça et un bout d’analyse du moi : dans un cas, on veut amener à la conscience quelque chose du ça, et, dans l’autre, corriger le moi. Sans cette oscillation, ajoutait-il, il ne peut y avoir de réussite thérapeutique. En conséquence, disait-il encore, l’analyste n’est pas plus normal que son patient et, comme partenaire « actif », il est soumis plus que lui aux dangers de l’analyse. C’est pourquoi, périodiquement, par exemple tous les cinq ans, le praticien « devrait se faire à nouveau l’objet de l’analyse sans avoir honte de cette démarche. Cela signifierait donc que l’analyse personnelle, elle aussi, et pas seulement l’analyse thérapeutique pratiquée sur le malade, cesserait d’être une tâche ayant une fin, pour devenir une tâche sans fin88 ».
Cet article montrait qu’en 1937 Freud s’opposait encore à la méthode ferenczienne à propos de la maîtrise du contre-transfert et l’idée de soutien actif au patient. Si la formation du thérapeute relève d’une tâche infinie, c’est que, disait-il en substance, l’analyse des analystes n’est jamais terminée, de même que la guérison n’est jamais acquise. La notion d’analyse infinie obéit donc au proverbe : « Sitôt gagné, sitôt perdu. » Comme Ferenczi, Freud affirmait ainsi l’irréductibilité de la cure à l’institutionnalisation et il mettait le futur didacticien dans une position identique à celle du patient. Une fois de plus, il doutait de l’efficacité de la cure mais affirmait que les insuccès rencontrés tiennent aussi à de multiples facteurs : types de pathologie, résistance des patients, attitude des praticiens. En bref, au-delà de la critique qu’il adressait à Rank et à Ferenczi, Freud prenait acte des difficultés qu’il avait lui-même rencontrées dans de nombreuses cures.
Ce texte ouvrait la voie à de nombreuses interprétations et notamment à cette idée que les analystes, comme les patients, pourraient un jour avoir recours toute leur vie à de nouvelles « tranches » afin d’explorer indéfiniment les causes de leurs pathologies.
Dans le deuxième article, plus intéressant encore, Freud revenait sur l’histoire de Sergueï Pankejeff pour distinguer la notion d’interprétation de celle de construction. Et il admettait que les constructions mises en œuvre dans la cure pouvaient parfaitement être de même nature que les délires des patients.
Par ces deux interventions, Freud tenait à prendre position, une dernière fois, sur une question qui se révélerait essentielle, longtemps après sa mort, dans l’histoire du mouvement psychanalytique.
À cette date, Rank poursuivait une carrière fulgurante aux États-Unis. Rejeté par l’IPA, il pratiquait des cures brèves, en face à face, et ne cessait d’analyser lapsus, actes manqués, rêves. Un jour, un patient lui demanda de le recevoir alors qu’il avait déjà été analysé par quatre thérapeutes : deux freudiens, un jungien, un adlérien. L’homme affirma qu’il ne souffrait d’aucun problème sexuel mais qu’il avait besoin d’une aide. Rank comprit aussitôt que ce patient cherchait le moyen de mettre en déroute la cure elle-même. Aussi accepta-t-il de l’aider à la seule condition d’aborder avec lui la question sexuelle. Par ce moyen, il signifiait que nul ne pouvait exercer un contrôle sur le devenir de l’analyse elle-même : ni le patient ni le thérapeute.
Bien souvent, Rank évoquait avec nostalgie le souvenir de Freud et de sa jeunesse viennoise. Quant à Freud, dépité, il considérait que son ancien disciple était atteint depuis longtemps d’une psychose maniaco-dépressive qui s’était aggravée depuis son départ définitif pour le continent américain89.
À Berlin, Hitler avait consolidé son alliance avec Mussolini. Il apportait son soutien aux nationalistes espagnols et envisageait sérieusement d’annexer l’Autriche au grand Reich. Dans ces conditions, Weiss n’avait plus rien à espérer de Forzano et Freud commençait à comprendre que Vienne était menacée autant que la psychanalyse : « L’irruption des nazis, écrivait-il à Jones en mars 1937, ne peut sans doute plus être empêchée ; les conséquences, y compris pour l’analyse, sont funestes […]. Si notre ville tombe, les barbares prussiens submergeront l’Europe. Malheureusement, la puissance qui nous a protégés jusqu’à présent – Mussolini – semble maintenant laisser les mains libres à l’Allemagne. Je voudrais vivre en Angleterre comme Ernst et aller à Rome comme vous90. »
En dépit de ce constat, Freud voulait croire encore que Kurt von Schuschnigg, le successeur de Dollfuss à la chancellerie, un homme issu de la vieille noblesse impériale, parviendrait à sauver l’indépendance du pays. Il se trompait. Il refusait d’admettre la réalité alors même qu’il la percevait, attitude identique à celle qu’il avait adoptée lors de sa visite à l’Acropole. En novembre 1937, Stefan Zweig lui rendit visite en soulignant qu’il faudrait écrire un livre sur la tragédie des Juifs : « Quand je pense à Vienne et que je deviens sombre, je pense à vous. D’année en année, votre noire sévérité se fait plus exemplaire pour moi. Et je me sens toujours avec plus de gratitude lié à vous91. »
La politique de prétendu « sauvetage » de la psychanalyse, orchestrée par Jones et soutenue par Freud, fut un échec complet qui se traduira, en Allemagne comme partout en Europe, par une collaboration pure et simple avec le nazisme, mais surtout par la dissolution de toutes les institutions freudiennes et par l’immigration vers le monde anglophone de la quasi-totalité de ses représentants. Si cette politique n’avait pas été mise en place, cela n’aurait rien changé au destin du freudisme en Allemagne mais l’honneur de l’IPA eût été préservé. Et surtout, cette désastreuse attitude de neutralité, de non-engagement, d’apolitisme ne se serait pas répétée ultérieurement sous d’autres dictatures, comme au Brésil, en Argentine, et partout ailleurs dans le monde.
Rongé par son cancer, Freud allait assister pendant les deux dernières années de sa vie à l’effondrement et à la ruine de tout ce qu’il avait construit : maisons d’édition détruites, livres brûlés, disciples persécutés, assassinés, contraints à l’exil, instituts démantelés, objets pillés, vies humaines réduites à néant.
1. Mark Edmundson, La Mort de Sigmund Freud. L’héritage de ses derniers jours (2007), Paris, Payot & Rivages, 2009, p. 9. Sur la vie de Hitler, la meilleure source est l’ouvrage en deux volumes de Ian Kershaw, Hitler (1889-1945), Paris, Flammarion, 2009. Vincent Brome avait, lui aussi, fait ce parallèle historique dans Les Premiers Disciples de Freud, op. cit. Et de même Carl E. Schorske, Vienne, fin de siècle, op. cit. À noter par ailleurs qu’une littérature « psychobiographique » bien faible a été consacrée à Hitler par de nombreux psychanalystes, dont les thèses ont été ensuite invalidées par Kershaw.
2. Mark Edmundson, La Mort de Sigmund Freud, op. cit., p. 13-14.
3. Ce texte fut rédigé en 1938 après l’Anschluss. Thomas Mann, Bruder Hitler (1939), Berlin, Heyne Verlag, 1991. La première version en langue anglaise date d’avril 1938. Elle portait d’abord comme titre Cet homme est mon frère (That Man Is My Brother). Traduction française : « Frère Hitler », in Les Exigences du jour, Paris, Grasset, 1976. Cf. également Jean Finck, Thomas Mann et la psychanalyse, Paris, Les Belles Lettres, 1982.
4. Thomas Mann, « Allemagne ma souffrance », in Les Exigences du jour, op. cit., p. 186.
5. « Frère Hitler », op. cit., p. 309.
6. Mann reprendra cette thématique de la double Allemagne dans Le Docteur Faustus. Et de même Ian Kershaw quand il affirme, à la fin de sa biographie de Hitler : « L’Allemagne qui avait engendré Adolf Hitler, qui avait reconnu son avenir dans sa vision et l’avait si volontiers servi, bref, qui avait pris part à son hubris, dut aussi partager sa némésis. »
7. Thomas Mann, Les Exigences du jour, op. cit., p. 308.
8. Résidence secondaire surnommée « le Berghof » acquise par Hitler en 1933 grâce aux droits d’auteur de Mein Kampf. Elle sera détruite en 1945.
9. Il existe en français plusieurs traductions de Malaise dans la civilisation. En allemand, Freud utilise le mot Kultur pour désigner à la fois la civilisation (Zivilisation) et l’esprit des Lumières, au sens français et allemand (Aufklärung). Il refuse donc de distinguer la culture qui recouvre un ensemble de traditions, de modes de pensée, de représentations et de croyances, de la civilisation, terme plus large qui suppose l’idée d’une raison universelle propre à l’humanité, opposant le « sauvage », le « barbare » ou le « non-éduqué » au sujet civilisé. On peut donc traduire Kultur, au sens freudien, aussi bien par « culture » que par « civilisation ». Des débats intenses ont opposé, en France, les partisans du mot « culture » et les adeptes du terme « civilisation ». J’ai retracé cette histoire dans HPF-JL, op. cit., à propos notamment de la valorisation par Édouard Pichon de la « civilisation française » au détriment de la Kultur allemande. Cf. également Jacques Le Rider, Michel Plon, Gérard Raulet et Henri Rey-Flaud, Autour du « Malaise dans la culture » de Freud, Paris, PUF, 1998. Et Pierre Pellegrin, in Sigmund Freud, Malaise dans la culture, Paris, Garnier-Flammarion, 2010, p. 7-88 et 177-214. Les deux meilleures traductions du livre en français sont celles de Bernard Lortholary, Paris, Seuil, 2010, et de Marc Crépon et Marc B. de Launay, in Sigmund Freud, Anthropologie de la guerre, op. cit., édition bilingue. Ces trois traducteurs ont opté pour Malaise dans la civilisation. Cf. également OCF.P, XVIII, op. cit., Malaise dans la culture, p. 245-333.
10. Déplacement de la pulsion vers un but non sexuel.
11. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1755), Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1965, p. 87.
12. Sur ce terme, voir infra.
13. Version traduite par Bernard Lortholary, Seuil, op. cit., p. 173.
14. Richard Nikolaus von Coudenhove-Kalergi (1894-1972) : diplomate autrichien. Il eut le premier l’idée d’adopter l’Hymne à la joie de Beethoven comme hymne européen. Après l’Anschluss, il s’exila en France puis en Suisse et aux États-Unis. Il deviendra gaulliste après avoir pris la nationalité française. Il est l’auteur d’un livre sur l’antisémitisme, que Freud connaissait bien : Das Wesen des Antisemitismus, Berlin, Calvary & Co., 1901.
15. Depuis son dernier voyage avec sa fille Anna, en 1923.
16. Le Malaise dans la civilisation, op. cit., trad. Lortholary, p. 50-52.
17. Ce sont les mots de Freud.
18. Lettre d’Einstein à Freud, 30 juillet 1932, in OCF.P, op. cit., p. 67.
19. Sigmund Freud, Pourquoi la guerre ? (1932), in OCF.P, XIX, op. cit., p. 69-81.
20. Les traducteurs français ont choisi tantôt de conserver ce terme en allemand, tantôt de le traduire par « vision du monde ». Dans la Standard Edition, il n’est pas traduit. Je renvoie à la traduction de Gallimard, « Sur une Weltanschauung », in Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 211-243, et OCF.P, XIX, op. cit., p. 242-269. Littéralement, le mot est composé de Welt, monde, et d’Anschauung, contemplation, vision, expérience. Il recouvre plusieurs significations : idéologie, conception politique du monde, vision du monde et même discours philosophique.
21. « Sur une Weltanschauung, op. cit., p. 215.
22. Ibid., p. 237. J’ai corrigé la version Gallimard.
23. On lira, à ce sujet, le bel article de Bernd Nitzschke, « La psychanalyse considérée comme une science “a”-politique », Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 5, 1992, p. 170-182.
24. L’histoire de la psychanalyse en Russie n’est pas encore écrite. À cet égard, l’ouvrage d’Alexandre Etkind, Histoire de la psychanalyse en Russie, Paris, PUF, 1993, est insuffisant. Cf. Jean Marti, « La psychanalyse en Russie (1909-1930) », Critique, 346, mars 1976, p. 199-237. Et Alberto Angelini, La psicoanalisi in Russia, Naples, Liguori, 1988. J’ai moi-même retracé une partie de cette histoire dans HPF-JL, op. cit., pour la période 1930-1950. Le mouvement psychanalytique russe fut progressivement éradiqué à partir de 1930. La qualification de « science bourgeoise » n’interviendra qu’en 1949, dans le cadre de la croisade stalinienne contre les sciences et les arts, orchestrée par Trofim Lyssenko et Andreï Jdanov.
25. Kommunistische Partei Deutschlands : Parti communiste allemand.
26. Keren Hayesod : organisme fondé en 1920 en vue de l’installation des immigrants en Palestine.
27. À ce sujet, voir Guido Liebermann, La Psychanalyse en Palestine, 1918-1948, op. cit. David Montague Eder (1866-1936) : psychiatre et psychanalyste, fondateur avec Ernest Jones du mouvement psychanalytique anglais, cousin d’Israel Zangwill (1864-1926), militant sioniste et socialiste.
28. La lettre manuscrite originale de Freud, datée du 26 février 1930, et la copie dactylographiée par un inconnu sont déposées à l’université hébraïque de Jérusalem dans la collection Abraham Schwadron. J’ai déjà publié cette lettre et commenté son contenu dans « À propos d’une lettre inédite de Freud sur le sionisme et la question des lieux saints », Cliniques méditerranéennes, 70, 2004. Cf. également Retour sur la question juive, op. cit. La traduction est de Jacques Le Rider.
29. Lettre de Sigmund Freud à Albert Einstein du 26 février 1930, cité par Peter Gay, Freud, une vie, op. cit., p. 688.
30. Sur l’impossible résolution de la question des lieux saints, cf. Charles Enderlin, Le Rêve brisé, Paris, Fayard, 2003 ; Au nom du Temple. Israël et l’irrésistible ascension du messianisme juif (1967-2013), Paris, Seuil, 2013.
31. Parmi les meilleures sources pour l’étude de la collaboration des psychanalystes avec le nazisme, cf. Les Années brunes. La psychanalyse sous le IIIe Reich, textes traduits et présentés par Jean-Luc Évrard, Paris, Éd. Confrontation, 1984. Hans-Martin Lohmann (dir.), Psychoanalyse und Nationalsozialismus. Beiträge zur Bearbeitung eines unbewältigten Traumas, Francfort, Fischer, 1984. Geoffrey Cocks, La Psychothérapie sous le IIIe Reich (1985), Paris, Les Belles Lettres, 1987. Regine Lockot, Erinnern und Durcharbeiten, Francfort, Fischer, 1985. Jennyfer Curio, Ce qui est arrivé à la psychanalyse en Allemagne, mémoire pour le DEA de psychopathologie et psychanalyse, sous la direction d’Émile Jalley, université Paris-Nord, 1997. Ernest Jones et Peter Gay passent sous silence cet épisode.
32. Sigmund Freud et Sandor Ferenczi, Correspondance, t. III : 1920-1933, op. cit., lettre de Freud du 2 avril 1933, p. 512-513.
33. Les historiens donnent le nom d’austrofascisme à cet épisode de l’histoire de l’Autriche, qui dura de mars 1933 à juillet 1934, date de l’assassinat de Dollfuss par les nazis autrichiens.
34. Lettre à Hilda Doolittle du 5 mars 1934, in Hilda Doolittle, Pour l’amour de Freud, op. cit., p. 256.
35. Il employait le terme d’Hitlerei (hitlerie) pour désigner la politique hitlérienne. Le suffixe « ei » marque habituellement le lieu d’exercice d’une profession.
36. Lettre de Maurizio Serra à Élisabeth Roudinesco du 5 mars 2014. Cf. Roberto Zapperi, Freud e Mussolini, Milan, Franco Angeli, 2013.
37. Dont il fera un film en 1934 selon les canons de l’esthétique fasciste. Cf. Les Cent Jours, en trois actes et treize tableaux, tirés d’un scénario de Benito Mussolini, par Giovacchino Forzano, adaptation française d’André Mauprey, Les Cahiers de Bravo, 1932.
38. L’exemplaire allemand du livre de Forzano figure bien dans le catalogue de la bibliothèque de Freud (2583) avec la dédicace en italien.
39. Dédicace manuscrite en allemand datée du 26 avril 1933. Cf. A.M. Accerboni, « Psychanalyse et fascisme : deux approches incompatibles. Le rôle difficile d’Edoardo Weiss », Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 1, 1988, p. 225-240. Paul Roazen, « Questions d’éthique psychanalytique : Edoardo Weiss, Freud et Mussolini », ibid., p. 150-167. Glauco Carloni, « Freud and Mussolini : A Minor Drama in Two Acts, One Interlude and Five Characters », in catalogue de l’exposition L’Italia nella psicoanalisi, Rome, 1989, p. 51-60. Les commentaires de Weiss envoyés à Kurt Eissler sont déposés à la Library of Congress, box 121.
40. Il faut être bien ignorant de l’histoire pour penser que Freud aurait été « fasciste », comme ne manque pas de l’affirmer Michel Onfray dans son brûlot, Le Crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne, Paris, Grasset, 2010, p. 524-533 et 590-591. Onfray n’a consulté ni les archives de la Library of Congress ni les correspondances de Freud et de Weiss à ce sujet. Il ne prend pas en compte les bonnes sources, cite de travers l’ouvrage de Cocks et s’en prend à Paul-Laurent Assoun, auteur d’un Dictionnaire des œuvres psychanalytiques, Paris, PUF, 2009, pour affirmer que l’histoire de cette dédicace a été passée sous silence par la communauté psychanalytique, oubliant qu’elle a été commentée à maintes reprises par la plupart des historiens du freudisme et des biographes de Freud.
41. Edoardo Weiss a toujours nié l’existence de cette rencontre, comme il le dira à Paul Roazen. Accerboni affirme au contraire qu’elle a bien eu lieu. Il est possible que, de façon indirecte, il y ait eu un contact entre Weiss et Ciano.
42. En 1935, Camillo Berneri adressa à Freud son ouvrage Le Juif antisémite, Paris, Vita, 1935, avec la dédicace suivante : « En respectueux hommage ». Il avait également consacré un article au livre sur Léonard de Vinci. Bibliothèque Freud nº 217. Freud Museum de Londres.
43. « Enquête sur Sigmund Freud et sur la WPV effectuée par la diplomatie fasciste italienne en 1935 », Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 5, 1992, p. 143-150.
44. Elena Mancini, Magnus Hirschfeld and the Quest for Sexual Freedom. A History of the First International Sexual Freedom Movement, New York, Palgrave Macmillan, 2010.
45. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, t. III, op. cit., p. 209.
46. « Ici la vie continue de manière surprenante ». Contribution à l’histoire de la psychanalyse en Allemagne (1985), édition française établie par Alain de Mijolla et Vera Renz, Paris, Association internationale d’histoire de la psychanalyse (AIHP), 1987, p. 237-238. L’article fut publié dans la Deutsche Volksgesundheit aus Blut und Boden.
47. Sigmund Freud et Max Eitingon, Correspondance, op. cit., p. 785. Dans son brûlot, Onfray affirme qu’Eitingon partageait l’opinion de Jones sur le « sauvetage » de la psychanalyse, cf. Le Crépuscule d’une idole, op. cit., p. 549.
48. Sigmund Freud et Ernest Jones, Correspondance complète, 1908-1939, op. cit., lettre de Freud du 29 mai 1933, p. 824. L’« Américaine », Elizabeth Severn, participait à l’expérience de l’analyse mutuelle. Ferenczi l’évoque dans son journal clinique, sous les initiales de R.N.
49. Sandor Ferenczi, Journal clinique, janvier-octobre 1932, Paris, Payot, 1985. Ce journal fut publié longtemps après la mort de Ferenczi. Freud n’en eut pas connaissance.
50. Sigmund Freud et Sandor Ferenczi, Correspondance, t. III : 1920-1933, op. cit., lettre de Ferenczi du 9 avril 1933, p. 514.
51. Sigmund Freud, « Ferenczi », in OCF.P, XIX, op. cit., p. 309-315. Et Chronique la plus brève, op. cit., p. 153.
52. Wilhelm Reich, La Psychologie de masse du fascisme (1933), Paris, Payot, 1978 ; Reich parle de Freud (1967), entretien avec Kurt Eissler, Paris, Payot, 1970. Sur le destin de la gauche freudienne, cf. Russell Jacoby, Otto Fenichel : destins de la gauche freudienne (1983), Paris, PUF, 1986.
53. « Ici la vie continue de manière surprenante ». Contribution à l’histoire de la psychanalyse en Allemagne, op. cit., p. 247. Le récit de Boehm est parfaitement conforme à la position de Freud, comme en témoigne la lettre de celui-ci à Eitingon, datée du 17 avril 1933, in Correspondance, op. cit., p. 789.
54. Accusé d’escroquerie pour avoir commercialisé des accumulateurs d’orgones, Reich termina sa vie, en 1957, au pénitencier de Lewisburg en Pennsylvanie. Une partie de ses archives, et notamment celles qui concernent ses relations avec Freud, sont déposées à la Library of Congress.
55. Cf. Hilda Doolittle, Pour l’amour de Freud, op. cit. J’ai rédigé une préface pour la réédition française de ce livre.
56. Joseph Wortis, Psychanalyse à Vienne, 1934. Notes sur mon analyse avec Freud, op. cit. Joseph Wortis (1906-1995) introduisit aux États-Unis l’insulinothérapie dans le traitement de la schizophrénie. Il apporta son aide aux républicains durant la guerre d’Espagne, participa ensuite à la campagne anti-freudienne orchestrée par les partis communistes, dénonça la psychanalyse comme une « science bourgeoise » et rédigea, en 1950, la première étude sérieuse sur la psychiatrie dite « soviétique ».
57. Société médicale générale de psychothérapie.
58. Ernst Kretschmer, Archiv für Psychiatrie, XCVI, 1932, p. 219.
59. C.G. Jung, Correspondance, 1906-1940 (1972), Paris, Albin Michel, 1992, p. 181-182.
60. C.G. Jung, « Geleitwort », in Zentralblatt für Psychotherapie, 6, 1, 1933, p. 10-11. Repris in C.G. Jung, Gesammelte Werke, Olten et Fribourg-en-Brisgau, Walter Verlag, 1974, 10, p. 581-583. Traduit et publié en français sous le titre « Éditorial », Cahiers jungiens de psychanalyse, 82, printemps 1995, p. 9-10.
61. C.G. Jung, « Une interview à Radio-Berlin », 26 juin 1933, in C.G. Jung parle. Rencontres et interviews, Paris, Buchet / Chastel, 1985, p. 55-61. La version originale de ce texte fut connue en 1987 et analysée par M. von der Tann, in « A Jungian Perspective on the Berlin Institute for Psychotherapy : A Basis for Mourning », The San Francisco Jung Institute Library Journal, 8, 4, 1989.
62. Il explique cette politique dans deux lettres du 22 janvier 1934, l’une à Poul Bjerre, l’autre à Alfons Maeder, in Correspondance, op. cit., p. 184-188.
63. Carl Gustav Jung, « Zur gegenwärtigen Lage der Psychotherapie », Zentralblatt für Psychotherapie, 7, 1934, p. 1-16. Repris sans modification in C.G. Jung, Gesammelte Werke, op. cit., vol. 10, p. 181-201. Traduit en anglais in C.G. Jung, Collected Works, Princeton, Princeton University Press, 1970, vol. 10, sous le titre « Psychotherapy Today ». Traduit en français sous le titre « La situation actuelle de la psychothérapie », Cahiers jungiens de psychanalyse, 96, automne 1999, p. 43-63. Cf. également la version du texte traduite par Yosef Hayim Yerushalmi, in Le « Moïse » de Freud. Judaïsme terminable et interminable, op. cit., p. 103-104. Et Élisabeth Roudinesco, Retour sur la question juive, op. cit., p. 153, où je cite le texte d’après la traduction de Jacques Le Rider. Je ne partage ni l’opinion de Deirdre Bair, qui exonère Jung de tout antisémitisme et considère que sa collaboration avec Göring était due à l’influence de Cimbal (cf. Jung, op. cit., p. 665), ni celle de Richard Noll (Jung, le « Christ aryen » [1997], Paris, Plon, 1999), qui réduit l’ensemble de l’œuvre de Jung à une doctrine nazie. Sur l’antisémitisme de Jung, cf. également Andrew Samuels, « Psychologie nationale, national-socialisme et psychologie analytique : réflexions sur Jung et l’antisémitisme », Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 5, 1992, p. 183-222. J’ai organisé le XVIe colloque de la Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse (SIHPP) à ce sujet, le 24 novembre 2001, Carl Gustav Jung, l’œuvre, la clinique, la politique, avec la participation de Deirdre Bair, Mireille Cifali, Christian Jambet, Michel Plon, Andrew Samuels.
64. C.G. Jung, Correspondance, op. cit., lettre du 26 mai 1934, p. 216.
65. Ibid., p. 219.
66. C.G. Jung, Correspondance, op. cit., p. 219 et 268-269.
67. Victor Klemperer, Lingua Tertii Imperii, la langue du Troisième Reich (1975), Paris, Albin Michel, 1996.
68. « Man sollte sich nicht allzulaut über die Psychoanalyse des Juden “Freud” empören, wenn man und solange man überhaupt nicht anders über Alles und Jedes “denken” kann als so, daß Alles als “Ausdruck” “des Lebens” einmal und auf “Instinkte” und “Instinktschwund zurückführt”. Diese “Denk”-weise, die überhaupt im voraus kein “Sein” zuläßt, ist der reine Nihilismus. » Extrait du Cahier XIV (Überlegungen XIV), daté de 1940-1941, in Heidegger, Gesamtausgabe, t. 96, Francfort, Klostermann, 2014, texte établi par Peter Trawny, p. 218. Cf. également Peter Trawny, Heidegger et l’antisémitisme. Sur les « Cahiers noirs », Paris, Seuil, 2014.
69. Sur les relations qu’entretiendra Heidegger avec le psychiatre suisse alémanique Medard Boss (1903-1990), formé au Burghölzli, cf. Martin Heidegger, Séminaires de Zurich (1987), Paris, Gallimard, 2010. Sur les relations de Lacan et de Heidegger, cf. HPF-JL, op. cit., p. 1773-1791.
70. Chronique la plus brève, op. cit., p. 200.
71. Lilly Freud-Marlé, Mein Onkel Sigmund Freud : Erinnerungen an eine grosse Familie, lettres réunies par Christfried Tögel, Berlin, Aufbau, 2006.
72. Célèbre lieu de villégiature, situé au nord-ouest de Vienne, avec des restaurants et des résidences secondaires. Depuis 1934, Freud louait à Grinzing une belle maison avec un jardin où il s’installait avec sa famille au printemps ou à l’été.
73. Thomas Mann, « Freud et l’avenir », in Freud : jugements et témoignages. Textes présentés par Roland Jaccard, Paris, PUF, 1976, p. 15-43.
74. Sigmund Freud, « Un trouble de mémoire sur l’Acropole », op. cit.
75. Les trois volumes figurent dans sa bibliothèque (nº 2345) : Les Histoires de Jacob (1933), Le Jeune Joseph et Joseph en Égypte. Le dernier volume, Joseph le nourricier, paraîtra en 1943. L’édition française en 4 volumes est publiée chez Gallimard, sous le titre Joseph et ses frères, Paris, coll. « L’Imaginaire », 1980. Sigmund Freud, Correspondance, op. cit., lettre à Thomas Mann du 29 novembre 1936, p. 471-473.
76. Napoléon François Charles Joseph Bonaparte (1811-1832), dit « l’Aiglon », roi de Rome et duc de Reichstadt, fils de Napoléon et de Marie-Louise d’Autriche.
77. Sigmund Freud et Arnold Zweig, Correspondance, 1927-1939, op. cit., lettre de Freud du 15 juillet 1934, p. 123-124. Zweig venait d’écrire une pièce sur la prise de Jaffa le 7 mars 1799 et sur la visite de Bonaparte aux pestiférés.
78. Freud connaissait la vie de Bonaparte par Bergler et par l’ouvrage d’Albert Vandal, L’Avènement de Bonaparte, dont l’édition française de 1910 figurait dans sa bibliothèque (nº 3497). Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, t. III, op. cit., p. 218-219. Il avait lu également les volumes d’Adolphe Thiers sur le Consulat et l’Empire.
79. Jacques Lacan, Écrits, op. cit.
80. Richard Sterba, Réminiscences d’un psychanalyste viennois (1982), Toulouse, Privat, 1986, p. 142.
81. Abraham H. Maslow, « Was Adler a Disciple of Freud ? A Note », Journal of Individual Psychology, 18, 1962, p. 125.
82. Sigmund Freud, lettre à Arnold Zweig du 22 juin 1937, citée pour la première fois par Ernest Jones, non reprise dans la correspondance entre Freud et Zweig, citée par Paul E. Stepanski dans sa biographie d’Adler, op. cit., p. 262.
83. Lou Andreas-Salomé, Correspondance avec Sigmund Freud, op. cit., lettre de Freud du 6 janvier 1935, p. 252.
84. Mein Bekenntnis zum heutigen Deutschland (1934), inédit, archives de Lou Andreas-Salomé de Göttingen. En 2008, Dorian Astor a prétendu que ce texte, qui n’est pas accessible aux chercheurs, était d’inspiration nazie et qu’il contenait des passages antisémites. Cf. Dorian Astor, Lou Andreas-Salomé, Paris, Gallimard, 2008, p. 348-353. Cette thèse a été invalidée par Isabelle Mons avec de solides arguments. Cf. Isabelle Mons, Lou Andreas-Salomé, op. cit., p. 300-308. Je n’ai pas consulté cette archive mais Isabelle Mons m’a transmis les notes qu’elle a prises après l’avoir examinée.
85. Sigmund Freud, OCF.P, XX, op. cit., p. 11.
86. Le premier article a été publié en français sous plusieurs titres : « Analyse terminée et analyse interminable », « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin ». Les deux articles figurent dans Résultats, idées, problèmes, t. II : 1921-1938, op. cit., et dans OCF.P, XX, op. cit., p. 13-75. Cf. également Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse, op. cit.
87. Il rangeait ainsi l’analyse dans la catégorie des tâches impossibles comme le fait de gouverner ou d’éduquer.
88. Sigmund Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », in Résultats, idées, problèmes, t. II : 1921-1938, op. cit., p. 265.
89. E. James Lieberman, La Volonté en acte, op. cit., p. 441. Et Joseph Wortis, Psychanalyse à Vienne, op. cit., p. 135. La thèse de la « folie » de Rank, comme de celle de Ferenczi, sera reprise par Jones.
90. Sigmund Freud et Ernest Jones, Correspondance complète, 1908-1939, op. cit., lettre de Freud du 2 mars 1937, p. 863.
91. Sigmund Freud et Stefan Zweig, Correspondance, op. cit., lettre de Stefan Zweig du 15 novembre 1937, p. 113.