CHAPITRE 3

La mort à l’œuvre

Pendant les dernières années de sa vie, Freud noua une belle relation d’amitié avec William Bullitt, diplomate et journaliste dandy, issu d’une richissime famille d’avocats de Philadelphie et conseiller du président Woodrow Wilson. Envoyé en mission en Russie et grand admirateur de la révolution d’Octobre, il avait rencontré Lénine dans la ferme intention de rétablir des relations entre les deux pays. Mais la négociation ayant échoué, Bullitt avait alors participé à la Conférence de la paix, puis critiqué vertement le traité de Versailles, qu’il jugeait inacceptable pour les vaincus. Il en avait conçu une forte hostilité pour Wilson. En 1924, il avait épousé Louise Bryant, une belle militante anarchiste, ancienne maîtresse d’Eugene O’Neill et veuve du célèbre journaliste John Reed, auteur des Dix jours qui ébranlèrent le monde, dont il avait eu une fille. Atteinte vers 1928 de la terrible maladie de Dercum1, qui la faisait souffrir et la rendait monstrueuse, Louise sombra dans l’alcoolisme et la folie, ce qui la conduisit, sur le conseil de son mari, à consulter Freud. Égocentrique, coléreux, émotif et incapable de supporter cette situation, Bullitt ne cessait d’accabler Louise de reproches, et il se sépara d’elle quand il s’aperçut qu’elle entretenait une liaison avec une femme sculpteur, Gwen Le Gallienne. Pire encore, il en profita pour obtenir la garde de sa fille dans l’intention délibérée de l’écarter de sa vie.

C’est en mai 1930, au moment de son divorce, qu’il rencontra Freud à Berlin, au sanatorium de Tegel. Soigné alors pour une pneumonie, déprimé et ne songeant qu’à la mort, celui-ci écouta avec intérêt les propos de Bullitt qui lui fit part de son intention de rédiger une biographie de Wilson à partir des nombreuses archives qu’il avait à sa disposition. On se souvient que Freud avait pris connaissance de la vie du vingt-huitième président américain en lisant l’ouvrage de Hale, The Story of a Style. Aussi proposa-t-il ses services à Bullitt. Depuis toujours il rêvait d’écrire une véritable psychobiographie qui serait très différente par son style de l’essai littéraire qu’il avait consacré à Léonard de Vinci. Cette fois-ci, il pourrait sans doute, grâce à ce séduisant diplomate, disposer de toute la documentation nécessaire. Mais, à cette date, le journaliste Ray Stannard Baker était lui-même en train de rédiger une monumentale biographie officielle de Wilson, et Bullitt savait qu’il lui faudrait ruser pour tenir le choc face à un tel concurrent. D’où l’intérêt d’entraîner dans l’aventure le maître viennois, auquel il demanda aussi de le prendre en analyse. Parallèlement, il avertit son ami Edward Mandell House2 de son projet qui, recommanda-t-il, ne devait en aucun cas être ébruité.

En octobre, Freud fut très heureux de revoir Bullitt pour quelques séances de travail et d’analyse, alors qu’il venait de subir une nouvelle opération. Ensemble, ils consultèrent plus d’un millier de pages dactylographiées et discutèrent point par point chaque moment important de la vie et de l’activité de Wilson. Freud rédigea alors un premier brouillon de certaines parties du futur manuscrit, Bullitt se chargeant des autres, et la décision fut prise de publier l’ouvrage aux États-Unis sous la responsabilité de Bullitt. En janvier 1932, ce dernier remit à son coauteur la somme de deux mille cinq cents dollars à titre d’avance sur l’édition américaine mais, au printemps, une querelle éclata dont jamais personne ne connaîtrait le fin mot et qui ne sembla pas affecter Freud outre mesure. L’année suivante, il déclara que Bullitt était le seul Américain à comprendre l’Europe et à désirer faire quelque chose pour son avenir. Finalement, après avoir été nommé ambassadeur à Moscou par Roosevelt, Bullitt décida, en accord avec Freud, de laisser mûrir l’œuvre et d’apposer chacun leur signature sur les chapitres dont ils avaient assuré la rédaction.

L’ouvrage sera publié en anglais en 19673 après la mort d’Edith Bolling Galt, la deuxième femme de Wilson, et à la veille de celle de Bullitt. Le nom des deux auteurs figurait sur la couverture. À cette date, il ne retint l’attention ni des historiens, ni des politiques, ni des psychanalystes.

Et d’ailleurs, les héritiers de Freud ne crurent reconnaître la plume du maître que dans la préface. Certes, le style de l’ouvrage était très différent de celui des autres livres de Freud. Il s’agissait d’une véritable psychobiographie dont la méthode était entièrement conforme à la théorie freudienne des substitutions. Autrement dit, Bullitt avait réussi à écrire un livre tellement fidèle à la doctrine freudienne qu’il semblait trop servilement freudien pour être de la plume de Freud. Il lui manquait le doute, l’ambivalence, les hypothèses hardies, toutes choses si caractéristiques de la démarche de Herr Professor4.

D’un anti-américanisme virulent, l’ouvrage proposait une analyse de la folie d’un homme d’État, en apparence normal, dans l’exercice de ses fonctions. Identifié dès son plus jeune âge à la figure de son père, pasteur presbytérien et grand sermonneur, Wilson s’était d’abord pris, selon Bullitt, pour le fils de Dieu avant de se convertir à une religion de son cru où il s’attribuait la place de Dieu, et il avait choisi d’embrasser la carrière politique pour réaliser ses rêves messianiques. Quand il devint président, il n’avait encore jamais franchi les frontières de l’Amérique, qu’il regardait, au même titre que l’Angleterre de Gladstone, comme le plus beau pays du monde. Il ignorait tout, par ailleurs, de la géographie de l’Europe et ne savait pas qu’on y parlait plusieurs langues. C’est ainsi qu’à l’occasion des négociations du traité de Versailles il apparut qu’il avait « oublié » l’existence du col du Brenner et livra à l’Italie les Autrichiens du Tyrol sans savoir qu’ils parlaient l’allemand. De même, il crut sur parole un proche qui lui affirmait que la communauté juive comptait cent millions d’individus répartis aux quatre coins du monde. Haïssant l’Allemagne, il pensait que ses habitants vivaient comme des bêtes sauvages.

Non content de cette charge contre Wilson, Bullitt affirmait que, pour mener à bien sa politique internationale, Wilson s’était appuyé sur des syllogismes délirants. Ainsi, puisque Dieu est bon et que la maladie est mauvaise, il en déduisait que si Dieu existe, la maladie n’existe pas. Ce type de raisonnement lui permettait de nier la réalité au profit d’une croyance en la toute-puissance de ses discours, ce qui le conduisit, selon les auteurs, au désastre diplomatique. Ainsi créa-t-il la Société des Nations avant que la discussion sur les conditions de paix fût engagée, moyennant quoi les vainqueurs, assurés de la protection américaine, purent tranquillement dépecer l’Europe et condamner l’Allemagne en toute impunité.

Wilson crut alors, selon Bullitt, tenir en « quatorze points » la clé de la fraternité universelle5. Mais, au lieu de traiter avec ses partenaires en discutant des questions économiques et financières, il leur dispensa un sermon sur la montagne. Puis il quitta l’Europe, convaincu d’avoir instauré sur terre la paix éternelle.

S’agissant de la « libido » de Wilson, Bullitt affirmait qu’elle était particulièrement faible. Marié une première fois à une amie de sa cousine, Ellen Axson, Wilson avait ensuite épousé Edith Bolling Galt quelques mois seulement après la mort de celle-ci. L’une et l’autre femme étaient des substituts de sa mère, ajoutait-il, et suffisaient à satisfaire ses faibles désirs. Et d’en conclure que l’expérience montre que les hommes qui ont été heureux en ménage ont tendance à se remarier très vite. On reconnaît là la thèse freudienne des substitutions : une femme se substitue à la mère et une deuxième femme à la première.

Quel qu’ait été l’enjeu de la querelle entre Freud et Bullitt, cet ouvrage, rejeté par les historiens, suspecté d’être apocryphe par la communauté freudienne et ridiculisé par les anti-freudiens, était fidèle sur bien des points à la conception freudienne de l’histoire. Il décrivait en effet la rencontre entre un destin individuel, où intervient une détermination inconsciente, et une situation historique précise sur laquelle agit cette détermination. Mais il faisait aussi penser à une rêverie sur un héros déchu. Quoi qu’il en soit, par sa préface qui soutenait la démarche de Bullitt, Freud donnait une consistance plus forte encore à son anti-américanisme, à sa détestation de la démocratie égalitaire et à sa conviction que l’ancienne Europe avait bien été détruite par un Don Quichotte obscurantiste.

La personnalité de Wilson se prêtait à une telle analyse et Freud avait de bonnes raisons de détester cet idéaliste forcené qui prétendait apporter aux peuples d’Europe le droit de disposer d’eux-mêmes, comme si ces peuples eussent été ignares en matière de droit et de démocratie. Mais ce portrait psychologique avait le défaut de faire de la névrose de Wilson, et de sa posture de prophète illuminé ayant refoulé sa haine du père, les seules causes de ce que Freud et Bullitt considéraient comme les échecs de sa politique. Ils oubliaient le rôle majeur joué par Clemenceau. En outre, l’hypothèse de la « libido faible » était loin d’être confirmée, quand on sait que, durant son premier mariage, Wilson avait eu une liaison cachée avec une autre femme6. Au fond, c’est le principe même de l’application de la méthode interprétative au travail historique qui était critiquable. Et l’on sait combien est nocive dans ce domaine la prétention à éclairer un destin à la lumière d’un prétendu complexe œdipien.

La grande affaire de ces dernières années, ce fut pour Freud la rédaction d’un « roman historique » consacré à la question de l’identité juive : L’Homme Moïse et la religion monothéiste. La genèse de cet ouvrage majeur, unique en son genre, et l’un des plus commentés dans le monde, mérite d’être relatée, tant son histoire est liée à celle de l’avancée du nazisme en Europe.

Depuis longtemps, et avant même d’en parler à Lou Andreas-Salomé, à Zweig ou à Mann, Freud était obsédé par la figure du premier prophète du judaïsme qui préfigurait Jésus-Christ pour les chrétiens et précédait Mahomet pour les musulmans. Il admirait par-dessus tout celui que Michel-Ange avait si magnifiquement représenté, un Moïse capable de maîtriser ses pulsions, un Moïse de la Renaissance italienne, un Moïse des Lumières bien plus rayonnant que celui du texte sacré, un Moïse qui avait sorti son peuple de la léthargie en lui imposant des lois, en lui indiquant la Terre promise et en inventant une nouvelle intellectualité (Geistigkeit)7. Une fois de plus, face à la résurgence d’un antisémitisme dont il ne saisissait pas la portée génocidaire, il se demandait pourquoi le Juif s’était attiré tant de haine8. Mais surtout, il se posait la question de l’identité juive : comment devient-on juif ?

Comme dans Totem et tabou, il entendait prendre à bras-le-corps la question de l’origine. Et d’ailleurs, la ressemblance entre les deux ouvrages est frappante : plusieurs récits littéraires juxtaposés, même interrogation à contre-courant de l’évolution des sciences humaines de l’époque, même souci de privilégier des mythes d’origine pour inventer d’autres mythes nécessaires à l’exploration du psychisme inconscient, même fascination pour l’exégèse et l’archéologie, même volonté de rattacher la psychanalyse autant aux sciences de la nature qu’à la puissance fondatrice des mythes.

En 1934, Freud commença à rédiger un premier essai, Moïse, un Égyptien ?, dans lequel il s’inspire de Mann, Goethe, Schiller, mais aussi de nombreux travaux d’historiens égyptophiles soucieux de donner une interprétation dite « rationnelle » de l’histoire biblique. Dans ce texte, il reprenait la thèse, très en vogue depuis la fin du XVIIIe siècle, selon laquelle Moïse aurait été un haut dignitaire égyptien, partisan du monothéisme et mis à mort par son peuple9. Et il expliquait cette « égyptianité » en recourant à la notion de « roman familial » applicable, comme le disait Rank, à de nombreux récits, légendes et mythes, dont celui d’Œdipe10. Un enfant « exposé » en raison d’un destin supposé tragique est recueilli par une famille qui l’élève. À l’âge adulte, il découvre qu’il n’est pas celui qu’il croit être et accomplit sa destinée. Dans la plupart des cas, la première famille, celle où l’enfant naît, est de haut rang, et la seconde, où l’enfant grandit, de rang modeste. Dans l’histoire d’Œdipe, les deux familles sont de haut rang, et dans celle de Moïse, telle qu’elle est présentée par la Bible, la première est modeste (les Hébreux) et la deuxième de sang royal (le pharaon).

Cherchant à prouver que Moïse était égyptien, Freud proposait d’inverser les termes de la légende. La vraie famille, de sang royal, disait-il, était celle qui abandonne l’enfant dans un panier au fil de l’eau, et l’autre, modeste, la famille inventée (les Hébreux). Ainsi le héros serait-il descendu de sa hauteur pour aller vers le peuple d’Israël afin de le sauver11.

Dans un deuxième essai, Si Moïse fut un Égyptien, Freud retraça l’histoire de la naissance du monothéisme à partir du règne d’Amenhotep IV (Akhénaton), au XIVe siècle avant J.-C. Il se délectait de cette nouvelle plongée dans une histoire archaïque où s’enchaînaient les uns aux autres les noms les plus prestigieux de l’antiquité égyptienne et il en tirait la conclusion que Moïse, personnage romanesque haut en couleur, avait transmis la religion de ses pères au peuple d’Israël12. Il lui avait ensuite imposé le rite égyptien de la circoncision afin de prouver que Dieu l’avait élu par cette alliance.

Pour raconter la suite de cette histoire, Freud se référait aux travaux d’un exégète berlinois, Ernst Sellin, qui, en 1922, à partir d’une lecture du récit du prophète Osée, avait avancé l’idée que Moïse aurait été victime d’un meurtre collectif commis par son peuple, lequel préférait s’adonner au culte des idoles. Devenue une tradition ésotérique, la doctrine mosaïque, selon Sellin, aurait ensuite été transmise par un cercle d’initiés. Et c’est sur ce terreau que serait née la foi en Jésus, prophète assassiné lui aussi, et fondateur du christianisme. De cette interprétation chrétienne du récit biblique par Sellin13, Freud déduisait l’idée que les Hébreux, après avoir été délivrés de leur captivité, n’auraient pas supporté la nouvelle religion. Ils auraient donc tué l’homme qui se voulait prophète, puis effacé de leur mémoire le souvenir de ce meurtre14.

Suivant l’hypothèse d’Eduard Meyer15, orientaliste et égyptologue, Freud associait ensuite à cet événement une autre histoire biblique, plus tardive, concernant l’alliance forgée par les Israélites avec les tribus bédouines installées dans le pays de Madian16, et dont le dieu, Yahvé, était une divinité brutale et pulsionnelle. Au sein de ces tribus, un autre Moïse, un Lévite, accueilli par Jethro, avait épousé la fille de celui-ci et était devenu prêtre après avoir fui les persécutions du pharaon. De ces deux récits était née la légende biblique d’un Moïse unique, fondateur d’une religion unissant l’ancien culte de Yahvé et le nouveau monothéisme importé d’Égypte17. Et Freud d’ajouter que la religion archaïque de Yahvé avait évincé puis refoulé le monothéisme mosaïque, beaucoup plus intellectuel. Cependant, au bout de plusieurs siècles, celui-ci avait ressurgi. Et Yahvé s’était alors vu doté des attributs intellectuels du monothéisme, tandis que la figure clivée de Moïse était réunifiée sous les traits d’un prophète unique imposant la loi d’un Dieu unique : un Dieu du verbe et de l’élection, porteur d’un message hautement spirituel.

Une fois encore, Freud appliquait à ce récit réinventé sa doctrine des substitutions en usant de son talent de déchiffreur d’énigmes : un Moïse en dissimule un autre, l’autre prend les attributs du premier et réciproquement, tandis que le souvenir du meurtre demeure refoulé. Mais, plus encore, il retrouvait là une figure qui lui était chère : l’opposition entre un Moïse obscurantiste, primitif et destructeur, et un Moïse législateur et rationnel18.

En 1937, entre janvier et août, Freud publia ces deux essais, tout en continuant à travailler sur un troisième. Toutefois, avant même de l’avoir achevé, il rédigea deux « notes préliminaires », l’une à Vienne avant mars 1938, l’autre à Londres en juin de la même année. Dans la première, il faisait un bilan de la situation politique de l’Europe en prenant acte du fait que la Russie soviétique n’avait pas réussi à extirper « l’opium du peuple » (la religion) de la nouvelle société communiste, quand bien même elle avait accordé aux individus une certaine dose de liberté sexuelle. Puis, il constatait que le peuple italien vivait désormais sous le joug d’un régime autoritaire, tandis que l’Allemagne régressait vers la plus sombre des barbaries. Et il en concluait que les démocraties conservatrices étaient devenues, au même titre que l’Église catholique, les gardiennes du progrès culturel. Aussi affirmait-il ne pas vouloir choquer ses compatriotes autrichiens en publiant la dernière partie de son étude sur Moïse, qui contribuait une fois de plus à désacraliser la religion monothéiste – et donc le judéo-christianisme – en la transformant en un roman historique, peuplé de mythes et de héros névrosés. Et il se disait convaincu que la psychanalyse n’avait pas « de foyer plus précieux que la ville où elle était née et avait grandi19 ». À cette date, Freud pensait encore que son mouvement était protégé par l’Église catholique et par le gouvernement autrichien qui saurait, selon lui, résister au nazisme. Et pourtant, il avait aussi conscience, depuis mars 1937, que rien n’arrêterait plus Hitler. Bref, à la veille de l’Anschluss, il savait sans vouloir savoir et espérait encore.

Dans la deuxième note préliminaire, rédigée en juin 1938, après son exil à Londres, Freud faisait volte-face : « Puis, ce fut soudain l’invasion allemande, le catholicisme se révéla un “roseau flexible”. Certain désormais d’être persécuté non seulement à cause de ma manière de penser mais aussi à cause de ma “race”, je quittai avec un grand nombre d’amis la ville qui avait été ma patrie depuis mes premières années d’enfance durant soixante-dix-huit ans. Je reçus l’accueil le plus amical dans la belle, libre et généreuse Angleterre. Je vis ici désormais comme un hôte bienvenu ; je respire en songeant que cette oppression s’est éloignée et que je peux de nouveau parler et écrire – j’allais dire : penser – comme je veux ou comme je dois. Je me hasarde donc à présenter au public la dernière partie de mon travail20. »

Il aura donc fallu cinq ans, entre la prise du pouvoir par les nazis en 1933 et l’Anschluss, pour que Freud comprenne. Mais il n’aura pas été le seul à ne pas regarder Hitler en face. Cette méconnaissance de la situation de l’Autriche et de la nature du nazisme confirme en tout cas combien Freud, d’habitude si lucide, était plus attaché à Vienne et à sa judéité viennoise qu’il ne le croyait lui-même et que son œuvre était, bien plus qu’il ne le pensait, le produit d’une histoire immédiate qu’il ne maîtrisait pas, ce qui d’ailleurs la rend si intéressante. Plus il explorait les mythes d’origine, plus il interprétait les textes sacrés pour les rendre compatibles avec ses constructions et plus il parlait du temps présent, c’est-à-dire des mutations de l’antisémitisme et de leur impact sur la redéfinition de l’identité juive.

Dans le troisième essai, Moïse, son peuple et la religion monothéiste, Freud reprenait la thèse des deux Moïse, le Madianite et l’Égyptien, pour lier le destin du judaïsme à celui du christianisme. Le peuple que le prophète avait élu, disait-il, aurait tué le père fondateur mais il aurait refoulé le souvenir du meurtre, lequel aurait fait retour avec le christianisme. Freud s’inspirait ici de l’ancien antijudaïsme chrétien pour l’interpréter à contre-courant de son approche classique, celle du peuple déicide. Et du coup il liait le judaïsme au christianisme en faisant du premier la religion du père, du second la religion du fils, et des chrétiens les légataires d’un meurtre refoulé par les Juifs : « L’ancien Dieu, le Dieu-père, affirmait-il, passa au second plan. Le Christ, son fils, prit sa place comme aurait voulu le faire à une époque révolue chacun des fils révoltés21. »

Toujours selon Freud, Paul de Tarse, continuateur du judaïsme, aurait été aussi son destructeur : par l’introduction de l’idée de rédemption, il serait parvenu à conjurer le spectre de la culpabilité humaine mais au prix de contredire l’idée que le peuple juif était le peuple élu. En conséquence, en renonçant au signe manifeste de cette élection – la circoncision –, il aurait transformé le christianisme en une doctrine universelle susceptible de s’adresser à tous les hommes.

Mais Freud affirmait aussi que la haine envers les Juifs était alimentée par leur croyance en la supériorité du peuple élu et par l’angoisse de castration que suscitait la circoncision en tant que signe de l’élection. Selon lui, ce rite visait à anoblir les Juifs et à leur faire mépriser les autres, les incirconcis. Dans la même perspective, il prenait à la lettre, pour en déplacer la signification, le grief principal de l’antijudaïsme, c’est-à-dire le refus des Juifs d’admettre la mise à mort de Dieu. Le peuple juif, disait-il, s’obstine à nier le meurtre du père et les chrétiens ne cessent d’accuser les Juifs d’être des déicides parce qu’ils se sont affranchis de la faute originelle depuis que le Christ, substitut de Moïse, a sacrifié sa vie pour les racheter. Autrement dit, si le christianisme est une religion du fils qui avoue le meurtre et le rachète, le judaïsme demeure une religion du père qui refuse de reconnaître le meurtre de Dieu. Et les Juifs n’en sont pas moins persécutés pour le meurtre du fils dont ils sont innocents. Freud en concluait que ce refus exposait les Juifs au ressentiment des autres peuples.

Après avoir admis que l’histoire des Juifs n’est pas séparable de celle de l’antijudaïsme des chrétiens, Freud expliquait que l’antisémitisme moderne témoignait d’un déplacement sur les Juifs de la haine du christianisme : « Les peuples qui s’adonnent aujourd’hui à l’antisémitisme ne sont devenus que tardivement chrétiens et y furent souvent obligés par une contrainte sanglante. On pourrait dire qu’ils sont tous “mal baptisés” ; sous une mince teinture de christianisme, ils sont restés ce qu’étaient leurs ancêtres épris d’un polythéisme barbare. Ils n’ont pas surmonté leur aversion pour la religion nouvelle mais l’ont déplacée sur la source d’où leur est venu le christianisme […]. Leur antisémitisme est au fond de l’antichristianisme, et il n’est pas étonnant que, dans la révolution nationale-socialiste allemande, cette relation intime des deux religions monothéistes trouve si nettement son expression dans le traitement hostile dont l’une et l’autre sont l’objet22. » Autrement dit, si le judaïsme, religion « fossile », est supérieur au christianisme par sa force intellectuelle, mais inapte à l’universalité, il faut les associer historiquement – dans leur différence même – pour féconder une culture judéo-chrétienne capable de s’opposer à l’antisémitisme moderne.

Cette démarche consistait au fond à mettre au jour les racines inconscientes de l’antisémitisme à partir du judaïsme lui-même, et non plus à le regarder comme un phénomène extérieur à lui. Manière de retrouver la problématique de Totem et tabou, dont L’Homme Moïse était de fait la continuation. Si la société avait bien été engendrée par un crime commis contre le père, mettant fin au règne despotique de la horde sauvage, puis par l’instauration d’une loi où la figure symbolique du père était revalorisée, cela signifiait que le judaïsme devait obéir au même scénario. Et en effet, le meurtre de Moïse avait engendré le christianisme, fondé sur la reconnaissance de la culpabilité : le monothéisme relevait ainsi de l’histoire interminable de l’instauration de cette loi du père sur laquelle Freud avait bâti toute sa doctrine.

Ce faisant, Freud obéissait à l’injonction d’en revenir à la haute autorité de la Bible et à la religion de ses pères. Mais, loin d’adopter la solution de la conversion comme réponse à l’antisémitisme, ou celle du sionisme, il se redéfinissait une fois encore comme un Juif sans Dieu23 – Juif de réflexion et de savoir – tout en refusant la haine de soi juive. Je dirais volontiers qu’il entreprenait de détacher le judaïsme du sentiment de la judéité propre aux Juifs incroyants, contournant autant l’alliance que l’élection, considérée comme une sorte de délire. Cependant, au moment même où il déjudaïsait Moïse pour en faire un Égyptien, Freud assignait à la judéité, comprise à la fois comme essence et comme appartenance, une position d’éternité. Ce sentiment, par lequel un Juif demeure un Juif dans sa subjectivité même lorsqu’il adopte une position d’extériorité par rapport au judaïsme, Freud l’éprouvait lui-même et n’hésitait pas à l’assimiler à un héritage phylogénétique. Par certains côtés, il restait fidèle au judaïsme de Moïse par le biais de sa revendication permanente d’une identité juive et il assignait comme mission à la psychanalyse d’assumer l’héritage de ce judaïsme-là, un judaïsme converti en une judéité24 de diaspora.

Avec son Moïse, Freud eut parfaitement conscience de rédiger une sorte de testament qui témoignait autant de son refus de quitter Vienne, ville où s’était réalisée une fusion inédite entre une judéité de diaspora et une nouvelle manière de penser l’universalité de l’inconscient, que de son désir de s’exiler et de vivre enfin en un lieu où pourrait s’effectuer la renaissance de sa doctrine. D’où son rêve de vivre en Angleterre, pays par excellence de l’alliance entre un système monarchique et la démocratie libérale. Sans doute fut-ce là pour lui une manière de réponse à l’effondrement de l’ancienne Europe des Lumières, une réponse fondée sur l’alliance de l’esprit de dissidence spinozien et des trois grandes figures mythiques de la culture occidentale qui avaient toujours été présentes dans l’élaboration de sa doctrine : Œdipe, tyran du monde grec, Hamlet, prince chrétien, Moïse, prophète juif, réinventé par Michel-Ange, l’Italien, puis égyptianisé par les érudits allemands du XIXe siècle. En 1938, ce Moïse, brillant des feux d’un grand désir d’Angleterre, était aux yeux de Freud tout le contraire de Wilson, l’Américain à la triste figure.

Et de fait, Freud redoutait cette démocratie américaine qui jetait le discrédit sur l’idée même d’une république des élus au profit de la domination des masses. Et il maudissait le nazisme qui donnait libre cours à la destruction de l’homme par des pulsions sauvages. D’un côté comme de l’autre, ces deux modalités de gouvernance mettaient en cause la notion même d’autorité telle qu’il l’entendait. Et il était convaincu, notamment depuis la crise économique de 1929 et la publication de son Malaise, que la quête immodérée des richesses était aussi dangereuse que la soumission à la tyrannie. Aussi pensait-il que l’Amérique serait un jour dévorée par ses trois démons : la folie puritaine, la quête individuelle de la performance sexuelle et la spéculation illimitée. C’est pourquoi seule la vieille Europe impériale des Habsbourg avait si longtemps trouvé grâce à ses yeux car elle protégeait les minorités et encourageait la maîtrise des pulsions. Mais elle avait été engloutie par la Première Guerre mondiale. S’imposait alors le désir d’Angleterre.

En 1938, seule l’Angleterre pouvait être pour Freud une terre d’accueil. Elle régnait sur un empire, avait hérité d’un passé glorieux, cultivait la liberté individuelle et le respect des dynasties royales. Enfin, elle avait toujours su résister aux tentations dictatoriales, au prix d’un régicide et du rétablissement de la dignité monarchique. Freud aimait Cromwell, grand protecteur des Juifs25, mais il admirait aussi que les familles royales britanniques ne fussent pas écartées du pouvoir – fût-il symbolique – par une quelconque république jacobine : « Freud fut un patriarche, écrit Mark Edmundson, qui œuvra avec un talent incomparable à déconstruire le patriarcat. Il écrivit et vécut pour mettre un terme à la forme d’autorité qu’il incarnait et exploitait lui-même26. »

Le Moïse, testament d’une judéité freudienne en exil, donna lieu à de multiples interprétations contradictoires. Trois approches critiques se dessineront. La première, due à David Bakan, inscrira l’œuvre freudienne dans la tradition de la mystique juive27. La deuxième – de Carl Schorske à Peter Gay en passant par Yirmiyahu Yovel – fera au contraire apparaître un Freud athée, décentré de sa judéité et en proie à la double problématique de la dissidence spinozienne et de l’intégration à la culture allemande. La troisième enfin, celle de Yosef Yerushalmi, tentera de mettre en évidence les ambivalences judaïques de Freud face à sa judéité. Je partage, pour ma part, les deux dernières options.

Du côté des savants israéliens spécialistes de l’histoire juive, l’œuvre freudienne ne sera guère appréciée, et injustement critiquée. Martin Buber reprochera à Freud son peu de sérieux scientifique28 et Gershom Scholem lui préférera Jung – pour quelque temps au moins –, lequel était devenu un sioniste toujours plus fervent, à mesure que s’était précisé son antisémitisme et son soutien à l’Allemagne nazie.

Au début de l’année 1938, le cancer de Freud s’étendit jusqu’à la base de l’orbite. Chaque semaine, les lésions de la cavité buccale s’amplifiaient tandis que des tissus nécrosés devenaient douloureux, nécessitant un nettoyage quotidien. Les interventions chirurgicales et les électrocoagulations retardaient la progression du mal. Soucieux de travailler encore et de conserver intacte sa vigilance, Freud, qui maigrissait à vue d’œil, refusait de prendre des antalgiques. Malgré les ravages qu’opérait la maladie sur son visage et l’augmentation de sa surdité consécutive à des infections postopératoires, il tenait à conserver une apparence décente. Aussi exigea-t-il de Pichler l’ablation d’un athérome de la mâchoire qui avait grossi au point de l’empêcher de soigner sa barbe : « Peut-être remarquerez-vous que j’ai embelli. N’étais-je pas défiguré par un kyste sébacé, un athérome, dont vous n’avez jamais parlé, par tact sans doute ? On m’a enlevé cet ornement29. »

Contrairement à Freud, Hitler avait en horreur la monarchie des Habsbourg et, depuis que l’Autriche était devenue une petite république et Vienne une ville sinistrée mais toujours fière de son passé impérial, il ne songeait qu’à la réduire à néant : « L’Autriche allemande doit revenir à la grande patrie allemande, avait-il affirmé dans Mein Kampf, et ceci non pas en vertu de quelque raison économique. Non, non, même si cette fusion, économiquement parlant, est indifférente ou même nuisible, elle doit avoir lieu quand même : un seul sang exige un seul Reich30. »

Au début de l’année 1938, il attendait donc avec impatience le moment propice à une intervention en Autriche afin de réaliser son projet de fusion, celui-là même dont il avait rêvé depuis sa jeunesse. Il se sentait tout simplement investi de la mission « grandiose » de conquérir Vienne, d’y apparaître en plein jour, tel un spectre au milieu d’un orage printanier. Aussi convoqua-t-il Kurt von Schuschnigg au Berghof pour le contraindre à céder deux ministères à des sympathisants nazis, notamment celui de l’Intérieur à Arthur Seyss-Inquart, sous la menace d’une invasion militaire. Schuschnigg accepta, puis tenta vainement d’organiser un plébiscite pour sauver l’indépendance de l’Autriche, ce qui déclencha une fureur « hystérique » de Hitler, convaincu, à juste titre d’ailleurs, que l’Italie, la France et l’Angleterre ne bougeraient pas : « Les dés sont jetés, écrivit Goebbels, on file droit sur Vienne, le Führer se rend lui-même en Autriche31. »

Désespéré, Schuschnigg demanda l’aide des Britanniques, ce qui lui valut un télégramme cynique de Lord Halifax : « Le gouvernement de Sa Majesté n’est pas en état de garantir votre protection. » Le 11 mars, il démissionna de ses fonctions et, le soir, il prononça un vibrant discours à la radio, tandis que déjà, dans toutes les villes autrichiennes, les foules se déchaînaient en attaquant les Juifs aux cris de « Mort à Judas », en glorifiant le nom de Hitler et en occupant les bâtiments officiels.

À la Berggasse, Freud écouta le discours de Schuschnigg, qui s’achevait par ces mots : « Dieu sauve l’Autriche. » Le 12 mars, il nota dans son agenda : « Finis Austriae. » Une deuxième fois, bien décidé à tenir jusqu’au bout son rang de patriarche de la psychanalyse, il assistait à l’agonie du monde qui avait été le sien. Et pourtant, il se savait menacé : il avait reçu la visite de John Wiley, ami de William Bullitt et consul général des États-Unis à Vienne, qui avait désormais pour mission de s’occuper de son exil et de celui de sa famille. Wiley ne tardera pas à alerter Cordell Hull, le secrétaire d’État du président Roosevelt, du danger que courait Freud, malgré son âge et sa mauvaise santé32. À Paris, Bullitt se rendit à l’ambassade d’Allemagne pour mettre en garde le comte von Wilczek afin que Herr Professor ne subisse aucun sévice. Enfin, Dorothy Burlingham fut chargée d’alerter par téléphone l’ambassade américaine de Vienne au cas où surviendrait le moindre incident.

Le 13 mars, au moment où était officiellement proclamé l’Anschluss33, le comité directeur de la WPV se réunit à la Berggasse en présence de Freud et sous la présidence d’Anna. Jones avait fait savoir qu’il souhaitait mettre en œuvre, à Vienne, la même politique de prétendu « sauvetage » qu’à Berlin. Seul non-Juif du comité, Richard Sterba refusa de jouer le rôle de Felix Boehm et déclara qu’il avait l’intention de quitter l’Autriche avec sa famille dans les plus brefs délais afin de gagner la Suisse puis les États-Unis. En conséquence, la décision fut prise de dissoudre la WPV et d’installer son siège là où Freud choisirait de vivre. Ainsi s’accomplit le premier acte politique d’un décentrement qui allait faire de la psychanalyse l’équivalent d’une judéité de diaspora. Si Vienne cessait d’occuper une place centrale dans le mouvement – fût-elle déjà contestée –, cela signifiait que Freud pouvait à son tour la quitter afin de réinstaurer, en exil et avant de mourir, une fondation d’un autre ordre : mémorielle, cette fois. Face à la destruction organisée, il fallait à tout prix transmettre aux générations à venir la trace de ce qu’avait été l’histoire de sa vie, de sa doctrine, de son enseignement et du premier cénacle de ses disciples : livres, archives, manuscrits, lettres, collections, notes de travail, verbatim, souvenirs collectifs, etc. Tout cela appartenait désormais à l’avenir beaucoup plus qu’au passé. Sauver les traces, sauver l’histoire, sauver la mémoire, sauver le souvenir de Vienne. Ces tâches étaient aussi indispensables que de sauver des vies, et aussi éloignées que possible de tout esprit de collaboration avec le nazisme.

Freud reçut clairement le message que lui adressaient les membres du comité et, cette fois-ci, renonça à toute prétention au prétendu « sauvetage » en prononçant ces mots : « Après la destruction par Titus du temple de Jérusalem, le rabbin Jochanaan ben Sakkaï demanda l’autorisation d’ouvrir à Jahné une école consacrée à l’étude de la Torah. Nous allons faire la même chose. Nous sommes, après tout, habitués à être persécutés dans notre histoire et nos traditions, et certains d’entre nous par expérience, avec une exception34. »

De plus en plus excitées par l’annonce de l’arrivée de Hitler, les foules se déchaînèrent davantage encore contre les Juifs, les communistes, les sociaux-démocrates. Freud avait cru les Autrichiens moins brutaux que les Allemands. Il s’était trompé : ils surpassèrent en férocité les maîtres du nazisme au point que même ceux-ci s’en étonnèrent. Arrachés de force à leurs bureaux, les Juifs furent dépouillés sur-le-champ de tous leurs biens, puis transformés en « escouades de nettoyage » sous la surveillance de bandes de pillards qui les frappaient et les insultaient aux cris de Heil Hitler ! : « L’Hadès avait ouvert ses portes et libéré les esprits les plus vils, les plus méprisables et impurs, observa le dramaturge Carl Zuckmayer, Vienne s’était transformée en un cauchemar de Jérôme Bosch35. »

Hitler avait bien préparé son entrée en Autriche. Il s’arrêta d’abord à Braunau-am-Inn, sa ville natale où l’attendait une foule en liesse. Il se rendit ensuite à Linz où, profondément ému par l’accueil que lui réservaient les habitants, il pleura en prononçant un discours dans lequel il se posait en héros désigné par la Providence pour accomplir la sainte mission d’anéantir l’identité autrichienne. Enfin, le 15 mars, il prit la parole à Vienne devant une foule en délire, avant d’être reçu triomphalement par les hauts dignitaires de l’Église catholique, qui apportèrent sans délai leur soutien à l’Anschluss, au national-socialisme, aux lois antisémites et à toute forme de croisade contre le bolchevisme36. Le cardinal Innitzer, primat d’Autriche, apposa sa signature à la déclaration de fusion et ajouta de sa main la mention : « Heil Hitler ».

En très peu de temps, la spoliation des entreprises juives fut effective, un Nazi-Kommissar étant aussitôt investi de tous les pouvoirs de confiscation, de liquidation, d’arrestation, d’encouragement à la délation. Vint ensuite, et très rapidement, la déportation vers des camps de concentration qui n’étaient pas encore des lieux d’extermination. Sans trop y croire, Freud en avait appris l’existence par la lecture du journal Das neue Tagebuch, édité en France par les soins de Leopold Schwarzschild, un journaliste allemand en exil, celui-là même qui publiera ensuite, aux États-Unis, la première version du Bruder Hitler de Thomas Mann.

Freud avait pensé que le catholicisme autrichien protégerait les Juifs. Il s’était, une fois de plus, lourdement trompé. Quant à Forzano, l’ami de Weiss, il adressa une missive inutile à Mussolini : « Je recommande à votre Excellence un glorieux vieil homme de quatre-vingt-deux ans qui admire beaucoup votre Excellence : Freud, un Juif37. »

Cette fois-ci, il devenait urgent d’organiser au plus vite le départ de Freud pour l’Angleterre. Le 16 mars 1938, Jones arriva à Vienne, suivi le lendemain par Marie Bonaparte. À  l’instar du capitaine du Titanic qui avait refusé de quitter son navire, Freud affirma qu’il n’abandonnerait jamais son poste. Mais Jones eut alors l’idée de lui opposer une autre histoire : celle de l’officier du même paquebot qui avait été rejeté à la surface de l’eau par l’explosion d’une chaudière. Lors de l’enquête, on lui avait demandé à quel moment il avait quitté le navire et il avait répondu : « Je ne l’ai pas quitté, c’est lui qui m’a abandonné. » Freud reconnut que ce cas était identique. Et puisque Vienne l’avait abandonné aux nazis, il consentit à émigrer vers l’Angleterre.

Mais, conformément aux décisions prises par le Comité de la WPV, il voulait emmener avec lui ses derniers disciples viennois. Or Jones savait que les kleiniens n’accepteraient jamais qu’ils entrent massivement à la BPI. En outre, le gouvernement britannique n’accueillait les réfugiés juifs que dans la limite de quotas très contraignants. En bref, il fallut négocier ce départ en mobilisant toutes les forces en présence : Marie Bonaparte, disposée à engager sa fortune et ses relations, Bullitt, Wiley et Cordell Hull, forts de leurs positions aux États-Unis38, et Jones qui mobilisa toutes ses relations à Londres : son beau-frère Wilfred Trotter, qui siégeait au conseil de la Royal Society, Sir William Bragg, éminent physicien, Prix Nobel, Sir Samuel Hoare, ministre de l’Intérieur, membre du Parti conservateur.

Il était temps. La veille, le 15 mars, les locaux du Verlag, situés au 7 de la Berggasse, avaient été perquisitionnés par des membres de la SA. Martin Freud, directeur d’édition, fut menacé par un grand gaillard qui lui colla le canon de son pistolet sur la tempe. Il n’avait pas eu le temps de détruire tous les documents qui prouvaient que Freud possédait des avoirs dans des banques étrangères. Le même jour, une autre cohorte nazie organisa une fouille au domicile familial. Martha fit preuve d’un grand sang-froid en traitant les pillards comme des visiteurs ordinaires et en les invitant à déposer leurs armes dans le porte-parapluie de l’entrée. Ils confisquèrent plusieurs passeports et emportèrent six mille schillings en échange d’un reçu officiel.

Aux États-Unis, la rumeur courait déjà que Freud avait été exécuté par les nazis. Mandaté par un journal, un reporter se rendit alors à Vienne, à la Berggasse, en compagnie d’Emy Moebius. Martha les reçut et leur dit qu’à cet instant Freud se reposait39.

De son côté, à partir du 17 mars, Marie Bonaparte commença, avec l’aide d’Anna, de Martha et de Paula, à trier, à ranger et à emballer les trésors que Freud avait accumulés pendant toute une vie. Toujours soucieuse de sauver les traces, elle ramassait des papiers importants que Herr Professor, lui, aurait voulu jeter ou brûler. Partageant la vie quotidienne de la famille, elle dérobait des objets pour les faire passer clandestinement à l’étranger, par la légation grecque qui l’hébergeait. Elle récupéra plusieurs pièces d’or que Freud avait mises de côté. Un jour, elle dissimula sous ses jupes une statuette en bronze qui représentait la déesse Athéna portant dans sa main droite une coupe de libation, dans la gauche une lance, sur la tête un casque corinthien et sur la poitrine un plastron décoré d’un visage de Méduse. Sachant que Freud était attaché à cette icône guerrière, qui alliait les vertus du combat à celles de l’intelligence, elle avait entrepris de la sauver pour la lui offrir quand il serait hébergé chez elle à Paris. Freud avait obtenu le droit d’emporter ses collections et une partie de ses livres. Mais, contraint de laisser à Vienne environ huit cents volumes, d’une valeur inestimable, il convoqua le grand libraire Heinrich Hinterberger, qui emporta bon nombre de livres d’art40.

Le 20 mars, sous la houlette de Jones – toujours attaché à l’idée de la collaboration avec les nazis –, les membres du comité directeur de la WPV acceptèrent de signer un protocole d’accord qui faisait passer celle-ci sous la tutelle de la DPG. Mandaté par Matthias Göring, Müller-Braunschweig participait à cette réunion, qui instaurait une sorte d’Anschluss des Viennois par les psychanalystes berlinois « aryanisés », ces Viennois qui, pourtant, avaient refusé toute forme de « sauvetage ». Directeur commercial du Verlag, Martin Freud apposa sa signature à côté de celles de sa tante Anna, de Marie Bonaparte, Eduard Hitschmann, Heinz Hartmann, Ernst Kris, Robert Walder41. Les membres juifs de ce comité signaient du même coup leur propre mise à l’écart puisque cette tutelle les excluait de facto de toute fonction au sein de la WPV. Furieux de l’absence de Sterba, Jones nota que le Shabbes Goy42 s’était dérobé à ses devoirs.

Un mois plus tard, confortablement installé au 7 de la Berggasse désormais judenfrei, Müller-Braunschweig informa Sterba de son intention de transformer les locaux du Verlag en institut « aryanisé » afin d’assurer la prétendue « survie » de la psychanalyse en Autriche. Et il lui demandait, en tant que seul « Aryen » de la WPV, de se prêter à cette sinistre opération43. Sterba répondit par une fin de non-recevoir. Avant de partir en exil, il eut le temps de constater qu’à l’entrée de la maison de Freud était suspendue une imposante croix gammée. Quand il rencontra Jones à Londres, il prit conscience qu’il avait contribué à faire échouer cette politique qu’il désapprouvait. Il n’obtint pourtant pas de visa pour s’installer en Angleterre, chercha à émigrer auprès de Wulf Sachs en Afrique du Sud, puis s’exila aux États-Unis. Freud et sa fille, eux, avaient approuvé la décision de Jones de mise sous tutelle de la WPV après avoir refusé, le 13 mars, sa politique de « sauvetage ».

À la réunion du 20 mars avait aussi participé Anton Sauerwald, ancien élève de Josef Herzig, éminent professeur de chimie de l’université de Vienne. En tant que Nazi-Kommissar, il avait la charge de dépouiller les Juifs de leur fortune afin de « déjudaïser l’économie autrichienne ». Aussi devait-il s’occuper des biens de la famille Freud, ainsi que de toutes les opérations relatives à la WPV et au Verlag. Violemment antisémite, il commença par insulter tous les non-Juifs qui avaient osé se mêler à des « Jüdische Schweinereien44 ». Mais comme il avait affaire à un illustre savant, dont la dignité lui en imposait, il se mit à lire plusieurs ouvrages de psychanalyse et surtout à se démarquer des autres fonctionnaires nazis. Quand il s’aperçut que Freud disposait d’une fortune et qu’il avait placé de l’argent à l’étranger, il décida de ne pas le « dénoncer » mais au contraire de l’aider à obtenir les autorisations nécessaires à son exil. Il songeait à récupérer un jour, à son propre profit, l’argent ainsi sauvé du séquestre et à cette fin il collabora avec un avocat, Alfred Indra, autre personnage douteux qui, en ces temps troublés, faisait fortune en conseillant de riches familles juives viennoises soumises à des rançons exorbitantes. Proche de la famille Wittgenstein, lié à Marie Bonaparte, Me  Indra, ancien officier de l’armée impériale, collectionneur d’objets d’art, lecteur assidu de Karl Kraus, amateur de chasse à courre et de mots d’esprit, passait pour un remarquable juriste en laissant entendre à ses clients que les autorités nazies étaient stupides et facilement crédules. Il devint l’avocat de Freud et collabora avec tous les membres de son entourage45.

Le 22 mars, Anna Freud fut conduite à l’hôtel Métropole46, le quartier général de la Gestapo, pour subir un interrogatoire en règle à propos de ses « activités subversives ». Marie Bonaparte exigea d’être emmenée avec elle mais les SS, impressionnés par son statut d’altesse royale, ne voulurent rien entendre. Habilement, Anna réussit à convaincre ses geôliers de son apolitisme. De retour à la Berggasse, elle trouva Freud dans un état d’extrême agitation. Il ne sut jamais qu’elle avait emporté avec elle du véronal pour le cas où elle aurait été torturée.

Pour éviter à l’avenir de telles intrusions, la princesse décida de monter la garde sur les marches de l’escalier : « Vison bleu-noir serré autour des épaules, aux mains des gants clairs et sur la tête un vaste chapeau d’apparence fragile. À côté d’elle, un sac de crocodile marron. Enveloppée d’un nuage de stephanotis, son parfum préféré, elle demeurait accroupie47. » À l’insu de Herr Professor, Paula lui apportait du thé ou du chocolat.

À cette date, plus de sept mille cinq cents personnes avaient déjà été arrêtées et torturées, et des milliers de Juifs incarcérés ignoraient encore vers quelle destination ils seraient déportés. Début avril, un premier train de prisonniers dits « politiques » partit pour Dachau. Aidés ou non par Jones, ou par leurs amis étrangers, les psychanalystes fuyaient en abandonnant leurs biens, leur maison, leurs meubles, leur clientèle, leur passé et parfois plusieurs de leurs proches qui ne pouvaient pas les suivre, faute de visas ou de « certificats d’innocuité » (Unbedenklichkeitserklärung) indiquant qu’ils avaient acquitté la fameuse taxe de sortie (Reichsfluchtsteuer) nécessaire à tout départ officiel.

Ernst Freud, Lucie et ses trois enfants, Stefan, Lucian et Clemens, avaient quitté l’Allemagne et habitaient Londres ; Oliver, Henny et leur fille Eva étaient installés dans le sud de la France48 ; Max Halberstadt résidait en Afrique du Sud avec sa deuxième femme Bertha et leur fille Eva. Quant au jeune Ernstl Halberstadt, « l’enfant à la bobine », il projetait, depuis Londres, de rejoindre son père à Johannesburg, après un périple en Palestine auprès d’Eitingon et un retour à Vienne. Il était parvenu à fuir vers Paris après l’Anschluss en sautant dans un train : « J’avais bénéficié d’une chance insolente, on ne m’avait pas refoulé et rien de fâcheux ne m’était arrivé. De plus, j’eus le bonheur de pouvoir attendre ma famille en Angleterre49. »

Devenu un avocat célèbre, menant un combat courageux contre la peine de mort, Albert Hirst eut juste le temps de revenir à Vienne pour aider les siens à émigrer aux États-Unis. Après tant d’années durant lesquelles il en avait voulu à Freud, il se rendit compte, en définitive, qu’il avait surmonté sa névrose et ses problèmes sexuels. En 1972, il estima qu’il avait eu une « bonne vie » grâce à Dieu, à l’Amérique et à Freud50.

Le 19 avril, Freud fêta en famille l’anniversaire de son frère Alexander et lui légua, alors qu’il s’apprêtait à partir en Suisse, sa collection de cigares. Il n’avait pas renoncé à fumer mais, pour l’heure, il n’avait plus de goût pour le tabac. S’efforçant de surmonter son anglophobie, Alexander, accompagné de sa femme Sophie Schreiber, comptait rejoindre Londres puis émigrer au Canada. Son fils Harry se trouvait alors à Davos, où il se soignait. Il reviendrait ensuite à Vienne, après la guerre, incorporé dans l’armée américaine.

Tandis que se poursuivaient de multiples tractations, les membres de la famille Freud se demandaient comment résoudre le problème des quatre tantes, vieilles dames nonagénaires, qui n’avaient plus depuis longtemps la moindre activité. Entretenues par leurs deux frères, Sigmund et Alexander, et par leur sœur, Anna Bernays-Freud, elles avaient eu une vie marquée par la tragédie. Adolfine Freud (Dolfi) vivait seule depuis la mort d’Amalia, entourée de Regine Debora (Rosa) Graf, Maria (Mitzi) Freud et Pauline Regine (Paula) Winternitz, veuves toutes les trois, avec pour descendance trois filles, installées à l’étranger. Margarethe Freud-Magnus, fille de Maria, résidait au Danemark, et sa sœur Lilly Freud-Marlé51 poursuivait à Londres sa carrière de comédienne, auprès de son mari Arnold Marlé, bénéficiant à l’occasion du soutien financier prodigué par son oncle. Quant à Rose Winternitz, fille de Paula, atteinte de troubles mentaux, elle avait épousé le poète Ernst Waldinger et venait de quitter l’Autriche pour les États-Unis, où elle serait prise en charge par Paul Federn52.

Certes, Freud percevait le danger que couraient ses sœurs, mais il ne pouvait imaginer que les nazis chercheraient à exterminer des personnes âgées sans ressources ni activités. Il pensait, comme tous ses proches, que les persécutions antisémites visaient d’abord les Juifs actifs possédant des fortunes ou exerçant des professions. En bref, il était convaincu que ses sœurs pourraient émigrer un peu plus tard, après les disciples et les autres membres de la famille. En outre, les taxes exigées pour les faire sortir étaient tellement exorbitantes qu’il n’avait pas les moyens de financer un tel départ, d’autant que les autorités britanniques exigeaient que les exilés pussent subvenir à leurs besoins une fois installés en Grande-Bretagne.

Freud avait réclamé d’être accompagné des quinze personnes qui se trouvaient placées sous la menace immédiate : Martha, Minna, Anna, Paula, Martin, sa femme Esti et leurs deux enfants – Anton Walter et Sophie –, Ernstl Halberstadt, Mathilde et Robert Hollitscher, Max Schur, sa femme Helen et leurs deux enfants : Peter et Eva. Bullitt était convaincu que jamais Freud ne parviendrait à réunir la somme nécessaire à l’organisation de cette opération, fût-ce avec l’aide de Marie Bonaparte. Et il offrit de verser dix mille dollars pour contribuer au départ de cette « caravane53 ».

C’est alors que Freud et Alexander décidèrent de verser à leurs quatre sœurs la somme de cent soixante mille schillings autrichiens, et ils demandèrent à Alfred Indra et à Anton Sauerwald de gérer cette fortune en attendant des jours meilleurs. Quand il quitta Vienne, après avoir payé toutes les taxes réclamées, Alexander n’avait plus le moindre sou vaillant, et il dut recourir en exil à l’aide de ses amis ou de ses parents. Sa fortune avait été placée sous séquestre et son avocat nazi, Erich Führer, en avait profité pour s’enrichir personnellement.

Après des semaines de négociations, Jones obtint les visas d’entrée en Angleterre et les permis de travail nécessaires à Freud et aux personnes qui l’accompagnaient. Encore fallait-il avoir l’autorisation de sortir d’Autriche. Mandaté pour évaluer les collections de Freud, Hans von Demel, le conservateur du Kunsthistorisches Museum, avança le montant de trente mille Reichsmarks (RM), somme inférieure à la réalité. À quoi s’ajoutait l’estimation de la fortune imposable – 125 318 RM –, sur laquelle Freud devait encore verser une taxe de 31 329 RM. Mais comme les biens du Verlag et son compte en banque avaient été saisis, il ne pouvait pas s’acquitter de cette « dette » obligatoire. Et c’est Marie Bonaparte qui paya la rançon.

Accompagnée de Dorothy Burlingham, Minna partit le 5 mai, suivie dix jours plus tard de Mathilde et de Robert. Déjà séparée de Martin, qui avait de nombreuses liaisons, Esti prit le train avec Sophie et Anton Walter. Elle avait toujours détesté Freud, qui ne l’aimait pas et la considérait comme « cliniquement folle » tout en cherchant à lui donner d’excellents conseils qu’elle ne suivait jamais. En partant pour Paris, elle laissait derrière elle une partie de sa famille. Sa mère, Ida Drucker, serait exterminée à Auschwitz.

Martin quitta Vienne le 14 mai pour rejoindre Esti et ses enfants à Paris, mais, le lendemain, il repartit, sans elle, avec son fils pour Londres. Sophie vécut avec sa mère à Paris, et Anton Walter à Londres avec son père. En juin 1940, Esti et Sophie partirent toutes les deux vers le sud de la France, puis elles gagnèrent Casablanca et, de là, elles émigrèrent vers les États-Unis, où la famille Bernays leur apporta une aide. Nombre de leurs amis viennois périrent exterminés dans les chambres à gaz.

Bien des années plus tard, lorsque Sophie, devenue citoyenne américaine, éprouva le besoin de critiquer vertement les théories de son grand-père, elle se souvint qu’elle lui devait la vie : « C’est donc à mon grand-père que je dois d’avoir figuré parmi les rares heureux qui purent quitter Vienne avant le début de la mortelle persécution des Juifs. Quand mon frère m’entendit parler de mes critiques envers les théories de grand-père, il me dit : “Sans grand-père, les nazis auraient fait des abat-jour avec ta peau.”54 »

Soucieux lui aussi de conserver des traces de la splendeur des commencements, August Aichhorn55 demanda à Edmund Engelman, photographe viennois issu d’une famille juive de Galicie, de prendre une série de clichés des lieux encore intacts et de réaliser des portraits de Freud. Pour déjouer la surveillance des nazis, Engelman dut éviter les flashs et les projecteurs. Il emporta avec lui un Rolleiflex et un Leica, deux objectifs et autant de pellicules que pouvait en contenir sa mallette. Pendant plusieurs jours, il photographia minutieusement, en noir et blanc, objets, meubles et pièces sous des angles différents, montrant ainsi, entre pénombre et clair-obscur, combien ce lieu était, à l’image même d’une traversée du rêve, plus proche d’une gravure de Max Ernst que d’un tableau de la Renaissance. Menacé par la Gestapo, Engelman dut quitter Vienne très rapidement. Par prudence, il laissa les clichés à Aichhorn. Mais il revint juste après le départ de Freud : « Des ouvriers avaient commencé à remettre les lieux en état. Ils avaient poncé et ciré le parquet : l’ombre du divan avait disparu56. »

Le 4 juin, Freud monta dans l’Orient-Express avec Anna, Martha, Paula et sa chienne Lün. Josefine Stross, pédiatre, avait pris la place de Max Schur, contraint en urgence de se faire opérer à la suite d’une crise d’appendicite aiguë phlegmoneuse. Le 10 juin, Schur dut s’enfuir de l’hôpital dans un fauteuil roulant toujours bandé et avec un drain dans l’abdomen pour échapper avec sa famille à la Gestapo. Grâce au visa obtenu par Freud et Jones, il gagna Paris, puis Londres et enfin New York où il entreprit toutes les démarches nécessaires à son installation définitive sur le continent américain.

Le jour de son départ, Freud signa une déclaration obligatoire rédigée par Alfred Indra, dans laquelle il reconnaissait avoir été bien traité : « Déclaration. Je confirme volontiers que jusqu’à ce jour, 4 juin 1938, ni ma personne ni mon entourage n’ont été importunés. Les autorités et les fonctionnaires du Parti se sont de façon permanente conduits correctement et avec ménagement à mon égard et envers mon entourage. Vienne, le 4 juin 1938. Pr Sigmund Freud57. » Pendant des décennies, historiens, témoins et commentateurs furent convaincus que Freud avait rédigé de sa main, à la fin de cette déclaration, la phrase suivante : « Je puis cordialement recommander la Gestapo à tous. » Encore une légende plus vraie que la réalité. Rumeur absurde. Il était impossible, en effet, de tourner ainsi en dérision un document officiel. Toujours est-il que Martin affirma que son père l’avait glissée au bas de la déclaration58.

Freud et les quatre femmes qui voyageaient avec lui traversèrent quelques villes avant d’atteindre la frontière française. À plusieurs reprises, Freud manqua de succomber à un arrêt cardiaque, et Josefine Stross lui administra de la strychnine et d’autres stimulants. Enfin, le 5 juin, vers 3 h 30, le convoi franchit le Rhin par le pont de Kehl. Freud s’exclama : « Maintenant nous sommes libres59. »

Lors de l’arrivée du train à la gare de l’Est, Paula fut très impressionnée par l’accueil réservé à Freud, mais elle remarqua combien il était perdu au milieu des photographes et des journalistes. Entouré de Bullitt particulièrement élégant avec son feutre à bords roulés et sa pochette de dentelle, mais aussi de Marie Bonaparte portant une robe de grand couturier et une écharpe de zibeline, il semblait venu d’un autre monde. Martha le suivait, engoncée dans un imperméable froissé, tenant son sac de dame à deux mains, et Anna souriait, le visage à moitié caché par une pauvre toque de laine qui lui barrait le front. Deux somptueuses automobiles avec chauffeur conduisirent les exilés à la propriété de la princesse à Saint-Cloud. Ils y passèrent la journée avant de se rendre à Calais pour traverser la Manche. Sur les photos, on aperçoit Freud coiffé d’une casquette tombant sur ses lunettes, le corps allongé sur un fauteuil en d’osier, les jambes dissimulées sous des couvertures, le visage inerte, la joue droite noircie et creusée, la barbe blanche. Lün est sagement couchée à sa gauche.

Le lendemain, les voyageurs arrivèrent à Victoria Station, accueillis par Jones, sa femme et Ernst. Ils abandonnèrent Lün à un vétérinaire pour une quarantaine obligatoire de six mois, puis ils séjournèrent provisoirement à Elsworthy Road.

À son arrivée, Freud retrouva son neveu Sam qu’il n’avait pas revu depuis son séjour à Manchester, et il prit connaissance des nombreux articles de presse qui annonçaient son arrivée en même temps qu’il recevait une avalanche de télégrammes, de lettres, de fleurs, de cadeaux. Anna lui offrit un pékinois auquel il donna, par antiphrase, le nom de Jumbo. Le 17 juillet, il raconta son exil à son frère Alexander en soulignant que Jones rencontrait beaucoup de difficultés auprès des autorités britanniques pour faire entrer des émigrés, parce qu’ils risquaient de ne pas trouver de travail : «  Jones a obtenu une multitude de choses mais seulement pour des analystes. » Il expliquait dans sa lettre qu’il avait aidé Harry avec un mot de recommandation et il ajoutait que Martin ne savait pas encore ce qu’il allait faire, que Robert avait trouvé un emploi et que Minna était malade60. Le 27 septembre, il s’installa avec sa famille dans une belle maison, au 20 Maresfield Gardens à Hampstead ; elle avait été aménagée par Ernst Freud sur le modèle de la Berggasse : ce fut sa dernière demeure.

Le 11 octobre, il reçut la visite d’Anton Sauerwald, qui venait sans doute lui réclamer de l’argent. Quand Alexander demanda à celui-ci ce qu’il faisait à Londres, Sauerwald expliqua que la police viennoise l’avait engagé comme expert en explosifs mais qu’en fait il les fabriquait lui-même pour le compte d’organisations secrètes nazies. Étrange histoire ! Selon Max Schur, il expliqua que Hitler se sentait en « état de siège » à cause du fait que les Juifs étaient trop individualistes pour être assimilés à une population. Il fallait donc les éliminer, disait-il, mais cela n’empêchait pas qu’à titre personnel un individu – fût-il nazi – puisse en aider un autre, comme il l’avait fait lui-même pour la famille Freud61.

Pendant les dix-huit mois qui lui restaient à vivre, Freud eut le grand bonheur d’être honoré, visité, reconnu, admiré, célébré comme il ne l’avait jamais été auparavant. Il se sentait libre aussi et il put achever son livre sur Moïse et rédiger un opuscule, Abrégé de psychanalyse, dans lequel il effectuait la synthèse de son œuvre et prophétisait la prochaine découverte de puissantes substances chimiques qui pourraient agir directement sur le psychisme. Il réaffirmait que Shakespeare s’appelait Edward de Vere et faisait l’apologie de son Ödipuskomplex62.

À mesure que les tumeurs cancéreuses proliféraient dans les os de sa mâchoire, il assistait à la destruction de l’Europe continentale. Mais il prit simultanément conscience de la puissance de sa doctrine dans le monde anglophone. Le 25 juin, il reçut une délégation de la Royal Society qui l’invita à signer son livre officiel, celui-là même où se trouvait le nom de Charles Darwin. Il reçut de nombreuses visites d’écrivains et d’intellectuels. Emmené par Stefan Zweig, Salvador Dalí dessina plusieurs croquis de son visage meurtri, selon le principe surréaliste de la « volute et de l’escargot ». Freud semblait indifférent et il expliqua ce jour-là au peintre qu’il ne s’intéressait qu’à la peinture classique afin d’y déceler l’expression de l’inconscient, alors que, dans l’art surréaliste, il préférait observer l’expression de la conscience.

Quand Arthur Koestler vint le voir, à l’automne, il fut stupéfait d’entendre Freud murmurer à propos des nazis : « Vous savez, ils n’ont fait que déclencher la force d’agression refoulée dans notre civilisation. Un phénomène de ce genre devait se produire, tôt ou tard. Je ne sais pas si, de mon point de vue, je peux les blâmer63. » Une fois de plus, Freud affirmait que le monde dans lequel il vivait était à l’image de ce qu’il avait décrit dans son œuvre. Juif hongrois né à Budapest, sioniste de droite, proche de Vladimir Jabotinsky et fin connaisseur de la psychanalyse, à laquelle il préférait la parapsychologie, Koestler n’ignorait pas que sa mère, Adele Jeiteles, avait rencontré Freud en 1890 pour une consultation et qu’elle le vouait aux gémonies64. Atteinte de mélancolie chronique, elle détestait tout autant son fils (qu’elle traitait de pervers), qui le lui rendait bien, comme en témoigne son autobiographie65. Pour l’heure, les deux hommes n’évoquèrent pas leur jeunesse viennoise.

Quand il reçut la visite de son vieil ami viennois Walter Schmideberg, Freud alla plus loin encore en le saluant d’un « Heil Hitler ! », comme s’il consentait enfin à prononcer, à travers ce mot d’esprit lugubre, le nom honni du destructeur de son œuvre66.

L’arrivée de la famille Freud fut vécue comme une véritable intrusion par les membres de la BPI. C’est que depuis des années les kleiniens dominaient la société britannique. Ils avaient développé leurs propres thèses, qui n’avaient plus grand-chose à voir avec le freudisme originel. En outre, ils avaient marginalisé les vieux freudiens et regardaient Freud lui-même comme un patriarche d’un autre âge, sorti tout droit du XIXe siècle. Ils trouvaient rigides les mœurs de ses femmes – Martha, Minna, Anna, Paula – et ridicules leurs manières de parler et de s’habiller. Ils ne comprenaient guère leurs rituels, cette politesse compassée, cet humour glacial, ces goûts alimentaires. En un mot, ils les considéraient comme des êtres étranges attachés à de vieilles mythologies et peu ouverts à la nouvelle approche de l’inconscient centrée sur les positions, les relations d’objet, le noyau psychotique, les pulsions destructrices décelées chez les enfants en bas âge. Les kleiniens et les freudiens ne parlaient pas le même langage. Dans ce contexte, Jones, qui avait toujours soutenu Melanie Klein, joua un rôle essentiel dans l’intégration d’Anna Freud au sein de la BPI.

Le 29 juillet 1938, Anna Freud participa, à Paris, au XVe congrès de l’IPA placé sous la présidence de Jones. Elle y lut le chapitre du Moïse consacré au progrès de l’esprit humain et à la grandeur de l’Empire britannique. Freud avait adressé à ses partisans un message d’un anti-américanisme virulent, dans lequel il les exhortait à la vigilance contre toute tentative de transformer la psychanalyse en « bonne à tout faire » de la psychiatrie. Dans son discours de clôture, Jones fit l’éloge de sa politique de « sauvetage » de la psychanalyse à Berlin sans dire un mot de l’exil des Juifs ni de l’exode de la fine fleur de l’intelligentsia freudienne. Et il osa se féliciter de la mise sous tutelle de la WPV67. Après ces sinistres propos, les participants se retrouvèrent pour une réception à Saint-Cloud, dans les jardins de la somptueuse demeure de la princesse, là où Freud avait séjourné pendant quelques heures.

Max Eitingon était venu à Paris pour participer au congrès. Il se rendit ensuite à Londres, pour une ultime visite à Freud. Il était alors accusé d’être un agent du NKVD, impliqué dans l’enlèvement du général Ievgueni Miller, qui avait été organisé par Nicolas Skobline, agent double germano-soviétique et époux de la cantatrice Nadezhda Plevitskaïa, qu’il connaissait bien. Il n’en fallait pas tant pour que, par la suite, du fait de ses liens avec Plevitskaïa, la rumeur s’amplifiât. N’aurait-il pas été aussi le frère de Leonid Eitingon, lui-même espion soviétique et organisateur en 1940 de l’assassinat de Trotski par Ramon Mercader ? Bien qu’il n’existât pas le moindre lien de parenté entre Leonid et Max, la légende d’un Eitingon freudien et stalinien, agent double et triple, marchand de fourrures et ordonnateur de crimes, ne cessera jamais de rebondir, et elle perdure encore aujourd’hui sous la plume d’auteurs obstinés à démontrer la prétendue communauté de destin entre deux internationales, communiste et psychanalytique68.

En route vers l’Amérique, les exilés viennois réunis à Paris songèrent une dernière fois, avant l’apocalypse, à cette Europe de rêve dont plus jamais ils ne verraient briller l’éclat. La grande Yvette Guilbert, tant admirée par Freud, chanta Dites-moi que je suis belle devant une foule subjuguée par sa puissance vocale et ses quatre-vingts ans. En Italie, par les premières lois antisémites, Mussolini livrait alors les Juifs à la déportation. En janvier 1939, Edoardo Weiss serait contraint de s’exiler, lui aussi, vers les États-Unis, laissant derrière lui sa sœur, son beau-frère et la famille de sa femme qui seront tous exterminés par les nazis. Plus jamais il ne voudrait se souvenir des espoirs qu’il avait mis en Mussolini à travers son amitié avec Forzano.

Le jour même de son emménagement à Maresfield Gardens, Freud, qui venait de subir une nouvelle et effroyable opération à la London Clinic, prit connaissance des accords de Munich par lesquels la France et le Royaume-Uni livraient la Tchécoslovaquie à Hitler. À cette occasion, Neville Chamberlain, accueilli à Londres en sauveur de la paix, prononça un discours sur l’inutilité de livrer bataille en faveur d’un pays lointain ignoré des Anglais. Sans trop y croire, Freud approuva pourtant cette politique, qui permit aux nazis d’annexer immédiatement la région des Sudètes : « Nous sommes nous aussi reconnaissants pour ce brin de paix sans pouvoir nous en réjouir69. »

Trois semaines plus tard, il rédigea pour le journal de Koestler, Die Zukunft, une courte note dans laquelle, en réunissant des propos de Mark Twain et de Nikolaus von Coudenhove-Kalergi, il soulignait à quel point le combat contre l’antisémitisme devait être mené d’abord par des non-Juifs. Pendant ce temps, les nazis poursuivaient les persécutions en exposant des femmes allemandes ou autrichiennes qu’ils avaient tondues parce qu’ils leur reprochaient d’avoir eu des liaisons avec des Juifs. Durant la longue nuit de Cristal, ils détruisirent bâtiments, commerces et synagogues, et déportèrent trente mille personnes dans les camps de Dachau et de Buchenwald. À Vienne, lorsqu’un officier nazi arrêta le Pr  Arthur Freud, né en Moravie et sioniste militant, il poussa un cri de victoire, convaincu d’avoir enfin capturé son célèbre homonyme70.

Le spectre de Freud allait hanter pour de longues années la conscience des hitlériens71. Mais celui-ci s’inquiétait pour ses sœurs : « Les derniers événements affreux en Allemagne aggravent le problème de savoir que faire pour les quatre vieilles femmes âgées de soixante-quinze à quatre-vingts ans. Les entretenir en Angleterre dépasse nos possibilités. L’argent que nous leur avons laissé à notre départ, environ soixante mille schillings autrichiens, est peut-être déjà confisqué. Nous pensons à les loger sur la Côte d’Azur, à Nice ou dans les environs. Mais cela sera-t-il possible ?72 »

Pour répondre à ces inquiétudes, Marie Bonaparte tenta d’obtenir des visas de la part des autorités françaises ou, à défaut, de la légation grecque. En vain. Il était trop tard. Parfaitement lucide sur les persécutions qui frappaient les Juifs, la princesse déploya une grande énergie pour sauver des vies. Et elle proposa même à Roosevelt, dans une lettre du 12 décembre, de créer un État juif au sud de la Californie pour accueillir dans les plus brefs délais des milliers de réfugiés73. Elle non plus n’accepterait jamais en France la moindre esquisse de « sauvetage » et partirait en exil en février 194174.

Le 7 décembre, Freud reçut à son domicile des techniciens de la BBC pour enregistrer un discours qu’il avait rédigé75. Il parla en anglais, d’une voix étouffée par sa prothèse, et, à la fin du message, il ajouta une phrase en allemand : « À l’âge de quatre-vingt-deux ans, j’ai quitté ma maison à Vienne, à la suite de l’invasion allemande et je suis venu en Angleterre où j’espère finir ma vie en liberté. » C’est le seul document que l’on possède de la voix de Freud.

Durant la dernière année de sa vie, plusieurs films muets furent réalisés à Maresfield Gardens, dont quelques-uns en couleurs76. Sur chaque image, on voit Freud marcher dans son jardin, toujours plus voûté, au bras d’Anna, toujours entouré de Lün et de Jumbo, la mâchoire entravée par sa « muselière », les lèvres mobiles comme s’il mastiquait quelque nourriture. Une immense souffrance se lit sur son visage.

Freud recevait toujours de nombreuses visites de ses amis londoniens et de tous ceux qui venaient le voir pour un dernier adieu avant leur départ vers d’autres continents. Il souffrait de plus en plus, s’allongeait sur la balancelle du jardin ou sur son divan, souvent recouvert d’une moustiquaire. Il préférait manger seul à l’abri des regards, et n’avait d’ailleurs plus d’appétit. Une odeur fétide commençait à se dégager de sa bouche, mais dans ses yeux étincelants brillait toujours la flamme du dieu Éros. Freud avait toujours dit qu’il préférait, à l’heure de l’agonie, assister en toute conscience au naufrage de son Konrad plutôt que d’être devenu sénile ou d’avoir été frappé par une attaque cérébrale : mourir sous le harnais comme le roi Macbeth. Il savait que Max Schur s’occuperait de lui jusqu’à sa fin ultime avant d’émigrer définitivement aux États-Unis.

Sur les indications de Hans Pichler, George Exner, spécialiste de chirurgie faciale, suivait la phase terminale de la maladie avec Wilfred Trotter, beau-frère de Jones, membre de la Royal Society et spécialiste des traitements anticancéreux. En février, Marie Bonaparte fit venir à Londres le Pr  Antoine Lacassagne, grand patron de l’Institut Curie de Paris, qui fut contraint d’admettre que plus aucune opération n’était possible. Pour ne pas décevoir Anna et Minna, qui voulaient encore espérer, il suggéra un traitement intensif aux rayons X plutôt qu’au radium. Et Freud de commenter : « Il n’y a plus de doute qu’il s’agit d’une nouvelle attaque de mon cher vieux carcinome avec qui je partage mon existence depuis maintenant seize ans. Qui serait le plus fort à ce moment-là ? On ne pouvait naturellement pas le dire avant77. » Il confia alors à sa chère princesse qu’il voulait en finir.

Au début du mois de mars, quelques jours avant la parution de l’édition allemande du Moïse à Amsterdam, Jones organisa à l’hôtel Savoy un dîner de gala à l’occasion de la célébration du vingt-cinquième anniversaire de la fondation de la BPI, en présence d’Anna, de Martin, d’Ernst, de Virginia Woolf, de H.G. Wells, et de bien d’autres encore. Trop faible pour se déplacer, Freud envoya un message de soutien : « Les événements de ces dernières années ont voulu que Londres devienne la capitale et le centre du mouvement psychanalytique. Puisse la société remplir très brillamment les fonctions qui lui échoient ainsi78. » Durant l’été, Wells tenta vainement d’obtenir pour le moribond la nationalité britannique, afin de répondre à un souhait de jeunesse qui lui était cher depuis le départ de son frère à Manchester : « Rien d’autre n’était nécessaire qu’une petite motion émanant d’un simple député […]. Je suis peiné qu’il n’ait pas pu en être ainsi79. » Début août, Freud cessa de recevoir ses quatre derniers patients. Dorothy Burlingham et Smiley Blanton poursuivirent encore, jusqu’à la fin du mois, une cure à visée didactique.

Le 3 septembre 1939, jour de l’entrée en guerre de la France et de l’Angleterre contre l’Allemagne, Jones fit ses adieux à son vieux maître. En ce moment critique, il soulignait qu’enfin ils se trouvaient dans le même camp, unis contre la même barbarie : « La dernière fois que l’Angleterre a combattu l’Allemagne, il y a vingt-cinq ans de cela, nous étions de part et d’autre du front mais nous avons trouvé le moyen de nous communiquer notre amitié. Nous voici tout près l’un de l’autre et unis dans nos sympathies militaires. Nul ne peut dire si nous verrons la fin de cette guerre, mais, en tout état de cause, ce fut une vie très intéressante et nous avons tous deux contribué à l’existence humaine – quoique à des degrés très différents80. »

Descendant d’une famille aristocratique d’Auvergne, Raphaël de Valentin, le héros de La Peau de chagrin, inventé par Balzac, rêvait de gloire. Poussé par Rastignac, il abandonna la création artistique pour tenter sa chance dans le monde jusqu’à se ruiner et songer au suicide. C’est alors que chez un antiquaire il découvrit un talisman – une peau de chagrin – doué du pouvoir magique d’accomplir tous ses désirs. Tel Faust, il ne voulait renoncer à rien et il signa, pour son malheur, un pacte avec le Diable. Chaque fois qu’il s’enivrait de ses plaisirs, la peau se rétrécissait. Tuer les sentiments pour vivre vieux ou mourir jeune en acceptant le martyre des passions : telle était la thématique de ce roman, qui mettait en scène l’énigme de la condition humaine.

En choisissant de lire ce livre à la veille de sa mort, Freud se confrontait certes à l’image de son corps décomposé et de son agonie par inanition, mais, avant toute chose, il déroulait sous ses yeux l’histoire d’une vie mauvaise qui aurait pu être la sienne s’il n’avait pas survécu à son combat contre lui-même. Freud était l’homme qui avait voulu apprendre aux hommes à quel point ils sont habités par le désir de leur propre destruction et il leur avait dit que seul l’accès à la civilisation est en mesure de contenir cette pulsion. Il pensait que ce qui leur arrivait était déjà inscrit dans leur inconscient avant même qu’ils en eussent la révélation, et il avait la conviction que le complexe d’Œdipe était le nom de cette inscription. Et pourtant, ce n’était pas au complexe qu’il se confrontait en cet instant mais à la peau de chagrin – Œdipe ou Macbeth –, c’est-à-dire à la limite de sa liberté81. Il livrait un dernier combat contre le supplice de la mort, en paix avec lui-même, au moment où le monde entrait en guerre, au moment où le ça triomphait du moi, au moment où la maladie rongeait l’intérieur de sa bouche au point de faire surface sur sa joue, au moment, enfin, où, au-dessus de sa demeure, hurlaient les sirènes qui annonçaient les premières alertes aériennes. Le 25 août, il avait mis un point final à son agenda et à sa vie en écrivant ces mots : « Panique de guerre » (Kriegspanik).

Le 21 septembre, Freud rappela à Schur la promesse qu’il lui avait faite de l’aider à en finir le moment venu et il lui demanda d’en parler à Anna : « Si elle pense que c’est juste, alors finissons-en. » Vivre dans de telles conditions n’avait plus à ses yeux aucun sens82. Schur, qui était revenu à Londres le 8 août, pressa la main de Freud et promit de lui donner le calmant adéquat. Il administra une première fois une dose de trois centigrammes de morphine, puis répéta deux fois le même geste, à plusieurs heures d’intervalle. Il savait que la dose dite « calmante » ne pouvait pas dépasser deux centigrammes. Il avait donc choisi la mort par sédation profonde et continue.

Freud mourut le samedi 23 septembre 1939, à 3 heures du matin83. C’était la fête de Yom Kippour, la plus sainte de l’année juive, jour d’expiation des péchés du veau d’or. Dans la journée, les Juifs londoniens pratiquants se rendirent à la synagogue pour implorer le grand pardon de ce Dieu que Freud avait tant malmené. Partout s’empilaient des sacs de sable destinés à protéger les bâtiments contre les raids ennemis, certaines statues avaient été déplacées et des tranchées creusées.

Ce même jour, à l’autre bout de l’Europe désertée depuis longtemps par les freudiens, Adam Czerniakow, un ancien ingénieur chimiste, accepta d’être nommé par le maire de Varsovie président du Judenrat, tandis qu’à Sokolow Podlaski, un district proche, les nazis incendiaient la synagogue. Czerniakow dissimula dans son tiroir un flacon de vingt-quatre pilules de cyanure84. Lui aussi saura mourir en temps voulu.

Le corps de Freud fut incinéré au crématorium de Golders Green sans aucun rituel, et ses cendres déposées dans un cratère de l’ancienne Grèce orné de scènes d’offrande. Devant une centaine de personnes, Jones prit la parole en anglais pour faire l’éloge de son maître, tout en rappelant les noms de tous les membres du Comité, morts ou dispersés : « S’il est un homme dont on puisse dire qu’il a dompté la mort elle-même et qu’il lui a survécu en dépit du roi des Ténèbres, qui, à lui, n’inspirait aucune crainte, alors cet homme porte le nom de Freud85. »

Après lui, Stefan Zweig prononça en allemand une splendide oraison funèbre : « Merci pour les mondes que tu nous as ouverts et qu’à présent nous parcourons seuls, sans guide, à jamais fidèles, vénérant ta mémoire, Sigmund Freud, toi l’ami le plus précieux, le maître adoré86. »

Zweig se suicidera au Brésil, à Petropolis, en février 1942.

Notes

1. Cf.  Mary V. Dearborn, Queen of Bohemia, the Life of Louise Bryant, Boston, Houghton Mifflin, 1996. La maladie de Dercum est une adipose douloureuse qui s’accompagne de troubles mentaux. Louise Bryant mourut en France en 1936.

2. Edward Mandell House (1858-1938) : diplomate et homme politique conseiller de Wilson pour la rédaction des « quatorze points ». Il a été mis à l’écart en 1919.

3. Sigmund Freud et William Bullitt, Le Président Thomas Woodrow Wilson (1967), Paris, Payot, 1990. Seule l’introduction est reprise et traduite depuis l’allemand dans les OCF.P, XVIII, op. cit., p. 363-372. Avec une notice explicative sur les conditions de publication du texte par Bullitt. Cf. également, pour l’interprétation du texte, Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit. L’argent remis par Bullitt servit à renflouer le Verlag. On pourra lire aussi l’argumentation donnée par Peter Gay, Freud, op. cit., p. 869-870.

4. D’où la sévérité d’Erik Erikson, qui souligna que le texte semblait avoir été écrit par un étudiant peu doué ne comprenant ni la langue ni la pensée de son maître.

5. Rédigé par Wilson sans concertation avec ses homologues européens, le discours prétendait redessiner les frontières des anciens Empires centraux et régenter les relations internationales par la création d’une Société des Nations (SDN).

6. Voir à ce sujet Catherine Clément, Pour Sigmund Freud, Paris, Mengès, 2005, p. 127-143.

7. Le mot allemand Geistigkeit signifie « spiritualité » ou « intellectualité », ou encore « vie de l’esprit ». Le mot « spiritualisme » ne convient pas à l’hypothèse freudienne. Il existe plusieurs traductions de l’ouvrage. J’ai choisi celle de Cornélius Heim, L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), Paris, Gallimard, 1986. Cf. également la traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Seuil, 2012, coll. « Points Essais », avec une excellente présentation. Cf. également OCF.P, XX, op. cit., p. 132-219. Parmi les meilleurs commentateurs, outre Yosef Hayim Yerushalmi, dont Le « Moïse » de Freud. Judaïsme terminable et interminable, op. cit., fut un véritable événement, on retiendra les noms de Jacques Le Rider, Freud, de l’Acropole au Sinaï, Paris, PUF, 2002, Edward Said, Freud et le monde extra-européen (2003), Paris, Le Serpent à plumes, 2004, et Henri Rey-Flaud, « Et Moïse créa les Juifs… ». Le testament de Freud, Paris Aubier, 2006. J’ai commenté la plupart de ces ouvrages ainsi que celui de Freud dans Retour sur la question juive, op. cit. Cf. également Ilse Grubrich-Simitis, « Un rêve éveillé. Le Moïse de Freud », Revue française de psychanalyse, 56, 4, 1992. J’ai par ailleurs, avec René Major, organisé en 1994 le colloque de Londres de la SIHPP, au cours duquel Jacques Derrida répondit à Yerushalmi avec Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995. Cet événement a fait l’objet d’un commentaire truffé d’erreurs et malveillant, lors d’un colloque d’hommage à Yerushalmi, organisé à Paris par Sylvie-Anne Goldberg, au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, le 11 avril 2011. Cf. L’Histoire et la mémoire de l’histoire. Hommage à Y.H. Yerushalmi, Paris, Albin Michel, 2012. J’ai publié une réponse à ce sujet à Sylvie-Anne Goldberg et à Michael Molnar, dans le Bulletin de la SIHPP, 30 août 2012.

8. Le nom et les œuvres de Spinoza ne figurent pas dans le catalogue de la bibliothèque de Freud. Il ne fait jamais référence au célèbre passage du chapitre III du Traité théologico-politique sur la survivance des Juifs, Paris, PUF, 1999.

9. Le meilleur ouvrage sur la genèse du mythe de l’égyptianité de Moïse depuis la fin du XVIIe siècle est celui de Jan Assmann, Moïse l’Égyptien. Un essai d’histoire de la mémoire, Paris, Aubier, 2001. Repris dans la collection « Champs-Flammarion » en 2010. Cf. également Jacques Le Rider, « Moïse égyptien », Revue germanique internationale, 14, 2000, p. 127-150. Dans la bibliothèque de Freud, on trouve un nombre impressionnant d’ouvrages d’égyptologues et d’exégètes de la Bible. Dans ce domaine, il était d’une immense érudition.

10. Otto Rank, Le Mythe de la naissance du héros, op. cit.

11. Dans le récit biblique, la fille du pharaon trouve l’enfant dans la corbeille, elle l’adopte et le fait nourrir par sa mère.

12. En 1912, Karl Abraham avait publié un article sur ce sujet : « Amenhotep IV. Contribution psychanalytique à l’étude de sa personnalité et du culte monothéiste d’Aton », in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 232-257.

13. Ernst Sellin, Mose une seine Bedeutung für die Israelitisch-jüdische Religionsgeschichte, Leipzig et Erlangen, A. Deichertsche Verlagsbuchhandlung, 1922. La thèse de Sellin sur le meurtre de Moïse avait déjà été invalidée à cette époque par Abraham Shalom Yahuda (1877-1951). Freud l’avait appris par Arnold Zweig.

14. Dans la version biblique, Moïse brise les Tables de la Loi en voyant les Hébreux adorer le veau d’or. Il remonte au Sinaï pour rechercher de nouvelles Tables auprès de Yahvé et meurt à cent vingt ans sans avoir accédé à la Terre promise. Josué est son successeur. Les Hébreux errent pendant quarante ans dans le désert.

15. Eduard Meyer, Die Israeliten und ihre Nachbarstämme : Alttestamenliche Untersuchungen, Halle, Max Niemeyer, 1906.

16. Fils d’Abraham, dont les descendants sont les Madianites. Freud évoque d’autres historiens et exégètes. Leurs ouvrages ainsi que ceux de Meyer font partie du catalogue de sa bibliothèque. Celui de Sellin, de 1922, n’y figure pas.

17. Dans le récit biblique, les deux histoires sont liées. À l’âge adulte, Moïse tue un Égyptien et s’enfuit vers le pays de Madian, où il découvre sa vocation : Yahvé l’appelle de l’intérieur d’un buisson pour qu’il retourne en Égypte et libère les Hébreux tenus en esclavage.

18. Jacques Lacan a parfaitement repéré ce dualisme freudien dans Le Séminaire, livre VII : L’Éthique de la psychanalyse (1959-1960), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 203 sq.

19. Sigmund Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, op. cit., p. 133.

20. Ibid., p. 135-136.

21. Ibid., p. 180.

22. Ibid., p. 185.

23. Ce que souligne fort bien Peter Gay, Un Juif sans Dieu (1987), Paris, PUF, 1989. J’ai développé cette thèse dans Retour sur la question juive, op. cit.

24. Ce qui fait dire à Yerushalmi que Freud a fait de la psychanalyse un prolongement d’un judaïsme sans Dieu : un judaïsme interminable. Je dirais plutôt une judéité interminable. J’ai développé cette thèse dans Retour sur la question juive, op. cit.

25. En 1655, à la demande du rabbi Menasseh ben Israël, Cromwell avait mis un terme au bannissement des Juifs et avait autorisé la liberté du culte.

26. Mark Edmundson, La Mort de Sigmund Freud, op. cit., p. 116.

27. David Bakan, Freud et la tradition de la mystique juive (1958), Paris, Payot, 1977.

28. Martin Buber, Moïse, Paris, PUF, 1986. Carl E. Schorske, Vienne, fin de siècle, op. cit. Yirmiyahu Yovel, Spinoza et autres hérétiques, op. cit. Peter Gay, Un Juif sans Dieu, op. cit.

29. Lettre à Marie Bonaparte du 27 janvier 1938. Archives inédites. Citée par Max Schur.

30. Ian Kershaw, Hitler, op. cit., t. II, p. 129.

31. Ibid., p. 144.

32. Le 15 mars, il envoya un télégramme en ce sens au secrétariat d’État. Reproduit en fac-similé dans Chronique la plus brève, op. cit., p. 229.

33. L’unification de l’Autriche et de l’Allemagne.

34. Richard Sterba, Réminiscences, op. cit., p. 145-146. Freud désignait Sterba.

35. Ian Kershaw, Hitler, op. cit., p. 149. Peter Gay donne une excellente description de la fureur qui se déchaîna en Autriche en mars 1938.

36. Le 2 avril 1938, la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis reconnurent la légalité de l’Anschluss.

37. Lettre de Giovacchino Forzano à Mussolini, du 14 mars 1938. Citée par Paul Roazen, in « Questions d’éthique psychanalytique », op. cit., p. 162. Malgré les affirmations de Concetta Giovacchino à ce sujet, Mussolini semble ne pas avoir donné suite à cette demande de son père. J’ai demandé à Maurizio Serra d’effectuer des recherches à ce sujet, et il n’a rien trouvé dans les archives. Dans son témoignage déposé à la Library of Congress, Edoardo Weiss dit qu’il n’eut jamais la moindre preuve des intentions favorables de Mussolini à l’endroit de Freud auxquelles croyait pourtant Forzano.

38. Sur l’émigration de Freud, outre les archives de la Library of Congress et celles de Marie Bonaparte, on peut consulter les ouvrages déjà cités d’Ernest Jones, Max Schur, Martin Freud, Eva Weissweiler, Richard Sterba, Mark Edmundson, Detlef Berthelsen (sur Paula Fichtl), Elisabeth Young-Bruehl. Il faut également croiser les correspondances de Freud avec Ernest Jones, Max Eitingon, Arnold Zweig, Minna Bernays, Anna Freud et les autres enfants. Cf. également Chronique la plus brève, op. cit. ; « Ici la vie continue de manière surprenante », op. cit. ; Sophie Freud, À l’ombre de la famille Freud, op. cit. La consultation de toutes ces sources permet de connaître le détail au jour le jour de toutes les tractations financières, juridiques et administratives qui conduisirent à l’émigration de Freud et des membres de sa famille, ainsi qu’à l’évacuation vers l’Angleterre de ses archives et de ses collections. Une rumeur propagée par Barbara Hannah prétend que Franz Riklin junior aurait été dépêché à Vienne par Jung pour remettre à Freud une somme importante afin de l’aider à s’exiler. Freud aurait répondu qu’il ne voulait rien devoir à ses ennemis. Cette rumeur a été invalidée par Deirdre Bair, Jung, op. cit., p. 692. Cf. également le témoignage de Robert McCully recueilli par Kurt Eissler, LoC, s.d., box 121, folder 17.

39. Témoignage d’Emy Moebius, qui émigrera en Floride, LoC, document cité.

40. Un an plus tard, Jacob Schatsky, bibliothécaire de l’Institut psychiatrique de New York, en fit l’acquisition.

41. Document publié dans la Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 5, 1992, p. 35.

42. On appelle ainsi le non-Juif chargé d’aider les Juifs pratiquants à effectuer certaines tâches courantes le jour du Shabbat.

43. Lettre datée du 5 mai 1938, qui se terminait selon la formule rituelle par Heil Hitler, in Richard Sterba, Réminiscences, op. cit., p. 151.

44. « Cochons de Juifs ».

45. Sur le rôle d’Alfred Indra, cf. Alexander Waugh, Les Wittgenstein : une famille en guerre, Paris, Perrin, 2011. Sur le détail des lois antijuives appliquées à la famille Freud et à ses sœurs, cf.  Harald Leupold-Löwenthal, « L’émigration de la famille Freud en 1938 », Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 2, 1989, p. 442-463. Et Alfred Gottwaldt, « Les sœurs de Sigmund Freud et la mort. Remarques concernant leur destin de déportation et de meurtre de masse », Revue française de psychanalyse, 68, 4, 2004, p. 1308-1316.

46. C’est sur le site de ce somptueux hôtel, détruit en 1945, que Simon Wiesenthal installera son Centre de documentation de la Résistance autrichienne. En 1985, un monument fut érigé en souvenir des victimes.

47. Detlef Berthelsen, La Famille Freud au jour le jour, op. cit., p. 81.

48. Eva Freud (1924-1944), mourra à Marseille des suites d’une septicémie consécutive à un avortement. Cf. Dictionnaire de la psychanalyse, op. cit.

49. W. Ernst Freud, « Souvenirs personnels à propos de l’Anschluss », Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 3, 1990, p. 409-414.

50. David J. Lynn, « Sigmund Freud’s Psychoanalysis of Albert Hirst », op. cit. Et « Obituary », Insurance Advocate, 85, 1974, p. 89. Le témoignage de Hirst se trouve à la Library of Congress, document cité.

51. Elle adopta Angela, sa nièce orpheline, fille de Tom Seidmann-Freud, qui s’était suicidée en 1930, comme son mari qui s’était lui aussi donné la mort peu de temps avant elle. Dans une lettre à sa sœur Mitzi, du 28 décembre 1930, Freud explique qu’il ne peut pas prendre Angela en charge à Vienne, LoC, box 3, folder 11.

52. Elle était née aux États-Unis, où sa mère avait émigré avant de revenir à Vienne. Cf.  Ernst Waldinger, « My Uncle Sigmund Freud », Books Abroad, 15, janvier 1941. Un long témoignage de Waldinger se trouve à la Library of Congress. Document cité.

53. Freud insista, en vain, pour emmener dans la caravane Maximilien Steiner, membre de la WPV depuis 1908.

54. Sophie Freud, À l’ombre de la famille Freud, op. cit., p. 206. Née en 1924, Sophie Freud épousa aux États-Unis Paul Lowenstein, immigrant allemand qui s’était évadé d’un camp de transit en France. Psychosociologue, elle se spécialisa dans la protection de l’enfance.

55. August Aichhorn (1878-1949) resta à Vienne, tandis que son fils était arrêté par les nazis puis déporté à Dachau comme prisonnier politique. Après la guerre et la libération de son fils, il participera à la reconstruction de la WPV. Ernst Federn (1914-2007), fils de Paul Federn, fut déporté à Buchenwald et il en réchappa, comme d’ailleurs Bruno Bettelheim (1903-1990). Ernst Federn revint s’installer à Vienne en 1972, après un périple américain. Bettelheim s’installa à Chicago.

56. La Maison de Freud, Berggasse 19, Vienne, photographies d’Edmund Engelman, op. cit., p. 27. Les photographies furent vendues dans le monde entier. Elles apportaient le témoignage vivant de quarante-sept années de vie consacrées à la science, à l’art, à la culture.

57. « Erklärung. Ich bestätige gerne, dass bis heute den 4. Juni 1938, keinerlei Behelligung meiner Person oder meiner Hausgenossen vorgekommen ist. Behörden und Funktionäre der Partei sind mir und meinen Hausgenossen ständig korrekt und rücksichtsvoll entgegen getreten. Wien, den 4. Juni 1938. Prof. Dr. Sigm. Freud. » Ce document, signé de la main de Freud, figure au catalogue Nebehay du 11 mai 1989. Il a été acheté par la Bibliothèque nationale d’Autriche (Österreichische Nationalbibliothek), où il peut être consulté.

58. Ernest Jones, Peter Gay, Mark Edmundson et bien d’autres encore ont abondamment commenté cette phrase. Alain de Mijolla a été l’un des premiers, en France, à mettre en cause la véracité de cette déclaration. Cf. Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Calmann-Lévy, 2002, t. I, p. 683.

59. Le meilleur témoignage sur le voyage de Freud est celui de Paula Fichtl recueilli par Detlef Berthelsen. Elle décrit en détail les réactions des voyageurs, leurs vêtements, leurs manières de se nourrir.

60. Lettre de Freud à Alexander du 17 juillet 1938, LoC. Papiers de famille.

61. Max Schur, La Mort dans la vie de Freud, op. cit., p. 588. Sigmund Freud, Chronique la plus brève, op. cit., p. 449. Il existe plusieurs versions de l’attitude de Sauerwald. Cf. également le témoignage d’Ernst Waldinger. Document cité.

62. Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse (1940), Paris, PUF, 1967, et OCF.P, XX, op. cit.

63. Arthur Koestler, Hiéroglyphes, Paris, Calmann-Lévy, 1955, p. 493. Ernest Jones souligne que Koestler fit paraître deux comptes rendus différents, comportant l’un et l’autre des erreurs sur sa visite à Freud. La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, t. III, p. 269.

64. Adele Jeiteles (1871-1970), qui vécut presque centenaire, était issue d’une grande famille juive de l’Empire austro-hongrois. Son oncle, atteint de psychose mélancolique, avait lui-même consulté Freud en 1900 avant de se suicider.

65. Kurt Eissler a réalisé en 1953 un entretien avec Arthur Koestler et un autre avec sa mère, lequel sera utilisé par le biographe de l’écrivain, qui a donné un portrait terrible de ce dernier. Michael Scammell, Koestler. The Literary and Political Odyssey of a Twentieth-Century Skeptic, New York, Random House, 2009. Et Arthur Koestler, Œuvres autobiographiques, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1993.

66. Melitta Schmideberg, « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique en Angleterre » (1971), Confrontation, 3, printemps 1980, p. 11-22.

67. Ernest Jones, « Bulletin of IPA », International Journal of Psychoanalysis, 1939, p. 116-127. Et HPF-JL, op. cit., p. 1606-1607.

68. Alexandre Etkind a repris cette thèse dans son Histoire de la psychanalyse en Russie, op. cit. Et bien d’autres après lui. Elle a pourtant été invalidée, à partir d’une consultation des archives, par Guido Liebermann dans son ouvrage La Psychanalyse en Palestine, op. cit.

69. Lettre de Freud à Marie Bonaparte du 4 octobre 1938, in Correspondance, op. cit., p. 493. Winston Churchill dira dans le Times du 7 novembre 1938 : « Ils devaient choisir entre le déshonneur et la guerre. Ils ont choisi le déshonneur, et ils auront la guerre. »

70. Sigmund Freud, « Un mot sur l’antisémitisme » (1938), in OCF.P, XX, op. cit., p. 326-329. Arthur Freud fut finalement relâché, et il laissa un témoignage écrit cité par Martin Gilbert, Kristallnacht : Prelude to Destruction, New York, Harper Collins, 2006, p. 54-55.

71. Mark Edmundson, La Mort de Sigmund Freud, op. cit., p. 163.

72. Lettre de Freud à Marie Bonaparte du 12 novembre 1938, Correspondance, op. cit., p. 497. Freud se trompait : il s’agissait de cent soixante mille schillings.

73. Célia Bertin, Marie Bonaparte, op. cit., p. 327.

74. Cf. HPF-JL, op. cit.

75. Ce texte a été reproduit en fac-similé dans Ruth Sheppard, Sigmund Freud. À la découverte de l’inconscient, Paris, Larousse, 2012.

76. Cf. Sigmund Freud. L’invention de la psychanalyse, documentaire réalisé, en 1997, par Élisabeth Kapnist et Élisabeth Roudinesco, produit par Françoise Castro.

77. Sigmund Freud et Arnold Zweig, Correspondance, 1927-1939, op. cit., lettre de Freud du 5 mars 1939, p. 221. Voir également les archives inédites de Marie Bonaparte. Et Denis Toutenu, « Freud, une photo inédite : la consultation du Pr Lacassagne à Londres, le 26 février 1939 », Revue française de psychanalyse, 4, 66, 2002, p. 1325-1334. Le rapport médical se trouve à la LoC, box 120, folder 53.

78. Sigmund Freud et Ernest Jones, Correspondance complète, 1908-1939, op. cit., lettre de Freud du 7 mars 1939, p. 877.

79. Chronique la plus brève, op. cit., p. 306.

80. Sigmund Freud et Ernest Jones, Correspondance complète, 1908-1939, op. cit., p. 878. Le 2 septembre 1939, les nazis avaient envahi la Pologne.

81. Selon le mot de Jean-Paul Sartre, cité en exergue de ce livre.

82. Les notes de Max Schur sont déposées à la Library of Congress. Leur contenu est différent de la version qu’il donne dans son livre La Mort dans la vie de Freud, op. cit. Peter Gay les a largement prises en compte dans son Freud, op. cit., p. 830-832. Il souligne qu’il fut certainement procédé à trois injections et non pas à deux. Cf. également Mark Edmundson, La Mort de Sigmund Freud. L’héritage de ses derniers jours, op. cit., p. 195-197. Dans son témoignage, Paula Fichtl affirme que Schur n’était pas présent lors de la mort de Freud et que c’est Josefine Stross qui administra la dose létale. S’il est vrai que Schur devait repartir pour les États-Unis dans les plus brefs délais, rien ne prouve qu’il n’était pas présent au chevet de Freud. Paula se trompe d’ailleurs sur le dosage, le jour et le nombre d’injections. La version de Paula a été reprise par Roy B. Lacoursière, « Freud’s Death : Historical Truth and Biographical Fictions », American Imago, 65, 2008. Dans cet article, Lacoursière affirme que Stross aurait laissé des archives sur cette question mais il ne dit pas ce qu’elles contiennent et lui-même ne les a pas consultées. Freud lut le roman de Balzac en français, dans une édition de 1920 appartenant à Anna. Référence LDFRD 5680. Pour en savoir davantage, il faut attendre l’ouverture, au Freud Museum, de la correspondance de Josefine Stross.

83. Et non pas à 23 h 45 comme le dit Marie Bonaparte dans son Journal.

84. Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Paris, Fayard, 1988, p. 190.

85. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., t. III, p. 282. J’ai retraduit le passage.

86. Stefan Zweig, « Sur le cercueil de Sigmund Freud » (1939), in Freud, la guérison par l’esprit, Paris, Le Livre de poche, 2013, p. 149.