Chapitre V

La psychologie ergonomique et l’ergonomie cognitive

I. – La psychologie et le projet de l’ergonomie

Le projet ergonomique se caractérise par les principes suivants27 :

  1. une double finalité : l’amélioration de la condition du travailleur et l’amélioration de la performance du système homme-machine (quantitativement et/ou qualitativement) ;
  2. un objectif d’adaptation du travail à l’homme (le travail étant compris dans un sens large : outils, machines, structures, conditions…) ;
  3. l’application de données scientifiques pertinentes et une contribution au développement des connaissances utiles en la matière ;
  4. un modèle d’approche fondé sur une recherche et/ou une intervention à caractère pluridisciplinaire, centrée sur l’activité concrète de travail.

La communauté de ces objectifs avec le projet de la psychologie du travail est évidente. Elle ne se traduit cependant pas nécessairement dans les pratiques : il peut exister, tant en recherche que dans les interventions, des clivages nets entre approches ergonomiques et approches de psychologie du personnel et/ou des organisations. Cela peut s’expliquer par les technicités respectives de ces différents courants, autant que par des oppositions résultant d’une mise en avant d’objectifs privilégiant, dans un cas, des actions sur le cadre « technique » du travail (comme déterminant des aspects opératoires, physiques, cognitifs, mais aussi sociaux, de l’activité même de travail), et, dans les autres, des actions sur le travailleur et/ou sur l’organisation (comme structure, comme culture, comme climat, etc. ; en somme, en considérant plus le contexte de travail que l’activité de travail). L’expression « psychologie ergonomique » empruntée à Leplat (1980) désigne la branche de la psychologie du travail qui participe explicitement au projet ergonomique tel qu’il vient d’être précisé28. La notion d’ergonomie cognitive est étroitement associée à ce courant de recherche et d’intervention.

II. – L’histoire de l’ergonomie et l’émergence de la dimension psychologique et cognitive29

La nécessité de pluridisciplinarité affirmée en ergonomie est le fruit d’une évolution des conditions de travail. S’il apparaît en effet que de nombreuses disciplines comme la physiologie, la médecine, l’anthropométrie, la sociologie, l’ingénierie… et la psychologie ont abordé séparément la question de l’adaptation du travail à l’homme, l’émergence de l’ergonomie en tant que discipline a concrétisé la volonté d’intégrer ces différentes approches dans un souci de pertinence et d’efficacité. Cette vision est le fruit de la prise de conscience de la diversification des problèmes à traiter dans la perspective posée par l’ergonomie et de la nécessité d’envisager la pluridimensionnalité des déterminants de l’activité de travail. L’évolution technologique et l’interaction entre la technologie et l’ergonomie elle-même ont par ailleurs largement contribué au développement de cette perspective.

Au cours du XXe siècle, on est passé, dans un premier temps, de modes de production dans lesquels le travailleur était d’abord un acteur dont l’énergie « utile » était principalement physique, à des modes de production utilisant des machines imposant que des signaux soient détectés, que des commandes soient enclenchées. Des systèmes de productions continus, avec des contraintes de régulation importantes, sont apparus ensuite. Enfin, les systèmes automatiques et les technologies informatiques (ordinateurs de process, robotique, bureautique et autres applications des ordinateurs) ont envahi l’industrie et l’administration – et toute l’activité humaine, y compris tout ce qui est relatif à la communication, au travers des (nouvelles) technologies de l’information et de la communication. On en est donc arrivé à une production (une activité) dans laquelle l’homme est essentiellement là pour traiter de l’information (une information de plus en plus complexe et requérant des traitements de plus en plus sophistiqués). Le travailleur est devenu un opérateur/acteur dont l’énergie mobilisée est principalement cognitive – ce qui ne veut pas dire, bien évidemment, que des problèmes d’une autre nature, par exemple physiques, physiologiques, ne se posent plus ! Compte tenu de cette évolution, l’ergonomie a été amenée à changer d’objet ou, plus justement, à devoir, à chaque étape de l’évolution technologique très brièvement esquissée ici, ajouter de nouveaux objets à son champ. Ainsi, elle est passée d’une attention à des contraintes et à des problèmes physiques à une attention à des contraintes et à des problèmes cognitifs. On peut considérer que, compte tenu du déplacement des exigences principales du travail à des moments différents de l’évolution technologique, l’ergonomie a développé diverses démarches qui toutes conservent cependant aujourd’hui leur pertinence.

Faverge a ainsi identifié quatre démarches essentielles de l’ergonomie appliquée aux secteurs industriels classiques (Faverge, 1972) :

  1. une ergonomie des gestes et des postures (s’occupant des espaces de travail et des contraintes physiques) ;
  2. une ergonomie informationnelle (s’occupant des traitements élémentaires de l’information, des cadrans, des voyants, des pédales, des leviers…, soit des dispositifs de signalisation et de commande) ;
  3. une ergonomie des systèmes (s’occupant des régulations dans les systèmes complexes de production et des dysfonctionnements dans ces systèmes, tels les accidents du travail et leurs conditions d’occurrence, les régulations entre équipes dans le travail posté, les régulations entre fonctions de prévention, de production et de récupération, etc.). C’est avec l’émergence de cette préoccupation que l’ergonomie passe de l’étude du couple homme-machine à l’étude du système hommes-machines ;
  4. une ergonomie heuristique (s’occupant des activités mentales mises en jeu dans le travail et des rapports entre les conditions de travail, la conception des dispositifs et outils de production et cette activité mentale).

Cette « classification » reflète assez bien l’évolution du travail dans un contexte industriel :

  1. travail manuel aidé de l’outil (problèmes d’effort) ;
  2. travail sur machine (machine-outil) (problèmes de signalisation et de commande) ;
  3. travail dans des systèmes continus (les interactions entre sous-systèmes de production – l’homme pouvant être vu comme l’un de ces sous-systèmes – deviennent des éléments critiques de l’activité) ;
  4. travail dans des systèmes automatisés (d’abord contrôlés par des régulateurs cybernétiques puis par des calculateurs de process, enfin par des systèmes informatiques – les problèmes ergonomiques ont trait au traitement de l’information, au diagnostic d’incidents, à la sauvegarde de la fiabilité et de la sécurité).

Presque quarante ans après l’analyse faite par Faverge, ces démarches doivent être reformulées pour plusieurs raisons :

Par ailleurs, comme cela a déjà souvent été évoqué, l’évolution du contexte économique, technologique et organisationnel de la période de transition entre le XXe et le XXIe siècle a des conséquences spécifiques sur le travail considéré sous l’angle de l’ergonomie. On retiendra, par exemple :

Ce type d’évolution a, comme on l’a vu, des répercussions importantes du point de vue organisationnel. Il a également des conséquences considérables sur l’activité de travail proprement dite (au travers de pratiques comme le reengineering, le développement de la flexibilité, ce qui a été appelé la dérégulation, les changements relatifs à la durée du travail, etc.). Pour reprendre les termes de l’ergonomie, on assiste à une modification des contraintes du travail (les exigences auxquelles le travailleur est confronté – voir fig. II. 2) et des astreintes (le « coût » qui en résulte pour le travailleur, les conséquences des contraintes pour le travailleur individuel).

Toutes ces raisons, rapidement esquissées ici, amènent à devoir considérer qu’il existe fondamentalement trois perspectives en ergonomie :

  1. une perspective (ou une ergonomie) physique, intégrant la démarche des gestes et postures, ainsi que toutes les approches des conditions d’ambiance physiques et psychophysiologiques liées au travail ou à l’activité en général ;
  2. une perspective (ou une ergonomie) systémique et/ou organisationnelle, reprenant en partie la démarche d’ergonomie des systèmes mais élargissant cette dernière à des questions d’organisation envisagées dans un souci d’adaptation de l’ensemble des structures (on pourrait parler ici de « technostructures ») de travail à l’homme ;
  3. une perspective (ou une ergonomie) cognitive, reprenant les aspects couverts par l’ergonomie informationnelle et l’ergonomie heuristique décrites précédemment et s’ouvrant aux questions posées par la prise en compte des dimensions cognitives de l’activité professionnelle et non professionnelle – comportant des domaines d’intérêts communs avec la psychologie des organisations ; c’est par exemple le cas pour le stress au travail qui pourra être envisagé ici, dans une perspective ergonomique, en relation avec des notions de charge (cognitive) de travail, de pression temporelle, d’analyse de l’activité, de dysfonctionnements, d’incidents, d’erreurs, d’accidents, etc.

Il faut insister sur le fait que si, pour les points 2 /et 3 / page précédente, on voit des communautés d’objet entre « psychologie des organisations » et psychologie ergonomique, chacune de ces disciplines approche en fait de manière spécifique ces objets communs – avec souvent des divergences fondamentales en ce qui concerne tant les analyses, les propositions d’intervention que les finalités. Ce qui singularise l’approche ergonomique, c’est : 1/ la place centrale accordée à l’analyse de l’activité ; et 2/ l’objectif d’adaptation des conditions de travail au travailleur.

Revenant aux trois perspectives de l’ergonomie qui viennent d’être décrites, on peut considérer que la psychologie est amenée à jouer un rôle dans chacune d’elles. Cette implication sera parfois en quelque sorte « indirecte » : par exemple parce que l’appel à la discipline est méthodologique (ce serait le cas dans une étude par questionnaire des conditions physiques de travail) ou parce que l’analyse porte sur la mise en relation entre des dimensions psychologiques, des aspects physiques du travail et leurs conséquences sur la santé et le bien-être du travailleur (pour prendre un exemple très précis : une étude de la relation entre exigences physiques du poste, stress perçu et troubles musculosquelettiques). Mais il est clair que ce sont les domaines de l’ergonomie des systèmes et de l’ergonomie cognitive qui constituent les champs privilégiés de la psychologie ergonomique (exemple : étude des mécanismes cognitifs mis en jeu dans la conduite d’un engin complexe).

III. – L’ergonomie des systèmes

Le thème central de l’ergonomie des systèmes concerne la régulation des activités. Des problèmes très divers qui ne sont pas du tout abordés comme tels par la psychologie des organisations sont traités dans cette perspective. Les exemples suivants peuvent être cités : les régulations opérées par le travailleur entre les objectifs contradictoires de la tâche (par exemple entre production, prévention, et récupération), les régulations de l’activité en fonction de changements dans les conditions de travail (changements liés à des fluctuations de paramètres divers de la situation de travail comme « travail de jour versus travail de nuit », modifications de la charge de travail, etc.), les régulations liées aux interactions entre plusieurs équipes de travail (succession entre équipes dans le travail posté, coactivité liée à la présence sur le lieu de travail d’équipes ou de travailleurs ayant des fonctions différentes, etc.), les dysfonctionnements de l’activité (de régulation) [étude des facteurs de fiabilité et d’infiabilité, analyse des accidents, etc. ]… Et cette liste pourrait être allongée.

Ce courant de recherche a notamment posé les jalons d’une analyse ergonomique de la sécurité et de la fiabilité. Il a ainsi largement contribué à démontrer (Monteau et Pham, 1987) :

  • – l’insuffisance des modèles unicausaux dans la compréhension des accidents du travail et de leur genèse (notamment les modèles fondés sur l’hypothèse d’une prédisposition de certains travailleurs à être victimes d’accidents du travail) ;
  • – que la compréhension de l’accident de travail passe par le recours à des modèles pluricausaux (résultat traduit par exemple dans une méthodologie d’analyse des accidents dite « de l’arbre des causes » ou « de l’arbre des conditions »). Ces modèles fondés sur de nombreuses études et analyses de terrain traduisent l’observation que l’accident résulte d’une combinaison de facteurs : le travailleur est l’un de ceux-ci, à côté de la tâche, du matériel utilisé et de l’environnement, chacun pouvant, par ses caractéristiques propres, affecter la probabilité de survenue d’un accident. L’accident concret résulte d’une articulation (qui peut être représentée sous forme d’un arbre hiérarchique) de conditions (états, actions) de ces différents facteurs, l’enchaînement de ces conditions conduisant à l’accident.

Les travaux réalisés en ergonomie des systèmes ont également mis en évidence l’importance du lien entre sécurité et fiabilité dans les systèmes de production (l’accident suit le plus souvent une chaîne d’incidents). Ils ont ainsi ouvert la voie à un important courant de recherche sur les rôles d’agent de fiabilité et d’infiabilité joués par l’homme dans les systèmes de production, et sur la fiabilité humaine en général. Ce faisant, ils ont contribué à l’émergence de l’ergonomie cognitive.

Le courant d’ergonomie des systèmes a par ailleurs contribué de manière significative aux réflexions et travaux sur l’étude des conditions de travail qui ont mené à l’élaboration de grilles et de canevas d’analyse des conditions de travail (dont il a été question au chapitre II). Si ces grilles mettent surtout l’accent sur les facteurs de pénibilité physique du travail – charges, nuisances et ambiances physiques de travail (comme bruit, poussières, vibrations…), exposition à des substances toxiques, etc. –, elles ont aussi incorporé des dimensions psychologiques, sanctionnant ainsi la pertinence de ce champ de la psychologie ergonomique (comme, par exemple, la notion de temps d’autonomie, les conditions sociales de l’activité, l’intérêt du travail, la reconnaissance qui y est liée, etc.).

S’inscrivent également dans la continuité de ce type d’approche du travail, des recherches et des modèles d’intervention sur la dimension temporelle du travail : chrono-ergonomie et chrono-psychologie – étude des phénomènes liés aux fluctuations psychophysiologiques au cours du nycthémère, aspects sociaux liés au travail de nuit et en équipes alternantes (travail posté), etc. L’accent a été mis, dans des études de ce type, sur l’impact de ces variables, tant sur le bien-être au travail que sur des aspects de production, comme par exemple la qualité, la quantité, la fiabilité (risques d’erreur humaine, etc.).

IV. – L’ergonomie cognitive

1. La perspective cognitive. – L’ergonomie cognitive peut être vue soit comme l’une des concrétisations actuelles de la psychologie ergonomique, soit comme l’un de ses champs.

On considérera avec Green et Hoc que, « relevant directement de l’ergonomie, mais revendiquant toutefois une certaine individualité, l’ergonomie cognitive en hérite de la préoccupation essentielle de construire et d’appliquer des connaissances susceptibles d’améliorer les conditions de travail (en l’occurrence, du travail cognitif, par opposition à des aspects plus physiologiques, qui sont, bien entendu, également importants). Dans la tradition de l’ergonomie des systèmes hommes-machines, l’ergonomie cognitive se concentre plus particulièrement sur les interactions entre l’homme et son environnement de travail cognitif. Dans cet environnement s’insèrent également les aspects collectifs du travail, que renforce la complexité croissante des systèmes de production… » (Green et Hoc, 1991, p. 291)31.

Tout comme l’ergonomie en général, l’ergonomie cognitive est elle-même pluridisciplinaire. Parmi les disciplines avec lesquelles elle entretient des liens privilégiés, on retiendra principalement : 1/ la psychologie cognitive en référence aux caractéristiques psychologiques traitées (ex. charge mentale, erreur humaine, etc.) ; 2/ l’informatique (en tant qu’objet d’intervention : ex. étude des interfaces comme les écrans de dialogue) ; 3/ l’intelligence artificielle (en tant qu’objet d’intervention et/ou en tant qu’outil : ex. systèmes experts, travail coopératif, etc.) ; 4/ le « domaine de travail » (nécessité de l’analyse de la tâche) ; 5/ la linguistique, la sémiologie, les neurosciences, etc. (ex. étude des communications et des outils de communication, verbaux et/ou graphiques, notamment des panneaux synoptiques dans l’industrie ; étude des processus d’action, des apprentissages en situation de travail, notamment en référence aux apprentissages implicites32).

La relation entre ergonomie cognitive et psychologie cognitive est en quelque sorte privilégiée ; l’ergonomie cognitive a été fortifiée par l’évolution de la psychologie qui a conduit à l’émergence de la psychologie cognitive (van de Leemput, 1994). La psychologie cognitive est née de l’affirmation de l’insuffisance d’une approche strictement béhavioriste et de la nécessité de faire de la compréhension des états mentaux, des représentations, des mécanismes cognitifs… les objets de la psychologie. Cette évolution a été fondamentale pour la psychologie du travail, car elle rencontrait la préoccupation de cette dernière pour une analyse de l’activité englobant les aspects observables (comportements) et inobservables de celle-ci (traitement de l’information, choix, décisions, évaluation des situations, etc.). L’homme se comporte dans un environnement, dans des situations qu’il se représente, auxquelles il donne une signification en fonction d’intentions, de buts. Il fonde ses actions sur des représentations, des connaissances et des raisonnements. Ses actions ont pour objectif de modifier, d’agir sur les situations. Elles modifient aussi les représentations, les connaissances et les mécanismes cognitifs eux-mêmes, tout comme les issues des actions les modifieront33.

On comprendra qu’une telle évolution a rencontré directement les préoccupations de l’ergonomie cognitive initiée pour partie par l’évolution technologique qui vient d’être décrite et par les questions nouvelles qu’elle posait à l’ergonomie – questions qui l’interpellaient sur sa capacité à traiter des mécanismes cognitifs sollicités par cette évolution.

Cela étant, une question importante se pose à l’ergonomie cognitive, qui la distingue de la psychologie cognitive : la référence à l’activité « en situation réelle ». Cette question renvoie à la problématique des relations entre connaissances acquises « en laboratoire » et connaissances acquises « sur le terrain », aux relations entre « théorie » et « pratique ». Comme cela a déjà été évoqué, si la psychologie du travail (toute approche de la psychologie du travail) est généralement présentée comme discipline d’application, elle produit également un savoir destiné à son propre usage et entend par ailleurs contribuer à la recherche que l’on qualifie généralement de fondamentale, car elle définit un domaine de recherche original qui ne manque pas de pertinence par rapport à des situations artificielles de laboratoire. La notion de charge mentale qui a constitué un concept important dans l’ergonomie cognitive naissante permet d’illustrer cette affirmation. La notion de charge mentale, que l’on peut considérer d’abord comme la transposition mentale de la notion de charge physique, a été dans un premier temps évoquée par les ergonomes au départ de la pratique et du terrain. La psychologie expérimentale, traitant des limites des capacités de l’homme dans le cadre de l’application de la théorie de l’information, a fourni à l’ergonomie, à partir des années 1950, un cadre théorique et conceptuel d’analyse de cette « charge ». Le retour au terrain a montré cependant les limites de cette modélisation, si bien que ce sera l’ergonomie qui, par de nouvelles considérations suscitées par la pratique, fournira à la psychologie, entre-temps devenue « cognitive », des éléments essentiels à une nouvelle formulation de modèles théoriques dans ce domaine. On voit donc bien, au travers de cet exemple, une forme de dialectique théorie-pratique qui s’institue entre psychologie cognitive et ergonomie cognitive, entre savoir et intervention à l’occasion de la pratique de l’ergonomie cognitive.

2. Les pistes et les clivages au sein de l’ergonomie cognitive. – Un premier clivage apparaît entre, d’une part, une ergonomie cognitive conçue essentiellement comme « ingénierie humaine » et, d’autre part, une ergonomie cognitive que l’on qualifiera ici, faute de mieux, d’« ergonomie de terrain ». La première s’attache à établir la liste des contraintes humaines qu’il y a lieu de considérer dans la conception d’un système de production (ou de tout autre système technique). Elle propose des listes de critères que devrait prendre en compte le concepteur soucieux d’ergonomie : c’est le courant du human engineering ou human factors anglo-saxon. Cette approche illustre parfaitement l’idée d’une application de savoirs établis au laboratoire en vue d’une amélioration des conditions de travail.

Le second courant correspond à une ergonomie dont les tenants se disent soucieux de plus de pertinence, attirent l’attention sur les limitations du premier type d’approche qui, risquant d’oublier de prendre en compte la complexité des situations réelles de travail, pourrait, de ce fait, manquer l’essentiel de ce qu’elle prétend être son objectif (accent mis ici sur l’importance de l’analyse du travail et sur la distinction entre la tâche et l’activité).

On considère souvent que le courant qui vient d’être qualifié d’ingénierie humaine est de tradition anglo-saxonne et que le courant accordant le primat au terrain et à l’analyse du travail est de tradition francophone – si ces deux tendances existent bel et bien, cette vision « linguistique » des choses n’est, quant à elle, pas nécessairement confirmée par un examen minutieux des travaux en la matière. Toujours est-il que le clivage entre les deux courants évoqués recoupe assez bien la distinction entre les deux formes du travail définies précédemment, soit la distinction entre le travail prescrit et le travail réel. Dans le premier courant (tendance human engineering), l’accent est mis sur l’analyse de la tâche et dans le second (tendance « terrain ») l’accent est mis sur l’analyse de l’activité et sur l’importance qu’il y a de considérer l’écart entre le « prescrit » et le « réel ».

La distinction entre la tendance human engineering et la tendance « terrain » recoupe par ailleurs une différence d’approche des rapports entre théorie et pratique. Dans la première, la pratique apparaît davantage comme l’application de savoirs portant sur des principes, des lois, des règles à respecter, des canevas, des normes à appliquer (accent mis sur des contenus sur lesquels portera l’intervention ; le travail est à organiser et à réorganiser en appliquant ces « contenus »). La référence au terrain existe, bien sûr, mais dans la perspective de définir la tâche et d’évaluer les règles à respecter. Dans la seconde, la pratique apparaît davantage centrée sur l’analyse et la compréhension de la situation de travail au travers de l’application de méthodes d’analyse de l’activité issues de la recherche – le plus souvent au départ d’une recherche qui s’inspire du même type de principe (accent mis sur les méthodes d’intervention). On cherche à modifier la situation de travail à la lumière du diagnostic posé et des savoirs acquis sur les lois, mécanismes, normes (ce qui est appelé contenus ci-devant). La référence au terrain est ici le fond et le fondement de la démarche. Dans cette optique, la recherche s’inspire le plus souvent de l’idée que l’ergonomie cognitive est une discipline dont les objets sont difficiles à reproduire en laboratoire sans les dénaturer.

Le courant du Human Computer Interaction34 est assez illustratif de la première approche : une place importante y est donnée aux idées de recommandations, de règles d’or, de méthodes de décomposition des tâches cognitives, etc. En voici un exemple emprunté à Mayhew (1992). Cet auteur identifie un certain nombre de principes auxquels devrait satisfaire une interface. Ce type de principes, fondés tantôt sur des analyses de systèmes insatisfaisants, tantôt sur des connaissances générales de la psychologie cognitive, sont aujourd’hui assez bien respectés dans de nombreux logiciels commercialisés. Cela n’est pas nécessairement vrai pour des logiciels créés dans des entreprises pour leur propre utilisation. Voici quelques principes proposés par Mayhew :

  1. compatibilité à l’utilisateur : l’interface doit tenir compte des caractéristiques des utilisateurs (et, si possible, être adaptable en fonction de l’existence de différents types d’utilisateurs) ;
  2.  compatibilité entre logiciels : les différents logiciels (ou produits) utilisés dans le cadre d’une fonction doivent avoir des interfaces similaires ;
  3.  compatibilité avec la tâche : l’interface doit respecter la logique de la tâche ;
  4. compatibilité avec le flux de travail : l’interface doit faciliter les liaisons entre tâches successives ;
  5.  consistance : il doit exister une compatibilité (une homogénéité) interne aux logiciels ;
  6.  familiarité : l’interface doit respecter les connaissances familières de l’utilisateur ;
  7.  simplicité : il faut privilégier les dialogues simples pour l’utilisateur ;
  8.  manipulation directe : il faut privilégier les dialogues basés sur des manipulations directes (sur des objets visibles par l’utilisateur) ;
  9.  contrôle : l’utilisateur doit pouvoir contrôler le dialogue (et ressentir ce contrôle) ;
  10. WYSIWYG (what you see is what you get) : il faut respecter une correspondance entre l’information apparaissant à l’écran et les autres formes de la même information (ex. telle qu’elle sera imprimée) ;
  11.  flexibilité : l’interface doit permettre une certaine adaptation par l’utilisateur (ex. choix d’un mode de commande) ;
  12.  réactivité (responsiveness) : le système devrait répondre immédiatement à toute action de l’utilisateur ;
  13.  robustesse : le système doit être tolérant à l’égard des erreurs commises par l’utilisateur.

L’ensemble de critères de ce type – et d’autres – devrait permettre de garantir la conception de systèmes informatiques « conviviaux » (user[s]-friendly) – cette notion a été élargie, par l’intégration d’apports multiples, dans la notion d’usability.

De nombreux travaux d’ergonomie cognitive réalisés par des ergonomes ou des psychologues de langue française publiés – souvent en anglais ! – illustrent le second courant évoqué ci-devant. Si l’on considère plus concrètement les travaux de recherche au sein de ce dernier courant, on constatera qu’un clivage peut y être observé, sur fond d’une communauté d’accord quant à la nécessité de la référence au terrain.

En effet, une première tendance recouvre des travaux centrés sur des thèmes ou des objets définis par les sciences cognitives ou la psychologie cognitive (ex. : la mémoire, le raisonnement, la planification…) ; on recherchera ici à étudier ces thèmes ou ces objets dans une situation réelle que l’on pense la mieux appropriée à son approche. L’idée est que la recherche ne peut fonder sa pertinence que sur le terrain de l’activité dont l’objet d’étude a été en quelque sorte extrait ; le terrain est choisi pour permettre la mise en évidence et l’étude de cet objet. Les recherches sur la « planification » sont très illustratives de cette approche (voir par exemple Hoc, 1996).

La seconde tendance est illustrée par des travaux centrés sur les situations (plutôt que sur les « objets de la science »). L’objectif dans ce cas est de saisir la situation dans sa complexité, de comprendre l’activité à partir des différents facteurs et mécanismes qui la déterminent. Les travaux sur la conduite de systèmes à risques en sont le plus souvent de bons exemples (pilotage d’avions de chasse, conduite de centrales nucléaires, travail des sapeurs-pompiers, etc. – voir par exemple Amalberti, 1996). Une des finalités de ces recherches est de définir des principes de classification des situations qui devraient permettre de généraliser les résultats à des classes de situations de travail (importance des taxonomies).

Il paraît important de préciser que tous les « clivages » de la discipline évoqués dans les lignes qui précèdent doivent être vus comme opposant des traditions, des dominantes. Si certains chercheurs ou praticiens en ergonomie cognitive (et, plus généralement, en psychologie ergonomique) les illustrent parfois de manière extrême, d’autres, sans aucun doute de plus en plus nombreux, intègrent dans leurs travaux les apports, les originalités, les pertinences respectives, de ces divers courants qui doivent être vus comme complémentaires plutôt que comme opposés dès lors que l’on se préoccupe particulièrement d’intervention.

3. Les champs actuels et futurs de la psychologie ergonomique et de l’ergonomie cognitive. – L’ergonomie cognitive se définit pour certains plus par des objets ou des situations précises que par des options méthodologiques. Une tendance existe chez certains chercheurs à assimiler l’ergonomie cognitive à la recherche et à l’intervention ergonomique sur l’un ou l’autre de ces objets. Cela les conduit à définir purement et simplement l’ergonomie cognitive par ces objets et à l’identifier, qui à l’étude de l’interaction homme-ordinateur (HCI), qui à l’étude de la fiabilité humaine, etc. Cette tendance est discutable car elle confond la discipline générale et l’un de ses champs d’application et de recherche. Elle s’explique sans doute par l’importance de certains de ces derniers dans l’activité de travail actuelle (informatique et technologie de la communication omniprésentes) et par la prégnance des questions ergonomiques (par exemple, en raison d’enjeux de fiabilité, de confort d’utilisation, de risque pour l’environnement, etc.).

On retiendra, ici, quelques-uns de ces champs parmi les plus significatifs en évoquant l’une ou l’autre des contributions des recherches les concernant :

  • – la conduite de systèmes dynamiques (processus de production continus, automatisés, à évolution « autonome » ; tels engins, trains, avions, bateaux, processus chimiques, pétrochimiques, centrales nucléaires). Les travaux portent sur les aspects de conduite proprement dite, d’anticipation, de planification, d’erreur humaine, de charge mentale, de fiabilité, de sécurité, les aspects temporels qui y sont liés, l’acquisition et l’utilisation des connaissances, le diagnostic… Dans ce contexte, un ensemble de données relatives à l’architecture cognitive et au fonctionnement cognitif de l’opérateur humain ont été obtenues. Ainsi, l’hypothèse a été faite que l’opérateur humain conduisant un système complexe, susceptible de présenter des variations (indésirables), « fonctionnerait » selon un modèle emboîtant divers registres de fonctionnement : 1/ certaines actions de l’opérateur seraient « commandées » par des automatismes (l’opérateur réagit de manière automatique à une situation) ; 2/ d’autres actions consisteraient en l’application de procédures (ou règles évoquées par l’opérateur en fonction d’une analyse rapide de la situation et en référence à la connaissance qu’il a de procédures adaptées à la situation identifiée) ; 3/ des situations auxquelles l’opérateur ne pourrait réagir ni « automatiquement » ni par le recours à une procédure (connue de lui) impliqueraient une analyse basée sur des connaissances générales (y compris sur le système contrôlé) et l’élaboration d’une séquence d’actions jugée appropriée (modèle de Rasmussen – voir par exemple Hoc, 1996) ;
  • – les logiciels en général, qu’il s’agisse de logiciels de traitement de texte ou de systèmes experts : problèmes de représentation, de modèle mental, de dialogue, de familiarité, de convivialité, d’usability… et plus particulièrement la conception des interfaces et du dialogue (qu’il s’agisse d’ordinateurs de type PC, de robots, de systèmes de production ou de conception informatisée, de systèmes domotiques, de hi-fi, de systèmes multimédias, de jeux, de vidéo, de systèmes médicaux, de systèmes bancaires, de systèmes de formation, d’enseignement…) ;
  • – le travail coopératif, qu’il s’agisse de coopération homme-ordinateur ou de coopération homme-homme assistée par exemple par ordinateur (groupware et Computer Supported Cooperative Work), etc. ;
  • – les applications de la télématique, qu’il s’agisse des applications professionnelles, comme le travail à distance, et particulièrement le travail à domicile, ou des applications extraprofessionnelles, comme les terminaux bancaires, les kiosques informatisés, etc. Et, de manière générale, ce qu’on appelle aujourd’hui les (nouvelles) technologies de l’information et de la communication – (N) TIC.

On aura noté que ces champs ne sont pas exclusifs : les questions posées par l’un d’entre eux supposent le plus souvent que soient aussi traitées des questions – voire toutes les questions – abordées par un autre.

4. La nécessité de la psychologie ergonomique et de l’ergonomie cognitive : de l’acte à l’organisation. – Dans l’utilisation quotidienne d’un GSM, d’un terminal bancaire, d’une centrale d’alarme, d’un « simple » téléphone, lors de la consultation d’un site Web, chacun a déjà pu éprouver combien le fait d’avoir négligé les caractéristiques et les attentes de l’utilisateur, un manque d’ergonomie cognitive, pouvait être source de difficultés, de charge mentale – par exemple, dans la mobilisation malaisée de la mémoire. Le primat est sans doute encore trop souvent donné à la contrainte technique, économique ou encore à l’évidence du concepteur qui se dit que tout le monde pense comme lui ou qui, tout simplement, ne se dit rien du tout à ce sujet. C’est une erreur et un calcul à court terme, car un dispositif mal conçu sur le plan ergonomique sera peu utilisé, mal utilisé, sous-utilisé, voire non utilisé. Pis encore, dans telle situation de travail, il pourra être à la base de difficultés et problèmes importants, voire de catastrophes (accident de travail, risque technologique majeur, risque pour l’environnement). L’ergonomie cognitive répond donc d’abord à la nécessité de tenir compte de ce que l’usage d’un système technique plus ou moins sophistiqué renvoie à un couplage homme-système, et que la réussite de ce couplage suppose la prise en compte des caractéristiques des deux membres du couple !

Mais il y a une deuxième nécessité de l’ergonomie cognitive. Dans l’entreprise, ou l’organisation en général, l’analyse de la dimension cognitive proposée par la psychologie du travail ouvre la porte à une analyse de l’organisation en tant que système qui paraît essentielle et qui complète les approches organisationnelles telles que définies par la psychologie des organisations.

Un exemple particulier permettra de comprendre cette double nécessité : il concerne l’étude des dysfonctionnements. Une analyse fine des facteurs intervenant dans la genèse des erreurs dans les systèmes de production complexes montre combien ces événements dysfonctionnels surgissent à la croisée de causalités multiples impliquant des aspects d’ergonomie cognitive concernant le couplage homme-technique et des aspects liés à l’organisation. En se penchant sur les erreurs dans des circonstances multiples (notamment lors d’incidents plus ou moins graves : accident technologique majeur, erreurs dans des interventions chirurgicales, omissions de signaux d’alarme, etc.), plusieurs recherches ont montré qu’il faut considérer comme éléments clés de la fiabilité des systèmes les éléments suivants :

  1.  la fiabilité intrinsèque des processus technologiques ;
  2.  la fiabilité humaine : cette question a été à la base de travaux spécifiques portant sur les mécanismes de genèse de l’erreur humaine. À cet égard, la distinction a pu être faite entre, d’une part, les ratés (l’erreur découle par exemple d’une mauvaise réalisation d’une séquence d’actions indépendamment de l’adéquation du plan qui les guide ; l’opérateur a l’intention de réaliser une séquence d’actions adéquate, mais au cours de sa réalisation il omet par exemple l’une des actions prévues et nécessaires) et, d’autre part, les fautes (l’opérateur a commis une erreur qui découle d’une défaillance dans les processus de jugement ou d’inférence ; par exemple, il a mal interprété l’état du système contrôlé et décide d’une action inappropriée). D’autres travaux ont abordé les mécanismes mentaux mis en jeu dans l’activité de diagnostic pour pouvoir aborder l’étude des dysfonctionnements et la conduite de systèmes complexes. Dans cette perspective, on a mis en évidence l’intérêt de tenir compte du fait que les connaissances mobilisées par cette activité pouvaient être de nature différente. Ainsi, on a montré que la distinction doit être faite entre les connaissances déclaratives (connaissances générales sur les principes de fonctionnement du système, connaissances générales sur les principes de physique, de chimie, etc.) et les connaissances procédurales (connaissance de règles d’action, de séquences d’actions appropriées dans telle ou telle situation). D’autres études ont abordé la question de l’existence et du rôle de connaissances implicites (connaissances relativement générales, mais que l’opérateur serait incapable de verbaliser tout en étant capable de les mobiliser dans l’action – voir plus haut). L’accent a également été mis sur l’existence de biais cognitifs susceptibles d’altérer le diagnostic posé par l’opérateur humain (par exemple, le biais de confirmation qui consiste à privilégier dans l’activité de diagnostic des indices qui confirment l’hypothèse que l’on teste – e. a. sur la cause d’un incident – et de ne pas « repérer » les éléments qui infirment cette hypothèse). Un nombre important de recherches dans ce domaine concernent aujourd’hui la question de l’identification et de l’acquisition des compétences (Leplat et de Montmollin, 2001) ;
  3.  la conception des outils et des interfaces ;
  4.  les aspects organisationnels et communicationnels : ex. les structures de l’organisation, les structures d’autorité, les modes effectifs de coopération et de codécision, les circuits d’information formels et informels, etc. L’importance de ces aspects a été mise en évidence dans pratiquement toute analyse de la fiabilité des systèmes et notamment dans l’étude de la genèse des accidents du travail, des catastrophes en général, dans les activités de diagnostic et de récupération d’incidents.

V. – En guise de conclusion

Au terme de ce rapide survol de la psychologie ergonomique, et de l’ergonomie cognitive, on voit – en considérant par exemple la question de la fiabilité humaine sur laquelle ce chapitre se termine – combien les approches présentées ici complètent les apports de la psychologie du personnel et de la psychologie des organisations par une analyse de l’activité en situation. Le caractère marquant de ce courant est incontestablement d’accorder aux conditions de travail concrètes et à leurs concomitants (particulièrement cognitifs) une attention précise sans laquelle on ne saurait prétendre viser pleinement les finalités générales de la psychologie du travail35.