8.

Au bout d’un long moment, Dimitri roula sur le dos, surpris par sa réticence à s’écarter de Louise. Cette expérience sexuelle avait été aussi éblouissante que celle de la nuit précédente à Paris.

Se hissant sur un coude, il enroula une mèche blonde autour de son doigt.

— C’était fantastique, glikia. Je commence à me demander si je n’aurais pas dû t’inviter plus de deux semaines.

Il fronça les sourcils en prenant conscience qu’il avait parlé sérieusement. Non qu’il envisageât une relation durable avec Louise : il était satisfait de la vie qu’il menait jusque-là, dénuée des complications émotionnelles que les femmes semblaient affectionner. En même temps, comme il serait facile de devenir accro à la beauté si sensuelle de Louise…

Il contempla son visage encore empourpré par la passion qui les avait traversés. Une fois de plus, il fut frappé par son air de fragile innocence.

— Il faudra peut-être renégocier les termes de notre contrat, murmura-t-il.

Les paroles de Dimitri tirèrent Louise du profond bien-être qu’elle savourait après la jouissance. Un contrat ? C’était tout ce que ça signifiait pour lui ? Comme une idiote, elle avait considéré cette expérience charnelle comme une communion totale des corps et des âmes.

Se raccrochant à sa fierté, elle répondit froidement :

— Nous nous étions mis d’accord : je devais rester ta maîtresse pendant deux semaines. Tu ne comptes pas revenir sur ta parole pour m’imposer de rester plus longtemps, j’espère ?

— Nous y revoilà. Tu m’accuses de te forcer la main.

Louise constata que le regard de son amant n’avait plus rien de chaleureux. Elle frissonna, avec l’impression qu’un morceau de glace glissait doucement le long de son dos.

— Tu ne m’as pas parue réticente tout à l’heure, reprit-il. Bien au contraire. D’ailleurs, j’ai des marques qui le prouvent.

Il se redressa afin de lui montrer son dos. Louise retint une exclamation à la vue des zébrures rouges qui striaient ses épaules. Mon Dieu ! Dans le feu de la passion, elle l’avait lacéré de ses ongles.

— Je suis désolée…, balbutia-t-elle.

— Et moi, je suis flatté de t’avoir excitée à ce point, glikia, dit-il, un sourire nonchalant aux lèvres.

Là-dessus, il se rallongea, les bras croisés sous la nuque.

Il ressemblait à un sultan qui venait d’être satisfait par la favorite de son harem ! pensa Louise avec amertume. La perspective de partager son lit pour le reste de la nuit lui était insupportable. La journée avait été longue, traumatisante, et elle était épuisée. D’autre part, étrangement, le fait de dormir auprès de Dimitri lui paraissait plus intime que le sexe lui-même.

Elle glissa ses jambes hors du lit. Au cours de leurs ébats, Dimitri avait jeté le drap par terre. Elle le ramassa et s’en enveloppa promptement.

— Où vas-tu ? demanda-t-il, sourcils froncés.

— Si tu en as fini avec moi, j’aimerais dormir seule dans une autre chambre. C’est une demande légitime, non ?

Dimitri ne cacha pas son irritation. Il était tenté de la plaquer sur le matelas et de lui montrer qu’il était loin d’en avoir terminé avec elle. Mais la tension de Louise était palpable. Elle était sur le point de perdre son sang-froid, et cela seul l’empêcha de lui faire de nouveau l’amour.

— Aucune des chambres d’amis n’est prête, l’avertit-il. Et tu ne voudrais quand même pas déranger Halia à minuit pour te préparer un lit ?

— Alors, je vais dormir sur le canapé.

— Comme tu voudras. J’ai une importante réunion demain et j’ai besoin de sommeil.

Sur quoi, il arrangea ses oreillers et ferma les yeux.

Mortifiée par son indifférence, Louise passa dans le salon, ramassant au passage sa chemise de nuit, et s’installa sur le sofa.

Au bout d’une demi-heure, elle changea pour la énième fois de position. Certes, elle avait prouvé à Dimitri qu’elle n’était pas sa marionnette, mais sa victoire lui paraissait bien futile. La banquette était dure et son cou, appuyé sur l’accoudoir qui lui servait d’oreiller, lui faisait mal. Elle serra le drap contre elle. En plus de la fatigue, elle avait froid et se sentait au bord des larmes.

Quelque chose de doux effleura soudain sa main. Madeleine vint se pelotonner contre elle.

— Dans deux semaines, Tina commencera à réagir au traitement, lui chuchota-t-elle. Dimitri sera le nouveau propriétaire d’Eirenne. Nous rentrerons à Paris et je ne le reverrai pas.

Mais en prononçant ces derniers mots, elle fut surprise de ne ressentir aucune satisfaction.

*  *  *

La lumière du soleil titilla ses paupières et Louise émergea du sommeil agité qui l’avait terrassée peu avant l’aube. Comme elle s’étirait, elle esquissa une grimace en sentant des courbatures au niveau du cou et des épaules.

— J’espère que tu as bien dormi ?

Vêtu d’un costume sombre et d’une chemise blanche agrémentée d’une cravate bleu marine, Dimitri était divinement beau, plein d’énergie et d’entrain pour entamer une journée de travail. A l’inverse, elle avait l’impression d’être passée sous un rouleau-compresseur.

— Très bien, merci, marmonna-t-elle, maussade. J’aimerais avoir un peu d’intimité le temps que je suis ici. Je vais demander une paire de draps à Halia et je m’installerai dans une chambre d’amis.

— Pas question ! Tu connais les termes du contrat.

Louise sentit la moutarde lui monter au nez. Serrant les poings, elle laissa libre cours à sa frustration.

— Va au diable !

— Et toi, tu vas rentrer à Paris et trouver un autre acquéreur pour Eirenne si tu continues ! Parce que, franchement, glikia, j’en ai plus qu’assez de tes airs de martyre. Si tu ne veux pas rester ici, je ne te retiens pas.

Louise se mordit la lèvre en se rendant compte qu’elle était allée trop loin. Elle n’aurait pas dû le provoquer.

Elle se leva pour lui faire face.

— Je tiens à rester, dit-elle sur un ton d’excuse. C’est seulement que je ne suis pas habituée à vivre auprès d’un homme. Je vis seule avec Madeleine.

— Tu veux dire qu’il n’y a pas eu beaucoup d’hommes dans ta vie jusque-là ? demanda Dimitri, intrigué.

Elle répondait si passionnément à ses avances qu’il avait pensé qu’elle était expérimentée sexuellement. S’était-il trompé à son sujet ?

— Pas beaucoup, non, répondit Louise.

Son orgueil reprenait le dessus ; pour rien au monde elle n’aurait voulu lui confier qu’il était à ce jour son seul amant.

— Pourquoi ? Tu es très séduisante et je ne peux pas croire que tu n’aies pas eu plus de relations.

Louise haussa les épaules.

— Ça ne m’intéresse pas.

Puis voyant qu’il attendait une explication, elle ajouta :

— Depuis mon plus jeune âge, j’ai vu ma mère courir après les hommes. J’ai vu aussi comment ils la traitaient et je me suis juré que je n’aurais jamais d’aventures sans lendemain et que je ne dépendrais de personne.

Dimitri n’avait aucune compassion pour Tina Hobbs. Elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Quant à Louise, après tout ce dont elle avait été témoin, il ne pouvait la blâmer d’être méfiante envers les hommes, lui y compris.

— Pourtant, tu étais heureuse d’avoir une aventure avec moi il y a sept ans, fit-il remarquer doucement.

Louise se raidit.

— J’étais jeune et naïve à l’époque.

— Qu’entends-tu par là ? Je garde de bons souvenirs de ce temps que nous avons passé ensemble à Eirenne.

Louise reçut ces propos comme une gifle. Ce qu’il avait surtout apprécié, c’était de se moquer d’elle et de lui briser le cœur !

— C’est du passé, biaisa-t-elle sèchement. Revenons au présent : j’ai consenti à être ta maîtresse et, en échange, tu achètes l’île. Je suis prête à faire ce que tu me demanderas.

Dimitri comprit que quelque chose la troublait au sujet de leur aventure passée. Il se demandait ce que c’était. Il est vrai que les choses s’étaient terminées brutalement.

Il aurait voulu percer ce mystère, mais un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’il n’avait plus beaucoup de temps avant de se rendre à sa réunion. Il devait remettre cette conversation à ce soir. L’important était que Louise était disposée à rester.

— Dans ce cas, ma première demande est que tu te débarrasses de cette guenille de grand-mère, fit-il.

Joignant le geste à la parole, il agrippa à deux mains sa chemise de nuit, fermée par une multitude de petits boutons sur le devant, et tira d’un coup sec. Les boutons sautèrent dans toutes les directions.

Louise lâcha un cri de stupeur et de colère.

— Espèce de sauvage ! Maintenant, je n’ai rien à me mettre pour dormir.

Indifférent à ses protestations, Dimitri lança :

— Condition numéro deux : tu dors nue. Ton corps est si beau que c’est un crime de le couvrir.

Lentement, il détailla sa silhouette et son regard s’attarda sur ses seins nacrés. Louise frissonna sous ce troublant examen et, à sa grande honte, ses tétons se dressèrent, comme s’ils réclamaient des caresses.

— Hum… L’air climatisé est un peu frais, observa Dimitri, amusé.

— Je te déteste ! lança-t-elle en s’empourprant.

— Est-ce moi que tu détestes ou les réactions que j’éveille en toi ? Tu as envie de moi, Louise. Et moi, je te désire comme un fou.

Elle aurait voulu nier mais déjà un désir brûlant courait dans ses veines. Son cœur s’emballa quand la bouche de Dimitri avança lentement vers la sienne. Bien qu’elle refusât de l’admettre, elle mourait d’envie d’être embrassée.

Il dut deviner son impatience car il laissa échapper un rire rauque et triomphal avant de prendre ses lèvres avec une ardeur farouche.

Alors la passion les enflamma, bouillante, urgente, incontrôlable. Louise avait beau en vouloir à Dimitri, elle ne pouvait lui résister. Abandonnant une lutte qu’elle n’avait aucune chance de gagner, elle se pressa contre lui, l’invitant à approfondir son baiser.

Les mains de Dimitri parcouraient son corps nu avec fièvre. Elle se voyait incapable de penser, de réfléchir, tout entière à son désir de lui appartenir. Elle fit glisser sa veste de ses épaules et déboutonna en hâte sa chemise pour plaquer les mains sur son torse tiède, enfouir ses doigts dans sa toison sombre.

S’enhardissant, elle posa une main sur son entrejambe et sentit sous ses doigts la preuve de son excitation.

Dimitri marmonna un juron puis, la soulevant dans ses bras, il l’emporta vers la chambre. Il la déposa sur le lit et s’agenouilla au-dessus d’elle en lui maintenant les poignets. Il ne pensait à rien d’autre qu’au désir furieux qu’il avait de cette femme. Un désir si intense que tout son corps se mit à trembler.

Pourtant, aux confins de sa conscience, une petite voix continuait de le harceler : « Le contrat russe… » Il ne pouvait ignorer ses devoirs, même quand son corps avait de si impérieux besoins.

— Dimitri, qu’y a-t-il ? demanda Louise en percevant une hésitation chez son amant.

— Rien, pedhaki. Seulement, le moment est totalement inapproprié. Je dois assister à une réunion pour signer un contrat important. Il devrait rapporter des millions à ma société, mais surtout permettre de préserver plusieurs milliers d’emplois. Et tu connais la crise catastrophique que traverse mon pays en ce moment.

Louise laissa échapper un soupir tremblant. L’espace d’un instant, elle avait cru qu’il s’adonnait à un jeu cruel avec elle. Elle caressa du bout des doigts son front soucieux. Oui, elle était au courant de la crise grecque et savait combien les sociétés solides comme la Kalakos Shipping étaient vitales pour l’économie du pays. Un poids énorme pesait sur les épaules de Dimitri.

Surmontant vaillamment sa frustration, elle lui sourit.

— Alors, vas-y. Des gens comptent sur toi. Tu ne peux pas les laisser tomber.

Dimitri appuya le front contre le sien. Une autre femme lui aurait fait une scène en l’accusant de faire passer ses affaires avant elle. Pas Louise. Il lui fallut faire appel à toute sa volonté pour s’écarter d’elle.

— Je suis désolé. Je te promets de me rattraper ce soir.

— J’y compte bien.

Seigneur ! Elle était si belle… Et son sourire timide lui serrait le cœur. Il se pencha pour déposer un baiser léger sur ses lèvres ; puis, du doigt, il effleura les cernes mauves sous ses yeux.

— Je t’ai entendue pleurer dans la nuit, dit-il doucement.

Il s’était levé parce qu’il avait été réveillé par des sanglots. Il avait trouvé Louise recroquevillée sur le sofa, profondément endormie mais les joues inondées de larmes. Il avait vraiment été tenté de la réveiller pour la réconforter.

— Tu semblais tourmentée par un mauvais rêve, ajouta-t-il. Tu as envie d’en parler ?

Louise ignorait qu’elle avait pleuré, mais à présent elle se rappelait des fragments du rêve. Toujours le même : elle cherchait, en vain, son bébé.

Le cœur lourd, elle plongea son regard dans celui de Dimitri. Elle découvrit une expression si tendre dans ses yeux qu’elle fut sur le point de lui parler de sa fausse couche.

— Je… Je ne m’en souviens pas, dit-elle en se ressaisissant à la dernière seconde. Sans doute un film triste que j’ai vu récemment. Les histoires qui finissent mal me rendent émotive.

Dimitri l’étudia avec attention, nullement convaincu par son explication.

— Si quelque chose te tracasse, sache que je serais heureux de t’aider.

— Merci. Mais c’est toi qui risques d’avoir des problèmes si tu arrives en retard à ta réunion.

Elle avait raison. Comme il passait dans le salon pour récupérer sa veste, une pensée le frappa soudain.

— Theos ! Nous sommes le quinze aujourd’hui. Je suis censé donner un dîner ici ce soir et ma sœur vient avec son bébé, dit-il en se passant une main dans les cheveux. Je vais annuler.

— Non, tu ne peux pas faire ça, intervint Louise en jetant le drap autour d’elle avant de le rejoindre. Je… Je ne savais pas qu’Ianthe avait un bébé.

Elle avait rencontré à quelques reprises la jeune sœur de Dimitri, à Eirenne. Ianthe avait été très affectée par la séparation de ses parents. Malgré tout, un début d’amitié s’était noué entre elles deux, favorisée par le fait qu’elles étaient du même âge.

— Sa fille a six semaines, expliqua Dimitri. Tu es sûre que ce dîner ne te dérange pas ? Peut-être aimerais-tu voir le bébé. Ana est mignonne comme un cœur.

Louise eut l’impression qu’on lui enfonçait une lame jusqu’au cœur. Ce sujet était douloureux, mais elle ne pouvait dire à Dimitri que la vue du bébé d’Ianthe rouvrirait en elle une profonde blessure.

Voyant qu’il attendait sa réponse, elle déclara très vite :

— Je suis sûre qu’elle est adorable. Et ça me ferait vraiment plaisir de revoir Ianthe.

— Alors, c’est entendu, dit-il en s’emparant de son attaché-case.

Il marchait déjà vers la porte quand Louise demanda :

— Est-ce que cette réception est très formelle ? C’est que… je n’ai pas emporté de tenue de soirée. C’est dommage parce que chez moi j’ai plusieurs robes qui auraient été parfaites pour l’occasion.

Dimitri s’arrêta net.

— Comme celle que tu portais au restaurant à Paris ?

Louise se figea. Avait-elle perçu une note cassante dans sa voix ou était-ce le jeu de son imagination ?

— Oui. Le tailleur que j’avais hier fera l’affaire ?

— Oui, ça ira, répondit-il, laconique.

Et, sans se retourner, il sortit de la pièce.