Ils étaient amants.
Bruce passait tous les samedis pour tondre la pelouse, puis ils dînaient ensemble, soit chez Sorrel, soit au restaurant. Ensuite, chez elle ou chez lui, ils faisaient l’amour, longuement, passionnément. Mais la nuit du week-end n’était pas la seule qu’ils passaient ensemble. C’était simplement celle où ils disposaient d’assez de temps pour explorer à loisir les infinies possibilités qu’offraient leurs deux corps jamais rassasiés l’un de l’autre.
Leurs familles comprirent rapidement la situation et Rhoda ne put s’empêcher de faire observer :
— N’aurait-il pas été plus simple d’épouser ce garçon ? Je ne comprends pas ce que tu attends de Bruce, à présent.
— Rien, répliqua fermement Sorrel. Nous n’attendons rien l’un de l’autre.
Rhoda afficha un air aussi sceptique que désapprobateur.
Sorrel tentait de vivre au jour le jour. Cependant, une peur inavouée la rongeait : Bruce aimait lui faire l’amour, mais leur relation débutait à peine. Une fois lassé, quand il aurait épuisé les plaisirs de la nouveauté, ne mettrait-il pas un point final à leur histoire ? Bien sûr, il y avait plus entre eux que le sexe : toute une vie de souvenirs partagés. Ils se connaissaient depuis toujours…
Pourtant, Sorrel avait l’impression qu’ils commençaient à peine à se découvrir. Ils pouvaient parler des heures durant, échangeant passionnément points de vue et opinions. Leurs sujets de discussion couvraient les domaines les plus variés, allant de l’actualité aux fleurs dont Sorrel voulait décorer le patio.
La seule chose dont ils ne parlaient jamais, c’était de leur relation. Sa signification, son avenir ou sa durée semblaient des sujets tabous.
* * *
— Nous sommes invités à une soirée, déclara Sorrel un samedi matin, alors qu’ils partageaient un petit déjeuner sur le patio.
Bruce reposa son café.
— Chez qui ?
— Elena et Cam. Ils fêtent leurs six mois de mariage.
Sa cousine tenait pour acquis qu’ils viendraient à deux. Leurs amis savaient qu’ils étaient ensemble, même s’ils ne vivaient pas sous le même toit.
— Bonne raison de déboucher le champagne. Certains mariages ne durent même pas six mois, fit observer Bruce avec une pointe de cynisme.
— Je suis sûre que celui d’Elena durera.
— Qu’est-ce qui te rend si confiante ?
— Ils sont très amoureux mais aussi bons amis.
— Il en allait de même pour nous…
Bruce se rejeta contre le dossier de sa chaise, apparemment détendu. Mais l’intensité de son regard démentait son calme apparent.
Sorrel prit un toast, puis le reposa, l’appétit coupé.
— Cam est en adoration devant Elena.
Bruce resta un bon moment immobile. Puis il se redressa.
— C’était ce que tu aurais voulu, de l’adoration ?
— Non, bien sûr !
— Quoi, alors ?
Sorrel haussa les épaules, mal à l’aise.
— De l’amour. Le vrai, celui qui dure toujours.
— Il m’avait semblé te l’offrir. Cela allait avec l’alliance.
— Non, murmura Sorrel, tu ne m’aimais pas… pas comme je t’aimais, en tout cas.
La qualité de l’air autour d’eux semblait changée, comme chargée d’électricité. La vigne vierge des treillis bougea doucement sous la brise, déplaçant les taches d’ombre et de lumière qui piquetaient la table.
Bruce fixait Sorrel, et son regard ne la lâchait pas. D’une voix à peine altérée, il demanda :
— Peux-tu m’expliquer comment tu m’aimais, Sorrel ? Comment est-ce qu’on aime un homme en le fuyant ?
Elle se leva d’un bond, faisant grincer sa chaise sur les briques du patio.
— Laisse-moi tranquille !
Que voulait-il, mettre son âme à nu pour mieux la disséquer ? Elle ne se soumettrait pas à cet examen sans pitié.
Se sauvant vers la maison, elle trébucha sur la marche du seuil. Bruce la rattrapa par le bras et la fit pivoter.
— Quelle sorte d’amour était-ce, Sorrel ? Pensais-tu à moi avant de t’endormir, rêvais-tu de moi dès que tu fermais les yeux ? T’imaginais-tu nue dans mes bras, en train de me faire l’amour ? Voulais-tu porter mes enfants, vieillir en ma compagnie ? Ressentais-tu l’envie de griffer le visage de celles qui s’approchaient de moi ? Y avait-il des moments où la seule chose que tu désirais, c’était trouver un lit sur lequel nous jeter, un lieu où nous enfermer à double tour et où nous serions restés jusqu’à la fin du monde ?
Quel était ce jeu cruel ? se demanda Sorrel, éperdue.
— Oui, jeta-t-elle en un sanglot, oui, oui, oui !
Elle aurait tout donné pour que cet aveu ne passe jamais ses lèvres mais s’il en savait tant sur elle, à quoi bon dissimuler ?
— Je te déteste ! lui jeta-t-elle à travers ses larmes. Pourquoi me fais-tu subir cela ?
Etait-ce pour la réduire à sa merci, l’humilier en retour de ce qu’elle lui avait infligé ?
— Parce que je ressens tout cela pour toi, répondit doucement Bruce.
Interloquée, le souffle coupé, elle le dévisagea. Dans sa poitrine, son cœur n’était plus qu’une toute petite balle comprimée par la main d’un géant. Tout d’un coup, l’étreinte se relâcha et elle se sentit revivre, son cœur se dilata.
— Que dis-tu ?
— Que je t’aime, déclara Bruce, presque sombre, la couvant d’un regard intense. De toutes les manières possibles, je suis à toi. J’ai combattu ce sentiment depuis ton retour, me disant que c’était une fixation stupide, un reliquat du passé. J’ai presque réussi à me convaincre que te faire l’amour m’en débarrasserait et qu’après une relation facile de quelques mois, nous serions tous deux capables de passer à autre chose. Mais chaque fois que je te prends dans mes bras, je sens plus intensément que je t’appartiens, que tu m’appartiens. Je ne pourrai jamais te laisser partir.
— Tu ne m’as jamais parlé d’amour… uniquement de sexe.
— Je ne voulais pas risquer le même rejet que la première fois…
— Mais tu ne ressentais pas la même chose pour moi à l’époque !
Bruce fronça les sourcils, silencieux un instant.
— Je considérais l’avenir comme acquis, avoua-t-il enfin, presque avec réticence. Nous étions destinés l’un à l’autre, alors je ne me posais pas de questions. Je savais que je t’aimais, que je voulais passer ma vie avec toi. Je n’analysais rien. Peut-être aurais-je dû me montrer moins prudent une fois que nous avons été fiancés.
— Prudent ? s’étonna Sorrel.
Bruce haussa les épaules.
— J’avais pris l’habitude de me contrôler à côté de toi, sachant que tu étais vierge. Je ne voulais rien gâcher, ni rien précipiter. La nuit de noces n’était pas loin et je voulais que ta première fois reste un souvenir merveilleux.
Sorrel le dévisageait, attendrie et exaspérée tout à la fois.
— Je n’étais pas une fleur de serre !
— C’est ainsi qu’on t’avait traitée toute ta vie. Comme tes parents, je te protégeais, de moi-même et de tout ce qui pouvait te heurter. Je voulais qu’aucun mal ne te vienne de moi. Il est venu de toi, et c’est moi qui l’ai subi…
Il prit une profonde inspiration et sa voix, quand il reprit, sembla plus rauque.
— Tu as laissé un tel vide dans ma vie que j’aurais pu m’y perdre. Pour éviter cela, je me suis jeté à corps perdu dans le quotidien. Ainsi, je pouvais éviter de réfléchir. Je ne voulais surtout pas savoir ce que tu avais trouvé de si… répugnant en moi. Je sais que tu me crois arrogant, trop fier. C’était sans doute vrai, à l’époque. Mais ton rejet m’en a débarrassé à vie.
— Je ne t’ai jamais trouvé répugnant, protesta Sorrel. Ma fuite n’avait rien à voir avec du dégoût.
— Il a fallu ton retour pour m’en convaincre, quand j’ai découvert que l’attirance était mutuelle entre nous. J’ai mis un moment à y croire. Et quand j’y ai cru, ce n’en était que plus effrayant. Mon avenir, ma vie avec Cherie, tout se trouvait remis en question… C’était la deuxième fois que tu bouleversais tout. Je sais que je n’aurais pas dû t’en rendre responsable, fit-il avec un sourire contrit, mais mon équilibre partait en lambeaux…
— Le mien aussi, avoua Sorrel, souriant à son tour.
— Si tu crois que je vais te plaindre !
Elle le gratifia d’un petit coup de poing vengeur et le sourire de Bruce s’élargit. Il redevint sérieux pour déclarer :
— Tu as tout pouvoir sur moi, depuis que j’ai compris à quel point je t’aimais…
— Je ne veux pas de pouvoir sur toi ! se récria Sorrel.
— Que tu le veuilles ou non, tu peux faire de moi un roi ou un mendiant, suivant la réponse que tu m’apporteras… Veux-tu m’épouser, Sorrel ? Si tu refuses cette fois encore, je vivrai au seuil de ta porte pour le restant de mes jours, me contentant des miettes que tu voudras bien me jeter…
Sorrel n’imaginait pas une seconde que Bruce puisse se réduire à une telle extrémité — il l’aurait plutôt traînée à l’autel par les cheveux ! Néanmoins, elle lui fut reconnaissante de l’avoir dit. C’était rassurant de le voir essayer l’humilité, pour une fois…
— Je t’épouserai, Bruce, car il n’y a rien que je veuille plus au monde.
Il se pencha pour l’embrasser, si passionnément que le monde vacilla autour d’elle, et s’effaça complètement. Comme libérée de la pesanteur, Sorrel flottait sur un nuage de pur félicité…
— Cette fois, lui murmura-t-il alors qu’ils rentraient, serrés l’un contre l’autre, je ne te laisserai pas la moindre chance de t’échapper.
* * *
Le mariage eut lieu trois semaines plus tard, au cours d’une cérémonie très simple dans le jardin des parents de Sorrel. Il n’y avait là que leurs familles et quelques amis, rien de comparable au luxe prévu quelques années plus tôt. Sorrel avait invité Poppy, qui arriva coiffée d’un chapeau bien plus grand que sa jupe, et les deux d’un rouge éclatant.
— Je crois qu’elle va éclipser la mariée, fit Sorrel en riant à l’adresse de Bruce alors que, main dans la main, ils accueillaient les invités.
— Certainement pas, répondit-il en admirant la courte robe de taffetas bleu glacier que Sorrel avait choisie. Tu es superbe. Personne ne pourra jamais surpasser ma future femme.
Elle leva vers lui un regard éclatant. Dans ses cheveux, une couronne de myosotis, symbole de l’amour éternel, rappelait son espoir de toujours, qui devenait en ce jour réalité.
La main de Bruce se resserra autour de la sienne.
— Pas d’arrière-pensée, cette fois ?
Sorrel secoua la tête.
— Aucune. Avais-tu peur que je ne vienne pas ?
— J’ai passé la nuit dans les transes, plaisanta Bruce. Ce qui me rassurait, c’est que ta mère t’aurait amenée ici menottée s’il l’avait fallu !
— Elle n’en a pas eu besoin. Je veux être avec toi jusqu’à ce que la mort nous sépare, murmura Sorrel, anticipant les paroles de la cérémonie.
Bruce embrassa sa main.
— Cela valait la peine d’attendre quatre ans pour entendre cela. Et moi, je compte bien te chérir chaque jour de ma vie.
De nouveau, il prononça ce serment avec ferveur lors de la brève et intense cérémonie, sous une arche couverte de roses, et Sorrel vit le soulagement dans ses yeux quand elle prononça à son tour le mot « oui ». Bruce avait beau en plaisanter, l’anneau d’or passé à son doigt était l’assurance dont il avait besoin.
Cela lui donnait un étrange sentiment de pouvoir… Ce n’était peut-être pas un sentiment très digne pour un jour de mariage mais elle exultait d’avoir découvert une faille dans la carapace de Bruce. Vulnérable, elle ne l’en aimait que plus.
Elle se mit sur la pointe des pieds pour l’embrasser.
— Nous sommes mariés, chuchota-t-elle contre ses lèvres. Vraiment, cette fois…
Les bras de Bruce se refermèrent sur elle.
— Je t’ai toujours aimé, et je resterai à tes côtés pour toujours, murmura-t-elle.
— Je ne te laisserai pas l’oublier, fit-il avec un sourire de triomphe.
— Je le sais, lui répondit-elle avec sérénité.
Il n’aurait pas besoin de le lui rappeler mais Bruce était d’un tempérament dominateur : il aimait sentir qu’il contrôlait l’avenir… Alors, pourquoi le contrarier ? Elle était bien déterminée à ne pas l’affronter plus qu’il ne lui serait nécessaire pour s’affirmer.
— Pour l’instant, reprit-il, nous avons un mariage à célébrer ! Viens…
Elle glissa sa main dans la sienne et le suivit vers la maison, riant tout le long du chemin alors que les invités leur jetaient pétales de rose et confetti, effaçant jusqu’au dernier souvenir un mariage qui n’avait pas eu lieu.