Effarée, Sorrel ne reconnut pas tout de suite le bruit assourdissant de l’alarme antivol.
Bruce la relâcha en poussant un juron et, désorientée, elle manqua perdre l’équilibre.
— Où est-ce qu’on désactive l’alarme ? hurla Bruce.
Sorrel se força au calme et trouva l’interrupteur avec une précision qui lui avait manqué quelques minutes plus tôt. La lumière inonda le couloir.
— Derrière la porte, répondit-elle en haussant le ton pour être comprise. Ferme le battant !
Il s’exécuta pendant qu’elle trouvait le cadran près du chambranle et entrait à toute vitesse le code de désactivation. Le vacarme cessa instantanément, creusant un profond silence autour d’eux. Sorrel se tourna vers Bruce, gênée.
— J’ai oublié de la désactiver en entrant…
Dans la lumière crue du couloir, le visage de Bruce semblait curieusement émacié, ses traits tirés, et ses yeux cerclés d’ombre.
— A toute chose, malheur est bon, dit-il. Nous aurions pu nous laisser emporter.
— Parle pour toi, rétorqua Sorrel, feignant une assurance qu’elle était loin de ressentir. Cela ne t’a peut-être pas effleuré mais je n’étais pas partie prenante.
Le regard de Bruce se fit plus aigu et plongea vers son décolleté.
— Crois-moi, tu l’étais.
Sorrel recula, les joues rouges d’humiliation.
— Va-t’en, articula-t-elle entre ses dents, l’esprit et le corps en feu. Et ne t’avise pas de m’approcher de nouveau.
Le sourire que Bruce lui adressa était un vrai défi. Il avait une allure très virile et sexy.
— Pourquoi ? Aurais-tu peur ?
— Bien sûr ! Tu viens m’agresser jusque chez moi !
Le sourire vainqueur disparut, remplacé par une expression infiniment plus dangereuse.
— T’agresser ? s’enquit-il doucement. Tu sais bien que je ne toucherais pas un cheveu de ta tête, Sorrel. Si j’avais perçu le moindre refus de ta part, je t’aurais immédiatement lâchée. Ne fais pas de moi un monstre. Le problème n’est pas de mon côté. Il se situe là…
Du doigt, il toucha la tempe de Sorrel.
Elle secoua furieusement la tête.
— Je n’ai pas besoin d’un psy. Et même si c’était le cas, tu serais mal placé pour jouer ce rôle !
— Nous avons tous nos problèmes, concéda-t-il. J’en traîne aussi quelques-uns et cette soirée ne va rien arranger.
— Ce n’est pas parce que ta petite amie n’est pas disponible que tu dois passer tes envies sur moi !
Sorrel croyait avoir marqué un point. Mais une expression chagrine flotta sur le visage de Bruce.
— Cela n’a rien à voir avec Cherie, répondit-il. Je n’ai même pas pensé à elle.
— Je suis sûre qu’elle serait ravie de l’apprendre, s’obstina Sorrel, ne sachant comment faire marche arrière.
Le sourire dont il accueillit la remarque dénotait plus d’amertume que de joie.
— J’éviterai de lui en parler, si tu promets d’en faire autant. Ce qui vient de se produire… était une aberration, reprit-il après une pause. Notre passé a laissé quelques bombes à retardement.
— Parle pour toi. De mon côté, j’ai tracé un trait sur cette époque.
Le regard de Bruce effleura les lèvres de Sorrel.
— Vraiment ? Admettons, fit-il en relevant les yeux, que je n’y parvienne pas si facilement.
— C’est ton problème.
— Exact. Je croyais l’avoir résolu jusqu’à ce que tu reviennes. Je pensais avoir surmonté la débâcle de notre mariage raté et, franchement, au bout de tout ce temps, je n’imaginais pas avoir une telle envie de…
Il s’interrompit, serra les poings.
—… de me tordre le cou, acheva pour lui Sorrel.
Ce n’était pas ce qu’il avait fait, pourtant. Au lieu de cela, il l’avait embrassée. Comme si le sexe avait remplacé la violence… Sorrel n’y avait jamais réfléchi mais les deux étaient souvent liés. Après quatre ans passés à ravaler sa colère, Bruce avait soulevé le couvercle sur des émotions refrénées depuis trop longtemps.
— C’est compréhensible, je suppose, reprit-elle. Mais je ne serai pas ton punching-ball.
— Je t’ai déjà dit que tu n’avais rien à craindre de moi physiquement, martela-t-il en fronçant les sourcils.
Mais émotionnellement, c’était une autre affaire… Elle sentait une menace planer sur elle, une menace qu’elle n’arrivait à définir, un mélange, peut-être, de ressentiment de la part de Bruce et de culpabilité de la sienne. En tout cas, leur baiser avait été dévastateur.
— Je le sais, Bruce.
A ces mots, il sembla se détendre légèrement.
— Heureusement. Tu me rassures.
— De toute façon, tu n’auras plus l’occasion de me voir. Je repars bientôt.
— Quand as-tu décidé cela ? Aux dernières nouvelles, tu n’étais pas sûre de repartir !
Sorrel se mordit la lèvre.
— A l’instant, admit-elle d’un air de défi.
Bruce lui adressa un regard méprisant.
— Tu fuis encore une fois… Cela ne m’étonne même plus.
— J’ai changé d’avis, c’est tout, rétorqua Sorrel, exaspérée. Pourquoi saisis-tu la moindre occasion de me rabaisser ?
— Excuse-moi. Ma remarque était mal venue. Tes parents préféreraient te voir rester…
— C’est vrai.
Sorrel se faisait du souci pour sa mère qui avait vieilli trop rapidement pendant son absence, trop maigre, les yeux cernés. Pourtant…
— J’ai de bons amis là-bas, un poste intéressant, un appartement où je me sens bien…
Elle le partageait avec une amie travaillant pour une agence de voyages.
— Cela ne serait pas la première fois que tu laisses tout tomber, Sorrel. Et ce n’est pas pour t’accuser de lâcheté. Je le constate, c’est tout.
— Merci de la précision. Tu ne cherches qu’à m’aider, en fait…
Le sarcasme de Sorrel lui valut un sourire, mais peu chaleureux.
— Eh bien, si jamais tu changes encore une fois d’avis, passe-moi un coup de fil…
— Pourquoi donc ?
— Pour t’aider, justement. J’ai pas mal de relations en ville. Et si tu as besoin de travailler…
— Pourquoi proposes-tu de m’aider ?
Sorrel n’y comprenait rien. A quoi rimait d’aider quelqu’un qu’on détestait aussi visiblement ? Cette simple idée lui tordait l’estomac mais il faudrait bien qu’elle s’y fasse, songea-t-elle en observant le visage fermé de Bruce.
— Oh, en souvenir du bon vieux temps…, lâcha-t-il d’un ton impatient, se retournant pour ouvrir la porte.
Elle resta immobile, retenant son souffle pendant qu’il sortait. Il claqua la porte d’un geste sec. Alors seulement, elle s’autorisa à respirer.
* * *
— Comment était l’exposition ? demanda le père de Sorrel en attaquant son petit déjeuner.
— Intéressante, répondit-elle d’un ton neutre. Et votre soirée ?
— Pas trop mal.
— Plusieurs personnes ont demandé de tes nouvelles, intervint Rhoda. Ils voulaient savoir si tu allais rester.
C’était surtout sa mère qui avait envie de le savoir, songea Sorrel. Elle trouvait là une bonne occasion de l’interroger…
— Je n’ai pas encore pris ma décision, éluda-t-elle.
Bruce avait trop parlé. Sans son indiscrétion, elle ne serait pas obligée d’esquiver les pressions.
— Tu es restée en Australie assez longtemps. Les gens ont oublié ce qui s’est passé.
« Pas toi, ma chère maman… », eut-elle envie de rétorquer. Chaque fois que le nom de Bruce était prononcé, Rhoda poussait des soupirs de martyre.
— Tu as vu des gens de connaissance à la galerie ? poursuivit sa mère.
— Augusta Dollimore… Bruce, aussi, ajouta Sorrel non sans réticence. Il m’a raccompagnée ici.
— Bruce ? C’est gentil de sa part, étant donné…
Rhoda s’interrompit et toussota.
— Donc, vous êtes redevenus amis ? insista-t-elle.
Amis ? Sorrel manqua éclater de rire. Ce qu’ils étaient l’un pour l’autre, elle avait du mal à le définir. En tout cas, la notion d’amitié était loin du compte ! Elle pensa au baiser passionné qu’ils avaient échangé et reprit une gorgée de café pour dissimuler sa rougeur.
Bien sûr, pareil instant d’égarement ne se renouvellerait pas. Bruce avait admis s’être laissé emporter. Curieux de sa part… Il n’avait rien d’impulsif, d’habitude, et demeurait maître de lui en toute circonstance.
Cette fois, cependant, les circonstances étaient un peu particulières : il venait de retrouver celle qui avait ruiné ses projets d’avenir. N’était-ce pas naturel qu’il en garde de la rancœur ? Il ne fallait pas chercher plus loin la raison de ce baiser vengeur, qu’il regrettait certainement autant qu’elle.
Ce qui la perturbait le plus, c’était qu’il l’ait accusée de fuir par lâcheté. Elle prit le journal et l’ouvrit à la page des offres d’emploi. Bruce se doutait-il que sa pique la pousserait à rester, ne serait-ce que pour le contredire ?
D’un autre côté, quel intérêt avait-il à son retour ? Il semblait trouver suffisamment difficile de rétablir avec elle des relations correctes…
Le déjeuner terminé, Sorrel aida sa mère à desservir la table pendant que son père se préparait pour une partie de golf entre amis.
— Tu as trouvé des annonces valables dans le journal ? s’enquit Rhoda.
— Pas vraiment. Rien qui corresponde à mes qualifications, en tout cas. J’aurais peut-être dû choisir un autre domaine à l’université que celui de l’art…
Elle avait pourtant apprécié ses études mais s’était aperçue par la suite que le monde du commerce faisait peu de cas d’un diplôme artistique.
— A l’époque, nous pensions tous que tu allais épouser Bruce, lui rappela sa mère d’un ton de reproche.
Et Bruce aurait largement pu se permettre de subvenir aux besoins d’une épouse au foyer…
Sorrel ne releva pas l’allusion. Après tout, quatre ans plus tôt, elle n’était pas loin de partager les idées de sa mère concernant son avenir. Si elle envisageait de travailler, c’était seulement de façon temporaire, pour éviter de s’ennuyer avant que son vrai projet ne prenne corps, à savoir porter les enfants de Bruce. Plus tard, quand ceux-ci auraient grandi, elle aurait peut-être cherché un véritable emploi ou, comme Rhoda, se serait contentée de bénévolat — les organisations charitables ne manquaient pas. Et puis il y aurait eu la maison à tenir, les amis à recevoir, le tennis et le bridge…
Sorrel referma le lave-vaisselle d’un geste sec.
— Les choses ne tournent pas toujours comme prévu.
— Ce revers-là, tu l’as bien cherché !
— Ce n’était pas un revers. J’ai pris ma vie en main.
Et ce, pour la première fois… Peut-être avait-elle été tellement gâtée par ses parents qu’elle n’envisageait pas, quand elle était plus jeune, d’autre voie que celle qu’ils lui traçaient. Ses parents avaient agi par amour, bien sûr, mais sans imaginer qu’elle puisse désirer autre chose.
— Et j’ai eu raison, maman, poursuivit-elle. Je suis heureuse ainsi.
N’était-ce pas ce que ses parents souhaitaient pour elle ?
— Mais tu aurais été heureuse avec Bruce ! s’obstina Rhoda. Ton père et moi…
Elle s’étouffa soudain et sortit son mouchoir pour abriter sa toux.
— Ça va ? s’inquiéta Sorrel.
— Oui, affirma Rhoda entre deux quintes. Ton père et moi, tout comme les parents de Bruce, étions persuadés que vous étiez faits l’un pour l’autre. Si tu rêvais du coup de foudre…
Elle s’interrompit pour tousser encore et reprit :
— C’était vraiment immature, une conception romantique de petite fille. D’abord, parce que la passion ne dure pas et d’autre part, tu pouvais difficilement ressentir un sentiment de cet ordre pour Bruce, que tu connaissais depuis toujours.
Sorrel refusa de poursuivre sur ce terrain.
— Ce qui est fait est fait, maman. As-tu consulté un médecin pour cette toux ?
— Ce n’est rien, je t’assure.
La pâleur du visage de Rhoda démentait cette affirmation et Sorrel insista.
— Tu devrais passer des radios. Tu as perdu beaucoup de poids, tu sais.
— Chérie, tu sais que je surveille mon poids. Tu as de la chance, toi, tu es comme ton père, grande et mince par nature. De toute façon, ces derniers temps, je n’ai pas très faim.
— Justement, tu devrais consulter. Si tu veux, je t’accompagnerai chez le médecin.
Rhoda décocha à sa fille un regard où la crainte le disputait au soulagement et Sorrel en fut ébranlée. Sa mère, toujours si sûre d’elle, semblait pour la première fois révéler une faille…
— Je suis certaine que tu t’inquiètes pour rien, ma chérie, répondit Rhoda, reprenant rapidement sa contenance habituelle, mais si cela peut te rassurer, nous irons ensemble.
* * *
Le dimanche soir, alors que Sorrel regardait la télévision en compagnie de ses parents, le téléphone retentit. Rhoda se leva pour décrocher dans le hall et revint en affichant un sourire à la fois ravi et interrogateur.
— C’est pour toi, fit-elle à l’adresse de sa fille. Bruce…
Sorrel se rendit dans le couloir pour prendre la communication.
— Oui…
— Bonsoir, Sorrel.
— Que veux-tu ? demanda-t-elle abruptement.
— Te présenter mes excuses.
La voix de Bruce était neutre, sans une once de repentance.
— Je me suis montré un peu rude avec toi l’autre soir, reprit-il. Verbalement…
Comme elle pouvait s’y attendre, il ne reconnaissait pas qu’il avait pu exercer sur elle la moindre contrainte d’ordre physique. Il était vrai qu’elle n’avait pas cherché à le repousser, pas sérieusement en tout cas.
Un instant, la toux de sa mère, perceptible de l’autre côté de la porte, détourna le cours de ses pensées.
— Sorrel ? Tu es toujours là ?
La voix de Bruce la ramena sur terre.
— Oui. J’accepte tes excuses. Je ne me suis pas montrée très aimable non plus.
Elle pouvait faire ce pas vers lui, sachant combien il lui en coûtait de reconnaître ses torts.
— Je n’avais pas prévu… ce qui est arrivé, enchaîna-t-il.
— Je m’en doute.
La frénésie de l’autre soir ne lui ressemblait véritablement pas, elle le savait. Lui, d’ordinaire si maître de lui, s’était laissé rattraper par sa colère. Le ressentiment qu’il nourrissait envers elle ne pouvait trouver d’issue brutale, son code de conduite le lui interdisait. Alors il lui avait donné ce baiser dévastateur.
— Je ne voudrais pas que tu paniques ni que tu prennes à cause de moi une décision hâtive que tu pourrais regretter.
— Ce ne sera pas le cas. Tu avais autre chose à me dire ?
La toux de Rhoda se prolongeait. Jamais une quinte n’avait duré si longtemps et Sorrel entendit la voix inquiète de son père couvrant le bruit de la télévision.
— Non, répondit Bruce d’un ton nettement crispé. Je vois que je te dérange. Bonne nuit.
Quand Sorrel rejoignit ses parents, sa mère tamponnait ses yeux de son mouchoir, tandis que son père la dévisageait d’un œil visiblement inquiet.
— Je t’ai demandé de faire surveiller cette toux, grommela-t-il.
— C’est ce que je vais faire, articula péniblement Rhoda, reprenant avec difficulté sa respiration. J’ai prévu d’aller chez le médecin avec Sorrel. Je prendrai rendez-vous dès demain.
* * *
Le praticien prescrivit des antibiotiques.
— Si cela ne s’arrange pas à la fin du traitement, recommanda-t-il, revenez et nous ferons des analyses.
— Il y a des années que j’ai arrêté de fumer, confia Rhoda à sa fille alors qu’elles retournaient à leur voiture, mais je me demande parfois s’il n’était pas déjà trop tard.
— Le médecin n’avait pas l’air inquiet, répondit Sorrel d’un ton volontairement rassurant.
Rhoda prit une grande inspiration et reprit d’un ton plus léger.
— Pourquoi n’irions-nous pas déjeuner en ville ? On pourrait prendre ton père à son bureau…
— Ne vaudrait-il pas mieux l’appeler avant ?
— Certainement pas, dit fermement sa mère, il en profiterait pour trouver une excuse et rester travailler ! Cela lui fera du bien de s’aérer un peu.
Quand sa secrétaire eut précisé qu’Ian n’était pas avec un client, Rhoda fila directement vers le bureau.
— On va lui faire une surprise, ma chérie ! s’écria-t-elle en faisant signe à sa fille de la suivre.
La surprise fut plutôt pour Sorrel lorsqu’elle découvrit Bruce en compagnie de son père. Tous deux étaient penchés sur des graphiques et se redressèrent à leur arrivée.
Le regard de Bruce effleura à peine Rhoda pour se concentrer sur Sorrel. Elle eut l’impression qu’un laser la transperçait, même si le visage de l’homme qu’elle avait failli épouser demeurait impénétrable.
— Bonjour Rhoda… Sorrel, ajouta-t-il avec une brève inclinaison de tête.
— J’espère que nous ne vous dérangeons pas, lança Rhoda en s’avançant pour déposer un baiser sur la joue de son mari. Ian, nous comptions sur toi pour nous emmener déjeuner en ville. Nous sortons de chez le médecin.
— Quelque chose ne va pas ? s’enquit Bruce avec sollicitude avant même qu’Ian ait pu ouvrir la bouche.
— Une toux stupide, répondit Rhoda avec un geste évasif de la main. Le médecin m’a donné quelques pilules…
Bruce parut aussi soulagé que le mari de Rhoda. Il jeta un long regard à Sorrel pendant qu’Ian s’adressait à sa femme.
— Pour le déjeuner, je ne sais pas. Nous avons du travail…
—… qui peut fort bien attendre, intervint Bruce. Vous ne pouvez tout de même pas sauter le déjeuner ! Emmenez votre femme et votre fille en ville, nous reprendrons cela plus tard.
Ian sourit pour concéder sa défaite.
— Si c’est une conspiration… Mais vous avez comme moi besoin de récupérer, Bruce. Je vous invite.
— C’est très gentil de votre part. Cependant, je ne voudrais pas m’imposer dans une réunion de famille…
— Ne dites donc pas de bêtises ! s’exclama Rhoda. D’ailleurs, vous faites pratiquement partie de la famille. Il s’en est manqué d’un…
Elle s’interrompit, et son regard glissa vers sa fille avant de revenir à Bruce.
— Quoi qu’il en soit, reprit-elle, Sorrel n’y verra aucun inconvénient.
— Qu’en penses-tu ? s’enquit Bruce en se tournant vers cette dernière.
Veillant à conserver une expression parfaitement neutre, Sorrel répondit :
— Viens avec nous, bien entendu.
— Vous voyez, que vous avais-je dit ? renchérit Rhoda d’un ton ravi. Voilà une affaire réglée.
Sa détermination rassura presque Sorrel. C’était bien là le comportement qu’elle lui connaissait depuis toujours. Rhoda adorait planifier, et quatre ans plus tôt, toute à l’organisation du mariage, elle n’avait peut-être pas voulu voir dans l’appréhension de sa fille autre chose qu’une nervosité normale de future mariée.
Bruce eut un sourire de résignation amusée.
— Dans ce cas… Je vous accompagne avec grand plaisir.
Ils se rendirent dans un restaurant connu, sur une des proches artères de la ville, Rhoda ouvrant la marche au bras de son mari, Bruce et Sorrel les suivant à quelques pas.
Bruce se garda de tout contact avec cette dernière jusqu’à ce qu’ils arrivent au restaurant et là, ce fut d’une main légère au creux de sa taille qu’il la pilota vers leur table.
Ian commanda une bouteille de vin pour accompagner leur repas mais à la première gorgée, Rhoda se mit à tousser violemment. Sorrel lui prit le verre des mains pendant que Bruce lui avançait un peu d’eau. Rhoda réussit à en avaler une gorgée, ce qui parut la soulager.
— Je crois que je vais arrêter les boissons alcoolisées, fit-elle d’une petite voix.
Son visage était brusquement pâle, et la peur que Sorrel avait détectée dans son regard était de nouveau présente. Courageusement, Rhoda entama son repas et, se tournant vers Bruce, lui demanda des nouvelles de la croisière de ses parents.
— J’ai reçu quelques cartes, la dernière de Grèce, répondit-il obligeamment. Ils semblent bien s’amuser.
— La croisière représente vraiment les vacances idéales, un vrai paradis. C’est ce qui était prévu pour Sorrel et toi après votre… Enfin, reprit-elle après un regard lourd de sous-entendus en direction de sa fille, je suis ravie de savoir que Paul et Vera en profitent bien.
Sorrel ne put s’empêcher de tourner la tête vers Bruce. Il avait les yeux posés sur elle…
Après qu’elle se soit enfuie, il avait fallu que Bruce annule la croisière réservée pour leur lune de miel chez Pacific Islands. Formalité coûteuse, longue et sans nul doute embarrassante à mener.
Bruce la fixait intensément et Sorrel songea qu’il devait se remémorer cette affaire avec grand déplaisir. Il la tenait sûrement responsable des ennuis qu’il avait dû affronter. A l’époque, toute à son désir de partir, elle ne s’était pas préoccupée des multiples conséquences de son acte. La fuite avait-elle été une solution de facilité ? Bruce avait dû le penser plus d’une fois.
De plus en plus mal à l’aise, Sorrel sentait le regard accusateur de Bruce peser sur elle. Quand enfin il se mit à parler avec son père, elle put respirer plus librement.