5.

Le lendemain, le téléphone sonna d’assez bonne heure. Rhoda décrocha et appela sa fille.

— C’est Bruce. Il a appelé hier soir quand tu étais au théâtre, fit-elle d’un ton de reproche.

— Marta m’a appelé pour me remercier de t’avoir envoyée, déclara Bruce lorsque Sorrel prit la communication. Est-ce que le poste t’intéresse ? C’est assez différent de ce que tu faisais à Melbourne…

— J’aurai besoin d’apprendre certaines choses mais j’ai très envie d’essayer. La responsabilité du personnel dans mon ancienne entreprise était complexe à gérer. Je sens que je vais me reposer, en comparaison !

— Sans doute. Je connais les mêmes soucis : de nombreux employés entraînent de lourdes responsabilités, commenta Bruce avant de changer de sujet. Parle-moi de ta mère : son moral va-t-il mieux ? C’est ce qu’elle me dit, et ton père semble le confirmer. Mais toi, qu’en penses-tu ?

Sorrel baissa la voix pour répondre.

— Elle refuse que nous nous fassions du souci à son sujet. L’autre jour, elle m’a pratiquement dit de m’occuper de mes affaires !

— Rhoda a une forte personnalité. Elle refuse de perdre le contrôle de sa vie.

— Je pense que tu es à même de comprendre un tel sentiment.

Il y eut un bref silence à l’autre bout du fil.

— Je vois que tu me connais bien, fit enfin Bruce.

— On croit parfois connaître les gens mais les choses peuvent évoluer. J’ai découvert un côté fragile chez ma mère, que je n’avais jamais perçu auparavant.

— Elle a reçu un choc, expliqua Bruce d’une voix un peu tendue. Cela déséquilibre même les plus forts d’entre nous.

*  *  *

Le jour où Sorrel commença son travail à la boutique, Marta lui présenta Poppy. La jeune assistante d’à peine dix-sept ans avait un visage malicieux et des cheveux orange qu’elle nouait en une grosse torsade au-dessus de son oreille, laquelle était cloutée de petites boucles. Elle était vêtue d’un pull chaussette jaune avec collants assortis, sur lesquels elle portait une minijupe de cuir violet. Des bottes noires lacées complétaient l’originale tenue.

— Les enfants l’adorent, précisa Marta.

Ils devaient la prendre pour l’héroïne d’un de leurs livres d’images, songea Sorrel en souriant.

Elle se familiarisa rapidement avec les usages de la boutique, apprit à faire les vitrines et à gérer le stock. Chaque journée passait vite et Sorrel rentrait fatiguée mais contente.

Un soir, alors qu’elle était invitée chez des amis, elle décida de demander à Craig de l’accompagner. Celui-ci parut ravi. Lorsque, en fin de soirée, il l’embrassa pour lui souhaiter bonne nuit, de façon plus appuyée et tendre que la première fois, elle lui rendit son baiser mais s’écarta rapidement.

— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il doucement.

Sorrel secoua la tête.

— Tu m’as paru distraite toute la soirée, un peu distante. Peut-être attendais-tu le moment de me signifier mon congé ?

— Pas du tout, Craig. Je prends grand plaisir à ta compagnie.

Comment ne l’aurait-elle pas apprécié ? Il était gentil, attentionné et n’avait jamais cherché à pousser plus loin ses avantages. Ce n’était vraiment pas sa faute, si, comparés à ceux de Bruce, ses baisers lui paraissaient… simplement plaisants. Pourquoi fallait-il qu’elle compare ? Peut-être au fil du temps apprendrait-elle à désirer le moment où la bouche de Craig se poserait sur la sienne, et à voir en lui autre chose qu’un agréable compagnon.

*  *  *

Quand les résultats de la biopsie arrivèrent, le père de Sorrel accompagna sa femme chez le médecin.

A peine sorti, il appela Sorrel à la boutique.

— Les lésions nécessitent une opération mais rien de malin n’a été décelé dans les analyses. Nous en aurons confirmation après l’opération.

Immensément soulagée, Sorrel ferma les yeux, murmurant une prière de gratitude.

La boutique ne désemplissant pas, elle retourna aider Poppy.

Lorsque son père rappela un peu plus tard pour la convier à un petit dîner, elle dut décliner son offre. L’activité de la journée l’avait épuisée et il restait des comptes à mettre à jour. Après le départ de Poppy, elle se mit au travail et ne quitta la boutique que tard dans la soirée.

Quand elle rentra chez ses parents, le téléphone sonnait dans la maison vide. Elle se débarrassa de son sac sur la console du couloir et se précipita pour décrocher.

— Sorrel ? s’enquit la voix profonde de Bruce. Y a-t-il de bonnes nouvelles pour ta mère ?

Sorrel le mit au courant en deux mots.

— Je suis ravi d’entendre cela, soupira Bruce, manifestement soulagé. Tu diras à Rhoda que j’ai beaucoup pensé à elle.

— C’est très gentil à toi. Mais elle n’est pas encore rentrée : mon père et elle sont sortis fêter la bonne nouvelle. De mon côté, je viens juste d’arriver.

— Tu n’es pas allée dîner avec eux ?

— Je travaillais.

— A cette heure-ci ?

— Ne me dis pas que tu ne restes jamais tard au travail…

Bruce se mit à rire.

— Je ne mentirais pas de façon aussi flagrante, d’autant que tu sais très bien la vérité !

— Ma petite fête à moi, ce sera une tasse de chocolat chaud et au lit de bonne heure !

— Je comprends. Je ferais donc mieux de raccrocher…, constata Bruce d’un ton piqué.

— Je ne disais pas cela pour racrocher !

— Non ? En tout cas, profite de cette bonne nuit de repos. Il paraît que tu es beaucoup sortie ces derniers temps.

— Comment cela ?

— On raconte qu’on t’a beaucoup vue avec Craig Cassidy.

Sorrel répondit d’un ton neutre :

— Nous sommes allés au théâtre et une autre fois au restaurant. Ce n’est pas ce que j’appelle une vie de noceurs… Je le trouve sympathique, ajouta-t-elle de façon un peu provocante.

Il y eut une pause à l’autre bout du fil.

— Grand bien lui fasse, déclara enfin Bruce. Dis à ta mère que je passerai la voir.

Il raccrocha sans lui avoir souhaité bonne nuit, et cette conversation laissa à Sorrel un goût d’inachevé troublant. Elle se sentait vaguement irritée en y repensant et ne dormit pas aussi bien qu’elle l’espérait.

*  *  *

Lorsque les lésions de Rhoda furent retirées, le chirurgien vint entretenir Sorrel et son père des résultats de l’opération. D’après lui, les lésions étaient de nature bénigne, et il n’envisageait pas de problème ultérieur. Dans la soirée, Rhoda s’éveilla et put distinguer le bouquet de fleurs apporté par Sorrel et son père. Elle leur sourit avant de replonger dans le sommeil. Sorrel aurait voulu rester à son chevet mais son père la renvoya. Peut-être, songea-t-elle, préférait-il se trouver seul avec sa femme quand l’anesthésie aurait cessé ses effets.

Le répondeur clignotait quand Sorrel rentra à la maison et écouta les deux messages qu’on avait laissés. L’un provenait de la sœur de sa mère, qui habitait l’Ile du Sud, et l’autre de Bruce. Elle rappela tout d’abord sa tante pour la rassurer, puis composa le numéro de Bruce.

A son tour, elle tomba sur son répondeur et laissa un message bref, partagée qu’elle était entre soulagement et déception.

Ne sachant trop comment occuper sa soirée, elle fit quelques lessives, feuilleta un magazine et zappa un moment devant la télévision avant de se rendre dans la cuisine où, plus par désœuvrement que par faim réelle, elle se prépara un sandwich.

La sonnette de la porte d’entrée l’interrompit.

— Je rentrais chez moi, fit Bruce quand elle ouvrit, lorsque j’ai aperçu la lumière à ta fenêtre.

Sa haute silhouette s’encadrait dans l’embrasure de la porte.

— Tu n’as pas eu mon message, alors ? répondit Sorrel en reculant pour le laisser entrer. D’où viens-tu ?

Leur maison n’était pourtant pas sur son trajet habituel, pensa-t-elle.

— J’étais chez Cherie, précisa-t-il. Si, j’ai eu ton message. Vous devez être terriblement soulagés.

— Comme tu l’imagines.

Bruce la dévisageait.

— Ça n’a pas l’air d’aller très fort, constata-t-il en s’approchant.

— Si…

Elle se détourna mais, avec douceur, il la fit pivoter. Son front se plissa en voyant les yeux de Sorrel embués de larmes. La jeune femme se mordit la lèvre sans parvenir à retenir ses pleurs, non plus que le sanglot qui se formait dans sa gorge.

— Sorrel…

Les bras de Bruce se refermèrent autour d’elle et elle se trouva attirée contre le rempart solide de sa poitrine.

Un moment, elle tenta de lutter pour regagner la maîtrise d’elle-même mais en vain. Alors, elle s’abandonna et nicha le visage au creux de son épaule, acceptant la caresse qu’il posait sur ses cheveux. Ses pleurs se donnèrent libre cours, chassant la tension qui l’avait rongée ces dernières semaines.

Quand ses sanglots ralentirent, elle s’écarta un peu pour essuyer ses yeux d’un revers de main et Bruce la laissa faire, sans desserrer son étreinte pour autant.

— Je suis désolée, hoqueta Sorrel. Je ne sais même pas pourquoi je pleure, puisque tout se termine bien.

— Tu as eu peur. La tension retombe et tout lâche d’un coup.

Il sortit son mouchoir mais au lieu de le lui tendre, il lui tamponna les joues, tendrement, comme il aurait pu le faire avec une enfant.

Sorrel lui adressa un faible sourire.

— Tu es le seul homme que je connaisse à pouvoir sortir un mouchoir de sa poche à un pareil moment.

Bruce lui rendit son sourire.

— Je le garde spécialement pour les dames en détresse.

Sa plaisanterie parvint à la faire rire.

— Je te le rendrai une fois lavé, fit-elle en se mouchant. Afin qu’il soit prêt pour ton prochain sauvetage…

Ce fut au tour de Bruce de rire.

— On dirait que j’ai mouillé ta chemise, aussi, reprit-elle avec une grimace désolée, considérant l’endroit où sa joue avait reposé.

— Elle sèchera. Tu te sens mieux ?

Sorrel se sentait épuisée.

— Plus ou moins… Merci, en tout cas. Que dirais-tu d’une tasse de café ? proposa-t-elle en mettant un peu d’ordre dans ses cheveux.

— Je vais m’en occuper. Va t’asseoir dans le salon et je te l’apporte.

Sorrel secoua la tête.

— Non, je t’accompagne dans la cuisine, j’étais en train de me préparer un sandwich quand tu as sonné.

Bruce l’obligea à s’asseoir pendant qu’il démarrait le café et achevait la préparation du sandwich qu’il lui présenta sur une assiette.

— C’est tout ce que tu vas manger ? Cela ne me paraît pas suffisant.

— Ça ira très bien. Et toi, as-tu dîné ?

— Oui.

Avec Cherie, sans doute…

— Comment va Cherie ?

— Bien.

Sorrel s’était forcée à poser la question d’une voix enjouée mais la réponse sommaire de Bruce ne l’encourageait guère à aller plus loin. Sa petite amie était peut-être un sujet tabou pour lui.

Il sortit deux tasses, versa le café et s’assit en face d’elle. Ce moment faisait surgir en elle le souvenir des nombreuses soirées passées en tête à tête, après une longue après-midi ensemble.

— Tes parents reviennent bientôt ? demanda Sorrel pour lutter contre l’émotion.

— La semaine prochaine. J’ai préféré ne rien leur dire pour ta mère.

— Il n’était pas nécessaire de gâcher leurs vacances.

— C’est ce que j’ai pensé, acquiesça-t-il en prenant une gorgée de café. Regrettes-tu ton poste en Australie maintenant que tu as l’expérience de celui-ci ?

— Pas du tout. J’adore la boutique, les enfants sont adorables et je trouve que Marta a bien du talent.

— Donc, tu envisages de rester, conclut-il d’un ton neutre.

— J’ai brûlé les vaisseaux de l’autre côté… Rappelle-toi que c’est toi qui m’as proposé ce travail.

— Ça m’apprendra, marmonna-t-il.

Sorrel crut avoir mal entendu.

— Pardon ?

— Rien.

Il émit un petit rire curieux. Puis, constatant qu’elle n’avait pas touché à son sandwich, Bruce reprit d’un ton bourru :

— Mange un peu, par pitié ! Tu es presque aussi maigre que ta mère. Franchement, ça ne te va pas.

Soudain, Sorrel se rappela que Cherie avait une silhouette très féminine, toute en rondeurs. Elle-même avait été maigrichonne dans son enfance et si son corps s’était étoffé à l’adolescence, elle n’avait jamais été une femme aux formes généreuses. Le genre que Bruce semblait préférer…

— Très aimable de ta part, releva-t-elle en grignotant un minuscule morceau de sandwich.

— Ne sois pas bête. Nous nous connaissons depuis assez longtemps pour que je puisse te faire une remarque sans que tu te vexes.

— Est-ce que je t’ai manqué quand j’étais en Australie ? fit-elle tout à trac.

Elle n’avait pas prémédité pareille question mais l’atmosphère de cette soirée lui rappelait tellement le passé, cette longue amitié à laquelle il venait de faire allusion…

Bruce fit attendre si longtemps sa réponse que Sorrel crut bien qu’elle ne viendrait jamais. Elle aurait tout donné pour retirer sa question, à présent, et mordit dans le sandwich pour se donner une contenance.

— Bien sûr, fit-il enfin. Tu as toujours fait partie de ma vie, depuis l’enfance. Et moi, je t’ai manqué aussi ?

Il était logique qu’il lui retourne la question. Sorrel baissa la tête.

— Je n’avais pas compris à quel point, jusqu’à ce que je te revoie.

— Tu pourrais préciser ? Je ne suis pas sûr de bien comprendre.

La dureté de sa voix lui fit lever les yeux. Elle avait le cœur battant.

— Comme tu le disais, nous avons toujours été proches, un peu comme deux…

Elle cherchait ses mots, hésitante. Tout les avait rapprochés, depuis toujours, leurs familles, les traditions professionnelles de leurs pères, l’amitié de leurs mères…

— Et une fois en Australie, poursuivit-elle, je me suis retrouvée seule pour la première fois de ma vie.

— Pauvre chérie.

Elle baissa de nouveau les yeux et saisit sa tasse de café, à la recherche de chaleur.

— Tu n’as pas dû rester seule bien longtemps, reprit Bruce.

Sorrel nota l’inflexion ironique de sa voix.

— Il fallait bien combler le vide, je me suis fait des amis… Ta colère est toujours vivace, à ce que je vois.

Il fit un visible effort pour se détendre et passa une main nerveuse dans ses cheveux.

— Elle ne semble pas vouloir s’éteindre, quoi que je fasse. Et j’ai vraiment mal choisi mon soir pour laisser libre cours à mon amertume. Tu n’es pas en état de te défendre.

— Je ne tiens pas à me défendre, Bruce.

— Ce qui montre que tu n’es pas dans ton état normal, fit-il en souriant. Quand nous étions enfants, alors même que je faisais deux fois ta taille, tu essayais toujours d’avoir le dernier mot, même quand tu avais tort.

— Je ne suis plus une enfant.

Le faible sourire disparut, pour laisser place à une expression sombre.

— Non. Loin de là…

Une tension insidieuse avait remplacé la tendre camaraderie du début. Sorrel prit sa cuiller et sans nécessité, se mit à tourner son café.

— C’est sérieux avec Craig ? reprit Bruce.

La question impromptue la fit sursauter.

— Je n’en sais rien encore.

Enhardie par son indiscrétion, elle ajouta :

— Et avec Cherie, c’est sérieux ?

— Oui.

Elle ressentit comme un coup de poignard au niveau du cœur et dut faire un effort pour retrouver sa respiration. Sa main s’était crispée autour de la tasse.

— C’est bien, fit-elle quand elle eut retrouvé confiance en sa voix.

— Bien ? reprit Bruce en haussant les sourcils. Dans quel sens ?

Sorrel aurait tout donné pour ne jamais avoir prononcé le prénom de Cherie.

— C’est bien que… que tu aies trouvé quelqu’un qui te convienne.

Il s’agita sur sa chaise avec impatience.

— Je ne lui ai pas demandé de m’épouser.

— Mais tu y penses, non ?

Il ne répondit pas et Sorrel fit un considérable effort pour mettre un sourire sur ses lèvres.

— Tu devrais te lancer, poursuivit-elle, avant qu’elle ne se lasse d’attendre.

— C’est le conseil que tu me donnes ?

La voix de Bruce était dure, presque tranchante.

Sorrel haussa les épaules.

— Tu ne suis les conseils de personne et de plus, je ne suis pas vraiment qualifiée…

— Non, effectivement, renchérit Bruce d’un ton cinglant, sa bouche affichant un sourire cynique. Pour parler mariage, il faudrait en avoir moins peur.

Sorrel ne releva pas.

— Cherie n’est pas du genre à reculer, elle, répliqua-t-elle. Elle est follement amoureuse de toi.

De façon inattendue, Bruce fronça les sourcils.

— Tu sembles bien sûre de ce que tu affirmes…

— Il suffit d’ouvrir les yeux. Cela se voit.

— Peut-être… As-tu jamais regretté ton acte ?

— Cela m’est arrivé, avoua Sorrel. C’était traumatisant de me couper de ma famille, de l’univers que je connaissais. Mais je devais trouver mon propre chemin. Il fallait que j’apprenne à me tenir droite toute seule.

— Tu n’as jamais été faible, Sorrel.

— Je n’en sais rien. Je ne savais pas qui j’étais, à force d’avoir été protégée, guidée. On m’avait évité toutes les difficultés de la vie. Il fallait que je quitte mes parents… toi, aussi… avant de pouvoir me trouver. J’avais besoin de me construire, de devenir réelle à mes propres yeux. J’aimerais pouvoir te faire comprendre cela.

— Essaie.

— J’ai essayé. Tu n’as pas voulu m’entendre.

— Je suis prêt, à présent.

Elle tourna vers lui ses paumes ouvertes.

— Ce que nous ressentions l’un pour l’autre… ce n’était pas assez pour bâtir une union solide.

— C’est ce que tu dis. Nous nous connaissions sur le bout des doigts. Cela semble une base plutôt sérieuse pour un mariage.

— Et l’amour ?

Le froncement de sourcils réapparut et Bruce réprima un geste presque violent.

— Tu sais bien que je t’aimais ! Je t’ai aimée toute ma vie.

— Comme une petite sœur !

L’œil de Bruce brilla d’un éclat farouche.

— Certainement pas. Je ne t’ai jamais prise pour ma sœur. Au début, tu n’étais qu’un paquet de langes remuant qui m’intriguait et que tout le monde semblait considérer comme la dernière merveille sur terre. Puis tu t’es mise à réagir, à gigoter quand on te chatouillait, à sourire à la ronde et tu es devenue pour moi une sorte de jouet animé. Plus tard, en grandissant, tu as commencé à me suivre partout, ce qui m’embarrassait affreusement, surtout devant mes copains. Quand mes premiers émois sexuels sont arrivés, tu étais bien trop jeune pour m’intéresser et puis un beau jour, sans que je me rende compte de rien, tu t’es transformée en une superbe jeune fille aux jambes de rêve et j’ai passé mon temps à tenir mes amis à distance.

— Pendant que nos parents passaient le leur à planifier notre mariage.

— Quoi de si terrible à cela ? D’ailleurs, tu exagères. Ils n’ont commencé qu’après nos fiançailles.

— Qu’ils avaient encouragées de leur mieux…

— Pourquoi pas, puisque d’après eux, c’était une excellente idée ? Mais si tu avais dit non, je ne t’aurais pas obligée à ces fiançailles. Personne n’aurait pu t’y forcer.

— Je sais, mais tout le monde s’y attendait tellement… Le mariage paraissait à tous l’issue évidente de notre relation.

— A tous, sauf à toi.

— Non, moi aussi je le pensais, le contredit Sorrel en secouant la tête. Jusqu’au moment de franchir le gué et…

— Et tu as paniqué.

— Je voulais plus…

— Plus de quoi ? la relança Bruce, se rejetant sur le dossier de sa chaise et croisant les bras. Plus de romance ? J’avais déjà essayé ça, et je n’ai pas été long à comprendre la superficialité du sentiment amoureux.

— Quelqu’un t’avait blessé, alors, hasarda Sorrel, se rappelant les remarques de sa mère au sujet d’une jeune fille que Bruce aurait fréquentée à l’université.

Remarques qui lui avaient fait mal à l’époque. Y repenser aujourd’hui ressuscitait la douleur.

— Pas la peine de peindre cela sous des couleurs romantiques, observa Bruce. Mon cœur soi-disant brisé a récupéré très vite. Mais l’expérience était nécessaire, elle m’a aidé à grandir. Pour toi, bien sûr, c’était différent, à cause de ton âge. J’aurais dû faire plus attention. Tu étais à peine sortie de l’adolescence… J’aurais dû te couvrir de roses et me mettre à genoux pour demander ta main. Est-ce que tu t’es senti flouée, à l’époque ?

— Ce n’est pas ce que je voulais dire ! s’emporta Sorrel, désespérant de lui faire comprendre son point de vue. Je ne voulais pas d’un mariage tiède, c’est tout !

Bruce resta silencieux un instant.

— Je croyais avoir tordu le cou à cette idée fausse.

Sorrel répliqua :

— Je ne te parle pas seulement de sexe, pas plus que de bouquets ou de prince charmant. J’étais peut-être immature mais pas stupide. Mon seul tort est d’avoir laissé le processus aller jusqu’à son terme, ou presque… Enfin, fit-elle d’un timbre un peu voilé, tu as Cherie à présent. Et ce ne doit pas être la première depuis…

— Non, ce n’est pas la première mais il est possible que ce soit la dernière.

Sorrel porta la tasse à ses lèvres avant de s’apercevoir qu’elle était vide.

— Eh bien, j’espère qu’elle sera la femme qu’il te faut. T’est-il venu à l’idée qu’elle pourrait vouloir plus que tu n’es prêt à donner ?

— Je ferai mon possible pour que ma femme n’ait pas lieu de se plaindre, fit Bruce d’un ton cassant.

Sorrel eut un petit rire sec. Pour un peu, elle se serait presque apitoyée sur Cherie.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? reprit-il, déconcerté.

— Rien n’est drôle. Ce serait même assez triste, considérant les sentiments exacerbés qu’elle a pour toi.

— Où est le mal si elle m’aime ?

— Nulle part, à partir du moment où tu ressens la même chose.

Un avertissement étincela dans les yeux de Bruce.

— Qu’est-ce qui te donne à penser que je ne suis pas amoureux d’elle ? Tout le monde n’est pas du genre démonstratif !

— J’espère que tes sentiments sont bien ceux que tu décris, fit Sorrel à voix basse, mais je ne suis pas sûre que tu saches ce que cela signifie, être amoureux.

— Tu crois ?

La chaise de Bruce racla le sol alors qu’il la repoussait pour se lever.

— Je n’imaginais pas que tu me voyais comme un homme froid, poursuivit-il. Il vaut sans doute mieux que je parte avant d’avoir trop envie de te démontrer le contraire.

— Je te l’ai déjà dit, rétorqua Sorrel en se levant à son tour, ce n’est pas une histoire de sexe.

— Faux. L’amour, c’est aussi le sexe ! Aimer quelqu’un, pour le meilleur et pour le pire, cela comprend bien des domaines mais le sexe en fait partie intégrante. Sans cela, que serait l’institution du mariage ?

— Bien des gens pensent qu’elle est inutile.

— Je ne me compte pas parmi ceux-là. Et toi ?

Lentement, Sorrel secoua la tête. Le mariage de ses parents lui avait fourni un environnement sûr et stable. Certaines de ses amies, mères célibataires, affrontaient tous les jours une vie difficile. Même si le mariage ne garantissait pas le bonheur éternel, si jamais un jour elle avait des enfants, elle voulait leur offrir ce cadre sécurisant. Elle ferait tout pour que son mariage dure. En admettant qu’elle se marie…

Cherie partageait-elle les vues de Bruce sur la question ? Sûrement. Elle n’osa pas en demander confirmation et se contenta d’un simple constat :

— J’y crois aussi. Je te raccompagne.

Il la suivit, s’arrêtant sur le pas de la porte après qu’elle eut ouvert.

— Je suis heureux que ta mère s’en sorte bien. Je passerai la voir demain si les médecins sont d’accord pour les visites.

— Elle sera contente de te voir.

Il avança la main vers le visage de Sorrel et remit en place une mèche égarée, caressant son front au passage.

— Repose-toi.

Abruptement, il mit fin à leurs adieux et se détourna pour disparaître dans la nuit.