6.

Rhoda était sortie de l’hôpital depuis deux jours lorsque Bruce se présenta à la porte avec ses parents.

— Nous revenons de l’aéroport, ils viennent à peine d’arriver mais ils ont absolument voulu saluer ta mère avant de rentrer.

— Ma mère est dans le salon, elle se repose, fit Sorrel alors que Vera, après une brève étreinte, se précipitait pour voir son amie.

— Rhoda ! l’entendirent-ils s’exclamer. Quelle peur tu nous as faite ! Et dire que je n’ai rien su avant ce matin !

Paul Tarnower suivit sa femme tandis que Bruce s’attardait un instant.

— Nous ne prolongerons pas la visite, promit-il à Sorrel. Je pense que ta mère est encore fatiguée.

— Cela lui fera très plaisir de voir Vera, l’assura Sorrel. Et elle récupère étonnamment vite.

— Tu parais en meilleure forme, toi aussi, commenta Bruce en la dévisageant.

Puis son regard glissa le long de son corps.

— Cependant, tu restes maigrichonne, fit-il d’un ton critique.

— Tout le monde ne peut pas afficher des rondeurs de madone, rétorqua Sorrel en lui tournant le dos pour suivre ses parents.

Il l’arrêta en lui prenant le bras.

— Ne sois pas si susceptible. Tu fonds à vue d’œil depuis que ta mère est malade. Mais à présent que nous sommes tous rassurés, tu pourrais reprendre un peu d’intérêt pour la nourriture…

— Je n’ai pas fait la grève de la faim !

C’était vexant de se voir ainsi reprocher son poids ! Comme si elle y pouvait quelque chose… Cependant, il était vrai qu’elle avait perdu l’appétit.

— Et tu n’as pas besoin de me surveiller, reprit-elle d’un ton amer. Je peux très bien m’occuper de moi-même.

— Les vieilles habitudes sont longues à perdre, avoua Bruce en la relâchant. Je m’occupe de toi depuis ta naissance.

C’était vrai. Combien de fois, alors qu’elle était petite, l’avait-il sortie d’un mauvais pas, la relevant après une chute, essuyant ses yeux, grommelant parfois quand elle s’était mise elle-même en danger pour le suivre ou l’imiter. Mais, de bonne grâce ou pas, Bruce l’avait toujours protégée. Jamais un de ses amis, de ceux qui rudoyaient les filles, n’avait pu toucher un cheveu de sa tête. Et si Bruce la chassait, c’était souvent pour lui éviter de se frotter à eux.

— A quoi penses-tu ? s’enquit-il en la voyant rêveuse.

— A rien. De vieux souvenirs… J’allais faire une tasse de thé quand tu es arrivé. En veux-tu une ? Ou du café ?

— Café, pour moi, merci.

Il suivit Sorrel alors qu’elle retournait dans la cuisine.

— Tu restes à la maison pour t’occuper de Rhoda ?

— Jusqu’à ce soir seulement. Et encore, il a fallu la convaincre que la boutique pouvait se passer de moi !

Sorrel se haussa pour attraper le sucre dans le placard. Quand elle se retourna, Bruce était tout près d’elle… Sa surprise fut telle que le sucre faillit tomber à terre. L’espace d’un instant, elle crut qu’il allait l’embrasser. Mais il se contenta de lui prendre le sucrier des mains et s’écarta pour le poser sur le plateau qui portait déjà les tasses.

— En cas de besoin, ma mère sera ravie de te relayer auprès de Rhoda, dit-il.

Sans répondre, Sorrel s’absorba dans ses préparatifs, ouvrant vivement le Frigidaire pour en sortir le lait. N’était-elle pas en train de devenir complètement idiote ? Bruce lui faisait plus d’effet que jamais. Son charme viril la fascinait et elle y réagissait de façon exacerbée. Mais Bruce ne voulait plus d’elle. Il avait Cherie, à présent.

« Pourtant, il t’a embrassée », objecta une petite voix intérieure.

Oui, sous l’effet de la colère. Une autre fois, aussi, par compassion. Ce qui n’avait rien d’encourageant… Elle l’avait humilié, elle ne devait pas l’oublier : il était peu probable qu’il lui pardonne un jour.

*  *  *

Avant que son fils et son mari ne donnent le signal du départ, Vera s’empressa d’inviter tout le monde.

— Il faut absolument venir dîner à la maison, dès que Rhoda sera suffisamment remise. La semaine prochaine, par exemple. Rien que nous six, comme au bon vieux temps… D’accord, Sorrel ?

Le regard de Vera hésita un peu en croisant celui de Sorrel et son sourire se crispa. Elle revoyait l’ex-fiancée de son fils pour la première fois et sans doute ne se sentait-elle pas parfaitement à son aise. Mais son invitation était une offre de paix.

— Nous en serons ravis, n’est-ce pas, Sorrel ? lança Rhoda pour combler un silence qui allait devenir gênant.

Sorrel se tourna vers Bruce. Il ne montrait de son côté aucun enthousiasme. Néanmoins, elle accepta, remerciant Vera avec le sourire le plus naturel qu’elle pût afficher.

*  *  *

Au jour fixé pour le repas, se rappelant la réaction mitigée de Bruce, Sorrel tenta de se désister. Sa mère ne voulut rien entendre.

— Vera compte sur toi !

Bruce leur ferait-il faux bond, lui ? Ou pire, allait-il amener Cherie ? Sorrel ne savait pas si la jeune femme avait été présentée à la famille mais c’était vraisemblable, depuis le temps qu’ils se connaissaient…

En arrivant chez les Tarnower, Sorrel remarqua la voiture de Bruce dans l’allée. Ce fut lui qui vint ouvrir. Seul…

Les parents de Bruce les attendaient dans le salon. Passés les premiers moments de gêne, Sorrel fut heureuse de constater qu’ils semblaient décidés à lui pardonner. S’ils lui avaient tenu rigueur de son attitude, le temps avait effacé les rancœurs et ils ne lui mesurèrent pas leur chaleureuse amitié.

Bruce, lui, se montrait amical, mais son impeccable courtoisie plaçait comme une distance entre eux. Sorrel sentait la tension sous-jacente en lui, et fit de son mieux pour éviter toute conversation en tête à tête. Elle pensait pouvoir terminer la soirée sans encombre lorsque Vera proposa à son fils de l’emmener au jardin :

— Avant que la nuit tombe, montre donc à Sorrel le nouvel aménagement du bassin.

Un instant, Sorrel crut qu’il allait refuser. Puis, avec un petit haussement d’épaules, il se leva. Il vint vers elle, l’aida à se lever et garda sa main dans la sienne jusqu’à ce qu’ils aient franchi le seuil.

Les deux familles ne les avaient pas quittés des yeux mais à peine le battant de la porte fût-il refermé que Sorrel s’arracha à son étreinte, fusillant Bruce du regard.

— Etais-tu obligé d’accepter ?

— Je n’avais pas tellement le choix ! D’ailleurs, cela nous fera du bien. Il faisait chaud à l’intérieur.

Dehors, la température était plus fraîche et Sorrel se dirigea vers le couvert des arbres. Tout était calme. De hautes fougères ombrageaient les pelouses. Le soleil venait de disparaître et dans l’air du soir flottait une douceur presque irréelle. Le parfum prononcé d’une rose attira Sorrel. Elle se saisit délicatement de la fleur, qui exhalait une senteur merveilleuse. Un pétale se détacha alors qu’elle retirait sa main, et tomba doucement à terre.

Le père de Bruce, excellent jardinier, cultivait un domaine étendu. Enfant, Sorrel adorait s’y perdre, explorant les sentiers sinueux entre les bosquets, se cachant sous les bancs de la gloriette aux parois couvertes de vigne vierge, observant les poissons du bassin ou se glissant jusqu’au bord du ruisseau qui coulait paresseusement au fond du jardin. Un joli pont de bois enjambait le petit cours d’eau. Elle aimait beaucoup s’y tenir et, une fois, Bruce l’avait récupérée dans l’eau, où elle était tombée tête la première à force de se pencher.

Elle évita de rappeler l’épisode à Bruce, qui marchait à ses côtés, les mains dans les poches. Ils croisèrent un vieux saule pleureur dont les feuilles argentées s’assombrissaient dans le couchant. A l’une des branches maîtresses pendait une balançoire de bois blanchie par les intempéries et Sorrel s’exclama.

— La vieille balançoire est toujours là !

— Papa la répare de temps en temps. Les enfants de mes cousins l’adorent.

Bruce s’empara d’une des cordes et testa sa solidité.

— Elle te porterait encore…

Petite fille, Sorrel adorait se faire pousser par Bruce. Même après avoir appris à se balancer sans aide, elle insistait pour qu’il le fasse tant elle y prenait de plaisir. Pourquoi ce souvenir lui paraissait-il si proche ? Elle aurait dû être persuadée que cette époque était à jamais révolue…

S’obligeant à sourire, elle secoua la tête.

— Je suis trop vieille pour cela, maintenant.

Elle reprit sa déambulation au long du sentier et Bruce la rejoignit. Il se tenait si près que parfois, l’épaule nue de Sorrel frôlait la manche de sa veste. Ils arrivèrent au bassin dont Vera était si fière et Sorrel admira le résultat des travaux : une formation rocheuse avait été reconstituée, agrémentée d’une petite chute d’eau qui lui donnait un aspect parfaitement naturel. Il était difficile de croire que tout était dû à la main de l’homme.

— L’eau de la cascade vient du ruisseau par un système de pompe, expliqua Bruce. Ça n’a pas été facile à installer.

— Tu y as participé ?

— Bien sûr ! Nous avons fait le travail avec mes cousins. Une affaire de famille, en quelque sorte.

Un banc rustique avait été placé non loin du bord, invitant à la contemplation.

— C’est nouveau aussi, fit remarquer Sorrel en le désignant.

— Tu veux t’y asseoir ?

Bruce l’y conduisit et s’assit près d’elle. Le banc était juste assez large pour deux mais ils étaient très proches l’un de l’autre. Sorrel fit un effort pour se détendre.

Le murmure régulier de l’eau l’y aida, ainsi que le léger souffle de vent qui agitait les feuilles. Les bruits du soir les environnaient, doux, reposants. Un oiseau solitaire lança un appel et vola d’un arbre à l’autre. Il passa non loin de Sorrel et, en entendant le battement pressé de ses ailes, elle frissonna.

— Ce n’est rien, la rassura Bruce. Juste une grive.

— Je sais. Je n’ai pas peur…

— Tu as toujours été un brave petit soldat sous tes airs d’ange, fit-il remarquer.

— Merci. Je me suis toujours rêvée en garçon manqué…

Bruce se mit à rire.

— C’est étonnant, si on considère ton éducation de princesse ! Tes parents ont protégé leur fille unique comme un trésor… Tout le monde te gâtait, moi compris !

— Tu es fils unique, aussi, à ce que je sache.

Elle n’était certainement pas la seule à avoir été trop gâtée !

— Mais j’ai beaucoup fréquenté mes cousins, rétorqua-t-il. Et crois-moi, ils se chargeaient de dégonfler mon ego. Avec eux, je ne risquais pas de me prendre pour le centre du monde !

— Ta confiance en toi me paraît pourtant intacte…

Bruce rit de nouveau.

— J’ai appris très vite à me défendre !

A la défendre, aussi, lorsque ses cousins se montraient trop chahuteurs, se rappelait Sorrel… Peut-être que l’habitude de compter sur Bruce était-elle trop ancrée en elle.

Elle frissonna de nouveau.

— Tu as froid, dit-il, couvrant les épaules de la jeune femme de sa veste. Nous ferions mieux de rentrer.

Il se leva et lui tendit la main pour l’aider à se lever. Elle l’accepta et quand il l’attira vers lui, elle posa la main sur son torse pour se stabiliser. Le menton de Bruce effleura sa joue.

Un instant, il garda sa main dans la sienne. Son corps irradiait une telle chaleur et elle reconnaissait si bien l’odeur de sa peau qu’elle se sentit vaciller, troublée par le désir de se lover contre lui.

Il perçut le mouvement qui la portait vers lui et l’immobilisa, la prenant fermement par les épaules. Ses yeux brillaient dans la pénombre.

— Qu’est-ce que tu cherches à faire, Sorrel ?

Elle secoua la tête.

— Mais rien. De quoi parles-tu ?

— Rien ? fit-il en écho, incrédule. Dans ce cas, que Dieu me vienne en aide le jour où tu décideras de faire quelque chose !

Il s’écarta d’elle et passa une main fébrile dans ses cheveux avant de l’enfouir dans sa poche.

— Viens, rentrons.

Il s’engagea dans le sentier qui sinuait sous les arbres mais Sorrel ne le suivit pas. Son cœur battait la chamade, la tête lui tournait légèrement. Elle n’était pas assez naïve pour se méprendre…

Il la désirait. Et il combattait son attirance.

Cette constatation la grisa comme une coupe de champagne, comme une bouffée de fierté purement primitive et féminine.

— De quoi as-tu peur, Bruce ? lui lança-t-elle.

Etait-ce bien elle qui avait parlé de ce ton provocateur ? Avait-elle perdu toute prudence ?

Il rebroussa chemin pour lui faire face.

— Peur ? fit-il d’une voix dure.

— Peur de faire ce dont tu as envie, comme à l’instant. Ne vaudrait-il pas mieux passer à l’acte plutôt que de me reprocher ce que tu ressens ?

Il tressaillit comme si elle l’avait giflé.

— Si je passais à l’acte, répondit-il d’une voix soigneusement contrôlée, ce serait à ton tour d’avoir peur…

Sorrel leva le menton d’un air de défi. Elle jouait un jeu dangereux mais curieusement excitant. Au moins, la tension qui couvait entre eux depuis si longtemps éclatait au grand jour.

— Mille excuses, dit-elle d’un ton moqueur. Je n’avais pas compris que j’avais affaire au grand méchant loup. Je devrais sûrement trembler. Désolée de te décevoir, il n’en est rien.

Bruce eut un sourire sardonique.

— Les petits chaperons rouges sont imprudents par nature. Ils ne savent pas calculer les risques…

— Détrompe-toi. Je ne suis plus la naïve enfant que tu as connue, rétorqua Sorrel avec un rire bref.

Sa déclaration effaça brusquement le sourire de Bruce, et cette victoire causa à Sorrel un plaisir démesuré.

La nuit envahissait le sentier, accroissant l’ombre des pins de Nouvelle-Zélande. Bientôt, Sorrel ne distingua plus les traits de Bruce.

— Donc, dit-il d’une voix dangereusement douce, tu n’es plus une petite fille, c’est cela ?

Le cœur de Sorrel se mit à battre à un rythme incroyablement lent et en dépit de la fraîcheur, elle sentit des gouttelettes de transpiration perler dans son cou.

— En tout cas, je suis assez grande pour être embrassée.

— Est-ce une invite ?

— Prends-le comme tu l’entends.

Le soir les enveloppait de son manteau. Elle crut que Bruce allait reprendre son chemin mais il demeura immobile et dit d’une voix ferme :

— Viens ici.

Un tremblement la parcourut, comme un signal d’alarme. N’était-elle pas en train de se jeter dans la gueule du loup ? Quand elle fit un pas vers lui, elle eut l’impression d’avancer dans des sables mouvants. Elle s’arrêta à quelques centimètres de Bruce et le regarda droit dans les yeux. Ce ne serait pas maintenant qu’elle ferait marche arrière.

Il resta un instant immobile, puis, levant les mains, il en encadra le visage de Sorrel.

Elle ne bougeait plus, les yeux plongés dans les siens, ne cédant rien. Son audace la maintenait aussi droite que lui et ses lèvres s’entrouvrirent quand elle lut dans ses yeux sombres le désir qui se mêlait à sa colère.

Alors il baissa la tête et prit sa bouche, l’embrassant avec un mélange de tendresse et de férocité, comme s’il voulait la punir. Et c’était bien la plus subtile des punitions que l’assaut érotique qu’il faisait subir à ses sens…

Instinctivement, elle se rapprocha de lui, enlaça sa taille. Dans le mouvement, la veste qu’il avait déposée sur ses épaules glissa à terre mais au lieu de la ramasser, Bruce prit les poignets de Sorrel, sans cesser de l’embrasser, et les plaqua derrière son dos, la cambrant un peu plus contre lui.

Quand il descella enfin ses lèvres, le cœur de Sorrel battait à tout rompre. Lui respirait difficilement.

— Bon sang, Sorrel, fit-il d’une voix rauque, pourquoi a-t-il fallu que tu reviennes ?

Sans attendre de réponse, et comme mû par un besoin irrépressible, il reprit sa bouche presque sauvagement. Relâchant un de ses poignets pour la caresser, il s’arrêta juste sous son sein. Sorrel profita de cette liberté pour se pendre à son cou. Bruce gémit, en une sorte de râle profond venu du fond de sa gorge, et répliqua en s’emparant de ses seins.

Leur baiser était devenu plus sensuel et quand Bruce s’écarta, il laissa ses mains sur elle.

— C’est bien ce que tu voulais ? fit-il, passant le pouce sur le bourgeon de son sein qui tendait le tissu léger de sa robe.

— Oui, haleta-t-elle.

Cela et plus encore mais pas ici, pas dans le jardin, avec leurs parents tous proches.

— Tu en avais autant envie que moi, acheva Sorrel.

Il ne nia pas, poursuivant la caresse intime qui faisait frémir Sorrel. Elle ne cherchait pas à dissimuler le plaisir qu’elle y prenait et Bruce l’observa un instant, une lueur d’orage dans le regard.

— Tu as marqué un point, concéda-t-il en la lâchant brusquement. Tu es satisfaite, j’espère ?

Sorrel ravala un rire amer. Satisfaite ? Elle ne l’était pas plus que lui.

— Et toi ? lança-t-elle pour le tourmenter.

— Tu connais la réponse. Depuis quand joues-tu les allumeuses ?

— Je ne suis pas une allumeuse.

D’habitude…, aurait-elle dû ajouter. Jamais elle ne s’était conduite avec un homme comme avec lui ce soir.

— Très bien. Si je ne dois pas considérer cela comme une provocation, c’est que tu es prête à aller jusqu’au bout ?

Sa voix était hostile et Sorrel se mordit la lèvre.

— Pas si tu me détestes.

Bruce jura à mi-voix et sa main impatiente fourragea une deuxième fois dans ses cheveux.

— Je ne te déteste pas, Sorrel, je te l’ai déjà dit. Mais je n’aime pas qu’on me manipule.

— Tu m’attribues donc la faute de ce qui vient d’arriver ?

Il eut un geste de dénégation.

— Non. Ces jeux-là se jouent à deux et j’étais partie prenante. Je n’aurais pas dû te laisser faire.

Et elle n’aurait pas dû le provoquer… Brusquement honteuse, Sorrel dut faire un véritable effort pour maintenir son apparente décontraction.

— Ce n’était qu’un baiser, Bruce. Le monde ne s’est pas arrêté de tourner.

Mais son monde à elle avait reçu un violent électrochoc… Ces quelques secondes d’extase l’avaient fait vaciller.

— Rien qu’un baiser, évidemment, reprit en écho Bruce, la voix grave. Et tu sais très bien qu’ici, ce baiser ne peut conduire à rien d’autre. Donc, tu es tranquille. Pour l’instant.

— Est-ce une menace ou une promesse ? s’enquit Sorrel d’un ton volontairement léger.

Bruce serra les dents. Puis il eut un rire sec.

— Tu cherches vraiment les ennuis… Ça ne m’étonne pas, tu faisais la même chose petite fille. Quand ta mère te donnait un nouveau jouet, tu le jetais dans un coin sans t’en occuper mais si une autre gamine faisait mine de s’y intéresser, tu te mettais à hurler et tu t’empressais de le récupérer. Est-ce à cela que tu joues en ce moment ?

Comment osait-il comparer ce qui leur arrivait à des bêtises d’enfant dont elle ne se rappelait même plus ?

— Je ne joue à rien ! protesta-t-elle.

Il avait remis les mains dans ses poches mais son attitude n’avait rien de décontracté, et son corps gardait une rigidité inhabituelle.

— Donc, ce baiser n’était pas une tentative de manipulation mais un simple accident de parcours, dû au hasard d’un clair de lune ?

L’orbe argenté était monté à présent, et son éclat semblait ponctuer ironiquement les paroles de Bruce.

— Que signifiait-il pour toi ? lui retourna Sorrel en guise de réponse.

Il demeura silencieux puis eut un geste brusque en direction de la maison éclairée.

— Nos parents vont se demander où nous sommes passés, fit-il en ramassant sa veste, sans la replacer sur les épaules de Sorrel.

Elle afficha une moue dédaigneuse. Mais elle reprit avec lui le chemin de la maison.

De toute la soirée, Bruce resta coi, ne prenant part à la conversation que si on lui adressait directement la parole. Sorrel ressentit un vrai soulagement lorsque sa mère, fatiguée, demanda à rentrer.

*  *  *

Elle ne revit pas Bruce avant quelques jours, lors d’une soirée donnée par Marta pour son trentième anniversaire. Sorrel avait demandé à Craig de l’accompagner, car elle se doutait que Bruce serait invité et s’il venait avec Cherie, elle ne tenait pas à se trouver seule. En arrivant, elle ne put s’empêcher de le chercher des yeux et quand il franchit le seuil, elle tourna la tête vers lui, comme prévenue par un sixième sens. Il l’aimantait… Instantanément, elle remarqua qu’il était venu seul.

Pendant que leur hôtesse l’accueillait d’un baiser sur la joue, Bruce fit du regard le tour de la pièce. Il vit Sorrel et son visage s’éclaira, pour se refermer aussitôt en apercevant son compagnon.

— Tiens, ton vieil ami est là, lança Craig, auquel l’arrivée de Bruce n’avait pas échappé non plus.

— Apparemment, fit Sorrel, se détournant du nouvel arrivant en un mouvement délibéré.

Craig l’observa avec attention.

— Tu n’as pas l’air ravi de le voir… Il faut dire qu’il ne semble pas très aimable ce soir.

— Sa petite amie n’est pas là. Peut-être regrette-t-il son absence ?

— Tu ne crois pas que c’est plutôt ma présence auprès de toi qui le dérange ?

— Bien sûr que non.

Sorrel s’était montrée affirmative, mais cette simple remarque avait affolé son cœur. Sous le regard perspicace de Craig, ses joues se colorèrent.

Puis elle sentit un frisson le long de son dos. Bruce approchait… Elle s’obligea à rester immobile jusqu’à ce qu’il l’interpelle.

— Bonsoir, Sorrel, fit-il d’une voix égale. Et… c’est bien Craig, n’est-ce pas ?

Il y eut comme de l’électricité dans l’air alors que les deux hommes se mesuraient du regard. Sorrel se rapprocha de Craig, en une recherche instinctive de protection.

Bruce reporta son regard sur elle avec une dérision marquée. Craig avait raison. Il n’avait pas l’air aimable.

— Craig, fit-elle en s’accrochant à son bras, tu te rappelles Bruce ?

— Bien entendu.

Craig posa la main sur celle de Sorrel. Réconfortée, elle trouva le courage de demander :

— Où est Cherie ce soir ?

Bruce cilla. Visiblement, la question lui déplaisait.

— Pas en ma compagnie.

S’étaient-ils querellés ? Sorrel eut honte de la brusque lueur d’espoir qui venait de poindre au fond de son cœur.

— Le bar est au fond, intervint Craig pour dissiper la tension.

— Merci, fit Bruce, saluant d’un bref signe de tête l’effort de Craig pour ramener la conversation sur un terrain plus neutre. J’irai me servir plus tard.

Il se tourna de nouveau vers Sorrel.

— Ta mère a-t-elle bien supporté la soirée chez mes parents ? Nous ne l’avons pas trop fatiguée ?

Comme si Ian ne lui en avait pas parlé au bureau…

— Pas du tout. Elle s’est bien amusée.

— Toi aussi, j’espère, continua Bruce d’une voix douce. Notre petite promenade au jardin était très… distrayante, ne trouves-tu pas ?

Sorrel lui jeta un regard noir. Le visage de Bruce restait impassible et rien ne laissait deviner le sous-entendu. Seule une étincelle sombre au fond de ses yeux trahissait le duel intime qu’il menait avec elle.

— J’ai toujours apprécié les jardins bien entretenus, répondit-elle fraîchement.

L’étincelle brilla de nouveau.

— Marta est ravie de tes services. Elle ne cesse de me remercier. Sorrel a dû vous dire, reprit Bruce à l’adresse de Craig, que c’est moi qui les ai mises en contact.

— Nous avons eu d’autres sujets de conversation, Craig et moi, intervint Sorrel.

— Je n’en doute pas… Au fait, je te transmets le bonjour d’Elena. J’ai dîné avec elle et Cam hier. Le mariage lui va bien. C’est un épanouissement pour certaines personnes… Craig, avez-vous fait la connaissance d’Elena et de son mari ? Sorrel et moi étions à leur mariage il y a deux mois.

— Nous avons dîné chez eux récemment, répondit tranquillement Craig. Ils avaient invité quelques couples d’amis.

Sorrel le remercia silencieusement de sa réponse.

— Craig et Cam s’entendent à merveille, ajouta-t-elle. Tous deux s’intéressent à la moto de compétition.

Elle crut avoir marqué un point. Mais il en fallait plus que cela pour désarçonner Bruce.

— Ce n’était pas le sport favori de Sorrel, dans mon souvenir…

— J’essaye de ne pas l’ennuyer avec, rétorqua Craig.

— Sorrel est quelqu’un qui s’ennuie très vite, affirma Bruce. Quand nous étions enfants, elle passait d’une activité à l’autre sans parvenir à se fixer… Rien ne semblait la satisfaire. Vous faites de la compétition, alors ?

Craig eut un geste de dénégation.

— Je suis seulement spectateur.

— Je vous comprends, fit Bruce d’un ton faussement compatissant. C’est un sport assez dangereux à pratiquer.

— Il n’est pas le seul, répondit sèchement Craig.

Sa réplique fut suivie d’un petit silence. Les deux hommes se jaugeaient sans aménité et Sorrel retint son souffle.

— La plupart des sports comportent un élément de risque, intervint-elle dans le but d’interrompre leur joute silencieuse.

Bruce ne la regarda même pas avant de s’adresser à Craig :

— Le risque plaît à Sorrel. Petite, déjà, elle aimait jouer avec le feu. Une fois, cela a bien failli dégénérer…

Une fois — et cela ne s’était jamais reproduit, elle avait gratté une allumette pour jouer au barbecue dans le garage pendant que ses parents recevaient leurs amis au jardin. Elle voulait faire comme les grands… Heureusement, le sol était en béton car lorsque Bruce l’avait retrouvée, elle dansait autour d’un joli petit feu. Il avait rapidement éteint le foyer naissant, avait copieusement grondé Sorrel et s’était débrouillé pour effacer toute trace de sa bêtise avant de retourner auprès des grands.

— J’ai appris à maîtriser le feu, depuis, protesta-t-elle.

— Vraiment ? s’étonna Bruce avec un scepticisme exagéré. Heureusement que nous nous trouvions au bord de l’eau l’autre soir. Car une étincelle peut toujours mettre le feu aux poudres, ne crois-tu pas ?

Craig regarda Sorrel d’un air interrogateur, impuissant à décrypter le sous-entendu.

Elle fit de son mieux pour afficher un sourire insouciant.

— Bruce plaisante. Nous nous connaissons depuis trop longtemps, je le crains.

— C’est un vrai problème, n’est-ce pas ? fit Bruce avec un sourire triomphant.

Il pouvait être content de lui, ragea intérieurement Sorrel. Depuis dix minutes, Bruce s’évertuait à rabaisser Craig en démontrant qu’il connaissait tout d’elle. Et chaque fois qu’elle tentait de désamorcer ses perfidies, il retournait ses paroles contre elle… A quel jeu pervers jouait-il ?

Lawrence, le mari de Marta, la tira d’embarras en hélant Bruce du fond de la salle.

— Mais c’est Bruce Tarnower ! Comment vas-tu ? Viens donc prendre un verre avec moi !

Bruce ne pouvait refuser sans se montrer impoli. Il salua brièvement Sorrel et son cavalier.

— A quoi rime tout ceci ? interrogea Craig dès qu’il eut tourné les talons. Il n’a pas prononcé un mot qui ne soit à double sens…

Sorrel soupira.

— Nous ne nous aimons pas beaucoup en ce moment.

— Vous vous êtes disputés ?

— Pas exactement. C’est… compliqué. Je préfère ne pas en parler.

Jusqu’à la fin de la soirée, Sorrel se débrouilla pour éviter Bruce et consacra toute son attention à Craig.

Après l’avoir raccompagnée, celui-ci ne chercha pas à l’embrasser comme elle s’y attendait. Lui caressant doucement la joue, il demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a entre Bruce et toi ?

Sorrel se raidit.

— Rien, mentit-elle, un peu honteuse au souvenir du baiser torride qu’ils avaient échangé près du bassin. Un peu de tension, c’est tout…

Craig secoua la tête.

— Toute cette électricité entre vous, cela ne me paraît pas rien. Il suffit qu’il s’approche de toi…

— Nous avons été fiancés à une époque, avoua Sorrel. C’est terminé mais… je suppose que nous n’avons pas réglé tous les problèmes.

— Eh bien, vous devriez peut-être vous y attacher, suggéra Craig. Parce qu’à mon avis, tant que tu n’auras pas fait place nette, tout homme qui t’approchera devra affronter un invisible ennemi.

*  *  *

Bien après le départ de Craig, Sorrel entendait encore ses paroles. Pour la centième fois, elle se retourna au fond de son lit, incapable de trouver le sommeil.

Craig méritait vraiment mieux que ce qu’elle pouvait lui offrir. C’était quelqu’un de bien, qu’elle appréciait énormément, mais Bruce occupait toute la place dans son cœur. Toute tentative pour l’en bannir s’était soldée par de l’amertume et de la culpabilité.

Pourquoi Bruce était-il venu seul chez Marta ? Pourquoi avait-il exhibé si délibérément les liens qui l’unissaient à Sorrel ? Sans parler de cette allusion à leur baiser près de la cascade…

A quoi jouait-il donc ?