21
Merril se dirige vers une boutique – la sienne, c’est marqué en lettres dorées dans la grande vitrine : « Coopérative Merril ». Elle est ouverte, apparemment, comme la boulangerie, bien que ce soit dimanche, jour de relâche. Au-dessus de la boutique, il y a une petite terrasse, avec des arbustes, et autour, derrière, Mathieu s’en rend compte, une grande maison à deux étages, un de chaque côté de la terrasse, mais d’origine, en paragathe, surmonté de la vraie terrasse, avec même une tourelle à oiseaux ; les deux boutiques adjacentes se trouvent au rez-de-chaussée du même édifice. Les vitrines sont plus petites, l’éclat du soleil s’y reflète, empêchant de voir ce qu’il y a derrière ; elles ne portent aucun nom, en tout cas.
Merril pousse la porte de sa boutique, qui s’ouvre en déclenchant un carillon mélodieux et prolongé. Sur les comptoirs et les étagères à claire-voie se présentent des pieds de lampes de toute taille, des miroirs encadrés, des bibelots, coupes, chandeliers, boîtes, le tout en métal ouvragé. À gauche et à droite une arche voûtée donne sur chacune des autres boutiques : dans l’une des meubles et des objets en bois, dans l’autre de la verrerie et de la céramique. Haut de gamme – Mathieu n’a pas besoin de regarder les prix sur les étiquettes.
Une silhouette se dessine au fond du magasin, s’approche. Un homme sec et noueux, cheveux gris coupés en brosse, gros sourcils noirs, la cinquantaine, portant une combinaison de travail d’un bleu passé et, autour de la taille, une large ceinture de cuir à compartiments où sont passés quelques outils, marteaux, pinces et tournevis.
Et il n’a pas l’air étonné en voyant Mathieu, cet homme. Ou du moins sûrement pas autant qu’il le devrait. Et il s’approche à moins de deux mètres. Et il se passe la main dans les cheveux en disant, avec même une sorte de sourire en biais : « Eh bien, qu’est-ce que tu nous amènes-là », mais sans inflexion interrogative.
« Nat Galas », dit Merril tandis que Mathieu s’efforce de cacher sa propre stupéfaction. « Il a décidé de changer de quartier. » Et, désignant l’autre de sa main en battoir : « Étienne Leverrier. »
Et Étienne Leverrier tend la main à Mathieu en disant : « Mais je suis menuisier », avec un petit rire devant sa propre plaisanterie.
Pétrifié, Mathieu regarde cette main tendue. Puis, avec un sursaut, il la prend. Pas de recul chez l’autre, une étreinte raisonnablement ferme et pas trop brève, après laquelle Leverrier hoche la tête : « Viens, Nat, on va te trouver une place, et des habits. Qu’est-ce que tu sais faire ? »
Il conduit Mathieu vers l’arrière-boutique, et ils la traversent l’un derrière l’autre – aucun des trois employés ne sursaute en les voyant passer, les regards sont curieux et ne se détournent pas tout de suite ; Mathieu cherche comment répondre. Il a fait des travaux manuels, à la petite École, mais une fois à Morgorod, ils ont complètement cessé. Il y a bien eu le modelage, dans le souterrain… Autant se couvrir : « J’ai un peu travaillé le bois, dans le temps. Et la terre glaise. Mais c’est surtout le jardinage. Je suis bon avec les plantes.
— Eh bien, dans ce cas, il va falloir aller voir Sonya – Gospoza Merril. Le jardin, c’est son domaine. Mais on va d’abord te loger. »
Ils entrent dans la cour intérieure – l’agencement de la maison ancienne est intact : grand bassin rond à nénuphars, avec un arbre-à-eau de belle taille au milieu et un autre, plus petit, dans le parterre herbu bordant la gauche du bassin ; le premier étage en fer à cheval donnant sur la cour est bordé d’une colonnade, sauf vers l’avant de la maison où se trouve la mini-terrasse. Les branchages et les lianes de la vraie terrasse, tout en haut, retombent autour des grandes fenêtres alternativement rondes et en losanges du deuxième étage, ouvertes, et voilées de mousseline agitée par la brise. Leverrier s’engage dans le solide escalier de bois qui s’enroule avec grâce d’un étage à l’autre, au fond de la cour.
« On va te mettre dans l’ancienne chambre de Carole, sur la terrasse. Elle est mariée, maintenant, elle habite à Cristobal », ajoute Leverrier avec fierté.
Et il veut bavarder, en plus ? Interloqué, Mathieu demande, avec un temps de retard : « C’est votre fille ?
— Non ! L’aînée des Merril. La petite est ici au collège Evans, mais elle rentre tous les soirs. Lissa, elle s’appelle. Mes deux fils travaillent à la verrerie, tu les rencontreras plus tard. »
Ils arrivent sur la terrasse en U : moitié petit parc sur le côté du fond, moitié jardin potager à gauche et à droite. Leverrier se dirige vers le fond, tout en désignant les jardins : « Si tu es bon avec les plantes, c’est là que ça se passe. »
Il y a un petit édifice au fond de la terrasse, surmonté d’une mince et gracieuse tourelle à oiseaux en forme de fleur : on n’a vraiment rien changé ici à l’architecture des Anciens. Pas un seul chien en vue. Les oiseaux, clochemerles et sigrues, s’enlèvent brièvement avec des sifflements et des caquètements lorsqu’ils arrivent. Un escalier séparé permet d’accéder à la chambre depuis l’allée, en arrière, Leverrier le signale à Mathieu surpris. Spacieuse, la chambre, fraîche bien qu’un peu austère – juste un lit de bois peint en blanc, à une place, couvert d’un grand morceau de soie bariolée, une commode massive, une table, une chaise, quatre étagères vides accrochées à un mur ; mais le tout est sculpté à la main et ne manque pas d’élégance dans sa simplicité. Production familiale, sans doute. « C’est ici qu’on loge les visiteurs », précise encore Leverrier, en ouvrant un tiroir de la commode pour montrer les serviettes et des affaires de toilettes. « La salle de bain est à côté. Juste une douche, mais…
— Ça fera », marmonne Mathieu ébahi, un peu agacé, même. Vont-ils tous mettre un point d’honneur à ne pas se montrer racistes, dans cette maison ?
« Je vais voir ce que je peux te trouver comme habits », conclut Leverrier en évaluant sa taille du regard. « À peu près comme Michel, ça ira… – Il cligne de l’œil – C’est mon cadet. Je les mettrai sur le lit. Tu reviendras au magasin, après, du côté céramique, d’accord ? Sonya sera prévenue. »
Et il s’en va en sifflotant.
Au bout d’un moment, Mathieu se laisse tomber sur le lit, essaie machinalement le matelas – un peu mou, après le ciment et les cartons, mais il s’y habituera sûrement. Il regarde autour de lui, la tête lui tourne un peu. La faim, bien sûr. Il va pour mordre dans le pain qu’il n’a pas lâché, se ravise, sort son petit couteau de poche et se coupe une tranche avec une lenteur délibérée. Puis, tout en mastiquant, il regarde autour de lui. Il a la vague impression de rêver. Il bouge, pour se rassurer : il ouvre son baluchon après l’avoir posé sur le lit, place le petit réveil acheté avec sa première paie sur la table de chevet, range les feuillets froissés de son bref journal dans un des tiroirs, le rouleau de filin par-dessus. Le vieux verre en plastique et la gamelle cabossée rescapés dans une poubelle… Il les range aussi. Un rappel. Pas comme s’il allait se laisser croire qu’il n’en aura plus jamais besoin.
Ensuite, il s’arrache à ses vêtements raidis de crasse, il les jette en tas dans un coin, et il passe avec un délice encore incrédule dans la petite salle de bain proprette, au carrelage rose : lavabo et miroir – il ne se regarde pas passer –, toilette, douche, ah, la douche, il ouvre les robinets en grand, de l’eau chaude ! Il reste en extase, la tête renversée en arrière, bouche ouverte, la face picotée par la pluie bienveillante. Au bout d’un moment, il prend le savon et se frotte avec rage puis ses gestes ralentissent, et il cède, il se laisse glisser accroupi le long du mur, les bras autour des genoux, secoué de sanglots silencieux.
Quand il ressort de la salle de bain, récuré presque à vif – il ne sait pas combien de temps après – une salopette de travail bleu marine est étalée sur le lit, avec un t-shirt blanc et un petit tas de sous-vêtements. Il s’habille en essayant de réfléchir posément pour calmer sa terreur. Ils le croient mort. Galaas a dit qu’ils le croient mort. Il a passé une semaine à Orlemur, et ils ne sont pas venus. Pendant la descente, il est parti au hasard devant lui, ils ne pouvaient pas savoir où il allait. Il n’a plus le bracelet, le bracelet où se trouvait sûrement ce qui leur permettait de le trouver toujours avec tant d’aisance, à l’École. Pas d’électricité dans la basse ville, de toute façon, ça ne pourrait pas fonctionner. “ C’est par la crainte qu’ils t’emprisonnent ”, Galaas l’a bien dit aussi. Dans l’École, peut-être, leurs mises en scène, mais dans une ville tout entière ? Il ne peut quand même pas soupçonner tout le monde tout le temps ? Des milliers… des millions de gens ? Si Merril veut l’aider, c’est peut-être vrai. Peut-être y a-t-il vraiment des gens capables de supporter les têtes-de-pierre par principe, par charité.
Mathieu ricane tout haut. Merril doit plutôt avoir des raisons bien concrètes. Besoin de main-d’œuvre à vil prix ? Non, sûrement pas à ce point ! Un quota de têtes-de-pierre à respecter, peut-être ? Les journaux d’Orlemur n’en parlaient pas, mais ils ne disaient rien de Morgorod de toute façon. Et puis quand même, le mettre dans cette chambre ?
Sur la terrasse. Bien loin de tout. “ La chambre de l’aînée ”, mais il n’est pas obligé de le croire.
Bref. Inutile de spéculer à perte de vue. Merril doit avoir un intérêt, qu’il finira bien par dévoiler. Il n’est pas nécessairement de mèche avec les maîtres, ce n’est pas forcément une autre de leurs expériences tordues. Mais on restera sur ses gardes.
Il fourre ses cartes d’identité dans les poches de sa salopette ample – le nommé Michel est plus large que lui, s’il est de la même grandeur – et remarque alors l’absence du triangle rouge. Il reste un moment déconcerté – l’autre triangle, sur sa vieille veste, est cousu, et il n’a rien pour le transférer sur son nouvel habit. Avec un haussement d’épaules, il quitte la chambre, traverse la terrasse dont les parfums montent avec le soleil et se rend au magasin de céramique, comme indiqué.
Il n’a pas besoin de chercher Gospoza Merril – Sonya –, elle le voit arriver et vient à sa rencontre en lui souriant. Sans doute le sourire standard avec lequel elle accueille ses clients, mais un sourire, même si elle le détaille aussi d’un œil critique (s’il s’est passé de la pommade dépilatoire, il n’a pas essayé de se couper les cheveux). C’est une grande femme blonde et mince à l’air distingué, et Mathieu a du mal à l’imaginer à genoux entre les rangées de légumes. « Nat », dit-elle – et elle lui tend la main ; il la serre brièvement. « Étienne me dit que tu es jardinier ?
— Je connais les plantes. Pas toutes les plantes. Mais je me débrouille bien. »
Elle hoche la tête. « Bon. Tu nous aideras. Et puis, on a toujours besoin de quelqu’un pour faire des petites choses ici et là dans la maison et les ateliers, à l’entrepôt ou aux magasins. Aider à la cuisine, aussi, ranger, nettoyer… Tu peux faire ça ? »
Mathieu dit « Oui », en essayant de ne pas laisser percer l’intonation narquoise.
« Egan me disait que tu as un peu travaillé le bois, et la terre glaise. Peut-être qu’on pourrait te prendre comme apprenti, après un temps, si ça te tente et si tu es capable, qu’en dis-tu ? »
Il lutte pour masquer sa surprise : « Ce serait bien. »
Nouveau hochement de la tête blonde : « Bon. Tu as mangé ?
— Oui. »
Une moue sceptique : « Mmm. Il va falloir te remplumer. » Un rapide sourire : « On s’en occupera. Va donc à l’entrepôt, pour commencer. On vient de recevoir un arrivage de planches, il faut les ranger et les mettre au dépôt. Demande Meg. »
Et elle s’apprête à tourner les talons.
« Gospoza Merril…
— Sonya.
— Sonya », dit Mathieu après un temps d’arrêt. Il passe les pouces dans les bretelles de sa salopette, il se sent soudain comme honteux, c’est ridicule ! « Mon triangle rouge », se force-t-il à dire tout à trac.
Sonya Merril bat des paupières. Puis, en se passant une main dans les cheveux – tirés en catogan bien lisse, ils n’en ont pas besoin – elle soupire : « On s’en occupera. Tant que tu ne sors pas d’ici, ça ira. »
Mathieu s’éloigne dans la direction de l’entrepôt, partagé entre la rage et une ombre de déception qui l’exaspère plus encore. Une bonne façon de s’assurer de sa docilité ! Étonnant qu’ils ne lui aient pas demandé de leur donner ses papiers ! Mais ce sera sans doute l’étape suivante, histoire de “ les mettre en sécurité ”. S’ils s’imaginent qu’il va se laisser faire !
Il bout littéralement quand il arrive à l’entrepôt, sous le masque placide qu’il s’oblige à présenter pendant que la dénommée Meg lui présente rapidement les employés en service ce matin-là – Anton Kracow, la cinquantaine sportive, Mikaëlla “ On dit Mika ” Tagopian, la trentaine rondelette et joviale, et Amed Ousraoui, un jeune gars baraqué aux cheveux coiffés en petites nattes noires, et aux yeux étincelants. “Meg” est Meg Thompson, une brune carrée, un peu chevaline – et grande, mais ils sont tous plus grands que Mathieu, même Mika qui est la plus petite. On le salue avec des sourires qui ne semblent pas forcés, si on ne lui tend pas la main – mais il a mis ses mains dans son dos. Clairement, sans condescendance, on lui explique quoi faire, sortir les planches, les présenter pour inventaire, les ranger une fois qu’elles ont été étiquetées – et il le fait. Avec trop d’énergie au début, encore transporté de rage, mais bientôt il doit ralentir : il a un peu le vertige. « Vas-y mollo, lui dit Mika en riant, on a toute la matinée. »
Ensuite, il se laisse séduire peu à peu par le rythme régulier du travail, et surtout les couleurs et les parfums du bois. Ce sont des essences semi-précieuses – on fait de l’ébénisterie et de la marqueterie aussi bien que de la menuiserie à la Coopérative – et il reconnaît au passage la blondeur lisse et poivrée du tondelier, le noir moiré de l’arcanda à odeur de réglisse, le violet profond, presque pourpre du faux platane, qu’il faut réchauffer entre ses mains pour en exciter la senteur fine, presque sucrée, le brun-roux, riche et fauve de l’arbre-roi, au parfum anisé. Il y a aussi des rondelles d’arbre-à-eau, où alternent les minces cercles sombres et comme vitreux des couches imperméables, qui émettent un vague parfum résineux, et les alvéoles roses des larges couches poreuses, à la trompeuse fragilité, qui ne sentent pas grand-chose.
Il est calmé, bien que toujours sur ses gardes, vers onze heures, quand tout le monde se rassemble dans la cour intérieure pour la collation de la matinée, offerte sur trois tables installées autour du bassin, avec quelques chaises, mais la plupart des gens s’assoient sur le rebord du bassin ou dans la pelouse du parterre. En pénétrant dans la cour, Mathieu n’a pu retenir un mouvement de recul : il y a beaucoup de monde chez les Merril, plus de monde qu’il ne l’aurait cru, une bonne vingtaine de personnes. Les patrons, les ouvriers, les employés de bureau et, apparemment, leur famille, enfants en bas âge compris – les autres doivent être à l’école.
« Ne t’en fais pas, dit Amed en riant dans son dos, on ne va pas te présenter tout le monde. Petit à petit l’oiseau fait son nid. »
Par contre, on le présente à tout le monde, Merril, de sa voix résonnante, qui fait tinter son verre de sa fourchette : « Nous souhaitons la bienvenue à un nouvel employé, aujourd’hui, Nat Galas », et il le désigne du doigt.
Mathieu a envie de s’enfuir, il carre les épaules, les mains férocement enfoncées dans ses poches. Un chœur de voix aimables s’élève, « Salut, Nat », ceux qui ont la bouche déjà pleine lui font un petit signe de la main, puis on recommence à manger. Pas de surprise, pas de dégoût, à peine de la curiosité. Et encore, ce sont les enfants, cinq marmots entre quatre et six saisons, qui continuent à le regarder – plus perplexes que curieux, d’ailleurs – tandis que, tout raide, il suit Amed qui s’est improvisé son guide depuis le début de la matinée.
Après avoir mangé, il se fait prendre à part par Sonya Merril, qui lui remet discrètement un petit sachet de plastique opaque. Il l’ouvre : une demi-douzaine de triangles autocollants rouges.
« Tu n’as pas vraiment besoin d’en mettre ici. Seulement quand il vient des Gris, et on te préviendra. Mais quand tu sortiras, il ne faut jamais, jamais l’oublier. C’est comme tes idicartes – tes papiers. Aie-les sur toi en tout temps aussi, les deux, même à l’intérieur de la coopérative. Tu sais cela, n’est-ce pas ? »
Il la dévisage, finit par hocher la tête, incapable de parler. Elle a l’air un peu embarrassé. « Il vaudrait mieux… que tu ne sortes pas trop souvent tout seul, au moins au début. Demande à quelqu’un de t’accompagner, si tu veux sortir. Le brouillard va bientôt être là, cinq ou six jours tout au plus. Ce sera plus facile, alors. D’accord ? »
Il n’est pas sûr de savoir de quoi elle parle, et de toute façon il est complètement désemparé, mais il hoche de nouveau la tête.
« On est fermés, cet après-midi. Après la méridienne, on ira dans le jardin tous les deux. En attendant, quand vous aurez fini avec les planches, à l’entrepôt, reviens me voir, je te ferai visiter la maison, que tu saches un peu où est quoi. Et si tu es fatigué, n’hésite pas à aller te reposer. » Elle sourit : « Tu n’es pas encore bien gros, pas question de t’exploiter honteusement avant plusieurs semaines. »
Il ne comprend pas tout de suite que c’était une plaisanterie, elle s’en rend compte et son visage prend une expression navrée. Elle ne sait pas quoi dire, lui tapote le bras et s’éloigne à pas pressés, un peu comme on s’enfuit.
Mathieu passe le reste de la matinée dans une sorte de brouillard d’incrédulité. Quand il visite la maison avec Sonya Merril, les gens qu’il y rencontre ne l’accueillent pas avec un enthousiasme délirant, mais au mieux on est aimable, au pire, on est poli, et sans affectation. Il garde les mains dans ses poches, cependant – sur le petit sachet de plastique aux autocollants rouges, histoire de se rappeler, de ne pas se laisser endormir par toute cette anormale normalité.
C’est une coopérative d’artisans, lui explique-t-on, les divers ateliers sont possédés et gérés en commun par Merril et les autres, et tout ce monde vit ensemble depuis des Années, une demi-douzaine de familles – voilà qui explique l’atmosphère détendue, pendant la collation. Pour les clients, Merril est cependant « le patron » ; cela constitue apparemment un sujet de plaisanterie entre les gens de la maisonnée, y compris sa femme, et qu’eux seuls comprennent.
Sonya Merril lui montre en dernier leur propre appartement, la vaste cuisine fort bien équipée, le grand congélateur mural à gaz dont elle semble très fière, la chambre froide, la salle à manger d’apparat avec son immense table en fer à cheval – c’est seulement pour les fêtes pendant la saison des pluies, sinon on mange dans la cour, les uns chez les autres ou chez soi, comme lors de la méridienne, pour le petit-déjeuner ou le soir. « Ça ne te dérangera pas, de souper avec nous ? »
Il est trop pris au dépourvu pour rétorquer “ Pas vous ? ”, se contente de secouer la tête. Au moins pour ce soir. Si ça se passe trop mal, il pourra sans doute s’arranger autrement.
Il a beaucoup de difficulté à trouver le sommeil pour la méridienne, après la légère collation de nouveau offerte dans la cour intérieure : il n’arrive pas à s’arrêter de retourner en esprit les événements de la matinée, l’attitude des uns et des autres, leurs motivations, ce qu’il pourrait en déduire. Finalement, il s’endort. Il ne rêve pas, mais quand il se réveille dans cette chambre inconnue, il est complètement désorienté et reste un moment paralysé de terreur. Ensuite il se rappelle – Sonya Merril, le jardin – et se rend en hâte à leur rendez-vous.
Elle se trouve déjà sur la terrasse, en vieux pantalon crotté, un grand chapeau de paille enfoncé jusqu’aux yeux. Elle en tend un autre à Mathieu, le dévisage un moment puis remarque : « Tu es réfractaire aux injections, hein ? »
Pour une fois, il sait de quoi elle veut parler, c’est presque un soulagement : « Oui. Il faut que je m’habille ou que je me mette de l’huile, sinon je brûle. »
Elle lui tend une fiole de plastique anonyme, un aérosol : « C’est bien ce que je pensais. »
Il actionne la pompe, a la surprise de reconnaître le léger parfum de l’aménia : les huiles solaires, à Orlemur, sont toutes des produits synthétiques. Il se oint abondamment les bras et les pieds, un peu la figure. Puis il suit Sonya Merril dans les allées bien tirées de son potager, en se demandant s’il doit étaler ses connaissances. Malheureusement, il y a là de nombreuses plantes dont il ne sait justement rien – dont les fameuses carottes évoquées par la vieille femme de la forêt. Sonya Merril semble un peu mécontente : « Tu m’avais dit que tu t’y connaissais en jardinage ? »
Le voilà le dos au mur. Il faut décider. Il baisse la tête : « Ce sont plutôt les autres plantes. Celles du reste de la terrasse. Saviez-vous que… »
Et il part dans une version écourtée du discours botanique qu’il a essayé de servir à Orlemur avec si peu de succès.
Sonya Merril l’écoute, muette sous son chapeau de paille. Quand il a terminé, elle reste encore un moment silencieuse, comme pensive, puis semble se reprendre : « Eh bien, c’est très intéressant, mais nous ne consommons pas beaucoup de plantes indigènes, ici, Nat. Au moins, tu sais comment les soigner, c’est très bien, tu t’en occuperas. Et tu peux apprendre, pour les autres plantes, n’est-ce pas ? »
Il hoche la tête, il a à peine entendu, bloqué sur le mot “ indigènes ”. Les autres plantes ne sont pas “ indigènes ” ? Pas originaires de Virginia ?
Une question qu’il ne pourra jamais poser, ça, c’est certain.
Encore une petite demi-heure dans le jardin, à ramasser des haricots verts, des courgettes et des tomates tout en apprenant ce qu’ils sont, leur valeur nutritive, quand on les plante et comment on les soigne, puis ils redescendent avec leurs paniers à la cuisine, où Sonya Merril lui montre comment on les prépare, car c’est elle qui est “ de cuisine ” encore aujourd’hui – Mathieu en déduit que le majestueux Egan Merril doit faire la cuisine aussi. Une fois les marmites remplies et la cuisine rangée – les pelures iront dans le compost – la jeune femme s’essuie le front en souriant : « Tu es libre, Nat, je n’ai plus besoin de toi. Tu as sûrement envie de te reposer ? »
Il se hérisse. Qu’est-ce qu’elle croit, qu’il est malade ou diminué parce qu’il vient d’Orlemur ? Puis il se rappelle la face hâve qu’il a vue dans le miroir le matin en se rasant, la maigre poitrine, et l’énorme bleu qui vire au pourpre sur son bras gauche. Il se détend, un peu honteux. Il n’a pas du tout envie de se reposer, son esprit galope depuis tout à l’heure autour du mot “indigène”. « J’aime bien… lire. Est-ce que vous avez des livres ? »
Elle hausse les sourcils, mais le conduit sans commentaires dans une petite pièce qui doit servir de bureau, et dont tout un mur est occupé par des étagères de bois sombre bien ciré, en plaisant contraste avec la pierre dorée. « Voilà », dit-elle en faisant un grand geste de bras. « C’est le bureau d’Egan. »
Mathieu attend qu’elle soit partie puis il se précipite vers les étagères. Il est déçu : après avoir systématiquement feuilleté les volumes de la première étagère à sa hauteur, il se rend compte que c’est de la fiction – des dialogues, beaucoup d’action, des descriptions de Morgorod… Il y a sûrement à apprendre là-dedans, mais il préférerait une information plus immédiatement accessible. Il en emporte cependant plusieurs, au cas où Sonya Merril vérifierait.
Il se force à en lire un en entier, mais il est frustré tout du long : il voit bien qu’il s’agit d’une histoire de meurtre et de vengeance à ressorts à la fois passionnel et politique, mais trop d’informations lui manquent pour bien comprendre, à plus forte raison apprécier, les réactions et les motivations des personnages – toutes ces données qui vont de soi et que les auteurs partagent trop bien avec leurs lecteurs pour en faire mention. Au moins, il a une idée du fonctionnement de la police locale dans des affaires criminelles, des rapports incestueux entre le gouvernement provincial et le gouvernement municipal de Morgorod (ou bien est-ce une fiction aussi ?) et des machines étonnantes dont disposent les gens de la haute ville, où se déroule la majeure partie du roman – il aimerait bien avoir accès à l’un des gros ordinateurs d’un cybcentre, par exemple, une machine quasiment magique qui lui donnerait sûrement tous les renseignements dont il a besoin !
On ne parle pas une seule fois d’Orlemur dans le livre, ni à plus forte raison de têtes-de-pierre ou de tériens.
Quand Mathieu a fini, il se rend compte qu’il a manqué la collation de l’après-midi et que l’heure du souper est proche. Il n’est pas tellement pressé de se retrouver avec les Merril, mais ils viendront sûrement le chercher s’il n’y va pas. Et puis, il a faim – et la “ ratatouille ” que préparait Sonya Merril semblait diablement appétissante.
Une fois au rez-de-chaussée, les voix l’attirent du côté de la cuisine, et il observe un moment depuis le couloir sans se faire remarquer. Egan et Sonya Merril. Mais aussi Étienne Leverrier et ses deux fils. Et Amed. Et une adolescente trapue et musclée, aux courts cheveux châtains blondis par le soleil, qui est en train de raconter sa journée apparemment toute passée à pratiquer une demi-douzaine de sports différents. Mathieu devine et Egan Merril confirme : « Ah, le voilà. Lissa, c’est Nat Galas, dont nous t’avons parlé. »
L’unique chaise libre se trouve près de la jeune fille qui le regarde avec une franche curiosité s’avancer et s’asseoir – plutôt rafraîchissant. Elle semble hésiter, tend la main. Il la serre. Elle fait une drôle de moue, à la fois surprise et incrédule.
« Lissa », dit Egan Merril, un avertissement.
Elle plonge le nez dans son assiette. Puis, après quelques bouchées, elle recommence à raconter sa partie de basket, et la conversation se poursuit.
Mathieu mange en répondant par monosyllabes aux quelques efforts polis qu’on fait pour l’attirer dans la conversation, et au bout d’un moment on le laisse tranquille. Il écoute, tout ouïe, au cas où les uns ou les autres laisseraient échapper une information vraiment intéressante, mais ce n’est pas le cas. Lissa se trouve dans un programme spécial sports et études, c’est une élève douée, elle a un examen de chimie le surlendemain, elle est amoureuse de son professeur de maths, pas très sérieusement semble-t-il, puisqu’elle en plaisante volontiers avec les autres membres de la famille. Les Merril parlent de leur journée aussi – sans évoquer l’incident de la boulangerie. Lissa plaisante son père sur sa manie des mots croisés. Rien que de très normal – si tant est que Mathieu soit capable d’apprécier la normalité d’une famille morgorodienne aisée de la basse ville.
Quand il va se coucher, il a pourtant une impression bizarre, qu’il n’arrive pas à cerner. Il se rejoue le repas, les conversations… Alors seulement il se rend compte : tout en discutant, on se passait plats et ustensiles sans que personne ait jamais rien demandé ; il était le seul, en fait, qui demandait – le sel, du pain, la carafe d’eau, une deuxième portion. Mais il ne sait trop que faire de cette constatation, et elle va rejoindre les autres données pour l’instant inutilisables.
Il est épuisé, et ce n’est pas de la fatigue physique. Il ferme les yeux, essaie de se laisser glisser vers le sommeil. C’est difficile : son esprit refuse de déclarer forfait, continue à lui présenter des détails de cette stupéfiante journée. Au moment où enfin il sent ses muscles se détendre, où la vibration nerveuse se diffuse et va disparaître, une dernière pensée paresseuse flotte un instant avant de couler avec lui : il n’a vu qu’une seule coupe remplie de tablettes de râcle dans toute la maison – près du comptoir-caisse principal, quand il est entré dans la boutique. Et, de toute la journée, il ne croit pas avoir vu grand monde en mâcher.
22
On a informé Mathieu des rythmes de la maison : inutile de se lever avant sept heures du matin, puisqu’on déjeune entre sept et huit et que le travail ne commence pas avant neuf heures. S’il n’avait pas réglé son réveil pour sept heures tapantes le lendemain, il aurait dormi encore – un sommeil profond et sans rêves, pour une fois.
Il descend en bâillant. Après avoir passé sa salopette, il a eu une velléité d’y coller un triangle rouge, histoire de voir les réactions, mais il y a renoncé : autant ne pas faire de vagues inutiles, ne pas défier l’apparente bonne volonté de ses hôtes. Il traverse la terrasse encore plongée dans l’ombre, descend l’escalier. Rien ne bouge au deuxième étage, personne dans le passage bordé de colonnettes donnant sur la cour. Et pas grand monde non plus dans la cuisine, à en juger par les maigres bruits qui s’en élèvent : cliquetis occasionnel de couverts, chocs de porcelaine, pas traînant – et un bâillement sonore, ponctué par un “ Ah la la ! ”, qui lui permet d’identifier la personne qui se trouve là avant d’arriver dans l’embrasure de la porte et de la voir : Lissa Merril. En train de mettre la table, déjà habillée – survêtement léger vert amande, brodé d’écussons sportifs – mais encore en pantoufles. Elle lui tourne le dos et coupe des tranches de pain. Elle ne l’a pas entendu ni vu arriver.
Une impulsion fait avancer Mathieu sur la pointe des pieds jusqu’à être à moins d’un mètre de l’adolescente. Alors, il toussote.
Elle fait littéralement un bond de côté, en lâchant le couteau à pain qui tombe sur le carrelage. Mathieu se penche pour le ramasser, à la fois satisfait et atterré : un petit coin du puzzle vient de se remplir.
« Ah bien dis donc ! » s’exclame la gamine, une main sur la poitrine avec une expression à la fois stupéfaite et… amusée ? « Toi, alors, on peut dire que tu es un vrai tête-de-pierre ! »
C’est énoncé avec une simplicité désarmante, ni une insulte ni un reproche, une simple constatation de fait, et le réflexe de rage ne se déclenche pas en Mathieu qui remet le couteau sur la table en murmurant : « Excuse-moi… »
Lissa se remet à couper du pain, apparemment pas plus perturbée que ça : « Ne le fais pas dans les ateliers, ça peut être dangereux. »
Et maintenant, il est en mesure d’écarter tout de suite l’interprétation “ dangereux pour toi ” : ce serait surtout dangereux pour les ouvriers, qui risqueraient de se blesser s’il les surprend ainsi. Comme l’a dit Kowalski : on ne le voit pas venir. Surtout quand on ne le voit pas.
Et lui non plus ne voit venir personne quand il ne voit pas et n’entend pas – les gamins dans la rue s’en sont bien rendu compte. Les gamins dans la rue d’Orlemur, où vivent les têtes-de-pierre. Mais lui, c’est normal, n’est-ce pas ? Il est vraiment spécial. Un vrai tête-de-pierre, comme l’a dit innocemment l’adolescente. Oui, trop tête-de-pierre pour les têtes-de-pierre d’Orlemur.
Et qu’en est-il des Merril et de leur maisonnée, alors, qui n’en sont pas du tout ? Mathieu lutte pied à pied contre la panique, mais les questions, elles, sont trop pressantes. Il a voulu croire que les maîtres ne vivaient que dans l’École – et les maîtres ne sont pas simplement “ les maîtres ”, ce sont surtout des gens capables de communiquer sans se parler à haute voix, des danvérani, comme a dit Galaas. Or c’est apparemment ce que faisaient les Merril, hier, à la table du souper.
Y a-t-il des maîtres ailleurs que dans les Écoles ?
« Ça doit être drôlement dur pour vous », murmure tout à coup Lissa, songeuse.
Elle veut parler ? Elle en parlerait ? L’occasion est trop inespérée. Mathieu s’oblige à se calmer, range les tranches de pain en piles en amorçant : « Comment c’est, pour toi ? »
Il a dû donner à sa voix exactement la bonne intonation de curiosité neutre, car elle répond tout de suite : « Tu es juste… pas là. »
Et là elle semble un peu embarrassée : « Tu sais, je n’avais jamais rencontré… de gens d’Orlemur. Sans comparaison, tu vois, on ne se rend pas compte. C’est très… bizarre. »
Il hoche la tête, continue d’appâter : « Alors qu’avec tes parents, et les gens de la maison, tu sais toujours quand ils sont là…
Elle a l’air de réfléchir : « Pas forcément tout le monde et pas tout le monde pareil, mais oui, souvent.
— Et tu sais ce qu’ils pensent. »
Elle semble surprise, se met à rire : « Oh non ! Mais… Quand les gens sont tristes ou joyeux, on s’en rend compte ? Tu t’en rends compte aussi, sûrement ? »
L’esprit de Mathieu galope, tandis qu’il redouble d’efforts pour maintenir sa façade de calme : on perçoit des signaux non verbaux, oui, postures, mimiques ou intonations, c’est courant. « Pas quand j’ai le dos tourné et qu’on ne me dit rien…
— Nous non plus ! Mais entre gens qui se connaissent bien…
— Tu aurais sauté comme tu l’as fait si ta mère était arrivée dans ton dos ? »
Lissa hausse les épaules : « Ben non, je sais toujours quand il y a quelqu’un dans mon dos à la distance où tu étais !
— Comment ? » demande aussitôt Mathieu, trop vite, d’une voix sans doute trop tendue, car l’adolescente le considère un moment en fronçant le nez ; mais son visage s’éclaire soudain. Elle tend une main vers la joue de Mathieu, qui recule automatiquement.
« Non, attends ! Si tu fermes les yeux et que je rapproche ma main, tu vas la sentir avant qu’elle te touche, non ? Eh bien, c’est un peu comme ça. » Elle se met à rire de nouveau, amusée : « Peut-être que les gens changent la pression dans la pièce quand ils entrent ! »
Mathieu se force à sourire ; mais il y a une précision utile, là : « Tu veux dire que tu sais qu’il y a quelqu’un derrière toi, mais que tu ne sais pas qui ?
— Voilà ! »
Ça n’explique pas vraiment la façon dont s’est déroulé le souper, la veille. À moins que… Entre gens qui se connaissent très bien, la perception des signaux non verbaux est peut-être beaucoup plus poussée, comme l’a suggéré l’adolescente. Mathieu retient un sourire amer : ce n’est pas comme s’il avait une expérience particulièrement approfondie des rapports humains normaux, de toute façon.
Lissa a recommencé à arranger la table du déjeuner, et il se demande s’il va essayer de l’aiguillonner encore un peu pour en savoir davantage, quand un bruit de pas dans le couloir règle la question pour lui : Egan Merril entre dans la cuisine.
Ensuite, tout le monde arrive – il semble que les Leverrier et Amed soient des réguliers à la table des Merril. Sonya Merril entre en dernier, avec un petit bol de verre rempli de tablettes enveloppées de papier orange et vert, qu’elle pose dans un coin de la cuisine : « Tu n’auras pas besoin d’aller en prendre dans la boutique, comme ça, Nat. »
Il hésite, décide de lancer un dernier coup de sonde et remarque : « Ça me rend malade, je n’en mange pas. »
Il y a comme un flottement, et il peut voir le bref coup d’œil surpris que lui jette Merril assis en face de lui. Puis Sonya hausse les épaules : « Trop de sucre raffiné, c’est mauvais pour les dents, de toute façon. Il est censé y avoir des suppléments diététiques, là-dedans, mais franchement, nous, avec tous les légumes qu’on mange, on est parés. Tiens, toi qui connais bien les plantes indigènes, tu pourrais nous le dire : c’est fait avec du sirop de racalou, est-ce qu’il y a vraiment beaucoup de vitamines là-dedans ? »
Il dit que oui, imprudemment, et du coup la conversation se concentre sur ses connaissances en botanique. Pour les expliquer, il est obligé de s’inventer en catastrophe une grand-mère excentrique et passionnée de plantes (qu’il modèle sur la vieille femme de la forêt, il s’en rend compte après coup et lui donne alors délibérément le même prénom, Caroline) : elle a étudié “ les plantes indigènes ” en amateure. Il surveille à la dérobée les expressions de ses auditeurs, mais l’histoire semble être assez plausible pour eux ; après tout, ce n’est pas parce que lui était un clochard que sa famille a toujours dû être dans la misère, même à Orlemur. Il y a bien des conseillers Pélisson, à Orlemur. Mathieu s’enhardit même au point de lancer un autre ballon : « C’est dommage qu’on ne les utilise pas davantage, ces plantes. Les Anciens le faisaient bien » – et en disant cela, il a comme un éblouissement : les Anciens indigènes. Qui ne sont pas et n’ont jamais été comme les Virginiens. Les Virginiens viennent d’ailleurs.
Il plonge la tête dans son bol de lait pour dissimuler son saisissement, attend la réaction des autres, le cœur battant.
« Eh bien, finit par dire Sonya Merril d’un ton un peu distrait, ça s’est perdu pas mal dans les villes, je suppose. Trop besoin de place pour ces cultures-là, et puis, nous préférons les nourritures que nous connaissons. C’est sans doute plus répandu dans les campagnes. D’ailleurs, malgré ce que tu dis, beaucoup de ces plantes doivent être déficientes en certains des acides aminés et éléments rares qui nous sont indispensables. Même nos plantes à nous en manquent parfois, ici ! »
Et il ne vient à Mathieu, sur le coup, aucune façon astucieuse de faire dériver la conversation sur “ ailleurs ” d’une façon qui ne soulèverait pas de curiosités intempestives chez ses hôtes. Il se contente de hocher la tête et de continuer à déjeuner sans plus rien dire.
Pendant les jours qui suivent, il observe la même politique prudente. Il y a trop de pièges dans la vie banalement quotidienne pour essayer de résoudre à toute force les grandes énigmes. Il a acquis pendant son bref séjour à Orlemur des réflexes utiles ; le premier est de ne pas répondre immédiatement quand on lui adresse la parole, pour se donner le temps d’évaluer question et réponse ; le second de ne pas répondre du tout, chaque fois que c’est possible, quand on lui pose des questions personnelles – un problème qu’il n’a jamais vraiment eu à Orlemur, mais qui se présente ici ; heureusement, ici comme là, on semble admettre qu’il soit laconique ou taciturne. Le troisième réflexe, c’est écouter, observer, être attentif à tout ce qui peut lui nuire ou lui servir, saisir et emmagasiner toutes les informations qui passent, même s’il ne peut rien en faire sur le moment.
Et d’ailleurs, l’innocence et la bonne volonté de Lissa Merril lui permettent de trouver très vite une réponse aux questions qu’il n’a pas posées lors de ce petit-déjeuner. Lissa fait des études, elle a des livres, il s’arrange pour qu’elle lui propose de lui en prêter. C’est étonnamment facile – elle ne se rend même pas compte qu’il la manipule. Un des avantages d’être un tête-de-pierre, se dit Mathieu avec une ironie amère ; à en juger par ce qui se passe autour de la table des repas chez les Merril, Lissa a le plus grand mal à manipuler ses parents, ou qui que ce soit d’ailleurs : ils la voient venir presque à tout coup. La réciproque est un peu moins vraie – ce qui confirmerait l’hypothèse de la familiarité alliée à la plus grande expérience des adultes.
Parmi ces livres, il y a un manuel d’histoire. Pas très épais, mais c’est celui qu’il lit en premier, parce qu’il n’en a jamais eu à la petite École, ni après avoir été transféré à Morgorod. Des livres d’histoires, oui, et même un en setlaod : des fictions. Mais l’histoire vraie de la société virginienne, de la planète Virginia dont les Virginiens ne sont pas les indigènes, non, on ne la lui a jamais apprise, et non, ce n’est pas le moment de se demander encore pourquoi. Des faits, rien que des faits.
Virginia est une colonie. Une colonie de la Terre (un éclair foudroie Mathieu : térien, terrien ! Mais il s’empêche férocement de spéculer davantage et poursuit sa lecture). Les Terriens, les humains, sont arrivés il y a quatre-vingt-dix-neuf Années – le livre a été publié en 99. Mathieu sait qu’on est en 102, maintenant. Les Années de Virginia ne sont pas les années de la Terre, précise une note : elles équivalent à environ quatre ans et huit mois terrestres, tout comme la journée de Virginia est plus longue de onze heures. Le soleil de Virginia est une étoile nommée Altaïr, à quatorze “ années-lumière ” du système solaire de la Terre – le contexte indique que c’est très loin.
Un chapitre décrit la colonisation de Virginia et ce qui s’y est passé jusqu’à l’Indépendance, en 62 – un seul chapitre pour près de deux cent quarante-cinq saisons. Sur ce chapitre, quelques paragraphes sont consacrés à la colonisation elle-même : la découverte d’une planète habitable, ses indigènes totalement disparus environ trois cents années terrestres avant l’arrivée de l’Ulysse, le vaisseau de la première expédition ; et le sort funeste de cette première expédition, décimée par “ le retour de la Mer ”.
Mathieu s’appuie sur ses avant-bras et poursuit sa lecture avec une satisfaction vaguement mêlée d’appréhension : il a bien choisi, les énigmes vont être résolues.
Mais la Mer est un phénomène apparemment tellement connu que les auteurs du manuel ne jugent pas nécessaire de s’étendre sur le sujet, et il doit encore une fois déduire par recoupements une partie des informations : la Mer est bien un phénomène cyclique, “ connu des Anciens ”, et lié aux éclipses bisannuelles – le feu vert à la colonisation officielle a été donné par les membres de la seconde expédition après un retour, en l’An 5. Elle revient au début janvier, repart au début juin et recouvre jusqu’à environ mille mètres d’altitude la surface des océans – “ d’où son nom ” –, les deux autres continents habitables et une partie des côtes du continent principal “ là où il n’existe pas de digues ” (la carte ne montre que le continent principal, avec des bandes blanches le long de la plupart des côtes). Le manuel dit “ apparaît… disparaît ” sans offrir d’explications – tout le monde doit savoir de quoi il s’agit, encore ! Les pages suivantes chantent longuement les louanges du réseau gazélec fournissant aux Virginiens gaz et électricité selon la saison (et l’endroit : il n’y a que le gaz à Orlemur, par exemple ; mais cela le livre ne le dit pas) ; on fait grand cas aussi des technologies de rechange inventées, ou réinventées, par les colons : air comprimé, vapeur, énergie hydraulique ou éolienne…
Mathieu ébauche un sourire, il avait déjà déduit cela par lui-même auparavant… Et soudain un autre éclair, il repose le livre, la tête sonnante. Galaas. Galaas transformé en statue. Il n’avait pas fait le rapport, pourquoi n’avait-il pas fait le rapport ? Mais il sait bien pourquoi : la seule créature qui a mérité sa confiance, le seul être qui a vraiment voulu l’aider, Galaas était une machine.
Il reste là, pétrifié. Puis les questions se pressent, poussée par un ouragan de panique. Si Galaas était une machine, qui l’a construit ? Les maîtres ? En sont-ils capables ? Il n’a rien vu de tel à Orlemur, aucune mention de ce genre de machines… mais ça ne veut rien dire. Et alors, Galaas lui a menti tout du long, le Gris dans la salle aux machines jouait la comédie aussi, les maîtres savent que Mathieu est vivant, il ne leur a jamais échappé, ils savent exactement où…
Il se mord la lèvre jusqu’au sang pour se calmer. Non. Il a laissé le bracelet dans le souterrain. Ils savent qu’il est vivant, alors, mais pas où il se trouve. Puis le cœur lui manque : ses papiers, ses empreintes… ses photos ! Pélisson a-t-il gardé des doubles ? Il ne se rappelle pas vraiment, mais la languette de papier était assez longue pour quatre photos…
Il ferme les yeux en respirant profondément, du calme, du calme ! Il ne sait même pas comment se gouverne Orlemur, quels sont les rapports de son administration avec celle de Morgorod. Peut-être ne transmet-on que les données écrites…
Mais dans le roman policier, l’ordinateur de la police contenait quantité de données, photos, empreintes, réseau rétinien, ADN !
La police de la haute ville. Faisant enquête sur des citoyens de la haute ville (et les hommes de main, qui venaient tous de la basse ville mais non d’Orlemur). Dans la basse ville, il n’y a pas d’ordinateurs comme celui du livre. Il y en a un dans le bureau de Sonya Merril, pour la comptabilité, mais ça n’a vraiment pas de rapport. C’est beaucoup plus gros, et ça fonctionne à l’air comprimé, pas à l’électricité. Et puis, on ne se donne peut-être pas autant de mal pour les habitants d’Orlemur.
Les policiers qui l’ont arrêté le matin après la descente n’ont pas réagi. Et ça fait presque sept jours. S’il est encore attaché sans le savoir à une laisse, elle est extraordinairement longue.
Si Galaas n’a pas été créé par les maîtres, tout redevient comme avant. Presque. Car par qui, si ce ne sont pas les maîtres ? Les Anciens ? Il ne sait pas grand-chose de leur technologie. Il a vu des bateaux à roues, dans certaines fresques mutilées d’Orlemur, mus de toute évidence par de la vapeur. Il n’a jamais trouvé le mot “ électricité ” dans le dictionnaire de setlaod qu’on lui avait consenti à l’École de Morgorod, mais ça ne veut rien dire non plus : on a toujours contrôlé tout ce qu’il apprenait, à l’École. En fait, ce qu’il sait des Anciens, c’est ce qu’il a plus ou moins reconstitué à partir des termes du dictionnaire, et l’histoire de Matal Ughataï – et l’un comme l’autre peuvent avoir été fabriqués de toutes pièces à son usage exclusif ! Surtout si Galaas et les autres sûrement machines du souterrain ont été construits par les maîtres…
Il se lève, arpente la chambre, furieux, mais il préfère la rage à la terreur. Que peut-il faire, hein ? Se rendre malade à essayer de discerner une vérité qu’on lui a si soigneusement rendue inaccessible ? Trembler à chaque seconde ? “ C’est par la crainte qu’ils t’emprisonnent ” : Galaas aurait-il parlé ainsi s’il était une créature des maîtres ?
Il s’arrête devant la table, contemple le livre resté ouvert à la deuxième page. Il peut apprendre. Voilà ce qu’il peut faire. Apprendre le plus possible avant d’être recapturé, s’il doit être recapturé. Il se rassied, les dents serrées, et recommence à lire.
Malgré toute la distance qui la sépare de la Terre, Virginia s’est donné beaucoup de mal pour se libérer de celle-ci. La période de l’Indépendance, conquise de haute lutte, mais qui dure seulement quatre Années, a droit à l’intégralité du chapitre 2, aboutissant à l’assassinat de la première Présidente de Virginia, Sandra Doven, lequel déclenche “ une guerre civile fratricide ”. Le président intérimaire, Stephen Krasznik, doit faire appel aux forces de la “ Confédération Solaire ” (il y a plusieurs planètes habitées dans le système solaire terrien, apparemment). La Terre en profite pour remettre la main sur sa colonie. En 66, on oblige Virginia à accueillir cinq cent mille colons envoyés en “ animation suspendue ” dans les soutes de l’Ulysse, le seul vaisseau “ équipé de propulsion Greshe ” (en note : l’autre vaisseau-greshe, le Mercure, capturé lors de la lutte pour l’Indépendance, a été détruit à la suite des querelles de pouvoir ultérieures entre indépendantistes). Et les auteurs du livre de commenter : “ Les rats bien nantis quittaient le navire ” ; malgré le contrôle sévère par l’occupant terrien des informations en provenance de la Confédération, on sait déjà alors que la situation sur Terre est très préoccupante, que de graves catastrophes écologiques s’y préparent.
La population virginienne accueille très mal cette immigration forcée : manifestations, répression de plus en plus brutale. En 67, la Terre envoie un nouveau contingent de cinq cent mille colons. Et en Janvier 68, on perd tout contact avec la Confédération, sans que rien soit jamais venu expliquer ce qui s’est passé. L’hypothèse des auteurs du manuel, c’est que, pour une raison ou une autre, après des incidents indéterminés mais plus ou moins limités, la situation générale sur Terre, aussi bien écologique que politique, a très rapidement atteint un “ seuil de catastrophe ” à partir duquel elle s’est dégradée de façon exponentielle. Le transmetteur WOGAL – aucune explication sur ce qui doit être un acronyme –, lequel permettait les communications instantanées dans toute la Confédération, et avec Virginia, a dû être saboté ou détruit, tout comme l’Ulysse. Par la suite, la Terre exsangue et ravagée n’a apparemment jamais été en mesure de retrouver le niveau technologique qui avait permis à l’humanité d’essaimer dans son système solaire puis dans les étoiles. Certains scientifiques (remarque une autre note) proposent très sérieusement l’hypothèse d’une Terre et des autres planètes de la Confédération solaire, qui en dépendaient encore étroitement, ayant régressé jusqu’à des âges barbares.
Mais on n’a reconstitué tout cela que par la suite. Sur le coup, la nouvelle du silence de la Terre se répand comme une traînée de poudre sur Virginia, et les vaillants combattants de la liberté se dressent de nouveau, victorieusement, contre l’oppresseur.
Si Mathieu lit bien entre les lignes ensuite, la libération s’est accompagnée de massacres de civils terriens. On parle pudiquement “ d’affrontements urbains ”, mais à voir la façon dont un livre scolaire destiné aux adolescents de quatorze saisons décrit les excès des Terriens pendant les six saisons de l’occupation, celle-ci a dû être horrible, et le retour de flamme inévitable…
Le chapitre 5 décrit l’œuvre de reconstruction entreprise par le parti du Renouveau démocratique virginien sous la direction du Président Krasznik, de 68 à 75. Et en 75, à la fin du chapitre, éclate la Peste.
Elle dure une saison, et tout le chapitre 6, et c’est l’ultime don de la Terre à sa colonie. Parmi le million d’immigrants imposé à Virginia, plusieurs étaient porteurs d’un virus relativement bénin sur Terre, mais qui se transforme sur Virginia en une variété aérienne à l’action foudroyante, avec un taux de mortalité de près de 70 %. Seules des mesures héroïques (on ne précise pas lesquelles) évitent à toute la population du continent d’être infectée. En une saison, quatre-vingts millions de victimes. Et à ce jour – concluent sombrement les auteurs – on n’a pas encore réussi à déterminer si le virus était naturel ou artificiel. Ils ne pointent pas de doigt, mais c’est inutile à ce stade du manuel.
Les conséquences de la Peste, comme on a fini par l’appeler (bien que le manuel évoque plutôt à son sujet l’influenza, une maladie qui ressemble au rhume pour autant que Mathieu puisse en juger), sont nombreuses et multiformes. Toute l’organisation sociale, économique et politique de la planète en a été modifiée : on a restreint les mouvements de population, systématiquement dévolu les pouvoirs aux provinces… et même la diffusion de la râcle est un héritage de cette époque, l’absence de certaines substances dans l’alimentation des Virginiens ayant été liée à la lenteur de la réponse immunitaire au virus.
Mais Mathieu cesse bientôt de lire, il n’arrive plus à se concentrer, il est trop horrifié. Pas étonnant qu’on ait fini par refouler les Terriens dans des quartiers réservés. Et qu’on les oblige à porter le triangle rouge. Pestiférés. Au moins potentiellement, puisque le manuel souligne bien que le virus n’a été ni éradiqué ni vaincu, qu’il a simplement muté pour revenir à sa forme bénigne mais que le danger est toujours présent, même s’il est statistiquement infinitésimal. Ce n’est pas parce qu’il est un tête-de-pierre qu’on ne veut pas le laisser approcher, qu’on répugne à le toucher, c’est parce qu’il est un Terrien, ou du moins un descendant des Terriens !
Au bout d’un moment, pourtant, son cerveau se remet à fonctionner, comme malgré lui. Il n’avait pas de triangle rouge quand il est tombé sur Mama Caroline dans la forêt, ou lorsqu’il a rencontré Kowalski pour la première fois. Ce n’est pas ce qu’ils ont vu en lui alors. Il veut bien penser que les Merril sont des gens moins superstitieux et plus informés que la majorité des habitants du ghetto au sujet des risques réels de contagion présentés par les descendants de Terriens, mais un détail important manque à propos de ceux-ci dans le tableau officiel présenté par le manuel de Lissa : l’expression « tête-de-pierre » n’y apparaît nulle part.
Une réalité évidente à tous ceux d’Orlemur, et à ceux qui vivent à l’extérieur d’Orlemur, une réalité bien tangible qui a suscité la réaction naturelle et spontanée de Lissa : « Toi, alors, on peut dire que tu es un vrai tête-de-pierre ! » – et le manuel n’en parle pas, même dans une brève note en bas de page.
On n’y parle pas non plus des curieuses capacités des citoyens “ normaux ” de Morgorod, ni surtout de facultés plus particulières encore d’une partie de la population qui vivrait dans les Écoles – on n’y parle pas du tout des Écoles.
Il revient sur sa première réaction, accablé quand même, mais pour une autre raison. Ce livre est un manuel scolaire, officiel : de la propagande. Tout doit y être a priori suspect, encore. Le problème devient de déterminer quelle part de vérité s’y trouve réellement, s’il s’en trouve une. Retour à la case précédente.
Il ne va sûrement pas se rendre dans la haute ville – à la bibliothèque du Parlement-Mairie-Institut-sûrement-École. Demander à quelqu’un – Lissa ? – de lui sortir des livres… Risqué. Il retourne examiner en détail la bibliothèque des Merril : fiction romanesque, oui, un peu de poésie, et des manuels techniques. En le voyant feuilleter les livres les uns après les autres et ne s’arrêter sur aucun, Merril remarque en riant : « Si tu veux d’autres livres que les nôtres, tu pourras en acheter. Il y a une librairie bien achalandée sur la Place. »
Cette librairie bien achalandée contient des centaines de romans, recueils de poésie, pièces de théâtre, livres de cuisine, manuels scientifiques, techniques et autres – toujours très étroitement spécialisés ; elle offre aussi des livres scolaires en abondance. Avec son premier salaire, Mathieu achète plusieurs manuels d’histoire et de géographie destinés à des classes d’études supérieures. Les cartes des manuels de géographie sont toujours très spécialisées aussi, souvent localisées ; guère de vue d’ensemble, et assez peu détaillées : fleuves et rivières, montagnes, canaux, grands axes routiers et ferroviaires, villes principales, le minimum. Dans les livres d’histoire, si les diverses périodes sont parfois fouillées, l’histoire de base reste la même, et il ne sait toujours pas comment en déterminer le degré de véracité. Sur les Anciens, sur la Mer, rien. Quant à des livres sur l’histoire de la Terre elle-même – le berceau de l’humanité, où elle est née et a évolué pendant des dizaines de milliers d’années – ils sont d’une rareté et d’une pauvreté stupéfiantes. Même les fictions originaires de la Terre doivent faire l’objet de commandes spéciales – et l’employée de la librairie le regarde avec une telle expression de dégoût méprisant quand il pose la question qu’il renonce à insister.
Il veut bien croire que les Virginiens ne désirent plus entendre parler de la Terre et même qu’une sorte de tabou l’efface de la vie quotidienne comme de la mémoire collective, mais à ce point ? Et personne ne s’en étonne ? Mais il s’étonne plutôt lui-même, avec amertume, de sa bêtise : il y a de la râcle en abondance dans Morgorod comme à Orlemur, aussi bien dans les édifices publics que dans les magasins ou chez les particuliers. Il range les livres inutiles dans sa petite étagère, atterré. La vaste ignorance, délibérée ou imposée, qu’il devine autour de lui à mesure qu’il la confronte à la sienne est une autre prison, une prison à l’échelle d’un monde et d’où cette fois il ne pourra pas sortir. Par quelle aberrante naïveté a-t-il bien pu croire avoir échappé aux maîtres ? Imbécile ! Il n’est jamais vraiment sorti du labyrinthe !
23
On est à la moitié de la deuxième semaine de Janvier à Morgorod. Le vent qui a soufflé sans discontinuer du sud au nord depuis que Mathieu a quitté l’île Voïstra est en train de tourner au nord-est, le ciel s’ennuage – Mathieu a moins souvent l’occasion de contempler le halo du soleil, sa croix et ses arcs-en-ciel depuis la terrasse. Et le temps s’est rafraîchi. Le vendredi matin, il se met à pleuvoir ; Sonya Merril soupire : « Eh oui, l’Automne de la Mer touche à sa fin… » Autour de la table du petit-déjeuner, on acquiesce d’un air de regret, surtout Lissa. Mathieu ne comprend pas, enregistre à des fins de références ultérieures, finit de déjeuner avec tout le monde et se rend avec Amed à l’atelier d’ébénisterie. Le terme ne vient pas du faux-ébénier avec lequel il est familier, mais d’un arbre de la Terre qui s’est mal acclimaté sur Virginia et dont le bois est noir aussi ; il se le rappelle délibérément, pour secouer la maussaderie où l’a plongé l’allusion incompréhensible de Sonya Merril, si parfaitement comprise par tous les autres.
La matinée se déroule tranquillement ; Amed lui a été assigné comme instructeur pour les machines servant à planer et couper le bois destiné à la marqueterie. L’heure de la collation arrive par surprise, et Mathieu s’en va sur la mini-terrasse : il préfère ne pas se mêler trop souvent à la foule bavarde des périodes de pause, dans la cour intérieure. Il est un peu irrité : six jours depuis que Merril l’a accueilli, et il est déjà tombé dans une routine dont il s’accommode trop bien. Oh, on l’a bien dressé à l’École et dans le souterrain ! Cinq repas par jour, un endroit où dormir, des tâches qui lui occupent les mains et l’esprit, et il se détendrait presque. Il lui arrive de dormir sans rêver du labyrinthe ou du corps pétrifié de Galaas – ou de la rue grise. Heureusement qu’il y a ces piqûres constantes pour le réveiller, ces innombrables évidences des Morgorodiens, qu’il ne partage pas.
Au début, il a bien pensé faire usage de son amnésie comme d’un levier, mais quand il l’a évoquée – dans l’intention de creuser ensuite le sujet des Anciens –, Sonya et Leverrier, qui se trouvaient encore à la table du petit-déjeuner, se sont mis à lui poser des questions bienveillantes : « Qu’est-ce que tu te rappelles ? » et « Es-tu allé consulter un médecin ? » Il s’est tiré à peu près bien de la première, sans avoir à forcer sur la sincérité : « Ça va et ça vient, mais il y a des gros trous. » Devant sa réponse négative à la seconde, Sonya Merril s’est offerte à l’accompagner chez leur médecin de famille. Il a dit « Non ! » sans réfléchir, se surprenant lui-même par la violence de sa réaction. Il a vu passer sur le visage de la jeune femme une expression hésitante : tristesse, compassion ? Leverrier, lui, est sorti sans rien dire après avoir haussé les épaules.
Ils ont compris quelque chose, mais quoi exactement ? À Orlemur, au début, chaque fois qu’il a fait allusion à son “ accident ” et à la soi-disant amnésie subséquente, on a semblé le plaindre, assez en tout cas pour l’aider un peu. Et à en croire Kowalski, il y en a eu d’autres à Orlemur, des têtes-de-pierre qui ont perdu une partie de leur mémoire à la suite d’un accident. Après plusieurs accrochages dont il a été acteur ou témoin dans le port, et surtout après la descente, il avait pensé qu’il s’agissait de quelque chose de ce genre : des têtes-de-pierre se font tabasser pour une raison ou une autre par des gens de Morgorod, et ceux d’Orlemur se sentent obligés de resserrer les rangs, du moins au début. Même lui, avec sa gueule de vrai Terrien et sa super-tête-de-pierre ! Mais il se demande si c’est la seule interprétation possible, maintenant. Il n’est peut-être pas le premier à être sorti des souterrains. Et comment interpréter le comportement des Merril, si c’est ce qu’ils comprennent ?
Assis dans l’ombre des petits arbres de la mini-terrasse, invisible à trois mètres au-dessus de la place et des passants, Mathieu s’étire, mal à l’aise comme chaque fois que ses pensées dérivent trop précisément dans cette direction. L’École, les maîtres, le souterrain, Galaas… À mesure que les jours passent, ces souvenirs lui semblent de plus en plus irréels. Et tout est si flou, quand il essaie de se rappeler le temps qui a immédiatement précédé le souterrain… Trop de discontinuités logiques séparent les différents épisodes de son passé – et comment les mettre en rapport avec la banalité de son existence chez les Merril ?
Des éclats de voix viennent à point nommé le distraire. Il se penche en écartant les feuilles : une bagarre vient d’éclater sur la place. Un homme est à terre, un autre le bourre de coups de pied – Mathieu, avec un soudain serrement de cœur, reconnaît la tête rasée de Face-de-Lune. Un garçonnet de quatre ou cinq saisons s’accroche en vain à lui pour l’empêcher de frapper l’homme à terre, sans rien dire ; un revers de bras, l’enfant va bouler à plusieurs mètres, se relève, revient à la charge en courant. « Sale petite vermine ! » gronde Face-de-Lune en le secouant de nouveau. Quelques passants se sont arrêtés ; ils regardent sans rien faire. Les autres ne veulent rien voir et pressent le pas. Mathieu, une jambe par-dessus le parapet de la terrasse, s’apprête à sauter sur la place.
La porte de la boutique s’ouvre en carillonnant sur Merril, Leverrier et son fils Michel. Ils maîtrisent Face-de-Lune, l’écartent du corps prostré de l’autre. La voix de Merril tonne, les badauds se dispersent, la tête basse. Mathieu finit d’enjamber le parapet et saute. L’homme tombé à terre, et l’enfant qui essayait de le relever en pleurant, auront un triangle rouge sur la poitrine.
Tandis que Merril parle d’une voix basse et cinglante à Face-de-Lune, Leverrier soutient l’autre pour l’emmener dans la boutique. « Ne reste pas planté là, dit-il à Mathieu, va chercher le kit de premiers soins, et de l’eau. »
L’homme saigne abondamment du front, le regard vague ; avec des sanglots étouffés, l’enfant essaye avec maladresse de l’épousseter. Mathieu les précède dans la boutique, une sensation bizarre au creux de l’estomac.
Pélisson avait plus fière allure quand il l’a vu pour la première fois. Mais c’était dans le ghetto, où les lépreux sont rois, où les têtes-de-pierre sont entre eux. Où Pélisson est le Conseiller Pélisson.
Comme d’un accord tacite, Merril et Leverrier laissent Mathieu s’occuper du blessé. Sans lever les yeux, Pélisson prend le verre qu’il lui tend, en murmurant « merci », d’une voix éteinte. Il tremble, une partie du liquide se renverse sur sa poitrine, une tache plus sombre en travers du triangle rouge cousu sur sa veste ; il tente de l’essuyer, ne fait que l’étaler davantage, reste les doigts crispés sur le tissu rêche, les yeux fermés, les traits convulsés. Sans excessive douceur, Mathieu en profite pour laver le sang qui a coulé de la coupure. Ce n’est pas trop profond, on pourra poser des agrafes ; il se sent glacé, envahi par une vague de nausée, et ce n’est pas la vue du sang. Il appuie un tampon de gaze sur la blessure. « Tenez ça », dit-il entre ses dents serrées, en prenant l’agrafeuse. Pélisson lève la main gauche pour obéir, fait une grimace en interrompant son mouvement, change de main.
« Quelque chose de cassé ? » demande Merril derrière Mathieu.
« Je crois… une côte… »
Une note humble et plaintive résonne dans la voix de Pélisson, et soudain Mathieu le déteste avec une violence qui le pétrifie sur place.
« Laisse, Nat », dit Merril, en s’approchant du blessé. D’un geste raide, Mathieu prend la cuvette d’eau rougie. L’enfant pleure toujours en essayant de ne pas faire de bruit, et Pélisson, le Conseiller Pélisson est là avec ses yeux éteints, son visage délavé de résignation, un moins que rien, une non-entité, un tête-de-pierre, un t’es rien ! La cuvette échappe aux mains tremblantes de Mathieu pour tomber avec fracas aux pieds de Pélisson.
L’homme esquisse un mouvement pour la rattraper, s’immobilise avec un petit grognement, à demi plié en deux. Mathieu se penche pour ramasser la cuvette et leurs visages se trouvent un instant à la même hauteur. Quelque chose passe dans les yeux de Pélisson, un souvenir. Le regard du Conseiller reste fixé sur le triangle rouge de la salopette de Mathieu quand Mathieu finit de se relever.
« Va chercher le docteur, Étienne », soupire Merril en commençant à défaire les boutons de la veste à moitié déchirée, tandis que Mathieu éponge les dégâts. Pélisson proteste faiblement ; il veut retourner dans le ghetto le plus vite possible. Merril l’interrompt avec douceur : « Le docteur est un ami, Conseiller. »
L’enfant s’est un peu écarté de la chaise où son père est assis et le contemple en se mordant un pouce, secoué d’un sanglot intermittent. En revenant du fond de la boutique, où il est allé vider la cuvette, Mathieu ne peut s’empêcher de lui effleurer l’épaule au passage, en marmonnant après coup : « Tout ira bien, va. »
Le petit sursaute violemment quand il le touche, s’écarte et le dévisage un instant, les narines frémissantes, les yeux agrandis, puis il se précipite vers la chaise de son père. Pélisson lui passe avec peine un bras autour de la taille : « Ce n’est rien, Pauli, n’aie pas peur…
— Mais c’est un tête-de-pierre ! » s’écrie l’enfant d’une voix claire, perçante.
Pélisson semble s’affaisser un peu sur lui-même ; son regard croise enfin celui de Mathieu. « Nous aussi, murmure-t-il d’une voix étouffée. Nous aussi. »
Mathieu tourne les talons, traverse boutique et arrière-boutique, n’entend pas les questions qu’on lui pose dans la cour intérieure où tout le monde finit la collation, grimpe quatre à quatre les marches menant à la terrasse. Tête-de-pierre, tête-de-pierre ! Il entre dans sa chambre, claque la porte avec violence, regarde autour de lui d’un œil égaré. Qu’a-t-il donc cru ? La demeure de Merril n’est qu’une autre sorte de ghetto, un lieu trop protégé d’où il suffit de sortir pour voir la réalité vous sauter à la figure. Il se retourne et donne à la volée un coup de poing dans la porte, accueillant la douleur avec une furieuse satisfaction. Pas de place pour lui, nulle part. Il aurait mieux fait de rester dans les souterrains. Il aurait mieux fait de mourir dans les souterrains !
24
« Comment va Pélisson ?
— Mieux », dit Leverrier.
Mathieu s’immobilise dans l’arrière-boutique et pose sur un comptoir, sans faire de bruit, le paquet de clés vierges qu’il apportait à la ferronnerie. C’est Arlen Michalak avec Leverrier, l’un des retraités qui vit dans une rue adjacente. Mathieu n’aime pas ce gros petit homme à la jovialité facile, la façon dont il humecte constamment ses lèvres quand il parle comme s’il se pourléchait de ce qu’il raconte. Mais c’est le bavard du quartier, il y a souvent quelque chose à apprendre quand il vient faire un tour.
« On n’a jamais retrouvé son agresseur ?
— Non. »
Après l’incident, personne n’a dénoncé Face-de-Lune – ni Merril ni Leverrier. À Mathieu qui n’a pu s’empêcher de protester, on a simplement expliqué que Face-de-Lune est un auxiliaire civil de la police. Et que Pélisson ne porterait pas plainte.
« On dirait qu’il y a une recrudescence de ces incidents, ces temps-ci. Avec l’émeute à Léonovgrad… »
Le pogrome, à Léonovgrad – quelque part à l’est de Morgorod. On est moins hypocrite chez les Merril : on dit ghetto, et on dit pogrome, un mot que Mathieu ne connaissait pas, mais qu’il n’a eu aucun mal à comprendre. À côté de ce qui s’est passé à Léonovgrad, la visite de Face-de-Lune et de ses comparses n’était qu’une virée d’ivrognes : seulement trois morts. Vingt-trois morts et cent cinquante blessés à Léonovgrad. Chez les têtes-de-pierre, bien entendu – officiellement “ les Terriens ”. En face, quelques blessés légers dont les journaux publiaient les photos avec des commentaires apitoyés.
« On dirait que ça va recommencer comme en 99… », poursuit la voix onctueuse de Michalak.
« Ce serait étonnant. Pas ici, en tout cas. Au contraire, ils vont être bien sages, maintenant qu’on leur a rappelé leur place. De toute façon, chaque fois qu’on parle de renégocier les accords fédéraux-provinciaux, le fédéral s’arrange pour ressortir les Terriens de leur boîte : attention, les vilains Terriens peuvent se réveiller et tout reprendre en main, alors réélisez votre bon gouvernement fédéral qui vous protège des vilains Terriens ! »
Il y a de l’irritation dans la voix de Leverrier et Michalak se met à glousser : « Toujours radical, eh, Étienne ? Le fédéral vient pourtant de passer une loi protégeant les Terriens hors-ghetto. »
Oui, contre des types comme Face-de-Lune, par exemple !
« Moi, je trouve qu’on aurait mieux fait d’abroger la loi qui leur permet de sortir du ghetto, ajoute Michalak. C’est ça qui cause tous ces troubles. Mais dans un sens, je comprends le gouvernement. Après tout, on ne peut pas les tenir éternellement responsables de ce qu’ont fait leurs ancêtres, n’est-ce pas ? »
Et on a toujours besoin de main-d’œuvre quasi gratuite : à quoi servent les Terriens, s’ils restent dans leurs ghettos ?
« Mais s’ils savaient ce qui est bon pour eux, ils ne sortiraient pas des enclaves, poursuit le vieux. Ce n’est pas qu’ils sentent mauvais, comme certains le prétendent, mais enfin… On ne sait jamais ce qu’ils ont derrière la tête, eh ? Jamais francs du collier, froids comme des serpents. Ce petit que Merril a engagé… Bon, vous me connaissez, je n’ai pas de préjugés, mais je ne sais pas comment vous faites, à longueur de journée. Moi, je ne pourrais pas. Je ne savais pas qu’il y en avait encore. Des vrais têtes-de-pierre, je veux dire. »
Et qu’est-ce que Leverrier va répondre ?
« C’est vrai qu’avec tous ces métissages, pendant le Protectorat… » Leverrier a l’air pensif, et semble se parler à lui-même plutôt qu’il ne répond à Michalak.
« Remarquez, reprend l’autre d’un ton à la fois dégoûté et égrillard, je me suis toujours demandé comment c’est possible de faire ça avec des Terriens. Il y en a vraiment qui doivent avoir des goûts… bizarres, eh ? »
« Ne fais pas attention à Michalak, c’est un vieux con », souffle quelqu’un derrière Mathieu, qui sursaute en se retournant sur Amed ; l’autre a aussitôt l’air penaud : « Excuse-moi, je croyais… »
Que tu m’avais senti venir, complète intérieurement Mathieu en se composant une expression bienveillante : « Pas grave.
— Lissa est rentrée. Tu viens prendre ta leçon de brouillard ? »
Le sourire de Mathieu se fait plus sincère. Ce sera une bonne façon de se changer les idées.
Depuis son arrivée chez les Merril, avant de descendre prendre le petit-déjeuner, Mathieu s’en allait toujours regarder la ville depuis la terrasse : il aimait la voir plongée dans l’ombre tandis que le lac scintillait déjà sous le soleil encore invisible du plateau, immense, d’un bout à l’autre de l’horizon. Un matin – le surlendemain de l’incident Pélisson –, si le lac brillait encore au loin, la côte et une partie de la basse ville, au sud-ouest, étaient englouties dans un brouillard opaque et dense, un brouillard qui ne s’est pas levé de la journée. Qui ne se lèvera plus de toute la fin de l’Hiver, a-t-on appris à Mathieu. Après “ l’Automne de la Mer ”, les vents dominants ont repris leur course habituelle d’ouest en est : chauds et secs sur les grandes plaines du centre, ils se chargent d’humidité en traversant l’immensité du lac et, au contact des vents froids qui descendent de la Nouvelle Europe, au nord, cette humidité se condense en un épais brouillard sur toute la côte est du lac. Au nord-est s’élèvent par intermittence de grands panaches blancs, que le brouillard engloutira peu à peu, n’en laissant que la présence sonore à ceux qui vivent dans leur proximité : la marée hivernale sur le lac, combinée aux vents d’ouest, est allée alimenter les puits de geysers lents, que la fin de l’Hiver remettra à sec.
À Morgorod, le brouillard se dissipe seulement pendant une brève période, l’Hiver, lorsque le retour de la Mer transforme le système des vents dominants, une semaine avant, une semaine après – ensuite, en quelques jours, les systèmes atmosphériques se remettent en place. Voilà pourquoi le port était si animé ! Le reste du temps, l’activité est considérablement ralentie. On sort le moins possible, on ferme toutes les fenêtres, on prend soin de ne pas laisser de porte ouverte plus longtemps que nécessaire. Jusque-là, Mathieu s’était interrogé sur les ventilateurs à larges pales qui se trouvent au plafond de toutes les pièces de la maison, fonctionnant à l’air comprimé comme certaines machines des ateliers. Il en comprend à présent la nécessité : ils tournent trente-cinq heures sur trente-cinq dans toutes les maisons de la ville basse, pour dissiper un peu la chaleur humide, oppressante, du brouillard. Les déshumidificateurs à gaz font de leur mieux pour le reste.
La maison de Merril se trouve juste à la limite entre basse et haute villes. Depuis la terrasse, Mathieu domine la mer brumeuse qui s’appesantit sur le lac et le port, éclatante et d’aspect curieusement solide sous le soleil, avec des creux et des bosses qui lui confèrent presque l’aspect d’un paysage ; çà et là flottent quelques clochetons de tourelles, comme des mâts de bateaux à demi engloutis. C’est un spectacle dont Mathieu ne se lasse pas : pour une raison ou une autre, mais il s’en moque, on ne l’a jamais laissé monter sur la terrasse de l’École en Hiver.
Fasciné, il a contemplé la marée opaque qui gonflait jour après jour, avalant un nouveau pan de mur, une nouvelle fenêtre, une nouvelle tourelle. Un matin, toute la basse ville avait disparu jusqu’à l’avant-dernier plateau, celui où se trouvait la demeure des Merril. « Ça va continuer à monter ? » a-t-il demandé au petit-déjeuner ; on lui a dit que non, et il s’est senti presque déçu, sans bien comprendre pourquoi. Le haut de la basse ville et bien sûr, doublement, la haute ville sont des endroits privilégiés en Hiver. Les gens fortunés du reste de Morgorod vont se réfugier le plus souvent possible dans leurs belles résidences, sur le versant est de la montagne et le haut plateau qui s’étend en arrière. Les autres s’organisent.
Et Mathieu s’en va prendre une leçon de brouillard avec Lissa et Amed, puisque son “ amnésie ” l’a privé aussi de ce souvenir-là.
Il les retrouve à l’arrière de la maison et s’attache les bracelets de chevilles, avec leur petite clochette. La première fois, il a esquissé un geste de recul quand Lissa les lui a tendus, mais maintenant il sait à quoi ils servent. Au repérage, comme ceux qu’il portait dans le souterrain. Mais ici, tout le monde en porte l’Hiver, ce n’est pas pareil. Des commentaires dans les journaux, ici et là, lui ont appris par recoupements qu’il s’agit en fait du système utilisé par les Anciens pour se déplacer dans le brouillard saisonnier de leur ville, et qu’on n’a rien trouvé de mieux pour le remplacer. On ne porte pas n’importe quelles clochettes ; elles ont des sons et des timbres différents selon le quartier et l’édifice où l’on habite. Ainsi, Merril et sa maisonnée portent des clochettes identiques, un la bémol majeur plein et sourd que Mathieu apprend vite à différencier de celles de la maison voisine, en sol mineur plus argentin.
On marche sur toute la largeur des rues maintenant que les voitures de livraison ont des horaires fixes pendant lesquels les piétons ne sont pas autorisés à circuler. On sort le moins possible, de toute façon : seules quelques grandes artères et grandes places de la basse ville sont pourvues de lampes au sodium, mais ailleurs, il n’y a pas d’éclairage public. Heureusement, Lissa est une excellente instructrice : les enfants de Morgorod apprennent l’usage des clochettes dès qu’ils savent marcher ; avec la topographie de la ville et la gamme distinctive des cloches de quartier, cela fait même partie de l’éducation primaire obligatoire.
La première fois, Mathieu a cru que l’incessante musique le rendrait fou. Les sons les plus proches comme les plus lointains vous parviennent de tous côtés sans qu’on puisse y percevoir d’abord autre chose qu’une infernale cacophonie. À intervalles réguliers, toutes ensemble, les cloches de quartier sonnent à chaque croisement de rue ; chacune a sa propre tonalité et elles constituent une ligne mélodique bien distincte qui confère à chaque section de la basse ville sa personnalité particulière. Au travers court le tintement discret des clochettes individuelles, une autre mélodie, changeante.
Lissa pousse la porte, ils descendent la rue Greshe et Mathieu pénètre dans le brouillard derrière l’adolescente, suivi d’Amed. Les deux jeunes gens sont encore bien visibles à côté de lui, mais il faut désapprendre à regarder, lui répète Lissa depuis deux semaines. Mathieu n’a pas grand-chose à oublier, visuellement : il n’a pas grandi dans les rues de ce quartier. « Prêt, Nat ? » Il ferme les yeux et tout de suite il entend mieux, comme si l’abandon de son effort-réflexe pour voir à travers le brouillard lui avait restitué une lucidité plus grande, dans un autre registre. La mélodie de la rue s’élève autour de lui, et, à mesure qu’il se concentre, la trame musicale s’arrondit, s’élargit de la musique des rues voisines. Ils se mettent en marche, Lissa ou Amed rappelant de temps à autre le nom de l’endroit où ils passent.
On s’éloigne en général peu de chez soi pendant le brouillard, il suffit de connaître très bien la musique de son quartier et des deux ou trois quartiers les plus proches. Mathieu se sent curieusement plus à l’aise dans ce monde fait pour l’oreille que sous le ciel trop ouvert des semaines précédentes. Il trouve un étrange plaisir à se promener dans la ville aveugle, au grand amusement perplexe de ses deux guides ; pour les habitants de Morgorod, le brouillard, s’il est familier, constitue surtout un inconvénient et s’y déplacer, un acte devenu réflexe, ni plus plaisant ni plus ennuyeux qu’un autre. On sort quand il le faut vraiment, mais le faire pour le plaisir !
Mathieu, lui, se promènerait pendant des heures et il le fait de plus en plus souvent au cours des semaines suivantes, à mesure que ses instructeurs deviennent moins nécessaires – il a appris avec une vitesse et une aisance qui l’ont agréablement surpris. Il dispose de davantage de temps libre maintenant que la coopérative travaille au ralenti ; au début de Février, il se promène seul. Il aurait bien pris pour prétexte de promener des chiens, mais il n’y en a aucun chez les Merril : plusieurs personnes y sont allergiques.
Il ne s’est jamais senti si libre que dans le brouillard ; les clochettes ne portent pas de triangle rouge et, si des gens sont encore capables de se rendre compte de ce qu’il est sans l’avoir vu, avec leur sixième sens – il entend quelques grommellements surpris ou hargneux, parfois, quand on lui rentre dedans – il ne les voit en général pas, ils ne le voient pas, et personne, dans le brouillard, ne se donne la peine de s’arrêter pour harceler un Terrien qui traîne dans la basse ville.
Il marche sans hâte, écoutant les structures sonores transformer subtilement l’espace à mesure qu’il passe d’un quartier à un autre. Il se trouve bientôt des itinéraires préférés, des emplacements favoris. Celui dont les harmonies le jettent dans un véritable ravissement se trouve entre le quartier Krisnaïa et le quartier Aversham, au nord du port. Il s’arrête sur le pont dans le souffle plus humide qui est le Grand Canal Tianmin ; sous lui, invisibles, péniches et ferries seuls autorisés glissent dans le battement sourd de leur moteur, en émettant un sifflet de vapeur régulier, le rythme de base. Il se plante là, exactement au milieu du pont, yeux inutiles grands ouverts sur l’espace aboli, bougeant à peine, attentif, jusqu’à trouver le point d’équilibre parfait, et il reste alors de longues minutes en extase avec dans chaque oreille, dessinée en perspectives sonores par le décalage des cloches dans l’espace comme dans la durée, l’exacte partition des rues, des carrefours, des places, la musique de la ville, la musique du brouillard.
25
Les autorités n’aiment pas le brouillard. Les Gris sont plus nombreux, patrouillant par groupes de quatre dans les rues de la basse ville. Et ils ne portent pas toujours des clochettes : souvent on ne les voit que lorsqu’on leur rentre dedans ou lorsqu’ils décident de vous arrêter pour un contrôle d’identité, a prévenu Lissa. Mathieu enregistre cette information avec un certain étonnement : on ne “ voit pas venir ” les Gris ? « Pas tous, dit Lissa en haussant les épaules. Et puis, dans le brouillard, il y a beaucoup de gens qui perdent complètement leur sixième sens. » – ils se sourient : elle a adopté la terminologie de Mathieu. Il n’insiste pas ; en tout cas, il comprend mieux pourquoi on ne lui fait pas d’ennuis dans le brouillard, quand on le heurte au passage : on n’est peut-être pas trop sûr qu’il ne s’agit pas d’un Gris en civil !
Mathieu a été arrêté deux fois, chaque fois avec le même sentiment de panique, mais s’il est cette rareté dans la basse ville – un Terrien travaillant et vivant hors du ghetto – le nom de Merril suffit apparemment pour qu’on ne prête pas à ses idicartes un intérêt trop poussé. À mesure que les semaines passent, il doit se forcer à rester sur ses gardes.
Il trouve quand même surprenante cette présence redoublée de la police : la basse ville et le port fonctionnent au ralenti, presque toute l’activité se concentre dans la ville haute épargnée, et qui dispose d’électricité, de surcroît. Et puis, un jour, lors de la cinquième semaine de Février, il entend un son qu’il reconnaît, qu’il n’oubliera jamais, une explosion sourde, comme une toux étouffée, un son qui le fige sur place tandis qu’un cri de douleur couvre un instant la musique du quartier.
Il se hasarde à en parler à Leverrier, prêt à mettre ce qu’il a entendu sur le compte d’une perception erronée si la réaction s’avère trop négative. Mais l’autre se contente de dire : « Des voleurs, sans doute, ils s’en donnent à cœur joie l’Hiver. » Puis, comme par acquit de conscience : « C’était où ?
— Entre la rue Dotchke et la rue Wladimir. »
L’autre hoche la tête et paraît perdre tout intérêt pour le sujet.
Le lendemain de cette brève conversation avec Leverrier, Mathieu a fini sa collation de la matinée avant tout le monde, selon son habitude, et se trouve dans une des réserves où il doit inventorier des feuilles de cuir, quand il entend un chuchotement de l’autre côté de la mince paroi séparant la réserve du petit atelier de serrurerie. Qui devrait être désert, puisque tout le monde se trouve encore dans la cour intérieure, pour la pause.
« Je te dis qu’ils se doutent de quelque chose », murmure une voix que Mathieu reconnaît avec surprise : Leverrier. « Ça fait deux fois qu’ils me vérifient sur le port. »
Si Mathieu avait eu le réflexe de s’en aller pour ne pas surprendre une conversation qui ne lui était pas destinée, il le neutraliserait à ce moment ; mais il n’a jamais eu ce réflexe : toute conversation qui ne lui est pas destinée peut recéler des données essentielles à sa survie. Pour une fois qu’être un tête-de-pierre lui sert à quelque chose ! Il se fait donc plus silencieux encore, en se demandant qui se trouve avec Leverrier.
« Tu sais bien qu’ils vérifient tout le monde, dans le port ! »
Delray, l’un des ouvriers de la cordonnerie, un petit vieux à l’air mollasson qui attend la retraite à son banc de couture. Delray et Leverrier, en train de chuchoter dans un coin sur les Gris ?
« Mais nous ne devons courir aucun risque, pas maintenant !
— Écoute, Étienne, s’ils t’arrêtent encore une fois, on te mettra en sommeil, voilà tout.
— Mais si la troisième c’est la bonne ?
— Tu te fais des idées. De toute façon, l’opération est pour dans quatre jours. Après la caserne, on te mettra en sommeil, c’est dit. »
Là-dessus, ils quittent l’atelier, laissant Mathieu excité et perplexe. « Un voleur », a dit Leverrier en parlant de l’homme blessé ou tué par les Gris dans le quartier Dotchke. Leverrier et Delray sont-ils donc des voleurs ? Mathieu les observe à la dérobée pendant les quatre jours suivants mais ils se conduisent exactement comme d’habitude, chacun de son côté. Le cinquième jour, il épluche les journaux, petites annonces incluses, sans y rien trouver de spécial quant à ce qui peut s’être passé la veille.
Dans l’après-midi du sixième jour, Arlen Michalak arrive en gloussant à la boutique ; même la présence de Mathieu ne le retient pas d’annoncer la nouvelle : « Ils ont fait sauter des bombes à couleurs à la caserne Mekkham, pendant la méridienne ! Les Gris en sont verts ! » Il répète, très content de sa blague : « Les Gris en sont verts ! » Puis il redevient plus sérieux : « Moi qui devais aller voir ma fille en fin de semaine à Tennyson, c’est malin. Tous les passes vont être révoqués. Ils n’en feront jamais d’autres, ces sacrés Rebbims ! »
À en juger par le ton général des commentaires, ce jour-là, les “ Rebbims ” sont un petit groupe de mécontents dont l’existence quasi-institutionnelle n’empêche guère les autorités de dormir. Ils se manifestent de temps à autre par une action du genre de celle de la caserne Mekkham : bombes à couleurs, graffitis, vol d’objets précieux qui sont restitués ensuite avec fanfare ; quelquefois, pendant le brouillard, ils trafiquent les cloches des quartiers. Cela ressemble plus à des farces d’adolescents qu’à une opposition constituée.
Lorsque Mathieu laisse échapper cette remarque, l’un des plus jeunes ouvriers de Merril, un dénommé Tomlin, réplique que c’est la cinquième caserne attaquée depuis deux Mois, et que les Rebbims volent à chaque fois une quantité indéterminée d’armes.
« Une dizaine de fusils ! » fait Leverrier en haussant les épaules.
Mathieu est aussitôt alerté : étant donné l’échange surpris depuis la réserve, six jours plus tôt, la réaction de Leverrier n’est-elle pas une sorte de confirmation de son appartenance à ces “ Rebbims ” ? Ce ne peut être une coïncidence, même compte tenu du fait que l’attaque a eu lieu six jours après, et non quatre comme Delray l’avait indiqué.
« Même si c’est vraiment une dizaine de fusils, multiplie ça par le nombre de fois où ils ont attaqué des casernes ou des entrepôts depuis une saison ! » rétorque Tomlin.
« Et alors quoi ? » se risque à dire Mathieu.
Tomlin se tourne vers lui, semble hésiter, puis grommelle : « Un de ces jours, ils feront quelque chose de plus sérieux. »
Les Rebbims doivent être un phénomène local, limité à Morgorod. Autant profiter pour une fois d’une ignorance qu’on mettra encore sur le compte de son amnésie : « Mais que veulent-ils, en fait ? »
S’est-il trompé ? L’expression de Tomlin indique-t-elle qu’il aurait quand même dû le savoir, depuis le temps ? Un peu inquiet, il cherche comment rendre sa question plus plausible, mais Tomlin finit par marmonner : « La liberté. » Puis, comme une partie de ses auditeurs se donnent des coups de coude en arborant des expressions plutôt moqueuses, il lève les mains et concède : « C’est ce qu’ils disent, en tout cas ! »
La liberté ? Mathieu interloqué décide de pousser le sujet un peu plus loin : « Pourquoi, on n’est pas libres ? » dit-il d’un ton plaisant, pour se conformer à la réaction générale.
Tomlin semble abandonner toute prudence et se tourne vers lui avec vivacité : « Et vous, les Terriens, vous êtes libres ? Et les mangeurs de râcle… ? » Puis, comme s’il comprenait en avoir trop dit, il enfonce ses mains dans ses poches et s’éloigne à grands pas.
Leverrier donne une petite tape sur le bras de Mathieu : « Le frère de Hugo a été estropié par erreur pendant une rafle. Il est un peu monté contre le gouvernement, ces temps-ci, tu vois… »
Mathieu feint de ne pas prêter à l’incident plus d’attention que, de l’avis général, il ne semble en mériter. Mais la dernière phrase inachevée de Tomlin ne veut pas s’éteindre : « et les mangeurs de râcle… » La fin en est facile à reconstituer : “ ils sont libres ? ” L’effet nocif des tablettes est donc connu de certains ? Des Rebbims, en tout cas, et de leurs partisans ou sympathisants ? Mais si les Rebbims sont réellement dangereux pour les maîtres, jamais ils ne devraient pouvoir se livrer impunément à leurs petites plaisanteries… Et pourquoi ces plaisanteries, justement, et non des actes plus sérieux ? Soit, ils sont peut-être en train de se constituer un arsenal, mais… Et puis ce nom vaguement ridicule, “ Rebbims ” ! D’où cela vient-il ? Pourquoi pas “ rebelles ” ?
Autant de questions impossibles à poser, ou risquées. Merril ne jette pas ses revues, et une imposante collection de Dolgomoriu s’entasse dans une petite pièce attenante à son bureau. Mathieu se risque à demander la permission de les lire, sous prétexte que la revue publie de courtes fictions d’un auteur qu’il déclare apprécier. Merril ne pose pas de question, lui demande même s’il peut faire l’index de sa collection, pendant qu’il y est. Mathieu accepte avec alacrité. Mais tout ce qu’il peut apprendre ainsi sur les Rebbims – et encore, en lisant le plus souvent entre les lignes – c’est qu’ils s’opposent au gouvernement et qu’ils existent depuis longtemps, non seulement à Morgorod mais peut-être aussi ailleurs sur Virginia.
Ce dernier détail, cependant, ne cadre guère avec l’image assez bénigne qui se dégage des commentaires entendus à leur propos après l’incident de la caserne Mekkham. Si les Rebbims ne sont pas dangereux pour le gouvernement, pourquoi les patrouilles redoublées de la police dans la ville basse ? Et surtout comment ont-ils pu tenir les maîtres en échec depuis aussi longtemps ? La façon dont les quelques rares articles décrivent toujours plus ou moins les Rebbims comme “ un petit groupe d’inadaptés ” manifestant “leur incapacité à s’intégrer à la vie de la cité” par des “actions sporadiques et infantiles”, peut sembler exacte – mais pas pendant des Années ! La collection de Merril remonte presque à trente saisons. Une durée de vie bien longue pour un petit groupe d’inadaptés infantiles ; leurs rangs, au moins, doivent se renouveler constamment ! Et les commentaires des articles correspondent si exactement à ce que Mathieu a entendu autour de lui qu’une propagande systématique des autorités est plus que probable.
Il faut donc partir de l’hypothèse que les Rebbims ne sont pas des plaisantins mais vraiment des rebelles. C’est peut-être en partie l’origine de leur nom, d’ailleurs. En relisant ses manuels d’histoire, Mathieu découvre une autre source possible : le mouvement qui a conduit à la première Indépendance s’était intitulé « Regroupement virginien pour l’indépendance », RVI. Ses adversaires, par dérision, en ont appelé les membres des “ Rêvistes ”. Peut-être la durée écoulée a-t-elle fait dériver la prononciation jusqu’à “ Rebbims ” ? Une théorie tirée par les cheveux, se dit Mathieu en refermant le livre où il est allé pêcher ses informations sur le RVI. D’ailleurs, le nom des Rebbims importe peu, ce sont leurs actes qui comptent. Leurs actes hypothétiques. Il faudrait prendre contact avec eux, en tout cas. Mais comment ? S’adresser directement à Leverrier ou à Delray éveillerait sans doute plus leur méfiance que leur intérêt. Il faut d’abord faire ses preuves, les persuader qu’il serait une bonne recrue.
Avec prudence, au cours des semaines suivantes, il se met à tenir des propos un peu frondeurs. Aucune réaction. Il se fait plus précis, critiquant l’omniprésence des Gris, le contenu insignifiant des journaux, l’abrutissement du public. Il s’attire les regards surpris de la maisonnée habituée à plus de réserve de sa part. Mais ni Leverrier ni Delray ne réagissent à ces déclarations. Merril, par contre, lui conseille vivement de ne pas tenir ce genre de propos hors de la maison.
26
Un matin, au début de la cinquième semaine de Mars, Mathieu est appelé dans le bureau de Merril. Un inconnu s’y tient, habillé en civil, mais d’allure officielle dans son costume de coton gris foncé. « Tu es convoqué à la rue Smolvograd, dit Merril à Mathieu, l’air inquiet. Qu’est-ce que tu as fait ?
— Rien du tout ! » proteste Mathieu, les mains soudain glacées.
Le quartier général de la police pour la basse ville se trouve dans la rue Smolvograd.
Il s’efforce de maîtriser sa panique : les Terriens sont souvent en butte à des tracasseries administratives, c’est sûrement pour cela qu’on veut le voir. Si les maîtres avaient dû le recapturer, ils l’auraient sûrement fait depuis longtemps : il se trouve à Morgorod depuis près de trois Mois ! Ou alors il y a un informateur chez Merril, et c’est bel et bien pour ses propos un peu trop vifs qu’on le convoque. Mais dans les deux cas, viendrait-on le chercher ainsi, un seul homme en civil ?
De toute façon, il est coincé : il doit suivre l’officiel.
Ils s’enfoncent dans le brouillard. Au bout d’un moment, Mathieu est encore plus inquiet : d’après la musique, ils ne se dirigent pas du tout vers la rue Smolvograd, qui se trouve vers l’est. Alarmé, il s’immobilise : « Où allons-nous ?
— À l’annexe, dans Kadeth Ouest », dit la voix agacée de l’homme, comme si cela allait de soi ; il lui a saisi le bras, d’une poigne sans douceur. Résigné, Mathieu se remet en marche.
Ils prennent deux ferries avant d’arriver à destination : « l’annexe » – Mathieu n’en a jamais entendu parler – se trouve sur la côte au-delà du grand canal de ceinture, dans la zone moderne, plus loin qu’Orlemur. Mathieu n’est jamais allé de ce côté de la ville, il n’en connaît pas du tout la musique. Son accompagnateur le pousse enfin dans un immeuble dont il ne voit rien dans le brouillard, à travers des escaliers et des couloirs aux portes fermées derrière lesquelles bourdonnent des présences invisibles, puis, sans qu’ils aient rencontré personne, dans une petite pièce assez sommairement meublée au bureau de laquelle est assis un mince homme brun à la trentaine prétentieuse, l’air imbu de son importance. L’autre se retire en refermant la porte sans bruit. Mathieu regarde autour de lui, déconcerté. Cela ne correspond ni à ce qu’il a imaginé des Gris ni à ce qu’il a craint des maîtres. Ce qui n’est pas forcément rassurant pour autant, se rappelle-t-il en s’efforçant de ne pas se détendre trop tôt.
« Voulez-vous obtenir la citoyenneté virginienne, Nat Galas ? » demande de but en blanc l’homme au bureau.
Mathieu reste sans voix. Les Terriens ont le statut de « résident » à vie, et non de citoyen, avec tous les inconvénients qui s’y rattachent.
« Vous pouvez désormais obtenir la citoyenneté, poursuit l’homme au bureau d’un ton protecteur. C’est une décision récente du fédéral, qui est encore tenue secrète. Je vous avertis que rien ne doit transpirer au dehors de ce qui va être dit ici. Si vous en parlez à qui que ce soit, il vous en cuira. »
Ce ton-là convient mieux à un fonctionnaire des Gris. Mathieu prend un air à la fois effrayé et respectueux, en balbutiant : « Mais comment ?
— En entrant dans la Garde nationale », déclare l’homme avec un petit sourire fat.
Mathieu n’a aucun mal à manifester la stupéfaction hébétée que son interlocuteur attendait visiblement de lui, tandis que son esprit galope dans tous les sens. Dans la police ? Chez les Gris ? Des Terriens ? Comment est-ce possible ? Peut-il se risquer à demander des explications ? Et refuser, comment, sous quel prétexte ?
Joue les imbéciles, le seul bon conseil qu’on lui ait donné à Orlemur. Il fait un pas en arrière avec l’expression de la terreur la plus abjecte et s’écrie : « Je n’ai rien fait, je vous jure ! »
L’autre paraît déconcerté, fronce les sourcils : « Nous savons bien que vous n’avez rien fait ! Nous vous offrons un poste dans la Garde, au contraire. »
C’est la bonne voie. « Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible ! » reprend Mathieu de sa voix la plus lamentablement pleurnicharde. « Vous me tendez un piège, mais je n’ai rien fait, je vous le jure ! »
L’autre paraît comprendre qu’il va avoir un problème. « Assieds-toi », dit-il d’un ton sec. Le soudain tutoiement condescendant semble de bon augure à Mathieu, qui se laisse tomber dans la chaise métallique désignée par l’improbable recruteur ; il enfouit son visage dans ses mains en tremblant comme si ses nerfs le lâchaient, tout en s’arrangeant pour observer son interlocuteur à travers ses doigts. Le type semble assez dégoûté ; après avoir un moment considéré Mathieu sans rien dire, il se penche vers lui par-dessus son bureau et dit lentement, en articulant bien, comme s’il parlait à un demeuré : « Tu peux entrer dans la Garde. Tu gagneras beaucoup d’argent et tu seras très respecté. Ça ne t’intéresse pas ? C’est une bonne situation, pour un Terrien.
— Mais je ne suis pas qualifié ! bégaie Mathieu.
— Mais si, tu l’es.
— Comment ? » se hasarde à demander Mathieu d’une voix pitoyable.
L’autre se redresse : « Crois-le si on te le dit. Faut-il justifier les bontés du gouvernement à ton égard ? »
Le ton est plus coupant, et Mathieu se ratatine en conséquence sur sa chaise en geignant : « Non, non, mais je ne comprends pas… »
L’autre semble prendre une décision : « Ça suffit. Tu sais ce qu’on attend de toi. Tu as une chance, prends-la. Rentre chez toi. Tu as cinq jours pour te décider. On reviendra te chercher hexadi. »
Il se lève, Mathieu aussi, en faisant exprès tomber sa chaise. Il la remet sur ses pieds en balbutiant des excuses, recule, trouve la porte ouverte dans son dos par l’homme en civil qui l’a amené et qui le regarde avec mépris. Au moment où il va sortir, le recruteur lui lance : « Et tiens ta langue, ou il t’en cuira ! »
On reconduit Mathieu, sans un mot, au quai du ferry. Il est soulagé : il pourra retourner sans encombre chez Merril. Après le ferry du canal Bœrlin, le second ferry l’amènera par des canaux transversaux jusque dans les environs du quartier Greshe. Il se retrouve à l’écart sur le pont, trop stupéfait pour être vraiment soulagé de s’en être tiré aussi aisément. Il écoute les lignes mélodiques inconnues qui se dessinent dans le brouillard, tandis que son esprit lui rejoue l’entrevue. Elle avait quelque chose d’irréel : l’énormité et la soudaineté de la proposition, l’absence d’explications… Le type ne s’est même pas présenté ! Chez les Gris. Des Terriens chez les Gris ?
Il se raidit soudain, pris de panique. Ne l’a-t-on pas suivi ? Va-t-on vraiment laisser ainsi rentrer chez lui quelqu’un qui est au courant de cette chose énorme, des Terriens chez les Gris ? Il change pourtant de ferry sans encombre – sinon encore quelques grognements anti-Terriens – se retrouve dans la musique du quartier Greshe, et bientôt devant la boutique de Merril, toujours stupéfait, toujours effrayé, mais bien vivant.
« Alors ? » demande l’artisan, qui l’attendait visiblement, inquiet.
« Contrôle d’identité », dit Mathieu en manifestant un soulagement à demi feint, et il retourne travailler.
Il se livre toute la journée à ses tâches habituelles, en automatique, retournant ce qu’on lui a laissé entendre. D’un côté, on écrase les Terriens, de l’autre on les engage dans la police ? Il y a pourtant là une certaine logique tordue – Mathieu a même une comparaison toute prête, grâce aux romans de Merril : les chiens les plus féroces ne sont-ils pas souvent ceux qu’on a le plus battus ? Des Terriens chez les Gris : des opprimés en mesure de devenir des oppresseurs. La revanche. Quelque chose en lui est presque d’accord, il en éprouve de la honte. C’est humain, sans doute. Mais devenir aussi les oppresseurs de leurs propres frères de race ? Car enfin, non seulement les Gris, Terriens ou pas, n’interviennent guère lorsqu’on attaque des Terriens, mais ils sont parfois au premier rang, comme Face-de-Lune ! “ C’est humain. ” Seulement terrien, peut-être. Mathieu se sent submergé par une vague de dégoût.
Il se force pourtant à réfléchir de nouveau. On recrute des Terriens dans la Garde nationale, chez les Gris. Il faut partir de là. On veut le recruter, lui. Il est « qualifié ». En quoi ? Sûrement pas pour sa force physique ni son intelligence – qu’en sait-on, de son intelligence ? Lissa comme Amed ont été testés pour leurs aptitudes quand ils étaient plus jeunes, mais il est fort douteux que les citoyens d’Orlemur bénéficient des mêmes services ; et lui, de toute manière… Quant à son courage, s’il a eu sa part de bagarres dans le port, où il n’a pas toujours eu le dessous, il s’est donné assez de mal pour ne pas paraître spécialement courageux au recruteur. D’ailleurs les Terriens ne sont pas renommés pour leur courage, au contraire.
Être des têtes-de-pierre, voilà le seul caractère distinctif des Terriens. Voilà pourquoi on ne voit pas venir certains Gris dans le brouillard, alors ? Et derrière les Gris, il y a les maîtres, ne jamais l’oublier, les danvérani de Galaas. En quoi des têtes-de-pierre qui le restent peuvent-ils bien être de quelque utilité que ce soit à des danvérani ? Et il faut que ce soient de vrais têtes-de-pierre comme lui, or il a cru comprendre qu’ils sont rarissimes, qu’en fait on les pense disparus : il y a eu assez de métissages pendant la période de l’occupation, apparemment, pour que ce qui rend les Terriens têtes-de-pierre ait commencé à se diluer – assez pour que même les Terriens du ghetto, isolés entre eux depuis des générations, aient réagi à sa présence presque autant que les autres habitants de Morgorod. Et les maîtres le savent sûrement. Si on recrute les vrais têtes-de-pierre, comment se fait-il qu’on ne l’ait pas repéré plus tôt ? Lenteurs administratives ? Les commentaires exaspérés ou moqueurs sur la bureaucratie de Morgorod sont assez fréquents chez les Merril et dans les journaux pour envisager cette hypothèse, peut-être.
En tout cas, s’ils ont besoin de vrais têtes-de-pierre parmi leurs chiens de garde, c’est peut-être qu’ils ont des ennemis contre lesquels il faut pouvoir utiliser parfois des instruments à la fois sourds et muets. Un affrontement entre danvérani, alors – auquel cas leurs opposants ne sont sans doute pas meilleurs qu’eux
Car enfin, il ne peut s’agir des Rebbims ? Qui existent depuis des Années, qui veulent “ la liberté ” pour les Terriens comme pour les mangeurs de râcle… mais qui peuvent aussi bien être des agents des maîtres voués à maintenir l’illusion d’un semblant d’opposition et de vie démocratiques – à la fois paratonnerres et abcès de fixation.
De toute façon, ce n’est pas là son vrai problème. Dans cinq jours, il devra présenter sa réponse à “ l’annexe ”. Et il ne donne pas cher de sa peau s’il refuse l’offre du recruteur. Plus il réfléchit, plus la seule solution possible lui semble être la fuite. Mais combien de temps sa fausse identité le protégera-t-elle encore, maintenant qu’il a été repéré ?
“ C’est par la crainte qu’ils t’emprisonnent. ” Avec un effort, Mathieu repousse ses vieilles terreurs, revient au problème présent. La fuite. Changer de ville, peut-être de province. Pas impossible, sans doute. Avec beaucoup de chance. Pas question de se faire attribuer un passe pour la région, à plus forte raison un permis de voyage pour quitter la province : les citoyens de Morgorod le peuvent assez aisément, mais non les “ résidents ” Terriens éventuels vecteurs de peste. La clandestinité, alors, au moins jusqu’à ce qu’il se soit rendu dans une autre grande ville pourvue d’un ghetto.
Ne pas partir trop vite. Après tout, il a jusqu’à hexadi pour donner sa réponse à l’annexe. Ne pas agir à chaud, dans un élan de panique ; prendre le temps d’examiner des cartes de la province, décider de sa destination, tout planifier. Il possède assez d’argent pour tenir un moment – Merril lui paie le même salaire qu’à tous ses apprentis ; et mieux qu’à son arrivée à Morgorod il sait à quoi il doit s’attendre. Peut-être le salut consistera-t-il à ne jamais rester longtemps au même endroit ?
Survivre en se cachant, dans une fuite perpétuelle, voilà tout ce qu’il peut espérer, le seul but qu’il peut se proposer ? Oui, inutile de se faire des illusions. Il serre les dents, fixe en refoulant ses larmes avec rage la pierre dorée vaguement lumineuse du plafond. Survivre. Il l’a déjà fait. Il le fera encore. Les maîtres ne l’auront pas aussi aisément. Survivre, le plus longtemps possible, malgré eux. C’est mieux que rien.
Plus tard, alors qu’il se sent enfin dériver dans le sommeil, il se dit que mieux que rien, ce n’est quand même pas grand-chose.
27
Le lendemain, il travaille comme d’habitude ; personne n’a conscience de son tumulte intérieur. C’est dans de tels cas qu’il est presque heureux d’être un tête-de-pierre : si facile, trop facile, de se cacher, d’être seul avec ses mensonges. À mesure que les heures passent, il se sent de plus en plus mal ; il regarde à la dérobée les gens, les lieux, les objets, stupéfait et furieux de sentir à quel point il lui coûtera de les quitter, comme sa vie passée, à l’École puis dans les souterrains, l’a conditionné à aimer une vie bien réglée, a fait de lui un être d’habitudes : l’idée de devoir sauter à nouveau dans l’inconnu le remplit d’une horreur terrifiée.
Vers le soir, après avoir vu Lissa rentrer de son collège et lui sourire en passant dans l’arrière-boutique – c’est son anniversaire dans trois jours, il lui prépare une surprise avec Amed et les Leverrier – il se rend compte qu’il ne pourra assister au repas sans se trahir, prétexte une légère indisposition et monte dans sa chambre. Il sort de sous son lit le petit sac de cuir et toile qu’il a demandé à concevoir et à coudre comme exercice d’apprenti à la cordonnerie, fin Janvier ; il y jette les affaires indispensables. C’est vite fait : une saison, mais son subconscient a dû lui dire qu’il ne resterait pas, il ne s’est pas vraiment installé, il n’a pas grand-chose à emporter. Il jette un dernier regard aux quelques objets qui ont fait sienne cette chambre et qu’il va devoir abandonner, la lampe à huile de paragathe ciselée aux flancs doucement arrondis dont la transparence rose l’a attiré, et que Sonya Merril lui a laissée pour presque rien parce que le socle de bois en est tout graffigné ; et surtout la grande gravure des licornes au galop, dans son beau cadre, qui lui a coûté une semaine de salaire chez Patriciat, la galerie d’art de l’autre côté de la place. Il se détourne, boucle le sac, en passe la courroie sur une épaule.
La porte se dérobe devant lui alors qu’il avance la main pour en saisir la poignée.
Un vieil homme se tient sur le seuil, costume blanc tout fripé, cheveux blancs en auréole embroussaillée ; seuls le visage et les mains brunes se détachent plus distinctement ; derrière lui, deux silhouettes, Sonya Merril et Leverrier. Ils semblent tous les trois essoufflés.
« De justesse », murmure Sonya Merril.
Le vieillard entre avec les deux autres, et Mathieu, abasourdi, se laisse repousser dans la chambre jusqu’à sentir contre ses jarrets le bord de son lit. Le vieux va s’asseoir au bureau tandis que Sonya Merril s’adosse à la porte refermée, les bras croisés, et que Leverrier un peu à l’écart se balance d’avant en arrière en se frottant les lèvres du pouce, l’air incertain. Mathieu enregistre la redistribution de l’autorité et concentre son attention sur le vieux. Assez vieux, au moins quatre-vingts saisons, mais le genre sec et nerveux qui dure bien. Une bouche dure. Et des yeux à la couleur indéfinissable derrière des verres teintés.
La seule stratégie possible, c’est encore de jouer les imbéciles en espérant que l’une ou l’autre des personnes présentes va se trahir. Mathieu prend son air le plus innocent : « Qu’est-ce qui se passe ? »
Le vieil homme le dévisage longuement. Il semble étonné, pourquoi ? Il se penche enfin en avant, s’accoude au bureau, le menton sur ses mains croisées à hauteur de visage : « Nat Galas », dit-il, une affirmation. Puis, après une petite pause : « Je m’appelle Abram, Abram Viateur. »
Mathieu décide de s’asseoir aussi ; il fait trop mine d’accusé, debout ; et il pourra cacher en partie son sac en le laissant discrètement glisser de son épaule derrière lui. « Enchanté », déclare-t-il avec ce qu’il espère être le bon mélange de politesse et de perplexité. « Qu’est-ce qui se passe ?
— On pourrait te poser la question, dit Sonya Merril sans bouger de la porte. Tu allais où ? »
Il n’y a pas la moindre trace de chaleur dans sa voix.
« Il ne voulait pas devenir un chien de garde des Gris, voilà tout, dit le vieux sans quitter Mathieu des yeux. N’est-ce pas, Nat ? »
Avec un effort considérable, Mathieu s’empêche de réagir, réalise trop tard qu’une absence de réaction serait aussi compromettante qu’une réponse, finit par incliner un peu la tête, la gorge trop serrée pour parler, tandis que s’échafaudent en lui par à-coups des explications qui sont autant de questions. Sonya Merril, alors, et Leverrier. Le vieil homme ? Tous des Rebbims ? Ils sont au courant de son recrutement. De la fuite projetée. Comment…
Le silence se prolonge, le vieil homme toussote en fronçant les sourcils et Sonya Merril tressaille puis déclare avec agacement : « S’ils voulaient nous le flanquer dans les pattes, ils ne s’y seraient pas pris autrement. Un espion, c’est le plus plausible. »
Leverrier se frotte toujours les lèvres, les sourcils froncés : « Nous ne serions pas là…
— Pas s’ils cherchent le gros coup de filet. »
Mathieu suit l’échange avec une sorte de fascination ; il se reprend brusquement, un retour bienvenu de colère auquel il s’accroche : ils parlent de lui comme s’il n’était pas là ! Croient-ils qu’il va les laisser décider de son sort sans réagir ? Il se renverse dans le lit jusqu’à être appuyé au mur, se croise les jambes avec une nonchalance ostentatoire : « Si j’étais un espion, je serais allé vous dénoncer après le coup de la caserne Mekkham, toi et Delray. »
La révélation n’a pas l’effet escompté ; Sonya Merril hausse les épaules et son expression reste toujours aussi fermée : « Pourquoi crois-tu que l’attaque a été retardée de deux jours ? Ça ne veut rien dire. Pour nous mettre en confiance… »
Mathieu serre les dents, furieux. Ils savaient qu’il les entendait ? Ils ont fait en sorte d’être entendus ! Un test. Ils l’ont manipulé, et il n’y a vu que du feu ! Egan Merril ne l’a pas secouru par bonté d’âme, bien sûr. Peut-être ont-ils pensé le recruter pour eux-mêmes. Il se croise les bras, le cœur brûlant. Un test. Rebbims ou maîtres, ils ne valent pas mieux les uns que les autres !
« Et d’abord, si c’est un évadé », reprend Sonya Merril comme si elle poursuivait une conversation dont le début aurait échappé à Mathieu, « pourquoi l’ont-ils laissé en liberté une fois repéré ?
— Ils ne l’ont pas repéré. Son nom est inscrit dans le registre du ghetto, son dossier est arrivé sur le dessus de la pile, Pélisson a dû le cocher A, et un fonctionnaire l’a convoqué. » Si la voix du vieil homme est calme, ses traits indiquent une impatience difficilement tenue en laisse. « La routine. Mais il ne faudra pas longtemps pour que l’information arrive à ceux qui seront en mesure de la comprendre.
— Ça, c’est votre théorie, réplique Sonya Merril d’un ton de défi. Il n’y a pas vraiment de preuves. Son espèce de journal, il peut l’avoir fabriqué de toutes pièces pour nous entuber. »
Leverrier s’est rapproché de Sonya Merril, consciemment ou non : « C’est quand même une drôle d’histoire, il faut le reconnaître », murmure-t-il.
Ils ne prêtent plus aucune attention à Mathieu qui les écoute, l’esprit aussi pétrifié de rage que le corps. Son journal ? Ils ont fouillé dans ses affaires ?
Le vieux réplique, avec un soupir d’agacement : « Pensez-vous donc qu’il soit impossible d’échapper aux Gris ?
— C’est vous qui le dites, qu’il s’est échappé », intervient Sonya Merril, en accentuant le “ vous ” avec agressivité.
Le vieux la dévisage un moment sans rien dire. Elle semble s’affaisser un peu sur elle-même : « Non, bien sûr, marmonne-t-elle bizarrement.
— Il doit quitter la ville. »
Sonya Merril se met à marcher de long en large : « C’est trop risqué !
— Où est le problème ? Nous nous proposons pour vous en débarrasser. » La voix du vieux est d’une douceur dangereuse. « Nous sommes prêts à prendre le risque.
— Et si c’est un piège, on donne dedans tête baissée ! » s’exclame Sonya Merril en faisant claquer ses mains contre ses cuisses dans un geste d’exaspération.
Mathieu se lève d’un bond, et seul le dernier lambeau de contrôle qu’il exerce encore sur lui-même l’empêche de frapper du pied par terre : « Acceptez-moi ou tuez-moi, mais décidez-vous ! » Sa voix est trop aiguë, mais il s’en moque.
Les trois autres se retournent vers lui, Leverrier embarrassé, Sonya Merril butée, le vieux Viateur avec une sorte de compassion qui l’exaspère encore davantage. Après un silence, Sonya Merril pousse un grand soupir : « D’accord, emmenez-le, faites ce que vous voulez avec. S’il est ce que vous croyez, tant mieux. S’il est ce que je crains, c’est déjà trop tard.
— Notre aide vous est acquise de toute façon », dit le vieux en se levant ; il s’approche de Mathieu, pose sans hésitation perceptible une main sur son bras nu. À travers sa rage hébétée, Mathieu réalise que le vieil homme est plus petit que lui. « Tu es prêt à partir, maltchik ? »
Il se force à respirer profondément, plusieurs fois, décide de ne pas répliquer au tutoiement, à l’appellation familière. Il reprend le sac, le rouvre posément, va chercher l’une des grandes serviettes de la salle de bain, dans laquelle il emmitoufle la lampe de paragathe, puis il va décrocher la gravure aux licornes, la sort de son cadre, la roule avec soin et met le tout, en prenant bien son temps, dans le sac.
Avec un petit grognement inarticulé, Sonya Merril ouvre la porte et disparaît dans la pénombre. Mathieu croise le regard gêné de Leverrier. « Mon cadeau pour Lissa est dans le troisième tiroir. » Leverrier détourne les yeux. Mathieu assure la courroie du sac sur son épaule et indique du menton la porte au vieil homme : « Allons-y. »